X. Soirée musicale.

Clément donna une grande soirée, sans troubler l'ordre de ses soirées habituelles.

Depuis plusieurs années, Rodolphe, jetant sa gourme, comme on dit, racontait en style de précieuses, au bas d'un petit journal, les menus détails de sa vie intime. Dans ces feuilletons, Rodolphe, qu'on eût pu surnommer le Bas-de-Cuir de la pièce de cent sous, tant il passait de temps et dépensait d'adresse à la chasse de ce gibier métallique, s'adjugeait le privilège de s'y moquer de lui-même et des autres avec infiniment de grâce et d'esprit. Il y avait fête chez bien des gens le jour où le nom de Rodolphe rayonnait à l'un des angles du petit journal.

Cependant, un dramaturge, fort habile, quoique jeune, avait eu l'idée, à l'instigation d'un tiers, de compiler les feuilletons de Rodolphe, d'en trier les plus amusants personnages, d'en extraire les dialogues, d'en pressurer l'esprit, et d'infuser le tout dans les cinq actes d'une intrigue plus ou moins attachante. Cette sorte de bouillabaisse dramatique venait d'avoir un éclatant succès.

C'était en l'honneur de cet événement que Clément organisait une fête à laquelle il conviait autant de personnes que son salon, agrandi de sa salle à manger et du cabinet où il travaillait, pouvait en contenir.

Au moment où Destroy arriva, la réunion était déjà nombreuse. Il présenta à Clément deux ou trois musiciens de ses amis, entre autres un pianiste dont les improvisations pleines de mérite et quelques morceaux gravés promettaient un compositeur. Max fut soudainement frappé de surprise. Levant les yeux sur un groupe, il venait d'apercevoir de Villiers lui-même, causant avec Rosalie et lui faisant sa cour avec empressement. Pour le distraire des pensées pénibles qui l'inquiétèrent en cette occasion, il ne fallait pas moins que le plaisir de regarder Mme Thillard, auprès de qui se tenaient Mme Ducornet et le vieux Frédéric, et la curiosité de passer en revue la physionomie des invités. Près de la cheminée, accolé au marbre, se tenait M. Durosoir, le juge d'instruction. Invariablement habillé de noir et en cravate blanche, il avait reçu le surnom de Spectre, sans doute à cause de sa grande maigreur, de son teint jaune, de son petit œil gris invisible, de ses airs mystiques et de sa voix sépulcrale. Quoique parlant avec lenteur et s'arrêtant quelquefois au milieu d'une phrase, comme s'il eût été bègue, ce qui provenait d'une certaine difficulté d'élocution, toujours est-il qu'il savait intéresser et émouvoir, notamment dès qu'il daignait entrer dans le détail des instructions qu'il avait faites. Il causait alors avec un poète chez lequel une aptitude décidée pour les spéculations les plus ardues n'excluait pas une poésie solide, chaude, colorée, essentiellement originale et humaine. Destroy compta encore quelques artistes et gens de lettres, et plusieurs femmes qu'il voyait pour la première fois. Au reste, la porte du salon ne discontinuait pas de s'ouvrir et d'encadrer de nouvelles figures. Le héros de la fête n'avait pas encore paru.

Une rumeur l'annonça. Il vint en compagnie d'une dame, laquelle, malgré la blancheur de sa peau et ses traits réguliers, rappelait bien plutôt une belle écaillère que ce que l'imagination entrevoit sous le titre de duchesse. Elle pouvait d'ailleurs avoir trente-cinq ans. Elle était de la famille des tours par l'opulence de ses formes. Sa robe décolletée, en velours grenat d'une fraîcheur contestable, devait avoir servi à bien des Marguerites de Bourgogne avant de tirer l'œil des chalands du Temple. Elle avait aux oreilles, au cou, à la ceinture, aux poignets, au moins deux livres pesant de bijoux en chrysocale ou en pierres fausses. À ses cheveux bruns, dont les myriades de vrilles pendillaient de chaque côté des tempes, étaient artistement mêlés à la fois un double cordon de perles, un léger feuillage, une grappe de raisins blonds, des roses naines, des cerises et une tulipe panachée de blanc et de violet, dite veuve, de telle sorte que sa tête ressemblait à un verger en miniature. Il faut croire que Clément avait ouï parler des locutions peu académiques à l'usage de cette grosse personne, car il ne l'eut pas plutôt aperçue, qu'il courut au-devant de Rodolphe d'un air effrayé et lui dit précipitamment à voix basse, du ton de la menace :

« Perds-tu la tête de m'amener cette créature ? Je te déclare que je ne souffrirai pas la plus légère inconvenance, et que si elle a le malheur d'ouvrir la bouche, j'affirmerai aux gens curieux de la connaître, que tu es marié avec elle. »

Rodolphe se le tint pour dit. Il rejoignit sa dame, la prit par la main, la présenta à Rosalie, la conduisit ensuite à un fauteuil et s'assit à côté d'elle.

« Douce amie, » lui dit-il à l'oreille, mais assez haut pour que Max entendît, « je suis jaloux plus qu'un tigre du Bengale, jaloux à faire comme Othello pour un simple regard. Daignez donc tirer le verrou sur vos lèvres, et conserver pour moi tous les trésors de votre conversation. Si quelque renard, affriolé par les raisins de votre tête, venait à rôder aux alentours, gardez-vous bien d'imiter le corbeau et d'ouvrir votre joli bec, sinon je vous répudie comme une Messaline, si je ne vous étouffe comme une Desdémona. »

La reine de théâtre sourit, regarda Rodolphe en coulisse et agita sa tête, qui rendit un son comparable à celui de feuilles sèches secouées par un vent d'automne. Là-dessus, Rodolphe, un peu rassuré, se leva, pirouetta sur ses talons, et dit à Max :

« Décidément, Clément vise au prix Montyon ou veut être couronné rosière. »

Rosalie, au milieu de l'affluence de personnes qui s'empressaient autour d'elle, avait le visage riant et semblait heureuse. Sous une robe en satin bleu clair, garnie de dentelles aux épaules, au corsage, aux manches et à la jupe, à cause de sa pâleur maladive, de son œil voilé, de ses lèvres blanches, elle faisait songer aux peintures ascétiques de Lesueur. À côté d'elle brillait l'or de la reliure d'un album magnifique, vierge encore du crayon et de la plume. Son mari, qui n'avait rien tant à cœur que de la distraire, le lui avait offert le matin même, en l'invitant à profiter de la soirée pour le faire couvrir d'illustrations. Rodolphe, le premier dont naturellement elle mit l'obligeance à l'épreuve, s'exécuta de bonne grâce et écrivit sur l'un des feuillets ce passage, destiné sans doute à l'une de ses prochaines nouvelles :

Cette pure colombe s'est laissé fasciner par le regard vainqueur d'un farouche milan avec qui elle plane dans les régions bleues d'un platonisme transcendant.

La complaisance de Rodolphe porta bonheur à l'album, qu'on se passa de main en main, et qui, en moins d'une heure, s'enrichit de toutes sortes d'autographes. M. Durosoir, encore sous l'influence d'une discussion fort vive sur les romans, mit son nom à la suite de cette pensée, ou mieux de cette boutade :

Les romanciers sont des brouillons qui tendent incessamment à déplacer l'axe de toutes choses.

Deux ou trois feuillets plus loin s'épanouissait cette opinion d'un critique à qui Clément avait fait voir l'ébauche sur panneau d'une Résurrection qu'on attribuait à Jouvenet :

On pourrait dire de Jouvenet qu'il peint au courant du pinceau, comme on dit d'un calligraphe qu'il a une belle écriture courante.

Après un autographe musical du pianiste, consistant en un canon à trois voix, qui, lu à rebours, produisait un deuxième morceau parfaitement régulier, le poëte, dont il a été parlé, transcrivit ce sonnet de mémoire :

Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire,

Que diras-tu, mon cœur, cœur autrefois flétri,

À la Très-Belle, à la Très-Bonne, à la Très-Chère,

Dont le regard divin t'a soudain refleuri ?

Nous mettrons notre orgueil à chanter ses louanges ;

Rien ne vaut la douceur de son autorité ;

Sa chair spirituelle a le parfum des anges,

Et son œil nous revêt d'un habit de clarté.

Que ce soit dans la nuit et dans la solitude,

Que ce soit dans la rue et dans la multitude,

Son Fantôme en dansant marche comme un flambeau ;

Parfois il parle et dit : Je suis belle et j'ordonne

Que pour l'amour de Moi vous n'aimiez que le Beau,

Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone.

Finalement, Rosalie n'eut qu'à se louer de la bienveillance avec laquelle poëtes, peintres, musiciens, etc., alternèrent sur son album la prose, les vers, les croquis et les spécimens de calligraphie musicale.

Pendant ce temps-là, Rodolphe, sautillant, communiquait sa gaieté aux personnes les plus graves. Ayant avisé un confrère capable de lui donner la réplique, il convertissait sa langue en raquette et jouait au volant avec des mots et des concetti. Il adressait en outre des madrigaux à toutes les femmes, notamment à la dame aux raisins dorés, qui buvait, mangeait, riait, branlait la tête, mais ne soufflait mot.

De temps à autre on cessait de causer pour entendre soit un quatuor, soit un trio, soit une sonate pour piano, violoncelle ou violon, soit un morceau de chant. Le pianiste, à son tour, avec cette bonne grâce et cette discrétion que ne connaissent point les plates médiocrités, qui finissent par ne plus finir après s'être laissé implorer comme des demi-dieux, se mit au piano sans se faire prier, et joua, à la demande d'un groupe, quelques-unes des Romances sans paroles de Mendelssohn. M. Durosoir, dont on se plaisait à provoquer les souvenirs, s'interrompit et prêta l'oreille à ces suaves et nébuleuses compositions. Aux prises avec une mélancolie croissante, Max, auprès de qui Clément était venu s'asseoir, s'absorbait de plus en plus dans la contemplation de Mme Thillard, dont la splendide beauté empruntait un nouvel éclat à la profusion des lumières et à l'atmosphère musicale qui l'enveloppait. Il semblait que Destroy connut l'envie et qu'il souffrît de n'avoir point à mettre aux pieds de cette femme adorable une gloire analogue à celle de son ami Rodolphe.

Animé d'une joie amère et méchante, Clément, qui, selon l'ordinaire des gens systématiquement corrompus, prétendait aux propriétés des maladies contagieuses, ne perdait pas une si belle occasion de distiller sa philosophie méphistophélique. Il voulait voir, dans le spectacle qu'il avait sous les yeux, une preuve éclatante de ses théories. D'un air et d'un accent où se révélaient ses sentiments odieux, il passait la revue des convives et imaginait, la chose la plus vaine, que les misères et les joies étaient réparties sur la tête de chacun d'eux à tort et à travers, avec la plus parfaite injustice. Il en vint à Rodolphe, dont rien, à ses yeux, ne justifiait la bonne aventure ; puis à cette grosse bourgeoise, informe et sans esprit, mère de famille, qui, dans l'oubli de ce qu'on appelle ses devoirs, trouvait mille caresses pour son imbécile vanité.

« Te paraîtrait-elle digne d'envie ? interrompit Destroy avec impatience.

– En attendant, répliqua Clément aussitôt, les hautes qualités de ta Mme Thillard n'ont déterminé que son martyre !… »

Max haussa dédaigneusement les épaules.

« Faut-il donc, continua Clément blessé au vif, que je te parle encore de Rosalie et de moi ?… Rappelle-toi ce que je t'ai dit : J'aurai de l'argent et je deviendrai un personnage. Me suis-je trompé ? J'ai l'estime, voire l'amitié d'hommes considérables ; des magistrats et des prêtres fréquentent dans ma maison ; j'ai des amis et des flatteurs à n'en savoir que faire. Je deviens estimable aux yeux mêmes de ton ami de Villiers, lequel, entraîné par le courant, ne dédaigne plus de venir chez moi. Je pourrais mener ma femme dans les plus respectables familles avec la certitude de l'y voir bien accueillie. Cependant, pauvre Max, au point de vue de vous autres gens honnêtes, je ne sais pas vraiment s'il est au monde deux créatures plus viles que nous. Le mystère et l'hypocrisie sont nos seuls talismans. Avec l'horrible fait que j'ai sur la langue, je produirais ici plus d'épouvante que ne ferait l'éboulement d'un plafond… »

Il se rapprocha de Destroy et poursuivit d'une voix plus basse :

« Rosalie n'a pas toujours été timorée comme tu la vois actuellement. Profitant de sa nature de cire, je l'avais pétrie et moulée exactement sur moi. Un moment, je l'ai connue avec une incrédulité plus robuste que la mienne, et capable de me prouver qu'en fait de mal je n'étais qu'un enfant. Il faut remonter à l'époque où j'allais être contraint d'entrer chez Thillard-Ducornet. Nous demeurions alors dans un hôtel misérable de la rue de Bucy. Objet de dégoût et de réprobation, le corps brisé par des courses stériles, j'avais, en pure perte, rempli vingt lettres de récits navrants et de prières. De mon imagination, pressurée dans tous les sens, je ne parvenais plus à extraire même l'apparence d'un expédient. Grelottant de froid et mourant de faim, Rosalie et moi nous nous regardions avec désespoir. Tout à coup surgit simultanément en nous l'idée d'une ressource infernale qui, à cette heure encore, me cause un frisson mortel. Je ne prends pas plaisir à te scandaliser. En présence de ce que nous paraissons, je ne songe qu'à te faire voir ce que nous sommes. Par ma fuite, Rosalie eut ses coudés franches… Qu'ajouterais-je de plus ? À ta pâleur, je vois que tu comprends. Nous mangeâmes ce soir-là, mais seulement ce soir-là ! Il en résulta pour nous un supplice, des inquiétudes tellement intolérables, que, tout en étant d'accord sur ce point, qu'il n'est de malhonnête et d'infâme que la misère, nous dûmes aussitôt renoncer à cet exécrable commerce… »

Max, la tête penchée, dans une immobilité de pierre, étouffait et suait de terreur. Ce qu'il venait d'entendre était en même temps pour lui un trait de lumière. Il était enfin convaincu de connaître la source des remords qui empoisonnaient l'existence de Rosalie et en faisaient une agonie permanente, et il se sentait pris d'une incommensurable pitié pour cette malheureuse qui, au moins, avait conscience d'une dégradation que son mari confessait avec une aussi révoltante impudence.

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