CHAPITRE XIV

La Bretagne pendant la révolution française. – Depuis les états généraux de France jusqu’aux préliminaires des guerres de la Vendée.

(1789 – 1793)

Le résultat des états généraux de France, la rupture des trois ordres qui les composaient, le serment du Jeu de Paume et la prise de la Bastille, eurent un immense retentissement dans toutes les provinces et surtout en Bretagne, en ce pays qui avait devancé la France dans la voie des révolutions.

À la première nouvelle de la prise de la Bastille, annoncée ainsi par un Parisien à un Nantais : « Vous aviez juré la vengeance, nous l’exécutons ; » à cette nouvelle, le délire bourgeois fut à son comble. Les moindres bicoques regardèrent avec indignation leurs forteresses, et se demandèrent s’il ne fallait point aussi les abattre : la célèbre Quiquengrogne de Saint-Malo et le vieux château de Nantes faillirent tomber du contrecoup. Quelques jours après, les volontaires nationaux furent organisés dans toutes les villes bretonnes. Les comités de sûreté générale, absorbant à la fois les communes et les tribunaux, s’arrogèrent sur-le-champ les pouvoirs dont ils devaient si cruellement abuser : police intérieure et extérieure des villes, faculté de poursuivre les délits publics et disposition de la force armée. Ils exigèrent des citoyens le serment civique, emportant adhésion à tous les actes de l’Assemblée nationale, et ils regardèrent comme suspects ceux qui refusaient de le prêter.

En présence de l’élan révolutionnaire des villes, voyons ce que devenaient les châteaux et les chaumières. Les châteaux se divisaient déjà en deux camps : la majorité des nobles se retirait du sein des villes ou protestait ; la minorité s’associait ou feignait de s’associer au mouvement du tiers, dans l’espérance de diriger le torrent en se jetant au milieu de son cours. Le clergé protestait vivement. Quant aux paysans, ils assistaient aux premiers combats de la noblesse et du tiers avec une impassibilité remarquable. Ils attendaient, pour se lever et pour agir, que la révolution les atteignît dans leur âme et dans leur corps en attaquant leurs autels et leurs foyers, ces éléments puissants de toute nationalité, et surtout de la nationalité bretonne.

Ce fut à cette époque que le club breton devint célèbre. Organisé depuis longtemps en Bretagne, il s’était transporté à Paris dans la personne des députés du tiers, des agrégés placés auprès d’eux par les communes, des correspondants et des ambassadeurs, qui allaient et venaient incessamment de la province à la capitale. Là, s’agitaient d’avance les questions à débattre à l’Assemblée nationale ; là, se rédigeaient les comptes rendus réguliers que les députés envoyaient à leurs commettants ; là, toutes les sommités du tiers se groupaient autour des Bretons, dont la position exceptionnelle accroissait l’ardeur et l’influence. Chose bizarre, ces meneurs de la révolution étaient encore présidés par le duc d’Aiguillon, conquis par la peur et la haine aux idées nouvelles, dans ce qu’elles avaient de plus exagéré et de plus dangereux. Plus tard, le club breton s’appela le club des Amis de la Constitution, et ce nom fut adopté par tous les clubs de Bretagne. Enfin, il choisit pour lieu de réunion le cloître des Jacobins, et fut ainsi l’origine de ce club des Jacobins qui domina si cruellement la Convention.

Non contente d’avoir doté la France des clubs, la Bretagne lui inspira encore la première idée des fédérations.

Dès l’ouverture des états généraux, un acte fédératif avait été signé à Rennes, adopté par le prévôt général et la maréchaussée, et solennisé aux éclats du canon dans le champ de Montmorin, par les représentants de la plupart des villes. C’était le prélude de la grande fédération de Pontivy. Cet acte célèbre fut précédé dans la basse Bretagne, principalement à Lannion, par des émeutes terribles. À la même époque, le parlement de Rennes, dernier rempart des franchises bretonnes, s’écroula sous les attaques réitérées du tiers ; l’arrêt qui supprima le parlement de Rennes enterra les libertés de la province, hélas ! déjà mortes depuis un an. Ainsi finit le célèbre parlement de Bretagne ; il avait été le premier défenseur de la dignité du pays, il en fut le dernier champion. Les autres grands corps de la province s’étaient, pour ainsi dire, éteints d’eux-mêmes, Depuis plus de six mois la cour des comptes enregistrait silencieusement à Nantes les décrets révolutionnaires qui devait aboutir à sa propre suppression.

Cependant la propagande révolutionnaire commençait à effrayer les campagnes de l’Ouest : elles refusèrent aux villes leurs provisions ordinaires ; les paysans pillèrent un convoi de cent vingt tonneaux de grains qui descendait d’Angers à Nantes, et ces deux grands centres allaient être affamés comme Brest, si les volontaires, exécutant leur pacte n’eussent forcé les paysans d’aller aux marchés (1790).

L’œuvre décisive de la Constituante fut la suppression des anciennes provinces et la division de la France en quatre vingt-trois départements. La Bretagne en comprit cinq : la Loire-Inférieure, le Morbihan, l’Ille-et-Vilaine, les Côtes-du-Nord et le Finistère. Mais la Bretagne, pas plus que la Vendée, n’était mûre pour une telle révolution, ou du moins son application y demandait une foule de ménagements et de concessions qui échappèrent aux esprits absolus de l’Assemblée nationale. On s’en aperçut bientôt aux élections des nouvelles municipalités. Voyons par quelles circonstances les bienfaits du nouveau régime municipal devinrent une persécution pour les Bretons et les Vendéens ; car nous ne devons plus désormais les séparer dans ce que nous dirons de la Révolution française.

En Bretagne, d’abord tout le monde avait été loin d’approuver d’un accord unanime l’enthousiasme avec lequel les représentants de la province avaient sacrifié ses franchises sur l’autel de la patrie, contrairement au mandat qui leur enjoignait de les conserver intactes. La noblesse et le clergé, dont les privilèges reposaient sur ces franchises, exprimèrent leur légitime mécontentement. Or, malgré leur défaite aux états particuliers et généraux, ces deux ordres étaient encore très-puissants en Bretagne.

En 1790, on comptait en Bretagne plus de trente mille individus jouissant des privilèges de la noblesse, c’est-à-dire ayant leur trésor particulier, leurs justices, leurs prévôts, leurs tabellions, leurs moulins, fours, halles, pressoirs, et tous ces droits féodaux compensés par des devoirs analogues. Un grand nombre des seigneurs avaient depuis longtemps laissé tomber en désuétude les plus onéreux de ces droits. Loin d’affaiblir leur influence locale, ces concessions volontaires et gratuites l’avaient décuplée en leur assurant la reconnaissance et le dévouement des paysans. Or, plus ils rendaient leur autorité douce et patriarcale, moins ils étaient naturellement disposés à se la laisser ravir.

Nous empruntons le portrait du clergé breton à un auteur moderne, dont on ne peut suspecter la partialité à l’égard de cette classe ; voici ce qu’il en dit. « Le clergé breton n’était pas moins imposant que la noblesse, et il était plus vénéré et plus aimé encore. Sans parler du clergé régulier, si nombreux et si prépondérant, il y avait jusqu’à cinq prêtres, terme moyen, dans les bonnes paroisses ; quelques-unes en comptaient jusqu’à douze. Les curés enregistraient, comme les notaires, les actes civils, contrats, testaments, etc. Un grand nombre devaient leurs cures au concours, et la plupart y étaient inamovibles. Au-dessous d’eux pullulaient une infinité de jeunes kloër (clercs) qui exerçaient le sacerdoce en attendant un vicariat ou un bénéfice. Presque tous sortis de la masse des paysans, dont quelques-uns portaient encore les longs cheveux ; regardés par leurs parents et par leurs amis comme des êtres supérieurs, ces kloër passaient des années entières chez les fermiers, mangeaient avec eux le pain de seigle et les crêpes de sarrasin, leur chantaient des cantiques, élevaient les enfants et mariaient les fiancés, partageaient les travaux et les habitudes, les peines et les plaisirs de la famille, et acquéraient ainsi une popularité sans bornes, dont on peut juger encore par les milliers de sones (chants domestiques) où s’éternise leur doux souvenir. Il faut dire que les kloër justifiaient et maintenaient leur influence par la vie la plus irréprochable et la plus édifiante. »

On se figure avec quelle défiance une noblesse et un clergé constitués ainsi virent l’ancien ordre de choses renversé de fond en comble, la nouvelle division et la nouvelle administration de la France, le bouleversement des domaines féodaux, des communes et des paroisses, et tous les pouvoirs publics, le droit de délibérer, de voter, d’élire et de juger, confiés à ce peuple souverain qui devait en faire un si terrible usage ! Aussi les élections municipales de 1790 furent en Bretagne un étrange spectacle. Qu’on se représente toutes les affaires de la province interrompues d’un seul coup par l’entier remaniement du territoire et de la population. Ce fut un déplacement, et par conséquent un conflit d’intérêts dont le chaos peut seul donner l’idée. Le conflit des opinions en résulta nécessairement, et le premier enthousiasme produit par ces réformes s’éteignit dans les larmes et dans le sang : témoin les tumultes de Quimper, de Lorient, de Vannes, de Brest et de Nantes.

Le 19 juin 1790, l’Assemblée nationale avait décrété l’abolition des titres, armes et armoiries, et la suppression de la noblesse comme corps de l’État. Les fédérés bretons, à leur retour de la grande fraternisation de Paris, se chargèrent de l’exécution de ce décret. À Quimperlé ils attaquèrent les balcons armoriés et en mirent les écussons en pièces ; ils jetèrent ensuite les meubles par les fenêtres ; de là ils coururent aux églises, et mutilèrent les tombeaux à coups de sabre. En vain le district dénonça ce vandalisme à la commune : la commune répondit qu’elle n’avait point d’ordres à recevoir du district, et elle laissa les passions suivre leur cours.

À Quimper, les gardes nationaux firent un feu de joie de tous les insignes féodaux qui décoraient les balcons et les portes des nobles hôtels, et dansèrent alentour aux cris de : Vive la nation ! vivent les fédérés ! « Toutes les haines qui déchirent la France vont s’apaiser au souvenir de cette cérémonie ! » disaient les administrateurs du département. Cette cérémonie justement inaugura les saturnales qui allaient ensanglanter la France.

Le 19 décembre 1789, l’Assemblée nationale, arrivée au bord de l’abîme de la banqueroute en passant par le déficit, avait déclaré, sur la proposition de Talleyrand, que le clergé n’était pas propriétaire, mais administrateur des biens par lui possédés ; que la nation, dont il les tenait, pouvait les lui reprendre en se chargeant des frais du culte. C’était supprimer en masse le premier ordre de l’État, et violer la propriété dans ce qu’elle avait de plus sacré et de plus légitime ; disons plus, c’était frapper de mort la religion en faisant du prêtre catholique l’instrument salarié du pouvoir temporel : le clergé protesta vivement dès l’origine. À peine fut-il dépouillé, qu’au lieu de l’indépendance qu’on lui promettait en échange de sa ruine matérielle, on entreprit de l’asservir. L’Assemblée nationale acheva de se perdre vis-à-vis des cœurs chrétiens et honnêtes en votant la constitution civile du clergé. Les mêmes législateurs qui avaient déclaré que leur œuvre, basée sur l’égalité évangélique, réaliserait la parole de Jésus-Christ, refusèrent de reconnaître le catholicisme comme religion de l’État. Enfin l’Assemblée nationale mit le comble à ses fautes en exigeant du clergé le serment à sa nouvelle constitution. La double liste des prêtres assermentés et non assermentés préludait dignement à la future loi des suspects. On vit dès lors dans tout le royaume deux clergés : l’un réfractaire, vertueux et croyant ; l’autre constitutionnel, scandaleux et impie. Derrière ce dernier se rangea la populace égarée des villes, Regardant comme des ennemis de ses libertés les prêtres qui défendaient la plus sacrée de toutes les libertés. C’en était fait du catholicisme en France, s’il n’eût trouvé dans l’Ouest un port de salut, si les paysans bretons et vendéens ne se fussent levés autour des derniers ministres de Jésus-Christ. Avant de dire les exploits de leur insurrection, disons les épreuves auxquelles on soumit leur patience. – D’abord en Bretagne, plus que partout ailleurs, la constitution civile et le serment du clergé furent une persécution aussi gratuite qu’absurde, attendu que les prêtres bretons n’avaient rien fait pour la provoquer. Depuis longtemps déjà, la révolution mettait le clergé dans une position intolérable. « Elle lui criait : Ne vous occupez pas des intérêts temporels, enfermez-vous dans l’Église. » Puis, au premier embarras elle allait lui dire : « Aidez-nous à rétablir l’ordre dans nos affaires. Quittez le sanctuaire pour la rue. » Quoi qu’il put faire, le clergé devint suspect aux révolutionnaires : les soi-disant inventeurs de la tolérance religieuse organisèrent contre le prêtre la plus odieuse intolérance politique. Si l’on compare la résistance du clergé de l’Ouest aux violences de ses ennemis, ceux-ci ne sont-ils pas de vrais persécuteurs, et ceux-là de véritables martyrs ?

Le nombre des prêtres qui refusèrent le serment fut immense : les villes s’étourdirent sur ce fait très-significatif : mais les paysans, dans leur bon sens, né de leur foi, se rallièrent autour des courageux ministres de Celui sans qui rien n’est stable, fort, ni honnête ici-bas. Pour remplir les nombreuses lacunes dans les cadres du clergé, les communes furent appelées à élire des évêques et des curés. Le ridicule s’unit à la violence dans ces intronisations soutenues par les baïonnettes ; et quand les nouveaux pasteurs furent installés, il se trouva qu’il leur manquait les premiers éléments d’un troupeau. Les couvents, qui ne voulurent point recevoir, on le conçoit bien, les visites de ces intrus, se virent l’objet de menaces, d’insultes et d’outrages horribles ; la populace en délire brisa les portes de diverses maisons religieuses, et fustigea des communautés entières de bonnes et charitables sœurs. Des scènes analogues affligèrent les cinq départements bretons, où pas un évêque ne consentit à prêter le serment, préférant la fuite au parjure. Partout les électeurs et les clubistes envahirent les cathédrales, profanèrent la chaire de vérité, parodièrent sacrilégement les invocations au Saint-Esprit, et installèrent dans le sanctuaire des hommes tarés, la plupart du temps à peine minorés ou simples laïques. Si la religion constitutionnelle n’avait pas été flétrie d’avance, de pareilles scènes auraient suffi pour la tuer sous le ridicule. Aussi, loin de se fortifier, perdit-elle chaque jour de ses rares adeptes. Beaucoup de districts remirent indéfiniment les élections ecclésiastiques, au mépris formel de la loi. Plusieurs curés, assermentés d’abord, se repentirent et rétractèrent publiquement leurs erreurs.

Ce fut alors que la persécution jeta le masque. Les prêtres qui avaient refusé le serment furent chassés de leurs paroisses, arrachés de leurs églises, traqués dans leur retraite et amenés devant les districts. Mais telle était l’exaltation populaire en leur faveur, que la répression manqua d’ensemble et acheva de compromettre la cause révolutionnaire. Nulle part la fermentation des esprits ne fut plus vive, la persécution plus flagrante et la résistance plus acharnée que dans l’évêché de Vannes, cette pépinière des chouans. C’est de là que partit véritablement, dès le 13 février 1791, le signal de la grande insurrection de l’Ouest.

Aux motifs généraux qui allaient soulever les populations de l’Ouest contre les derniers actes de la révolution, et surtout contre la constitution du clergé, un motif particulier se joignait dans le cœur des paysans bretons : c’était cet instinct national qu’on avait vu jadis survivre chez les Celtes à la domination romaine et aux invasions germaniques ; instinct propre aux peuples de la Basse-Bretagne, et surtout aux habitants du Finistère, du Morbihan et d’une grande partie des Côtes-du-Nord. Là, non-seulement la révolution, dans ses bienfaits même, fut une persécution pour des gens qui n’en avaient aucun besoin ; mais elle réveilla toute leur farouche indépendance, lorsqu’elle voulut mettre la main sur ces prêtres sortis de leurs chaumières, et qui leur prêchaient la loi du Christ dans la langue natale ; sur ces héritiers des saints qu’ils invoquaient depuis le berceau jusqu’à la tombe, sur ces successeurs des évêques et des curés qui avaient été les premiers et les derniers champions de leurs franchises. Dans le Morbihan, plus que partout ailleurs, la noblesse et le clergé s’entendaient et exerçaient sur tout le pays une influence d’autant plus irrésistible qu’elle était plus salutaire et plus méritée.

Dès le mois de juillet 1790, les électeurs primaires avaient demandé la conservation de leur ancien prélat, Mgr Amelot. Assuré ainsi de l’appui des petits et des grands, il refusa non-seulement de jurer la constitution, mais de sortir de son diocèse. Son clergé en masse suivit son exemple, et l’administration resta paralysée à Vannes, n’osant affronter l’indignation des campagnes, que quelques violences cependant firent bientôt éclater. Un jour, les paysans de Sarzeau et des communes environnantes s’assemblèrent au nombre de plus de trois mille, à la voix du tocsin de leurs paroisses (février 1791). À ces hommes il fallait un chef rempli de la même foi qu’eux : entre tous les gentilshommes du pays, ils choisirent le seigneur de Sarzeau, le comte de Francheville du Pélinec, ancien officier de marine, chargé d’ans et couvert de blessures, mais encore plein de force et de courage, et tout à fait digne d’ouvrir la carrière aux La Rochejacquelein et aux Cadoudal. – Le 13 février, il marchait sur Vannes avec ses trois mille paysans.

Si cette première expédition eût réussi, toute la Bretagne et toute la Vendée se levaient peut-être deux ans plus tôt et vingt fois plus redoutables. Maître de Vannes, M. de Francheville l’était de Lorient et de Quimper ; le tocsin, se propageant de clochers en clochers, soulevait trois cent mille paysans, et les cinq départements de l’Ouest arrêtaient brusquement la révolution. Mais, prévenus par un espion, les administrateurs de Vannes eurent le temps d’appeler à leur secours les volontaires de Lorient et le régiment de Walsh, qui, laissant venir leurs ennemis indisciplinés, les enveloppèrent et les mirent bientôt en déroute. Cinquante restèrent sur le champ de bataille, les autres regagnèrent leurs clochers ; les prisonniers furent livrés à la rigueur des lois, et le pays, que leur triomphe eût fait lever en masse, tomba le lendemain dans la terreur. – Le département releva la tête, et la persécution s’y trouva organisée par la société des Amis de la Constitution improvisée à Vannes, et par trois commissaires envoyés sur les lieux par l’Assemblée nationale. Mgr Amelot, accusé d’avoir encouragé le soulèvement, fut cité et conduit à Paris par deux gardes nationaux : M. de Francheville attendit une meilleure occasion de reprendre l’épée, et on retrouve ses cheveux blancs à tous les combats de la chouannerie, jusqu’en 1796, époque à laquelle il se fit tuer pour sauver un jeune capitaine, léguant son œuvre inachevée à son digne fils, au comte Desils et à Georges Cadoudal.

La religion catholique était hors la loi, le clergé proscrit, et cependant aucune force humaine ne pouvait faire aller les nobles et les paysans du Morbihan à la messe des jureurs. Et les choses en étaient là, non-seulement dans le Morbihan, mais dans toute la Bretagne, mais dans tout l’ouest de la France.

Vers ce temps-là, Louis XVI résolut de fuir une révolution qu’il ne pouvait dompter ; la fédération du 14 juillet 1790 avait été son dernier jour d’illusion : il prit la route de la frontière, et fut arrêté, comme on sait, à Varennes le 21 juin 1791. La fuite et l’arrestation de Louis XVI brisèrent le dernier frein de la révolution. Toutes les fureurs qui se contenaient encore firent explosion. Les Jacobins triomphaient ; Robespierre et Pétion allaient arriver au pouvoir suprême. En Bretagne, comme ailleurs, la fuite de Louis XVI avait exalté les passions. On n’hésita plus à faire main basse sur les prêtres réfractaires. De leur côté, les contre-révolutionnaires ne s’endormaient point : ils adoptèrent pour signes de ralliement un ruban noir et un bonnet, avec cette inscription : Dum spiro, spero (Tant que je respire, j’espère). Il y eut des prises d’armes sur la Loire, dans le Morbihan, aux châteaux de Préclos et de la Proutière. M. de la Lézardière parut vers Machecoul, à la tête de six cents villageois. Partout, sous prétexte de répression, les âmes pieuses furent tourmentées, et les gens qui ne criaient pas Vive la nation ! dénoncés aux districts. La commune de Lorient dénonça le roi lui-même et tous les aristocrates en masse. « Le temps des proscriptions est arrivé, » disait une de ces proclamations sauvages. Les proscriptions, en effet, se multiplièrent de toutes parte. Sur le simple vœu des Amis de la Constitution, on visita, on désarma, on arrêta les châtelains, les aumôniers, les étrangers eux-mêmes. Tous les prêtres non jurés reçurent les chefs-lieux pour prison, et tout citoyen qui eut avec eux des rapports fut livré à l’accusateur public. Alors commencèrent à pleuvoir les dénonciations qui devaient faire tomber tant de têtes ; toutes les mairies et tous les clubs en furent inondés, et l’animosité générale se multiplia par les animosités individuelles. Alors aussi la puissance envahissante des clubs domina tous les pouvoirs publics. Les moindres bourgades avaient leurs Amis de la Constitution. La plupart des clubs, avons-nous besoin de le dire, occupaient les couvents d’où l’on avait chassé les moines et les religieux.

En Bretagne surtout et dans l’Ouest, l’application de la Constitution devint de jour en jour plus impraticable. Pour remanier ainsi de fond en comble l’administration publique, il eût fallu la confiance et le concours de tous les esprits sages… et l’on commença par les proscrire. Or, presque tous les hommes de bien étant écartés, les affaires échurent aux intrigants et aux brouillons. Des troubles, des émeutes, des collisions douloureuses signalèrent les premiers essais de la réalisation des rêves de la Constitution. Irritées de leur propre impuissance, les administrations les plus modérées dans le principe devaient aboutir à toutes les violences de l’arbitraire ; elles devaient finir par trancher, à la manière d’Alexandre, ce nœud gordien qu’elles ne pouvaient défaire : c’est ce qui arriva dès la fin de 1791. L’amnistie prononcée le 14 septembre au sujet de la proclamation de la Constitution fut révoquée ou violée partout, et la guerre reprit ouvertement entre les patriotes et le clergé réfractaire. Pendant ce temps-là, l’Assemblée législative, qui avait remplacé la Constituante, enlevait à la fois à la révolution et à la monarchie leurs illusions d’un moment. Là, la Gironde et la Montagne déterminèrent la guerre civile et la guerre étrangère par les décrets contre les émigrés et contre les prêtres. Le second de ces décrets livrait à la justice les prêtres réfractaires, et enjoignait aux départements d’en adresser les titres à l’Assemblée. On ne leur laissait pas même la chétive pension qui leur avait été allouée en indemnité de leurs biens ; c’était les placer, après les avoir dépouillés, entre la faim et l’apostasie (novembre 1791).

Les émigrés, sommés de rentrer, refusèrent d’obéir : quant au clergé, il fut martyr. Alors les révolutionnaires trouvèrent ce lien d’union qui devait être leur force, la guerre contre les puissances étrangères, qui menaçaient de tuer le vautour dans son œuf. La guerre de vingt-cinq ans allait commencer.

Les départements n’avaient pas attendu les décrets de l’Assemblée législative pour violer l’amnistie en remettant la main sur le clergé. Les scènes les plus déchirantes vinrent émouvoir tout l’Ouest en faveur des nouveaux martyrs, et surtout en faveur des moines et des religieuses, arrachés de force à leur vie de pénitence et de dévouement, et jetés sans défense et sans ressource au milieu d’une société qui les traitait en parias : lutte horrible et inouïe entre la prière et le blasphème, entre le chapelet et le sabre !

« L’expulsion des Calvairiennes de Carhaix fut un véritable drame. À toutes les visites et à toutes les sommations, ces pauvres filles avaient répondu qu’on les arracherait des grilles de leur parloir. La population des montagnes et des landes voisines était accourue à leur aide. Les milliers de mendiants qu’elles nourrissaient étaient là, grouillant sous les haillons, tendant l’écuelle de bois où ils recevaient la soupe, et remplissant l’air de lamentations et de prières navrantes : le jour fatal, toute la ville se joignit aux campagnes. Une heure s’écoula sans que les officiers chargés de leur expulsion eussent le courage de paraître. Enfin, au moment où les sœurs distribuaient leur dernière aumône aux pauvres, les trois charrettes requises pour l’enlèvement s’avancèrent, escortées par la garnison de Carhaix, sous les ordres de deux municipaux et du procureur syndic. Les soldats se postèrent aux issues du couvent, et leurs chefs entrèrent au parloir.

« Que voulez-vous ? demanda une sœur converse.

« – Parler à votre supérieure.

« – Elle est sans doute en prière.

« – Allez la chercher.

« Bientôt parut une petite femme en longue robe noire, Malo, était un de ces hommes merveilleusement doués qui peuvent tout. Après avoir follement dépensé sa jeunesse dans le plaisir, la débauche et les duels, il changea tout à coup, et s’apprêtait à faire ses vœux dans un couvent de la Trappe, quand les guerres d’Amérique éclatèrent. Il abandonne le froc, ressaisit l’épée, se fait appeler le colonel Armand, et illustre ce nom dans la campagne des États-Unis. De retour en Bretagne, il fait partie de la députation de 1787, qui réclamait de Louis XVI les privilèges de la province : on l’enferme à la Bastille, d’où il sort triomphant avec ses compagnons. Fidèle aux vieilles franchises bretonnes, il provoque et signe les protestations de l’Église et de la noblesse contre les premiers envahissements de l’idée révolutionnaire. La parole enfin ne lui suffit plus ; il y joint l’action, et dès 1789 il remue toute la Bretagne du fond de sa terre de Saint-Malo.

La Rouërie eut d’abord une idée toute nationale : ce fut de courir à Coblentz arrêter le mouvement de l’émigration. Il dit à ses amis que c’était en France, et non pas sur le Rhin, qu’ils pouvaient sauver la monarchie : on le prit pour un rêveur. Alors il jura de prouver sa thèse par des faits, et revint en Bretagne, où il convainquit les gentilshommes. Ayant obtenu enfin l’adhésion des princes, le 5 décembre 1791, il put entamer l’exécution de son grand projet. On le vit, à partir de ce moment, faire une sorte, de miracle en créant une association dans le pays le plus morcelé par les intérêts. Il arrivait seul et sans appui à Rennes ou à Vannes, et le lendemain il avait organisé un comité royaliste animé de son ardent esprit. Il enveloppa ainsi non-seulement les cités, mais les villages des Côtes-du-Nord, d’Ille-et-Vilaine et du Morbihan, dans une organisation secrète aussi vigoureuse que la constitution révolutionnaire. La Rouërie ne mit réellement dans son secret que Tinténiac, Fontevieux, le major américain Chaffner et Thérèse Lemoëlien, sa parente.

Le 2 mars 1792, les princes confèrent à La Rouërie des pouvoirs illimités ; ces pouvoirs, signés des comtes de Provence et d’Artois, enjoignent enfin aux gentilshommes de ne pas augmenter l’émigration, leurs services étant plus importants au dedans qu’au dehors ; recommandation tardive, malheureusement accompagnée d’une menace des puissance européennes. La Rouërie convoque aussitôt à son manoir tous les chefs de son association. Prévenus par des espions, les gardes nationaux de Saint-Malo et de Saint-Servan surprennent l’assemblée au milieu de la nuit ; mais, averti lui-même par sa contre-police, La Rouërie disparaît avec ses amis dans un souterrain, et les soldats ne trouvent que des domestiques couchés dans leurs lits. Le conspirateur ajourne alors l’insurrection pour y associer le peuple des campagnes ; mais il n’a pas le temps d’arrêter plusieurs agents subalternes, tels que Charles Elliot et René Malœuvre, qui tombent avec quarante autres au pouvoir des patriotes, et périssent sans trahir le secret de La Rouërie. Celui-ci reprend ses excursions de ville en ville et de château en château, et continue de grossir et d’organiser son parti en y rattachant les mécontents de toutes les classes. En basse Bretagne, il enrôle des légions de mendiants, argus infaillibles et missionnaires insaisissables, hôtes et confidents de tous les ménages, au moyen desquels, se trouvant partout sans se déplacer, il voit et entend tout ce qui se dit et se fait chez ses amis ou ses ennemis, et prêche la contre-révolution partout. Au pays du Mans, en attendant les soldats que les mendiants lui recrutent, il trouve des soldats tout prêts dans les contrebandiers du sel, aguerris de père en fils à tous les dangers. Trente mille familles du Maine, d’ailleurs très-honnêtes, vivaient de cette lutte éternelle. C’était l’état des quatre frères Cottereau, types de chouans que nous allons bientôt voir à l’œuvre. Enfin, du même coup, La Rouërie gagne les employés de la gabelle eux-mêmes, que les dernières réformes ont laissés sans ressource et sans pain.

Cependant le 10 août a sonné, et, il faut l’avouer à la honte des villes bretonnes, les héros de cette journée néfaste ont été les fédérés de Brest, de Morlaix, de Quimper, etc., qui égalèrent, s’ils ne surpassèrent les féroces Marseillais. Le lendemain Louis XVI était emprisonné avec toute sa famille, et pendant quarante jours la France demeura sans pouvoirs et sans lois, menacée à l’extérieur par toute l’Europe armée contre elle, et dominée à l’intérieur par les forcenés de la commune de Paris qui criaient déjà : La liberté ou la mort ! Pendant ces quarante jours, les jacobins plantaient partout des arbres de la liberté, se jetaient le sabre au poing dans toutes les maisons suspectes d’incivisme, et envoyaient aux quatre-vingt-trois départements le nouvel et suprême instrument de leur justice, la guillotine ! Alors commence la sanglante trilogie qui se résume dans les noms de Danton, Robespierre et Marat.

À partir de ce moment, on sévit plus que jamais contre les prêtres insermentés ; on les força d’opter entre l’exil et la prison. On offrit trente-deux livres par tête à quiconque les amènerait au district. Il s’en trouva bientôt une multitude entassée dans le château de Nantes, où, sans compter ceux du pays, Maine-et-Loire en envoya trois cents, et la Sarthe cent soixante-huit. Enfin parut la loi qui ordonnait leur déportation en masse (26 août 1792). Trois jours auparavant, l’expropriation des émigrés avait été décrétée par l’Assemblée législative : Royon-Guermeur arrive en poste à Quimper pour opérer, disait-il, la levée en masse des patriotes et la vente des biens d’émigrés. Déjà le nouveau ministre de la justice, Danton, frappait à coups redoublés sur la France monarchique et religieuse, et particulièrement sur les provinces de l’Ouest. Visites domiciliaires, ventes des biens nationaux, arrestation des suspects, se multipliaient de jour en jour. En même temps la double guerre sévissait au dedans et au dehors. Huit mille Vendéens enlevaient Bressuire, et les troupes allemandes, forçant nos frontières, prenaient Longwy et Verdun.

Une armée de commissaires et de procureurs fit payer ces échecs aux nobles et aux prêtres de l’Ouest. On dressa la liste des émigrés, de leurs biens, de leurs enfants et de leurs proches. Leurs receveurs et leurs intendants, sous peine de se voir traités comme suspects, apportèrent leurs comptes aux comités de surveillance. Ce fut dans toute la Bretagne un bouleversement général de l’ancienne société, une immense hécatombe, pour ainsi dire, de propriétés séculaires.

Et qui achète à vil prix ces biens nationaux ? Ceux qui en ont chassé les maîtres dans cet espoir ; quelquefois, hélas ! le serviteur qui feignait de pleurer leur départ ; parfois aussi, disons-le, un honnête homme qui semble voler ceux auxquels il veut un jour restituer leurs domaines. Pour l’honneur de la France, pour l’honneur surtout de la Bretagne, ces derniers furent nombreux.

Les élections départementales, qui allaient enfanter 93, furent dominées partout par les émissaires de la commune de Paris, par ces brigands reconnus qui dilapidaient les fonds publics, comme les propriétés particulières, qui pillaient le garde-meuble, les églises, les dépouilles des victimes de septembre, et allaient passer du vol juridique à l’assassinat légal. À leur exemple, les bandits ordinaires, n’ayant plus de frein, arrachaient aux femmes leurs bijoux en public, pour en faire, disaient-ils, hommage à la patrie.

Tout profitait aux jacobins, au dehors comme au dedans, les triomphes comme les défaites de la France. La nation, pour échapper aux horreurs de la guerre civile, de la proscription, et à la mort honteuse des échafauds, passait dans l’armée : deux mille volontaires, affluant de toutes parts, quittaient chaque jour Paris pour courir à la frontière. Avec ces jeunes héros, Dumouriez et Kellermann réparaient à Valmy les échecs de Longwy et de Verdun ; Custine enlevait Mayence et Francfort aux Autrichiens, qui se vengeaient en brûlant sept cents maisons à Lille ; Montesquiou envahissait la Savoie, et Anselme le comté de Nice ; enfin la première heure de l’an Ier de la République française sonnait au milieu de tout ce bruit d’armes et des cris de victoire (24 septembre 1792).

Les honnêtes gens qui avaient pu concevoir d’heureuses illusions en 89, ceux qui les avaient conservées en 90 et 91, ouvrirent les yeux devant les horreurs qu’inaugurait 92, horreurs que 93 devait encore surpasser. À la suite de beaux discours sur la liberté, la foule ameutée, qui venait d’applaudir aux promesses de tolérance, demandait à grands cris la tête des prisonniers. Ces prisonniers, c’étaient des nobles, des prêtres, des moines, des religieuses, des suspects en un mot ! Voyant diminuer leur nombre par la retraite des républicains honnêtes, les sans-culottes bas-bretons redoublèrent de violence.

L’année 1793 vint pour la France, et le 21 janvier le fils de saint Louis montait au ciel ; avec cette noble et pure victime semblaient s’envoler tous les anges gardiens du pays, qui resta livré à une armée de démons. La Bretagne n’avait pas attendu le 21 janvier pour se jeter en travers de la Montagne. Trois jours après l’exécution de Louis XVI, la République avait décrété la levée de trois cent mille hommes qui devaient marcher à la frontière : de son côté, l’Europe monarchique lançait quatre cent mille soldats contre la République. Dès que la levée en masse fut promulguée, une scission profonde s’établit entre les villes et les campagnes de l’Ouest. Dans les villes, l’enthousiasme républicain entraîna les populations vers la guerre extérieure ; dans les campagnes, la terreur des paysans rappela celle qui avait glacé la France au commencement de l’an 1000. Est-il encore temps de sauver l’autel et le foyer ? se demandèrent Bretons et Vendéens. Ce fut alors qu’on apprit la mort obscure de La Rouërie ; il avait cessé de battre, ce noble cœur, le 30 janvier 1793 ; il s’était brisé de douleur en apprenant que la tête de son roi avait roulé sur les planches d’un échafaud.

Avant de mourir, La Rouërie avait tenté, par un sublime effort, d’ébranler la Révolution par la main de ses propres auteurs. Son médecin et son ami, Latouche-Cheftel, s’était offert à lui pour être l’instrument de ses projets ; mais l’œil pénétrant de La Rouërie aperçoit bientôt une trahison au fond des folles espérances dont Cheftel le berce ; Cheftel est à Paris, où il vend son ami à Danton. Ce coup terrible épuise les forces de La Rouërie, déjà miné par une fièvre mortelle : errant dès lors de forêt en forêt, de ravin en ravin ; traqué par des ennemis qui ont son secret ; n’osant soulever son armée de peur d’accélérer la perte de Louis XVI, dont le jugement durait encore, il ne fit plus que languir jusqu’au commencement de 1793. La mort de La Rouërie demeura près de deux mois secrète. La Révolution avait perdu ses traces ; Latouche-Cheftel les cherchait partout sans les trouver. Les Anglais furent plus heureux ; ils révélèrent à la Convention la retraite de son ennemi, par l’entreprise des Amis de la Constitution de Londres, affiliés aux Jacobins de Paris.

La Rouërie inspirait tant de craintes à la République, que les deux agents de police chargés de l’arrêter, et le croyant vivant, demandèrent sept mille hommes pour les soutenir. C’était inutile : un jardinier, mis à la question, conduit les agents dans le jardin du château de la Guyomarais, et leur dit :

« L’homme que vous cherchez est là.

« – Il est donc mort ?

« – Et enterré, suivant ses désirs, avec toute sa correspondance et tous ses papiers. »

On trouve en effet ces fatales lettres, qui firent monter à l’échafaud les nobles et héroïques complices de La Rouërie ; ils moururent comme ils avaient vécu, le cœur plein de courage. Il manquait cependant à la Convention la liste des complices du héros : Thérèse Lemoëlien la brûla lorsqu’on vint l’arrêter. Action généreuse, mais qui perdit la conspiration : compromis par la liste fatale, tous les confédérés se seraient battus jusqu’à la mort ; sauvés par sa destruction, la plupart renoncèrent à la partie ou l’ajournèrent. On jugea plus tard, à Paris, vingt-sept des complices de La Rouërie : douze montèrent sur l’échafaud ; il y avait là trois femmes, soutenues par Thérèse Lemoëlien. L’une d’elles, Mme de La Touchais, mourait à la place d’une sœur dont elle avait pris le nom. Tous refusèrent énergiquement les services des prêtres constitutionnels.

Morillon et Barthe annoncèrent en ces termes au gouvernement républicain la mort du grand conspirateur : « … La Rouërie est mort dans un accès de rage ; ses partisans sont aux mains de la loi, ou poursuivis par l’éternel remords. La ci-devant province de Bretagne est paisible ; il n’y a rien à craindre d’elle pour la république. Nous pouvons en dire autant des départements limitrophes. La calotte et les vieux parchemins sont vaincus ; mais il faut élever ce peuple ignorant à la hauteur de notre belle révolution ; nous devons le contraindre à savoir être libre. De longtemps il ne sera tenté, sans aucun doute, de se révolter contre les principes sauveurs proclamés par la Convention ; mais si vous n’avez rien à craindre de lui, il n’y en est pas ainsi des patriotes, qui se sont affadis dans un modérantisme ignominieux. Nous allons nous mettre à la chasse des prêtres et des nobles qui n’ont pas encore expié leur incivisme par l’exil ou par la guillotine. Cette oeuvre de sansculotisme ne sera pas longue à accomplir… Nous croyons devoir signaler à l’attention des comités l’hypocrisie de quelques faux républicains qui regrettent la mort de Capet, et qui surtout affectent des craintes chimériques sur la tranquillité des paysans. Que les levées s’effectuent avec du canon et des coups de fusil, et personne ne songera à se révolter ; nous vous le garantissons sur notre foi de bons républicains et de sans-culottes. »

Cette lettre importante est datée du 5 mars 1793. Cinq jours après, la Bretagne, l’Anjou et le Poitou se levaient en masse. Mais avant de raconter l’explosion populaire de l’Ouest, disons un mot des derniers excès qui la rendirent inévitable.

Les administrations départementales, non contentes de féliciter la Convention sur la mort de Louis XVI, allèrent jusqu’à dénoncer le jeune Louis XVII, sous prétexte d’extirper les racines de l’arbre monarchique. La délation fut, d’ailleurs, partout à l’ordre du jour : « On put être infâme et l’avouer hautement, » dit M. Mellinet. Quant aux prêtres, on ne se borna pas à les laisser mourir dans des cachots infects, on les accusa de continuer leur ministère, de faire des prosélytes à travers le guichet de leur prison, et désormais ce guichet ne s’ouvrit plus que pour le geôlier. Présidant une cérémonie funèbre à l’occasion de l’assassinat du régicide le Pelletier, un évêque constitutionnel s’écria : « Les Égyptiens condamnèrent les cadavres des rois ; le Pelletier a fait infiniment davantage : il a jugé à mort la royauté ellemême ! » Et toute la populace de répondre : « Mort aux rois ! mort aux aristocrates ! mort aux calotins ! »

Voilà ce qui se passait dans les villes de l’Ouest.

Dans les campagnes, c’était une persécution incessante, organisée de chaumière en chaumière. Croyant étouffer la foi et la liberté à force de commissaires et d’agents, la Convention poussait à bout la patience des hommes les plus dociles. Au moindre péril de la révolution, au moindre revers de ses armées, les jacobins déchargeaient leur fureur contre les populations de l’Ouest, qu’ils accusaient de tous les malheurs de la France. – Calomnie, ingratitude ! Qui avait jeté dans les coeurs ces germes de liberté et provoqué ces réformes dont la république se montrait si fière, sinon les Bretons et les hommes de l’Ouest ? C’est une justice que Napoléon leur a rendue depuis longtemps. Les peuples de l’Ouest avaient toujours été libéraux dans l’acception la plus vraie du mot ; chez eux la liberté ne datait pas d’hier ; elle avait fait reculer César, et avait maintenu ses droits contre les monarques français, tout en leur gardant un respectueux attachement. Quelle ne fut pas la longanimité de ces durs enfants de l’Armorique, comme ils se nommaient eux-mêmes ! Il fallut, pour leur faire prendre les armes, que l’oppression bouleversât leurs propres consciences et leurs propres foyers.

S’ils avaient défendu les gentilshommes fidèles au pays, et s’ils les mirent à la tête de leurs bandes, c’est que ces gentilshommes étaient leurs frères encore plus que leurs maîtres. Sous une féodalité patriarcale leur vie commune était une vie d’égalité ; leur guerre d’insurrection fut la continuation naturelle de cette vie ; ce fut vraiment la guerre d’amitié, comme ils se plaisaient à l’appeler.

Cet hommage au caractère breton a été formulé par un historien qu’on ne peut suspecter de partialité en faveur de l’Ouest, par M. Thiers lui-même (Histoire de la Révolution, tome IV, page 79). Au reste, nous citons textuellement ses remarquables expressions : « Le régime féodal, dit-il, s’était empreint en Bretagne et en Vendée d’un caractère tout patriarcal, et la révolution, loin de produire une réforme utile dans ce pays, y blessa les plus douces habitudes et y fut reçue comme une persécution… Les seigneurs entretenaient avec les paysans des rapports continuels et faciles… Ils faisaient la chasse en commun… Les prêtres, d’une grande pureté de moeurs, exerçaient un ministère tout paternel… On subissait l’autorité du seigneur, on croyait à la parole du curé, parce qu’il n’y avait ni oppression ni scandale. »

La République s’était imaginé qu’il suffirait de menacer les Bretons pour les enrôler sous son drapeau. « Cette œuvre de sans-culotisme ne sera pas longue à accomplir, avaient écrit Morillon et Barthe ; que les levées s’effectuent avec du canon et des coups de fusil, et personne ne résistera, » Du moins eût-il fallu pour cela une loi précise et des ministres accrédités. – Or, rien de plus vague que la loi du 24 janvier, rien de moins considéré que les hommes chargés de son exécution. – Le contingent de chaque commune devait être fixé dans les vingt-quatre heures de la promulgation. Des registres d’enrôlements volontaires restaient ouverts pendant trois jours, et si le nombre des inscrits ne complétait pas le contingent, les appelés réglaient eux-mêmes le moyen d’y parvenir. De là mille conflits et mille querelles entre les citoyens et les officiers municipaux. En vain les commissaires mettent sur les billets : soldats de la patrie. Ces billets d’honneur, comme ils les appellent, ne séduisent nullement les paysans bretons. Si l’on joint aux ambiguïtés de la loi l’irritation des esprits et l’impuissance des magistrats, ou comprendra qu’il y avait là toute une contre-révolution.

Ce qui acheva d’exaspérer les villages, c’est que les villes furent ménagées à leurs dépens, sous prétexte qu’ils ne fournissaient pas assez de volontaires. « Faites peser la réquisition sur les paroisses les plus récalcitrantes, » écrivait imprudemment le pouvoir exécutif. Plus imprudents que leurs chefs eux-mêmes, les commissaires menaçaient des postes les plus éloignés et les plus dangereux tous ceux qui ne marcheraient pas spontanément. Les paysans, convaincus qu’on voulait les mener à la boucherie, répondirent : « Autant vaut mourir chez nous ! »

« Ce mot, dit avec raison M. Pitre-Chevalier, définit parfaitement toute leur insurrection, dans laquelle l’esprit de parti le plus aveugle a pu seul voir un complot organisé d’avance… Ce fut le mouvement le plus libre et le plus spontané qu’offre l’histoire ancienne et moderne. Les persécutions religieuses avaient comblé l’irritation populaire, la levée en masse fut la dernière goutte qui la fit déborder. »

Ce ne fut pas la noblesse qui fit soulever les masses, ce furent au contraire les masses qui entraînèrent la noblesse, au nom du peuple et de ses intérêts. Les paysans opposèrent à la république sa propre devise : Liberté, Égalité. Ou vit alors en Bretagne et en Vendée, comme l’a très-bien dit un écrivain de nos jours, cet étrange et merveilleux spectacle, si méconnu jusqu’ici par les historiens : d’un côté, un gouvernement qui s’intitulait République, et qui dépassait toutes les corruptions et toutes les tyrannies de la monarchie absolue ; de l’autre côté, une armée de paysans qui réalisait, sous le drapeau de la monarchie, toutes les théories de la république.

À l’exception de quelques levées partielles, qui s’accomplirent avec facilité (comme à Nantes et dans certaines villes du Finistère), il est vrai de dire que toutes les paroisses bretonnes repoussèrent la loi du 24 janvier. Dans le Finistère même, si puissamment administré, on ne put contenir les territoires de Lesneven, de Brest, et surtout de Saint-Pol-de-Léon. Cette répulsion fut particulièrement énergique dans le Morbihan ; on y vit plusieurs villes assaillies ou enlevées par des milliers de paysans réfractaires. Pareil fait se produisit dans la Loire-Inférieure, l’Ille-et-Vilaine et les Côtes-du-Nord.

Une première bande se rallie à une autre, et, comme une avalanche, grandit en s’avançant. À Vannes, les magistrats et la garde nationale vont au-devant de huit cents rebelles, qu’ils somment en vain de retourner sur leurs pas. D’autres bandes s’unissent à celle-ci, et elles forcent la ville sous le feu de la garnison : on s’assomme d’une part (les paysans n’avaient que des bâtons), on se fusille de l’autre. L’autorité n’a le dessus qu’en s’assurant de cent cinquante réfractaires.

« Quelles sont vos intentions ? leur demandent les juges de paix.

« – Puisqu’il n’y a plus de roi, de loi, ni de prêtres, répondent-ils, nous voulons crocher avec la nation. Nous voulons savoir de quel droit on prétend recruter. Nous ne connaissons plus de maîtres ; nous nous lèverons tous ! »

Et déjà les plus effrayants rapports viennent justifier cette menace. On reconnaît aux vengeances dont parlent des missives des hommes poussés à bout par trois ans de résignation. Les affreux événements de la Roche-Bernard viennent terrifier les administrateurs et la milice de Vannes, au moment ou ils se préparaient à courir au secours de leurs voisins. Le massacre de la Roche-Bernard fut le prologue du drame qui allait ensanglanter la Bretagne. Il faut le dire, le plus beau rôle n’y appartient pas aux insurgés ; et ses terribles représailles, qu’on va leur rendre au centuple, nous rappellent la confidence que faisait naguère un de leurs chefs à un historien estimable : « Une fois en guerre réglée, les paysans de l’Ouest furent aussi humains que le permirent les circonstances ; mais aucune parole ne saurait exprimer la frénésie de leur premier soulèvement. » Ajoutons qu’à la Roche-Bernard les deux partis eurent leurs héros comme leurs martyrs. On vit un gentilhomme, M. du Plessis, bravant la fureur des villageois égarés, aller chercher des médecins pour leurs victimes, leur porter lui-même ses secours et ses soins, et sauver dans sa maison, au risque de sa propre vie, le lieutenant Monistrol. On vit aussi la femme Priour-Ducordic se faire la gardienne intrépide et la servante dévouée des patriotes, leur donner son lit, sa table, sa bourse, et les arracher, sous divers déguisements, aux poursuites de ses propres amis.

Il faut dire aussi que la principale victime parmi les républicains, Joseph Sauveur, enthousiaste révolutionnaire, avait souvent excité les citoyens de Rennes et de la Roche-Bernard contre les paysans ; qu’il s’était montré justicier impitoyable envers les prêtres réfractaires ; enfin, que les paysans bretons lui attribuaient le coup de feu qui avait abattu un des leurs quand ils fraternisaient avec les habitants.

Quoi qu’il en soit, tout cela montrait à la République qu’après avoir semé le massacre elle allait recueillir le carnage. On se figure sans peine que la réaction n’épargnait pas les prêtres assermentés.

Les vainqueurs du la Roche, grossis de village en village, se jetèrent sur Rochefort, sur Redon et sur Guérande. Déjà l’insurrection avait trouvé d’habiles capitaines : elle le prouva à Ploërmel, et surtout à Pontivy. La garde nationale y fut écrasée par les paysans, qui s’emparèrent à coups de fourches d’une pièce de canon (15 mars 1793). À Rochefort, le chevalier de Silz commandait les villageois sous le nom de général de Rochefort. Il avait sous ses ordres Mont-Méjan, dit Dupuis, Chevalier, Guérin, La Rivière et La Roque. Il fut le premier à organiser l’insurrection par contingents de communes, qui se relevaient les uns les autres, et à lui donner le drapeau royal. Les bleus manquèrent à la défense de Rochefort, dont les blancs s’emparèrent, le 16, sans coup férir.

En trois à quatre jours l’explosion des campagnes avait ébranlé les cinq départements bretons. En plusieurs endroits, les curés patriotes guidaient les républicains contre les paysans bretons. Saint-Pol-de-Léon fut, depuis le 14 jusqu’au 24 mars, un véritable champ de bataille, à l’occasion du tirage de la conscription.

Déjà l’insurrection s’agglomérait en armée, armée d’autant plus terrible qu’elle était insaisissable, et elle trouvait chaque jour de nouveaux chefs dans les nobles compagnons de La Rouërie. Mais les meneurs les plus influents furent partout les simples laboureurs qui, comme Yves Helloco, quittèrent la charrue pour se battre en famille jusqu’à la paix. – Exposons maintenant l’insurrection de la Loire-Inférieure, et par là, entrons en Vendée.

Ce fut un spectacle imposant des deux côtés. Dans les campagnes, une armée de paysans soulevée contre la liberté des villes ; dans les cités, une armée de citoyens repoussant la liberté des paysans. Ici, de pauvres gens traqués dans leurs foyers, défendant avec des faux et des bâtons cette vieille croix du Christ qui avait affranchi le monde. Là, les fanatiques d’une religion nouvelle imposant à coups de fusil leur symbole, et convaincus qu’il allait à son tour sauver la France.

Nantes, en proie aux plus vives alarmes, apprêtait un système de défense, comme si les paysans l’eussent menacé d’un siège en règle. Au dehors, les villageois occupaient toutes les issues de la ville, à une lieue à la ronde. En vain les administrateurs essayaient-ils de leur promettre pardon entier s’ils se désistaient de leur attaque ; il était trop tard pour parler ainsi, et on ne les écoutait pas. D’ailleurs, un tribunal extraordinaire venait d’être créé pour juger tous les rebelles qui seraient pris les armes à la main. Le 15 mars, grande alerte. Le maire de Nantes redouble d’activité ; il veut que la ville qu’il administre devienne la citadelle de la République. On se disposait enfin à s’égorger en France entre Français, comme on s’égorgeait sur la frontière entre Français et Autrichiens. Ce fut alors que la Vendée tout entière se leva comme un seul homme, et vînt donner la main à la Bretagne.

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