XI. Étrange intermède.

Cependant, dans le salon, il se produisait peu à peu un silence motivé qui contraignait décidément Clément à se taire. Bien des éclaircies se remarquaient déjà parmi les invités : Rodolphe et sa dame, de Villiers et nombre d'autres avaient disparu ; si bien que la foule de tout à l'heure se réduisait actuellement à environ une vingtaine de personnes. Le pianiste, pour avoir fermé le cahier des Romances sans paroles, n'en restait pas moins au piano, sur lequel il préludait. Son auditoire était allé grossir celui qui faisait cercle autour du juge d'instruction.

La voix de celui-ci, lente et grave, s'élevait graduellement en raison même du bruit décroissant des conversations particulières et dominait à la fin jusqu'aux plus légers chuchotements. Elle parvenait ainsi jusqu'aux oreilles du pianiste, lequel, étouffant les cordes avec les sourdines et s'effaçant sans y songer dans une harmonie nuageuse, prêtait une attention croissante au récit de M. Durosoir.

« On vante beaucoup trop, selon moi, disait le magistrat, l'habileté de nous autres juges d'instruction et celles des agents placés sous nos ordres. Réduits à nos seules forces, nous serions bien souvent dans l'impuissance de réunir les éléments nécessaires au prononcé d'une condamnation. Quoi qu'on dise de la maladresse incurable des criminels, je vous jure qu'il s'en rencontre qui mettraient en défaut même des esprits bien autrement perspicaces que ne le sont les nôtres. Il y a tel de ces gens-là qui a quelquefois du génie en son genre… »

Ce début frappa Clément de stupeur. Il tressaillit comme l'homme qu'on tire brusquement d'un demi-sommeil, et fixa sur le juge des yeux remplis d'anxiété.

« Ma longue carrière et mon expérience me permettent d'affirmer, continua M. Durosoir, que malgré une police exemplaire, bien des crimes resteraient impunis, n'était, il faut lâcher le grand mot, l'intervention des hasards providentiels. Entre des preuves multipliées de ce que j'avance, je choisirai un fait curieux, tout récent… »

Ce n'est pas à dire que M. Durosoir prétendît à des succès de beau diseur ; c'était même à son insu que tant d'oreilles l'écoutaient. Une fois engagé dans son récit, la difficulté de rappeler ses souvenirs, d'enchaîner ses idées et de trouver ses expressions, lui donnait un travail qui l'absorbait complètement et lui ôtait jusqu'à la faculté de percevoir ce qui se passait autour de lui. Il semblait que ce fût tout simplement un greffier devant la cour, récitant de mémoire un acte d'accusation. Voici :

« Le locataire d'une grande maison, sombre, misérable, du douzième arrondissement, vieillard de soixante et quinze ans, du nom de Lequesne, n'avait pas été vu de ses voisins depuis plusieurs jours. Accompagné d'agents et d'un serrurier, le commissaire de police dudit arrondissement se rendit sur les lieux et procéda à une enquête. La serrure fut forcée. On trouva en entrant la clef à terre, près de la porte. À la vue d'un cadavre déjà en décomposition, de deux réchauds éteints, on fut convaincu sur-le-champ que Lequesne s'était suicidé. Ce qui ajouta à cette conviction fut que, dans la chambre, tout témoignait d'un horrible dénûment. Il n'y avait au reste qu'une opinion sur ce vieillard. Inscrit au bureau de bienfaisance, vivant d'aumônes au su et au vu de tout le monde, d'un extérieur sordide, d'un caractère défiant et taciturne, il n'inspirait pas le moindre intérêt. Sa famille, s'il en avait une, n'était pas connue. On le transporta à la Morgue ; personne ne vint l'y réclamer ; il n'en fut pas autrement question… »

Clément voulut évidemment empêcher M. Durosoir d'aller plus loin. De l'air d'un homme qui n'a pas la tête saine, il se leva tout d'une pièce, marcha rapidement et bruyamment au travers de ses convives, au risque d'en heurter quelques-uns, demanda un verre d'eau à haute voix, d'un ton brusque, puis se tourna vers le pianiste et le pria de jouer quelque chose ; mais il ne causa que de la surprise et ne troubla que momentanément l'attention qu'on prêtait au conteur. Fasciné, en quelque sorte, par les regards qui semblaient lui demander compte de son tapage, il courba la tête, et revint soucieux, consterné, s'asseoir auprès de son ami, tandis que l'imperturbable juge reprenait :

« Deux années plus tard, une femme plus que sexagénaire, demeurant rue Saint-Jacques, et bien connue aux alentours sous le nom de mère Durand, était étranglée et volée, à trois heures de l'après-midi, dans une chambre qui n'était séparée que par une cloison d'une boutique où l'on venait manger à toute heure du jour.

« La vitrine de la rue n'avait point de rideaux ; du dehors, on voyait le comptoir à gauche, les fourneaux à droite ; plus loin se dressaient les tables. Sur le feu des fourneaux, les marmites exhalaient leurs odeurs habituelles ; des clients attendaient la maîtresse du logis et s'impatientaient de ne pas la voir. Las d'appeler et de frapper les verres de leurs couteaux, deux d'entre eux allèrent questionner l'épicier voisin sur l'absence prolongée de l'hôtesse. L'épicier présuma que la vieille femme avait été prise d'une indisposition subite dans sa chambre du fond. Plus hardi que les ouvriers, il pénétra dans cette chambre et y trouva effectivement la pauvre vieille renversée à terre et ne donnant plus aucun signe de vie. À l'une de ses mains pendait un trousseau de clefs, de l'autre elle serrait une pièce de vingt francs, et la direction de son corps indiquait qu'au moment de sa chute elle se disposait à ouvrir son armoire. Pendant qu'un autre voisin, pâtissier de son état, se chargeait d'éteindre les fourneaux, on courut chercher un médecin. Il en vint deux successivement. Le premier jeta un coup d'œil hâtif sur le cadavre et déclara aussitôt qu'elle était morte d'apoplexie foudroyante ; mais l'autre, moins pressé ou plus consciencieux, à la suite d'un examen attentif, constata à la figure et à la gorge des traces de violence, et affirma que cette vieille femme avait péri par la strangulation. Une instruction suivit… »

Le magistrat, à cet endroit, fit une pause pour reprendre haleine. Il s'établit un silence à faire supposer qu'un cauchemar oppressait toutes les poitrines. On put du moins mesurer la vivacité de l'intérêt et de l'impression que causait M. Durosoir.

« Mille francs, poursuivit-il, avaient disparu de l'armoire de la vieille femme. Un sarrau en toile bleue, trouvé sur le théâtre du crime, témoignait du passage de l'assassin et du voleur. Les deux voisins, l'épicier et le pâtissier, mandés au parquet, donnèrent le signalement d'un individu aux allures suspectes, qui, dans l'établissement, à l'heure où l'on découvrait le cadavre, élevait la voix et demandait d'un ton brutal si on ne lui donnerait pas bientôt à manger. Les témoins, à qui cet homme était inconnu, avaient tous deux été frappés de la dureté de ses traits et de son accoutrement. Sa casquette en velours jaunâtre, à côtes, sa veste en drap roux, son pantalon à raies, étaient encore devant leurs yeux. Ce signalement fut transmis aux agents de la police de sûreté, qui, sans perdre un instant, se mirent en campagne.

« Disséminés dans les cabarets du voisinage, ils ne tardaient pas à mettre la main sur un individu exactement semblable à celui qu'on leur avait signalé. Les témoins, avec qui il fut confronté, crurent en effet le reconnaître, mais non sans faire quelques réserves. Il marqua au reste une extrême surprise, se défendit énergiquement du crime dont on le soupçonnait, et se montra parfaitement rassuré sur les suites de l'affaire. Toutes ses réponses furent précises, catégoriques. Il s'appelait Bannes, il était marié, il travaillait chez un corroyeur, demeurait rue des Noyers. Une descente eut lieu dans son domicile. Tout y respirait l'aisance. On n'y trouva de suspect qu'une somme de quatre cents et quelques francs cachée sous le linge d'un tiroir. La femme, d'abord émue de ces perquisitions, répondit toutefois sans balancer que cet argent représentait leurs économies. Bannes fit une réponse identique. En même temps que des agents, répandus dans les environs, prenaient des renseignements sur les deux époux, le patron de Bannes était questionné, et l'on apprenait, d'une part, que ceux-ci vivaient dans l'abondance, qu'ils ne se refusaient rien, payaient tout comptant ; de l'autre, que Bannes travaillait tout au plus quatre jours par semaine et gagnait au maximum quatre fr. par jour. Il était donc au moins surprenant qu'il eût réalisé d'aussi grosses économies. Après cela, on ne pouvait pas non plus augurer de son passé par le présent, et conclure, de ce qu'il travaillait peu aujourd'hui, qu'il n'eût pas jadis travaillé beaucoup. D'ailleurs, le témoignage des témoins, relatif à l'identité du personnage était plus que jamais indécis. Finalement, Bannes prouva un alibi et fut relâché… »

Max, dont les regards ne discontinuaient pas d'aller de Clément à Rosalie, les voyait actuellement suivre, avec une tension d'esprit excessive, ces détails de cour d'assises, qui produisaient, notamment sur Rosalie, des impressions poignantes qu'elle essayait vainement de dominer. L'inquiétude, la douleur, l'épouvante, devenaient à chaque instant plus visibles sur son visage.

« Il arrive fréquemment en justice, ajouta M. Durosoir, qu'un homme est renvoyé d'une accusation sans que pour cela il soit absolument innocenté à nos yeux. Attendu que Bannes ne m'avait nullement satisfait sur l'origine de sa petite fortune, j'étais bien décidé à ne pas le perdre tout de suite de vue. J'usai d'un procédé bien simple. Pendant plusieurs mois, sans qu'il s'en doutât, je fis tenir un journal exact, quotidien, de l'emploi de ses journées, de ses heures de travail et de ses dépenses. Quand, vérification faite de son actif et de son passif, il fut raisonnable de croire à l'épuisement de ses ressources, je tombai chez lui à l'improviste.

« J'eus quelque peine à cacher mon étonnement à la découverte, dans le même meuble, dans le même tiroir, à la même place, d'une somme plus élevée que la première de deux ou trois pièces d'or. Les époux, cette fois encore, me répondirent : Ce sont nos économies. Mais séance tenante, mon procès-verbal à la main, je les fis pâlir tous les deux avec mes calculs : « Bannes avait travaillé tant d'heures, touché tant et dépensé beaucoup plus qu'il n'avait gagné ; donc, rigoureusement, à moins que deux et deux ne fissent plus quatre, non-seulement ils ne devaient pas avoir d'économies, mais il fallait encore forcément qu'ils eussent des dettes. » La femme ne sut que répondre, tandis que son mari, plus ingénieux, prétendit bientôt être rentré dans des fonds prêtés. À qui ? À un camarade. Son nom ? Il en inventa un. Où est-il ? En voyage. C'était dérisoire. Cependant, je savais aussi que dans le temps qu'on l'avait surveillé, mon homme n'avait non plus commis aucun méfait. Partant de là, ou la logique n'était plus la logique, ou, sans chercher plus loin, Bannes, dans la chambre même où je me trouvais, devait avoir quelque part une mine d'argent plus ou moins inépuisable.

« Je donnai l'ordre de mettre les tiroirs sens dessus dessous, de fouiller les matelas, de déplacer tous les meubles, et j'eus l'indicible satisfaction de constater que mes prévisions étaient justes. Dans un panneau de la boiserie, masquée en cet endroit par une lourde commode, avait été grossièrement pratiquée une petite cachette au fond de laquelle gisait une somme de neuf mille francs à peu près, partie en or, partie en billets de banque. »

Clément avait les apparences d'une figure en cire ou encore d'une statue peinte ; Rosalie devenait livide et paraissait lutter contre un malaise mortel : on voyait, de temps à autre, Mme Thillard se pencher vers elle avec inquiétude et s'informer de son état.

« Arrêtés tous deux et mis séparément au secret, reprit le magistrat à la suite d'une nouvelle halte, le mari et la femme se renfermèrent longtemps dans un silence absolu. La femme, toutefois, n'était pas de bronze comme son mari ; dans la solitude, sa fermeté fléchit peu à peu. Deux mois n'étaient pas écoulés, qu'elle tombait sérieusement malade. Sur ma recommandation, on lui prodigua les soins, et l'aumônier de la prison la visita souvent. Le remords, qui entamait enfin l'endurcissement de cette malheureuse, occasionnait en elle des luttes terribles. Dans la prostration du désespoir, elle suffoquait parfois de sanglots et emplissait sa cellule de plaintes déchirantes. À voir ses traits décomposés, ses yeux caves, son amaigrissement, je commençais à craindre qu'elle n'emportât son secret dans la tombe, quand, un jour où j'y pensais le moins, m'ayant fait appeler, elle me révéla, avec des flots de larmes et les marques d'un profond repentir, ce que, certes, je ne m'attendais guère à savoir… »

Pendant que d'un côté Rosalie oscillait convulsivement comme si des serpents lui eussent rongé les entrailles ; de l'autre, une agitation, comparable à un feu souterrain, se manifestait à cette heure chez Clément et paraissait sur le point de le faire éclater. Près de conclure, M. Durosoir ajoutait à l'effet de son dénoûment par un accent plus ferme et quelques gestes pathétiques. Il dit :

« Vous présumez sans doute, comme moi-même je l'avais cru jusqu'à ce jour, que Bannes avait trempé dans le crime de la rue Saint-Jacques. Là est l'erreur ! Il n'avait rien de commun avec l'assassin de la vieille femme…

« Souvenez-vous, cependant, du vieillard dont la mort avait été mise sur le compte d'un suicide. C'était un avare. L'histoire en est fort commune. Sa mendicité ostensible avait pour double but de défendre un petit trésor et de l'accroître. Bannes et sa femme étaient ses voisins. Un léger bruit métallique qui plusieurs fois, la nuit, avait retenti chez Lequesne et attiré leur attention, avait éveillé en eux une convoitise indomptable. Le crime semblait à ce point aisé, qu'ils cédèrent à la tentation. La femme, étant parvenue à apprivoiser l'avare jusqu'à lui faire accepter de temps en temps un bouillon ou un verre de tisane, lui servit un soir, en dissolution dans un liquide quelconque, un narcotique puissant. Le mari et la femme profitèrent du sommeil léthargique de Lequesne pour pénétrer chez lui, enlever le trésor qu'il cachait dans un coin de son matelas, boucher toutes les issues et allumer deux fourneaux. Ils étaient ensuite sortis, avaient tourné deux fois la clef dans la serrure et avaient glissé cette clef sous la porte. Vous prévoyez le reste.

« Mais que dire du hasard ? Est-ce trop que d'y joindre l'épithète providentiel ? Deux années avaient passé sur ce crime ; il n'y avait pas apparence qu'on dût jamais le découvrir. Dans le nombre des criminels, on en conviendra, Bannes, plus raisonnablement que pas un, pouvait se flatter de l'impunité. Eh bien, non. Il fallait que, par l'enchaînement des circonstances les plus singulières, il fût arrêté pour un crime qu'il n'avait pas commis, et convaincu d'un assassinat qui semblait devoir échapper toujours à la justice des hommes !…

– Ah ! mon Dieu, s'écria Mme Thillard sur ce dernier mot, Mme Rosalie se trouve mal !… »

En effet, Rosalie, blanche à faire peur, fermant les yeux, inclinant la tête, s'affaissait sur elle-même et offrait ainsi tous les symptômes de la mort.

Clément bondit. D'un trait il fendit les groupes qui se pressaient autour de sa femme, la souleva dans ses bras comme il eût fait d'un liège, et se précipita dans sa chambre à coucher en faisant signe impérieusement qu'il ne voulait pas être suivi.

La réunion, actuellement, était enveloppée comme d'une gaze noire ; les uns et les autres ne croyaient pouvoir moins faire que de s'entreregarder d'un air contristé. Le juge d'instruction surtout, qui craignait d'avoir provoqué ce douloureux incident, marquait une désolation sincère. La porte de la chambre à coucher ne roula pas plutôt sur ses gonds, qu'il y courut. Peu s'en fallut qu'il ne heurtât Clément qui rentrait seul. Ces deux hommes s'arrêtèrent simultanément l'un devant l'autre. Immobiles, roides, muets, à l'instar de deux automates, ils se regardèrent quelques instants au visage, dans les yeux. Destroy, qui les voyait tous deux de profil, observa avec un âpre intérêt le jeu étrange du masque de Clément. Son œil, grand et fixe, était plein d'épouvante ; les ailes de ses narines se dilataient à se rompre ; il serrait les mâchoires et les faisait craquer ; enfin, l'eau suintait au travers de sa chair, et si robuste qu'il fût, on eût dit qu'il allait tomber de faiblesse. Mais, sans qu'il s'en doutât, le verre éclatant de ses lunettes dérobait les angoisses auxquelles il était en proie à ceux qui le considéraient de face. Il est au moins certain que M. Durosoir était loin d'avoir une pensée d'inquisition quelconque. Son inquiétude au sujet de Rosalie le troublait et lui fermait momentanément la bouche. Quinze secondes tout au plus, et il retrouvait la parole pour demander d'un air de compassion :

« Eh bien, comment va Mme Rosalie ?

– Mieux, répondit Clément en aspirant l'air à pleins poumons. La longueur de cette soirée, ajouta-t-il, et la chaleur qu'il fait ici l'ont accablée. Actuellement elle dort ; demain elle n'y pensera plus. »

Malgré ces paroles rassurantes, le vide se fit rapidement dans le salon. D'un groupe bruyant qui sortait, s'échappa cette parole :

« Il ne faut pas parler de corde dans la maison d'un pendu.

– De qui parle-t-il ? » fit Clément en se retournant d'un air effrayé du côté de Max.

Les quelques jeunes gens qui restaient ne tardèrent pas à se retirer. Clément dit à Destroy :

« As-tu jamais vu un homme plus infatué de son état que ce M. Durosoir ? Que penses-tu de sa providence qui tue une pauvre vieille pour aider à découvrir l'assassin d'un vieil homme ? »

Disant cela, il affectait de sourire.

« Clément, fit Max d'un air de profonde tristesse, avoue au moins que ce soir tu as horriblement souffert.

– Ça n'est pas vrai ! répliqua Clément avec violence. Pourquoi ? que me fait cette sotte histoire ? D'ailleurs, pour peu que cela me plaise, j'ai une volonté à mourir de volupté dans la douleur. Je ne veux pas souffrir ! je ne souffrirai jamais ! ! !… »

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