CHAPITRE XV

Suite de la révolution en Bretagne. – La Vendée militaire. – Cathelineau. – La Rochejacquelein. – Charette. – Première époque.

(1793)

Avant de raconter le drame de la guerre de Vendée, dessinons en peu de mots le tableau géographique, et indiquons les principales divisions de cette terre de héros.

Nous entendons d’abord par Vendée toutes les parties de l’Anjou, du Poitou, du Maine et de la Normandie qui se joignirent à la Bretagne dans l’insurrection de l’Ouest : telle est proprement la Vendée militaire, dont M. Crétineau-Joly a écrit récemment l’histoire, avec cette ampleur de vues et de style qui lui est particulière.

L’ensemble de ce grand théâtre de la guerre civile a pour limites, d’un côté, la mer qui baigne les côtes de Bretagne dans toute leur étendue, et de l’autre côté, une ligne qui part de la Manche, près du Calvados, remonte l’Orne jusqu’à la source du Sarthon, suit cette rivière jusqu’à la Sarthe, traverse la Loire à Saumur, et aboutit à l’Océan, près des Sables-d’Olonne. Ce territoire renferme au moins cinq millions d’habitants. Il serait trop long d’en examiner successivement les points principaux ; nous serons donc très-bref à cet égard.

La Vendée militaire comprend presque tout le département de la Vendée, une partie de celui des Deux-Sèvres, et toute la rive gauche de la Loire dans les départements de Maine-et-Loire et de la Loire-Inférieure. Ce dernier fleuve doit être considéré comme une ligne de séparation constante entre la Vendée et la chouannerie. Ce grand centre vendéen a au moins huit cent mille habitants. On distingue en Vendée le Bocage, la Plaine, le Marais et les Îles. Le Bocage est le centre, et en quelque sorte le résumé de la Vendée, sous tous les rapports. On y trouve peu de grandes forêts, mais une quantité de petits bois, et le pays tout entier semble couvert d’arbres, tant les clôtures (composées d’un talus de cinq pieds de haut et d’une haie vive) y sont rapprochées et multipliées.

En 1793, tout ce pays était un obscur et inextricable labyrinthe, où se croisaient, entre un dôme de verdure et un gouffre de boue, ces terribles chemins creux qui engloutirent tant de bleus. Beaucoup de ces chemins étaient encaissés jusqu’à dix ou douze pieds au-dessous du niveau des terres. Il n’y avait que deux grandes routes, celle de Nantes à Saumur par Chollet, et celle de Nantes à la Rochelle par Montaigu. « Encore, dit Kléber dans ses Mémoires, ces grandes routes n’offraient-elles d’autres avantages qu’un peu plus de largeur ; car, flanquées par le même système de clôtures, on ne pouvait s’y déployer nulle part, et les embuscades et les surprises y étaient aussi dangereuses que fréquentes. »

En Vendée, dès les premiers temps du moyen âge, les libertés populaires étaient placées sous la garde et la garantie des prêtres. Qu’on s’étonne, après cela, de l’accueil que reçurent en ce pays la constitution du clergé et la levée des trois cent mille hommes. L’influence des nobles en Vendée, toute grande qu’elle était en 1793, était subordonnée à celle des prêtres. Comme l’intérêt des seigneurs ne se séparait presque jamais de celui des fermiers, cette solidarité matérielle engendrait la fraternité morale. Toute la Vendée étant divisée par métairies dont les fruits se partageaient entre les propriétaires et les cultivateurs, les relations entre ceux-ci et ceux-là étaient journalières et continuelles. Les uns s’affligeaient naturellement des pertes des autres, et se réjouissaient de leurs bénéfices.

Toutes les métairies qui dépendaient d’un château en faisaient en quelque sorte partie, et les métayers composaient ou complétaient la famille du seigneur. C’étaient à peu près de part et d’autre les mêmes mœurs, le même langage, et parfois le même habit. Le noble présidait en père à toutes les phases de la vie du fermier : à son baptême, à son mariage et à sa mort. Il était son conseil et son avocat dans ses affaires, son confident dans ses joies et son consolateur dans ses chagrins. Il lui remettait son loyer, ou même lui prêtait du grain et de l’argent dans les années de détresse. Il le faisait asseoir à sa table et le servait de sa main, toutes les fois qu’il recevait sa visite. Le métayer lui rendait la pareille chez lui dans la même occasion, et cela se renouvelait à peu près tous les jours. S’il y avait un malade à la ferme, tout le château accourait : madame la comtesse ou madame la marquise apportait des drogues ou des douceurs, se faisait garde-malade et sœur de charité. Les bals du dimanche se tenaient dans la cour du manoir. Le maître dansait avec ses métayères, les métayers avec la maîtresse ; on trinquait et l’on chantait ensemble, sans que la familiarité oubliât jamais le respect.

Hâtons-nous de dire que la plupart des nobles familles vendéennes ont conservé ces habitudes patriarcales.

Cette fraternité profonde avait trois racines également sacrées : la religion, l’éducation et le patriotisme. Beaucoup de citadins, surtout dans le Bocage, prenaient part avec les paysans aux chasses des nobles, le seul luxe de ces derniers. Cette fraternité dans un plaisir qui efface si facilement toutes les distances, eut les plus heureux résultats lors des guerres vendéennes ; aussi verrons-nous un grand nombre de bourgeois parmi les officiers de l’armée de l’insurrection. Et si d’autres, adoptant la révolution qui les élevait à l’aristocratie, firent une guerre énergique aux ennemis de la République, presque tous les épargnèrent ou les sauvèrent quand l’occasion s’en présenta. L’ennemi du bourgeois vendéen était plutôt le paysan que le gentilhomme. Le villageois se faisait un jeu de gouailler, selon son expression, ou même de vexer tout parvenu qui se donnait des airs de grand seigneur. Aussi ces deux classes furent les plus acharnées l’une contre l’autre pendant la Révolution.

En 1793, on ne voyait en Vendée ni un mendiant ni un aubergiste, ce double fléau des campagnes. Celui qui n’avait ni feu ni lieu n’avait qu’à entrer à la première ferme venue ; il y trouvait du travail, un gîte et du pain. Ainsi du voyageur, quelle que fût sa condition : l’hospitalité l’attendait et l’hébergeait de porte en porte, d’un bout à l’autre de la Vendée. Presque tous les traités se faisaient de vive voix, sans notaire ni papier, et se gardaient religieusement sur parole pendant une suite de générations. On savait à peine ce que c’était qu’un voleur dans le pays. La confiance générale était telle, que les maisons restaient ouvertes tout le jour et se fermaient à peine durant la nuit.

Nous nous arrêtons à regret, et nous pensons ne pouvoir mieux terminer ces aperçus, que nous empruntons aux historiens de la Vendée, qu’en laissant tracer à la plume de M. Crétineau-Joly un parallèle fort juste entre le caractère des Bretons et celui des Vendéens.

« Autant le Breton est âpre, emporté et tenace dans ses idées, autant le Vendéen a de douceur et d’aménité dans le caractère. Façonnés de longue main aux tourmentes des guerres civiles, les enfants de l’Armorique ont tous encore dans la tête et dans le cœur un peu de ces instincts belliqueux qui caractérisaient leurs grands hommes… Habitants d’un pays plus riant et plus tranquille, les Angevins et les Poitevins n’avaient pas les mêmes mœurs. Tout était contraste en eux, tout, jusqu’à la bravoure, ne procédant pas des mêmes causes, ne produisant pas les mêmes résultats. Plus expansifs, plus joyeux, même à travers ce fonds de tristesse qui caractérise l’habitant du Bocage, les paysans de l’Anjou et du Poitou n’avaient jamais été nourris de cette passion militaire qui acclimata chez les Bretons la sombre énergie dont ils donnèrent tant de preuves. Les guerres de succession, de religion ou d’envahissement ont bien aussi passé sur la tête de leurs ancêtres ; mais ces guerres n’ont laissé aucun fiel dans les cœurs, aucune trace sur ces dernières provinces. Après la victoire ou la défaite, les paysans ont repris leurs travaux de la semaine, leurs plaisirs du dimanche, comme si rien n’avait troublé les simples félicités de leur vie et les joies de la famille… Les Vendéens de 1793 ne savaient des choses et des hommes que ce qu’ils en apprenaient au prône de leurs curés. Ils pratiquaient avec simplicité toutes le vertus chrétiennes, et ne se doutaient guère qu’ailleurs il en pût être autrement. Aussi ces hommes encore primitifs ne comprirent rien aux passions que 1789 avait fait déborder. »

Mais il est temps de dire au lecteur les causes véritables de l’insurrection vendéenne, cette guerre de géants, comme l’appelait Napoléon dans son admiration.

Le complot de la Rouërie avait, dès 1791, enveloppé la Vendée sous le nom de Confédération poitevine et par l’entremise influente du prince de Talmont ; mais là comme en Bretagne toute l’habileté du grand conspirateur n’avait pu qu’enrôler les gentilshommes sans entraîner les paysans. Les Vendéens aussi attendaient que la révolution vînt les traquer dans leurs chaumières. Ils repoussèrent, il est vrai, la constitution civile du clergé, mais sans lui opposer d’autres armes que la fidélité à leurs croyances. Ils tournèrent le dos aux curés constitutionnels, mais sans les maltraités comme en basse Bretagne ; ils recueillirent et cachèrent leurs prêtres proscrits, et allèrent entendre leur messe et recevoir leur bénédiction dans les genêts, mais sans leur former un rempart de leurs corps et de leurs fusils, comme les Morbihannais.

Tous les soulèvements qui précédèrent celui de 1793 manquèrent en effet d’ensemble et de suite. Ainsi, près de Bressuire, le 24 août 1792, le poêlier-maire Delouche, après avoir incendié le district de Châtillon, lance une masse de paysans contre les gardes nationaux des villes voisines.

Ces malheureux sont facilement mis en pièces, et leurs vainqueurs emportent au bout de leurs baïonnettes des oreilles, des nez et des mains sanglantes. Comment les plus paisibles Vendéens eussent-ils souffert de telles atrocités sans représailles ? – Joly, chirurgien de Machecoul, venge aux Sables-d’Olonne les victimes de Bressuire. Près de la Garnache et de Beauvoir, le perruquier Gaston revêt l’habit d’un officier qu’il tue, et conduit les Maraîchins au carnage. Dangy, de Vue, se rue sur Pornic. Mais Souchu surtout, le féroce Souchu, ravage le bas Poitou. Cet homme était un bandit qui exploitait au profit de sa rage personnelle le mécontentement des Vendéens. Enfin parut la loi du recrutement, accompagnée des tribunaux criminels ; et, en présence de cette suprême raison de la tyrannie révolutionnaire, toute la Vendée se lève avec la chouannerie, au même cri de ralliement : « Puisqu’il faut mourir, mourons au pays, et mourons pour la liberté de nos consciences et de nos foyers ! »

Depuis que la levée des trois cent mille hommes était décrétée, les jeunes gars vendéens se demandaient entre eux s’ils tireraient à la milice. « Non, fut leur réponse unanime. Mieux vaut mourir au pays qu’à la frontière ! » Ce fut le 10 (ou le 13) mars qu’ils se rendirent dans les districts pour voir les listes d’enrôlement. Cette journée se termina par des menaces et des injures. Mais on apprit, dans la nuit, que les patriotes faisaient demander des secours dans les villes. On assura même que le district de Machecoul avait fait fabriquer un grand nombre de menottes pour emmener à la frontière les jeunes gens attachés deux à deux. À cette nouvelle, le tocsin sonne de toutes parts, les campagnes retentissent du cri de vengeance, et l’on se porte en masse aux chefs-lieux, où l’on brûle tous les papiers, sans en excepter les registres de l’état civil.

Ce qui se passa le 10 mars à Saint-Florent-le-Vieil donnera l’idée de toute l’insurrection vendéenne. – Les commissaires du district étaient assemblés dans la chapelle des Bénédictins, dont on avait fait l’église paroissiale en attendant qu’on la brûlât. À la porte, une coulevrine chargée à mitraille menaçait les jeunes gars qui refusaient de venir tirer. Ceux-ci arrivaient par bandes sous la gueule du canon, avec leurs parents, leurs fiancées et leurs amis ; leurs rangs grossissaient d’heure en heure sur la place ; mais pas un ne se rendait à l’appel qui les réclamait. « Venez tirer, ou vous allez mourir ! » hurle un commissaire. « Plutôt mourir ! » répond un jeune gars. Un coup de canon part et laboure les rangs des conscrits. Mais déjà tous se sont rués sur la pièce, et dispersent, ou assomment avec leurs bâtons, artilleurs et commissaires.

Ils se retiraient le soir, croyant tout fini, lorsqu’ils rencontrèrent Jacques Cathelineau, pauvre marchand colporteur de laine, père de cinq enfants, humble, sage, vénéré du pays entier comme un saint, oracle et arbitre aimé sur tous les champs de foire d’alentour. Cathelineau venait d’apprendre la révolte de Saint-Florent, au moment où il pétrissait son pain ; aussitôt il avait endossé sa veste et volait au secours de ses frères, lorsqu’il aperçut les jeunes gens qui s’en retournaient chez eux. À l’instant, cet homme de génie en sabots devina sa vocation et celle de son pays.

« Que comptez-vous faire maintenant, mes amis ? demanda-t-il aux villageois.

« – Nous tenir tranquilles et reprendre nos travaux.

« – Alors vous allez tous mourir !

« – Comment cela ?

« – Les gendarmes que vous avez battus ce matin vont venir demain vous prendre ou vous tuer l’un après l’autre dans vos chaumières… Ce que vous venez de faire exige une suite. »

À ces mots les jeunes gars se rangent autour du voiturier Cathelineau : ils sont vingt-sept aujourd’hui, et n’ont que des bâtons ; dans trois mois ils seront vingt mille, et assiégeront Nantes, sous les ordres du généralissime Cathelineau. – Telle fut l’héroïque simplicité de l’insurrection vendéenne.

Cathelineau et ses compagnons, recrutant des forces de métairie en métairie, arrivent le 14 mars à la Poitevinière. Le tocsin sonne de clocher en clocher : à ce signal, tout paysan s’arme de ce qui lui tombe sous la main, fusil, bâton, faux, fait sa prière et court rejoindre ses frères.

On attaque le château de Jallais, défendu par la ligue et la garde nationale de Chalonnes, sous les ordres du médecin Rousseau. Celui-ci croit les réduire en faisant braquer sur ces hommes indisciplinés une pièce de six ; mais les intrépides Vendéens improvisent la tactique qui leur donnera tant de victoires : ils se jettent tous spontanément contre terre, laissent passer la mitraille, se relèvent, et, prompts comme la foudre, enlèvent la pièce et ceux qui la servent. Ils imposent aussitôt à ce premier trophée le nom de Missionnaire. Puis ils surprennent Chemillé, où ils saisissent encore trois canons et des fusils. Là, de nouvelles recrues arrivent à Cathelineau. Les mêmes scènes se passaient en même temps sur tous les points de l’Anjou et du Poitou, et exaspéraient au dernier point le républicanisme des cités, qui était impuissant à réprimer ces premiers succès des paysans.

À Maulévrier, le garde-chasse Stofflet, homme résolu, armait douze cents paysans. Tonnelet, autre garde, en réunissait cent cinquante, et leurs rangs se grossissaient des insurgés de Mauves, chassés par la garde nationale de Nantes. Les gens de Pouzauges et des alentours forment une petite armée, mettant à leur tête MM. de Sapinaud, de La Verrie et Royraud, et livrent à Saint-Vincent une bataille en règle aux bleus : là, comme à Jallais, les canons sont enlevés à coups de fourche. Tout le centre du Bocage, tout le pays de Fontenay à Nantes, sont en armes sous les ordres de Béjarry, de Verteuil et autres châtelains.

Le 15 mars, Stofflet, Tonnelet et Forêt s’unissent à Cathelineau pour attaquer Chollet ; le combat dure cinq heures, au bout desquelles les Vendéens entrent en vainqueurs dans la place. De là Cathelineau court à Vihiers repousser les gardes nationales de Saumur, et leur enlève un magnifique canon, que ses soldats surnomment Marie-Jeanne. Le conseil de Maine-et-Loire, épouvanté, demande à la Convention nationale un tribunal d’abréviation, pour faire tomber les têtes des conspirateurs ; mais toutes les mesures de rigueur ne font que donner des ailes à l’insurrection. Elle s’étend, comme une traînée de poudre, de la Loire à la mer ; et la Convention, n’ayant pas de soldats pour la combattre, vote deux millions pour la corrompre.

On voit combien l’insurrection de l’Ouest fut populaire et libérale : le choix des nobles qui la commandèrent n’est qu’une preuve de plus de cette vérité. Cathelineau avait dit dès le principe : « Nous sommes aussi braves que les gentilshommes, mais ils sont plus savants que nous ; c’est à eux de nous diriger. » Aussitôt chaque village courut prendre pour chef le seigneur du manoir le plus proche. Les gentilshommes, qui avaient vu échouer le complot de La Rouërie, ne purent croire d’abord au succès des paysans. Tous, ou presque tous, refusèrent donc, dans les premiers temps, de s’y associer ; et ce fut par dévouement qu’ils cédèrent à cette voix du peuple, où ils ne reconnaissaient pas encore la voix de Dieu.

M. de Sapinaud, un des premiers chefs de la Vendée centrale, ayant été presque enlevé à sa famille par les villageois pour être leur commandant, hésitait à se mettre à leur tête ; mais ce fut en vain : « Que m’auriez-vous fait, leur dit-il plus tard, si j’avais refusé de vous conduire ? – Je vous aurions tiré un coup de fusil, » répondit un de ces Spartiates chrétiens. C’est ainsi que MM. de Charette, de La Rochejacquelein, de Lescure, d’Elbée, de Bonchamps, etc., passèrent à l’improviste de la retraite au champ de bataille. Toutes ces nobles têtes, dont nous regrettons de ne pouvoir au moins esquisser les traits, étaient dominées par la grande et populaire figure de Cathelineau, entouré de ses quarante-deux parents. Ce paysan de génie était la complète incarnation de la Vendée.

Les premières armes des Vendéens furent les bâtons qu’ils avaient pris pour se rendre au tirage. Une fois en pleine révolte, ceux qui possédaient des fusils de chasse les avaient saisis ; ceux qui n’en avaient pas prirent des fourches, emmanchèrent des faux à l’envers, se firent des sabres avec des faucilles, et attendirent ainsi que la défaite des bleus leur procurât des armes régulières. Ils allaient au combat en disant à haute voix le chapelet, qui ne quittait jamais leur bras ; une haute piété régna toujours dans la grande armée proprement dite. « Tout ce qu’on a dit et écrit du courage vendéen (c’est un républicain qui parle) est croyable pour l’observateur qui habitait le pays. » Le Vendéen, muni de l’absolution, courait à la mort comme à une fête, bien sûr d’aller droit au ciel. Les paysans s’organisaient par compagnies et par clochers. Chaque compagnie choisissait son capitaine par acclamation ; c’était d’ordinaire le paysan connu pour le plus fort et le plus brave ; tous lui juraient obéissance, à la vie, à la mort. Ceux qui avaient des chevaux formaient la cavalerie ; ceux qui n’en avaient pas se réservaient d’en prendre aux bleus ; ainsi des fusils, des pistolets et des sabres. Parmi ces soldats il y avait moins de souliers que de sabots, et ces derniers manquaient souvent : n’importe. Chacun attachait à sa boutonnière, à côté du chapelet et du sacré-cœur, sa cuiller de bois ou d’étain.

Bien peu de chefs parvinrent à équiper régulièrement un corps complet ; M. de Bonchamps fut peut-être le seul. Ses chasseurs, après la prise de Saumur, portaient l’habit vert fleurdelisé, le pantalon blanc, le gilet blanc, les revers blancs et les épaulettes vertes. Mais cet uniforme ne dura pas longtemps ; les paysans lui préféraient leur costume journalier, plus ou moins rapiécé, plus ou moins en guenilles.

« Généralement, dit un auteur moderne, les compagnies vendéennes offraient le coup d’œil le plus étrange et le plus disparate : c’étaient des chevaux et des hommes de toutes tailles et de toutes couleurs, – des selles entremêlées de bâts, – des chapeaux, des bonnets et des mouchoirs de tête, – des reliques attachées à des cocardes blanches, – des cordes et des ficelles pour baudriers et pour étriers, – des étendards et des épaulettes républicaines pendues à la queue des chevaux, etc., etc. Les victoires amenèrent l’abondance des armes et des munitions sans rien changer au désordre de la tenue.

« Les chefs n’avaient guère plus de coquetterie. Les capitaines de paroisse n’ajoutaient à leur costume villageois qu’un long plumet blanc, fixé à la Henri IV, sur le bord relevé de leur chapeau. Les officiers gardèrent leur premier habit de gentilhomme tant qu’il dura ; mais la plupart négligèrent de le renouveler, et le remplacèrent par tout ce qui leur tomba sous la main. Un adjudant-général de la république, introduit dans les bois de Vesins, refusa de reconnaître M. de La Rochejacquelein sous sa veste de bure et son bonnet de laine, avec son bras en écharpe dans un grossier mouchoir. On vit le chevalier de Beauvallier aller au feu en robe de procureur. Quand M. de Verteuil se fit tuer, il portait deux cotillons de serge grise, l’un attaché au cou, et l’autre à la ceinture. M. Royer avait un turban et un habit turc, dépouille d’un acteur ambulant. »

L’antiquité n’offre rien de comparable à tant de simplicité unie à tant d’héroïsme.

Les prêtres bénissaient les armes, ils ramenaient les fuyards au combat en leur montrant le crucifix, et ils assistaient héroïquement les blessés jusque sous la gueule des canons. Les femmes partageaient avec eux ce rôle de dévouement.

La tactique des Vendéens est devenue célèbre. Pendant que leur avant-garde attaquait l’ennemi de front, tout le corps d’armée l’enveloppait en se dispersant à droite et à gauche. Ce cercle invisible se resserrait en tiraillant à travers les haies, et si les bleus ne parvenaient point à se dégager, ils périssaient tous dans quelque carrefour ou dans quelque chemin creux. On conçoit quel était l’avantage des indigènes dans ce labyrinthe fourré du Bocage, dont eux seuls connaissaient les détours ; s’ils étaient vaincus, ils trouvaient le même avantage pour fuir. Ces soldats primitifs n’entendaient rien à la retraite ; point de milieu à leurs yeux entre la victoire et la déroute.

Le Vendéen n’avait rien du soldat régulier ; il ne savait pas même faire une patrouille, ni monter une garde. Même inhabileté dans les sièges, qui furent tous mortels pour la Vendée. Enfin les combats nocturnes étaient la terreur des plus intrépides. Les Vendéens étaient, dans toute l’acception du mot, des hommes libres, se battant librement et gratuitement pour une cause, et sous des chefs de leur choix.

« Le Vendéen, dit M. Crétineau-Joly, garde son individualité jusque dans les camps. Il s’asseoit à la table de son général. Il veut prendre sa part des conseils, bien sûr de se présenter le jour où on fera appel à sa valeur. Dans cette prétention, commune aux Bretons ainsi qu’aux Manceaux, il ne faudrait pas chercher une trace d’orgueil. Le paysan de l’Ouest, quand il se sait prévenu du danger, est plus sûr de lui. L’incertitude inquiète son courage, et dans ses défiances il a toujours une arrière-pensée qu’on peut le trahir. Libre et sincère, il ne cache ni à lui ni aux autres la vérité. Si un gentilhomme a faibli : Ce que vous avez fait n’est pas beau pour un noble, lui avouent-ils dans leur rude franchise. On en a entendu même dire à leur général : Vous avez été un peu lâche à tel choc. Et personne ne peut taxer ces jugements d’injustice ou d’irréflexion. Les volontaires ont vu, ont jugé leurs officiers sur le champ de bataille. »

Comme le dit très-bien M. Pitre-Chevalier, « le Vendéen est un géant, mais un géant comme Antée, qui perd toute sa force en quittant le sol maternel. » Une fois éloignés de leur clocher, séparés de leur famille et privés de leur maison, les Vendéens ne formèrent qu’une armée sans ordre et sans vigueur, décimée par la nostalgie, et, d’efforts en efforts désespérés, ils aboutirent aux désastres de Savenay, du Mans, de Dol et de Quiberon.

Mais il est temps de parler de Henri de La Rochejacquelein et de Charette, les deux héros les plus populaires et les plus opposés de l’armée vendéenne.

L’apparition de Henri de La Rochejacquelein dans l’armée vendéenne n’eut lieu que le 14 avril 1793. – La Semaine sainte avait rappelé les paysans aux devoirs de Pâques. Pendant cette trêve de Dieu, le pays sembla calmé comme par enchantement, et la Convention, croyant qu’elle n’avait plus qu’à punir, se mit à discuter ses plans de vengeance. Elle délibérait encore le lundi de Pâques, lorsque les Vendéens reprirent les armes avec une nouvelle ardeur. Les magistrats républicains de Bretagne et de Vendée rendirent aussitôt les décrets suivants :

« 1°La Convention arrête que, huit jours après la publication du présent décret, tout citoyen est tenu de dénoncer et arrêter les émigrés, ses père et mère, et les prêtres dans le cas de déportation, qu’il saura être sur le territoire de la République. Les émigrés et les prêtres qui sont dans ce cas seront conduits dans la prison du district, jugés par un jury militaire, et punis de mort dans les vingt-quatre heures.

« 2°Les citoyens pris les armes à la main seront livrés, dans les vingt-quatre heures, à l’exécuteur des jugements criminels, et mis à mort après que le fait aura été reconnu et déclaré constant par une commission militaire de cinq membres, formée par les officiers des divisions employées contre les révoltés. »

Dès lors les généraux républicains furent traités comme les anciens capitaines carthaginois : on leur imposa la victoire ou la mort. Le vieux Marcé, battu par Sapinaud et Royraud, fut réservé pour la guillotine, où il monta l’année suivante. On lâcha sur le Bocage les brigands connus sous le nom de Vainqueurs de la Bastille. En même temps arrivaient à l’armée républicaine ces conventionnels besoigneux, dont l’insolence égalait la lâcheté. Dès leur premier début, les vainqueurs de la Bastille furent chassés de Coron par les bourgeois et les femmes, et reculèrent neuf contre un devant quelques paysans conduits par Jean Brunet. La défaite de Chemillé apprit aux commissaires de la Convention ce qu’étaient les Vendéens. Ici cependant la trahison servait la République : l’artilleur Bruno déchargea les pièces pendant la nuit, et les bourra de terre et de sable. Surpris et dénoncé, il fut fusillé à la vue des premières lignes républicaines. On trouva sur lui le prix de sa trahison, en or et en assignats. Bruno fut le premier et le dernier traître vendéen.

Berruyer, général républicain, justifia sa défaite par un rapport tellement favorable aux Vendéens, qu’il fut tenu secret. – Cependant, faute de munitions, les Vendéens ne profitèrent pas du grand choc de Chemillé ; Berruyer revint sur cette ville et la reprit. Cette nouvelle sauva les prisonniers républicains détenus à Chollet depuis un mois par le comité royaliste. On vit à cette occasion toute la différence du caractère breton et du caractère vendéen. Quinze cents Bretons, arrivés dans la nuit à Chollet, voulaient massacrer tous les prisonniers ; les Vendéens du pays, au contraire, agenouillés dans la cour même de la prison, priaient Dieu, les mains jointes, de ne pas permettre le massacre. Le passage de d’Elbée vaincu et la dispersion de sa troupe exaucèrent le vœu de ces braves gens.

Dans le même temps, Bonchamps et ses hommes étaient écrasés au Ménil par Gauvilliers. Enfin celui-ci, formant un cercle avec Ligonnier, Berruyer et Quétineau, allait broyer les quatre chefs de l’armée d’Anjou, retirés à Tiffauges, lorsque surgit Henri de La Rochejacquelein.

Quand l’insurrection du mois de mars éclata, La Rochejacquelein était à Clisson avec M. de Lescure et sa famille, objet de respect et d’amour pour tout le pays. L’ordre de tirer à la milice arriva à Clisson ; Henri était de la classe du tirage. Un jeune paysan qui venait de l’armée rebelle lui dit : « Est-il bien possible, Monsieur, que vous irez dimanche tirer la milice à Boismé, pendant que vos paysans se battent pour ne pas tirer ? Venez avec nous, Monsieur, tout le pays vous désire et vous obéira. – Je pars ! » répondit Henri. M. de Lescure allait le suivre ; mais Henri lui confiant sa famille : « Je viendrai te délivrer si on t’arrête ! » Il prit aussitôt, dit Mme de La Rochejacquelein (alors de Lescure), cet air fier et martial, ce regard d’aigle que depuis il ne quitta plus… Il arriva pour assister à la déroute du Ménil. – Tout est perdu ! lui dirent Bonchamps, Cathelineau, Stofflet et d’Elbée ; nous n’avons plus deux livres de poudre. Henri se retira, navré, à Saint-Aubin, chez sa tante. » – Laissons parler cette noble femme, et citons ses Mémoires.

« Il n’y avait encore aucun chef, aucun point de réunion dans ces cantons. Les paysans dont les paroisses n’étaient pas occupées par les républicains arboraient le drapeau blanc et s’en allaient joindre l’armée d’Anjou. Henri ne supposait pas qu’il eût rien à faire. Les paysans, apprenant qu’il était arrivé, vinrent le trouver en foule, le suppliant de se mettre à leur tête ; ils l’assurèrent que cela ranimerait tout le pays, et que le lendemain il aurait dix mille hommes à ses ordres. Il ne balança pas, et se déclara leur chef. Dans la nuit, les paroisses des Aubiers, de Nueil, de Saint-Aubin, des Échaubroignes, de Cerqueux, d’Izernay, etc., envoyèrent leurs hommes, et le nombre promis se trouva à peu près complet. Mais les pauvres gens n’avaient pour armes que des bâtons, des faux, des bûches ; il n’y avait pas en tout deux cents fusils ; encore c’étaient de mauvais fusils de chasse. Henri avait découvert soixante livres de poudre chez le maçon qui en avait fait emplette pour faire sauter les rochers : ce fut un trésor. M. de la Rochejacquelein parut le matin à la tête des paysans, et leur dit ces propres paroles : « Mes amis, si mon père était ici, vous auriez confiance en lui. Pour moi, je ne suis qu’un enfant ; mais par mon courage je me montrerai digne de vous commander. Si j’avance, suivez-moi ; si je recule, tuez-moi ; si je meurs, vengez-moi ! » On lui répondit par de grandes acclamations. Avant de partir, il demanda à déjeuner ; pendant que les paysans allaient chercher du pain blanc pour leur général, il prit un morceau de leur pain bis, et se mit à manger de bon cœur avec eux. Cette simplicité, qui n’avait rien d’affecté, les toucha beaucoup sans qu’il s’en doutât. Malgré tout leur zèle, ces braves gens étaient un peu effrayés ; d’autres venaient d’être témoins d’une défaite ; presque tous se trouvaient sans armes. Cependant la troupe arriva jusqu’aux Aubiers, que les bleus occupaient depuis la veille. Les paysans se répandirent autour du village, marchant derrière les haies en silence, Henri, avec une douzaine de bons tireurs, se glissa dans un jardin, assez près de l’endroit où étaient les républicains. Caché derrière la haie, il commença à tirer ; les paysans lui approchaient à mesure des fusils chargés. Comme il était grand chasseur et fort adroit, presque tous ses coups portaient. Il en tira près de deux cents, ainsi qu’un garde-chasse qui était auprès de lui. Les républicains, impatientés de perdre ainsi du monde sans voir leurs ennemis et sans être attaqués en ligne, firent un mouvement pour se mettre en bataille sur une hauteur qui se trouvait derrière eux. Henri profita du moment, et se mit à crier : « Mes amis, les voilà qui s’enfuient ! » – les paysans se le persuadèrent. Aussitôt ils sautèrent de toutes parts par-dessus les haies en criant Vive le roi ! Les échos augmentaient le bruit. Les bleus, surpris d’une attaque si imprévue et si étrange, n’achevèrent pas leur mouvement et prirent la fuite en désordre, abandonnant deux petites pièces de canon, leur seule artillerie. Les vendéens les poursuivirent jusqu’à une demi lieue de Bressuire. Il y en eut soixante-dix de tués et beaucoup de blessés. »

Telle fut la première victoire de La Rochejacquelein ; elle sauva la Vendée, qui allait périr en naissant.

Des Aubiers Henri court aussitôt sur Tiffauges, et délivre l’armée d’Anjou. Cathelineau et Bonchamps reprennent courage. Les Vendéens rentrent successivement à Cholet, à Chemillé, à Vihiers ; ils mettent en déroute Ligonnier, qui abandonne mille cadavres et son artillerie tout entière sur le champ de bataille. Henri et Cathelineau enlèvent le château de Bois-Groleau à Tribert, à qui La Rochejacquelein rend son épée, en le faisant asseoir à sa table. On tue lâchement aux blancs deux parlementaires à Saumur, et ils traitent leurs prisonniers en chrétiens, ou les renvoient sans rançon.

Le 24 avril, les Vendéens remportent l’importante victoire de Beaurepaire, et huit jours après La Rochejacquelein court délivrer Donnissan, Lescure et Marigny, dans lesquels la Vendée trouva trois bons généraux de plus.

L’armée d’Anjou passa deux jours à Bressuire, sans exercer aucunes représailles : à Bressuire, où les Marseillais, malgré l’honnête Quétineau et les autorités de la ville, impuissants à les contenir, avaient sabré, dans leur vengeance, onze Vendéens sans armes, arrachés de leurs lits, et qui moururent à genoux en criant : « Gloire à Dieu ! vive le roi ! »

Alors parut Charette, que, dès les premiers jours de mars, les gars de Machecoul et des environs étaient allés chercher dans sa retraite de Fonteclause. Il refusa deux fois de se mettre à leur tête : la troisième fois, ils lui déclarèrent qu’ils le tueraient sur place s’il n’acceptait pas enfin le commandement. Charette, devinant ce qu’on pouvait faire d’hommes aussi résolus, leur dit : « Je serai votre chef, mais je le serai sérieusement. Souvenez-vous que c’est vous qui l’avez voulu, que vous me suivrez partout où il me plaira, que vous m’obéirez, quoi que je vous commande, et que le premier qui élèvera sa voix contre la mienne sera fusillé à l’instant ! »

Le lendemain, l’armée de Charette faisait trembler le Marais et la Plaine. Ce chef et cette armée n’avaient rien de commun avec la grande armée chrétienne ; Charette entendait et fit à sa manière la guerre de partisan. Il avait toutes les qualités et tous les défauts des dictateurs. Armé d’une force morale incroyable et d’une immense confiance en lui-même, il ne souffrait ni les ordres, ni les conseils, ni la résistance, ni la contradiction ; il allait à son but envers et contre tous, aimant mieux échouer à sa façon que de réussir à celle des autres, préférant un pouvoir absolu dans son Marais au commandement disputé de la grande armée vendéenne. Il n’avait ni la piété de M. de Lescure, ni la chaleur de M. de La Rochejacquelein, ni la générosité de M. de Bonchamps ; mais il réunissait à froid tout leur courage, tous leurs talents militaires. Il y avait en lui beaucoup de Du Guesclin commandant les grandes compagnies.

Il commença par réprimer les attentats du féroce Souchu, qui déshonorait le nom de Vendéen par les plus horribles cruautés ; il fit tonner la voix des prêtres contre ses paysans assassins, et donna son propre château pour asile au républicain Bourrier, poursuivi par Souchu. Il garda en personne les captifs désignés par cet homme sanguinaire à ses bourreaux. Enfin il le fit juger militairement, et un sapeur lui fendit la tête de deux coups de hache.

Les premières tentatives de Charette pour défendre le pays contre le progrès des armées républicaines ne furent pas heureuses. Ses paysans l’abandonnèrent sur un champ de bataille, et quelques-uns même essayèrent d’attenter aux jours de cet homme de fer. Il se vengea enfin des bleus à Legé et à Sainte-Pazanne, à Saint-Colombin, où il en écrasa douze cents le 6 mai, et à Machecoul, où l’ancien régiment de Lamark passa aux Vendéens avec armes et bagages. À force d’audace et de persévérance, il ramena la victoire sous les drapeaux royalistes.

« Tout va mal, écrivait Canclaux à la Convention. Nos volontaires refusent le combat ou se font battre honteusement. Les enfants de Paris ont seuls l’enthousiasme national. Les patriotes de ces provinces ne l’auront que lorsqu’on leur accordera de brûler les châteaux et de confisquer les terres à leur profit. Il faut leur offrir ce stimulant, qui leur permettra de se dévouer à la France. » Ce fut alors que la révolution, ne pouvant triompher par l’autorité, organisa publiquement la Terreur. Déjà, depuis un mois, les prisonniers blancs étaient fusillés à Nantes, et la guillotine fonctionnait avec une redoutable activité. Les délations pleuvaient de toutes parts et multipliaient les victimes. Les tribunaux révolutionnaires des chefs-lieux étant insuffisants, on en établit dans les moindres villes, telles que Savenay et Paimbœuf. On déclara les habitants de chaque commune responsables de tous les actes contre-révolutionnaires dont ils ne livreraient pas les auteurs à la justice. – À ces lâchetés, la Vendée catholique répondit par de nouveaux exploits.

L’armée d’Anjou s’avançait en grossissant comme une marée montante ; elle assiégea l’importante place de Thouars le 6 mai, le jour même de la victoire de Saint-Colombin. Le 7, la ville était cernée par quatre côtés à la fois : Donnissan, Marigny, Cathelineau, Stofflet, d’Elbée, Lescure, La Rochejacquelein et Bonchamps bloquaient la place. Deux fois la poudre leur manque… Après des efforts inouïs et une égale bravoure des deux parts, les assiégés se rendirent. Mais le plus beau triomphe des Vendéens fut de se vaincre eux-mêmes, en épargnant les habitants de Thouars, qui naguère s’étaient livrés, dans leurs campagnes, aux brigandages les plus impitoyables. Toutes les représailles des vainqueurs se bornèrent à faire un feu de joie des habits bleus, des drapeaux tricolores et des archives du district. Cinq mille prisonniers furent élargis sans rançon ; un grand nombre d’entre eux entrèrent avec enthousiasme dans les rangs vendéens. Les chefs signèrent de leur main des sauf-conduits pour tous ceux qui avaient combattu contre eux. La révolution s’arma de ces généreux passe-ports comme d’autant de preuves de rébellion, et elle jeta dans les cachots les parents de tous ceux qui les avaient accordés.

Les Vendéens ne surent pas profiter de leur victoire ; ils perdirent deux jours à Thouars, et après avoir enlevé difficilement La Châtaigneraie, une grande partie étant retournés chez eux, de vingt mille qu’ils étaient d’abord, ils n’arrivèrent plus que de sept à dix mille à Fontenay (16 mai), où ils furent complètement battus. Ils y laissèrent deux cents prisonniers et Marie-Jeanne, dont la perte les découragea encore plus que leur défaite. Rien ne put arrêter la dispersion générale : toute l’année s’écoula comme un torrent, et les chefs se trouvèrent seuls avec quelques volontaires.

Alors Cathelineau se fait missionnaire, il va de ferme en ferme rallier les paysans : « Vous aviez pillé à La Châtaigneraie, leur dit-il, le bon Dieu vous a punis à Fontenay. Mais il faut reprendre Marie-Jeanne. Rendez-vous dans huit à jours à Châtillon-sur-Sèvre. La victoire nous y attend ! » Et, au jour dit, trente-cinq mille Vendéens se retrouvent sous les armes. Tous jurent de mourir ou de reprendre Marie-Jeanne. Ils n’ont que leur courage, avec quelques vieux fusils de chasse et leurs faux à l’envers. « Allons, les gars, crie La Rochejacquelein, s’il n’y a pas de poudre dans vos poches, il y en a dans celles des bleus. » Lescure s’avance sous la mitraille républicaine, l’essuie sans blessures, et agite son chapeau en criant : « Vive le roi ! Vous voyez bien, mes amis, que les bleus ne savent pas tirer… Ainsi donc, en avant ! » Au premier choc, les Vendéens sont maîtres de la plaine, et un instant après ils pénètrent dans la ville. Une balle atteint Bonchamps, il tombe de cheval et crie à Lescure : « Songez à nos prisonniers ! » Les paysans furieux sabrent tous les bleus qui leur tombent sous la main : enfin ils sont maîtres de Fontenay, de plus de trois mille prisonniers, de quarante canons et d’une masse de fusils. Mais les bleus ont entraîné Marie-Jeanne dans leur fuite ; les Vendéens s’élancent à sa conquête ; le merveilleux canon est arrosé de leur sang, ils le tiennent, ils l’ornent de feuillage et le ramènent avec eux comme leur plus glorieux trophée.

Parmi les prisonniers vendéens délivrés par Lescure, citons Pierre Bibard, dont le nom mérite l’immortalité.

Bibard était resté, le 16 mai, sur le champ de bataille, avec quatre-vingt-dix-sept braves de la compagnie dont il était capitaine, et qui, après la déroute des royalistes, se firent tous hacher sur leurs canons. Bibard, couvert de vingt-six blessures, survécut seul et fut jeté en prison, où on l’abandonna nu et sanglant. Il souffrait le martyre depuis huit jours, lorsque arriva l’affaire du 25. Pendant toute la bataille, son gardien l’accabla d’insultes et de coups, lui mettant la pointe de son sabre sur la gorge et jurant de le couper en morceaux si la ville était reprise. On arrive à son cachot, et La Rochejacquelein, d’Elbée et Stofflet l’embrassent, en lui offrant telle récompense de sa bravoure qu’il voudrait. Bibard, sans dire un mot de ses souffrances, demande la liberté de son bourreau, et l’obtient. « Souviens-toi, lui dit-il simplement, que je t’ai pardonné pour l’amour de Jésus-Christ. – Bibard, s’écria La Rochejacquelein en l’embrassant de nouveau quand il apprit ce noble secret, pour un verre de mon sang je ne voudrais pas que tu n’eusses point fait ce que tu viens de faire ! Les républicains ne calomnieront plus les brigands de la Vendée. »

Les trois mille prisonniers bleus furent traités comme le bourreau de Bibard.

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