Épilogue

Nous avons essayé d’esquisser les principaux traits de l’histoire de la Bretagne avant et depuis César jusqu’à nos jours, et nous espérons avoir justifié le titre de ce livre, dont les Bretons n’ont pas un seul instant démenti la glorieuse devise.

Il manquerait pourtant quelque chose à notre travail, si nous ne jetions pas un coup d’œil sur le caractère actuel de ce peuple héroïque. Grand dans la lutte, qui sait si dans le repos il n’aurait pas, comme trop d’autres nations, hélas ! perdu ou altéré sa vieille foi, ses mœurs naïves, ses pensers sublimes ? Voilà ce que nous nous sommes demandé, et ce que se demanderont avec nous les lecteurs de l’histoire de Bretagne et les admirateurs de ses gloires dans le passé et à travers cette révolution française, qui ne semble avoir été faite par eux que contre eux.

Il y a encore quelques années, qu’en présence de l’immuabilité des peuples bretons, de leur résistance à ce que le siècle présent nomme le progrès matériel, des enthousiastes à courte vue des lumières du XIXe siècle disaient : « Cette nation n’a rien appris, et elle n’a rien oublié. »

M. Daru, en 1826, résumait ainsi les reproches qu’on se croyait en droit d’adresser à la vieille Armorique, et nous avons cru que nous devions le citer, comme l’expression la plus mesurée de ces récriminations qui chaque jour perdent de leur prétendue force devant l’expérience que nous ont apportée les dernières révolutions de la France.

« Pendant toutes les révolutions de l’ordre politique, le caractère grave de ce peuple a repoussé, peut-être avec trop d’opiniâtreté, toutes les innovations qui auraient pu augmenter son bien-être et améliorer son état moral. Francs, braves, laborieux, économes, mais méfiants et obstinés dans leurs préjugés, les Bretons ont résisté au frottement, et ne se sont point polis par le contact des autres peuples. Les routes, les canaux, les établissements publics, sont encore chez eux fort loin de l’état où on les voit dans les autres provinces du même empire, et il ne serait pas juste d’en rejeter entièrement la faute sur la négligence ou le machiavélisme de l’administration. Il est possible sans doute qu’un ministre se soit cru un habile homme d’État parce qu’il laissait ce peuple dans l’ignorance ; mais il faut convenir que les Bretons s’y prêtaient merveilleusement. Peut-être faut-il aussi attribuer une part dans ces déplorables résultats à une autre cause qu’on n’a pas assez observée. Après avoir passé plusieurs siècles sous le régime féodal, plus dur chez eux que dans les provinces voisines, ces peuples étaient tombés sous le joug aristocratique… Or, il n’est pas de la nature de l’aristocratie de favoriser le développement de l’intelligence dans la classe inférieure.

« L’agriculture est encore très-imparfaite en Bretagne ; de vastes plaines, qui forment la moitié de la surface du pays, restent incultes. On ne tire pas des mines le parti qu’un peuple industrieux pourrait en tirer. La nourriture des habitants est grossière et parcimonieuse ; l’espèce robuste, mais petite. Comme tous les peuples ignorants, ils sont superstitieux. Dans les campagnes, leurs demeures sont étroites, obscures et mal soignées ; dans quelques endroits, ils ont conservé pour vêtements les peaux de chèvres et de brebis : ils portent encore ces larges braies que les Romains avaient remarquées, et on reconnaît à leurs longs cheveux plats la Gallia comata de Pline. Les encouragements d’une administration éclairée, l’exemple d’une nation active et ingénieuse n’ont eu qu’une faible influence sur leurs progrès. L’industrie manufacturière s’est bornée à produire quelques toiles grossières ; l’industrie commerciale s’est développée dans quelques ports. Une administration active, l’accroissement du nombre des propriétaires, la suppression de tous les privilèges et le progrès des lumières peuvent seuls faire monter un peuple au rang qu’il est digne d’occuper parmi les nations éclairées. Mais, pour recevoir de l’instruction, pour profiter des exemples, pour secouer le joug de la superstition et des préjugés, il y a un grand obstacle à vaincre : tant qu’une partie des Bretons s’obstinera à ne pas parler la langue du peuple poli dont ils sont les concitoyens, tant qu’ils conserveront exclusivement un idiome que leurs voisins n’ont aucun intérêt à apprendre, ils resteront isolés dans l’univers.

« Ils prétendent à l’honneur, qui leur est disputé par les Normands et par les Picards, d’avoir été les premiers trouvères ; et quoique leurs poésies, écrites dans une langue rude et peu répandue, n’aient pas eu le même succès que celles des troubadours méridionaux, on reconnaît assez généralement qu’elles ont conservé le dépôt des anciennes traditions, qui ont fourni la matière des vieilles chroniques et des romans de la Table-Ronde…

« On a fait une triste observation : c’est que le nombre des personnes sachant lire et écrire n’est pas, en Bretagne, le trentième de ce qu’on en compte sur une population égale dans les autres parties de la France ; et cette circonstance est d’autant plus déplorable, qu’à en juger par la trempe forte de leur caractère et de leur esprit, et par quelques grands hommes nés parmi eux, on serait fondé à espérer de voir les Bretons étendre à leur tour le cercle des connaissances humaines. »

Ces lignes sont l’expression la plus polie du libéralisme de 1826 : la mauvaise foi y coudoie à tout moment la niaiserie et l’ignorance. Notre histoire de Bretagne ayant déjà répondu victorieusement, par des faits nombreux, à ces absurdes assertions, nous n’avons plus qu’à recueillir quelques observations qui n’ont pu trouver place dans le cours de notre livre.

« La Bretagne est-elle peuplée de barbares, réfractaires à toute civilisation ? » s’est demandé M. Aurélien de Courson en terminant sa belle Histoire des Peuples Bretons, couronnée en 1846 par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. « Cette croyance, ajoute-t-il, a régné jusqu’à ces derniers temps ; c’est hier seulement que des hommes graves et savants, étrangers à notre province, ont protesté contre ces calomnies du passé.

« Deux hommes, dont personne ne conteste le mérite et la science, ont parcouru la Bretagne en 1840 et en 1841. Une savante compagnie leur avait confié la mission d’explorer l’Armorique au triple point de vue moral, agricole et industriel. On s’attendait, sans nul doute, à des plaintes amères sur l’abrutissement d’une population courbée, depuis treize siècles, sous le joug du catholicisme et de la féodalité. La lecture du rapport de MM. Villermé et de Châteauneuf causa au sein de l’Académie des Sciences morales le plus profond étonnement. Quoi ! ces paysans qui pratiquent avec tant de fanatisme la religion du moyen âge ; quoi ! les fils de ces brutes à face humaine qui répondaient aux Commissaires de la Convention : « Faites-nous donc bien vite guillotiner, afin que nous ressuscitions le troisième jour » ; quoi ! ces hommes qui déshonoraient la guillotine : voilà que deux savants économistes, fort peu suspects assurément d’exaltation poétique, viennent célébrer leur énergie, leur loyauté antique, leur noble fierté, la sincérité et l’élévation de leurs croyances. Il y avait là de quoi bouleverser les systèmes les mieux arrêtés. La publication des chants populaires de l’Armorique, recueillis et traduits par M. de La Villemarqué, a porté le dernier coup aux accusations sans fondement des calomniateurs de la vieille province catholique. Ainsi, tandis que, dans les départements les plus voisins du centre de la civilisation, les classes populaires, vivant d’une vie toute matérielle, adonnées à tous les vices qui dégradent, sont descendues au dernier degré de l’échelle morale et intellectuelle, aux extrémités de la France un peuple se rencontre doué de l’imagination la plus brillante, et qui, par son énergie, sa foi inébranlable et sa haute moralité, semble former comme une race à part au milieu des types effacés et des mœurs abâtardies d’une civilisation toute matérielle…

« Ce qui frappe tout d’abord l’étranger qui visite la Bretagne en observateur sérieux, c’est cet esprit de conservation, cette vénération pour les traditions paternelles qui éclate dans tous les actes de la vie du Breton. Chose étrange ! tandis que l’amour des nouveautés s’empare de l’Europe entière, et que les sociétés dédaignent de plus en plus cette vertu dont M. Royer-Collard regrettait si amèrement la perte : le respect !… le Breton se cantonne, pour ainsi dire, dans ses mœurs nationales, et nourrit au fond de son cœur cette passion du sol natal qui fut toujours l’un des traits les plus caractéristiques des races celtiques… L’exil est presque toujours pour lui la mort…

« Le paradis du bon Dieu, telle est leur espérance, telle est la pensée qui sert de baume à toutes leurs souffrances…

« À l’époque de démocratie où nous vivons, nul ne veut se reconnaître de supérieur, et pourtant dans aucun temps peut-être les caractères ne furent plus abaissés. Le paysan de la basse Bretagne s’incline, lui, devant certaines supériorités sociales ; mais en cela il ne prétend pas faire acte de servilité. Loin de là, il pousse souvent jusqu’à l’exagération le sentiment de sa valeur personnelle ; les airs hautains, la morgue impertinente le révoltent et l’aliènent à toujours. Nos pères le savaient et se conduisaient en conséquence : de là l’influence immense qu’ils exerçaient sur leurs vassaux.

« Il y a peu d’années, un prince traversait Kemper-Corentin, la vieille capitale de Gradlon. Le préfet du Finistère, voulant faire connaître à l’illustre voyageur les costumes pittoresques de son pays, invita un riche paysan propriétaire des environs à envoyer à la préfecture ses filles parées de leurs plus beaux atours : « Mes filles, répondit le cultivateur, ne sont pas faites pour être données en spectacle. »

« Les socialistes de ce temps ont sans cesse sur les lèvres le mot association ; mais je ne sache pas qu’ils aient jusqu’ici réussi à convertir les masses à leur système. En Bretagne, l’utopie de ces socialistes a été réalisée depuis des siècles, grâce à la toute-puissante influence du christianisme… S’agit-il, par exemple, d’exploiter une taille ou d’élever quelque bâtisse ? Au sortir de la grand’messe, le dimanche, le crieur monte sur les marches de la croix du cimetière, et de là il annonce aux habitants de la paroisse qu’il y aura tel jour un grand charroi chez un tel, à tel endroit. Fallût-il trois cents voitures, elles se trouveront, à l’heure indiquée, à la porte de celui auquel on doit prêter assistance. Le bois ou la pierre est chargé, voituré et déchargé en un tour de main. Une fête s’improvise ensuite, on boit, on mange à la table de la fraternité : « Les mendiants de la paroisse, sans lesquels il n’est pas de fêtes, vocifèrent à tue-tête les vieux chants traditionnels du pays, et toute la paroisse est en liesse… »

« Est-il permis de supposer qu’un pareil état de choses se puisse prolonger pendant quelques siècles encore, en dépit des efforts de l’administration et des facilités de locomotion que présenteront les chemins de fer ? Les unitaires prétendent que non. À les en croire, les Bretons, avant un demi-siècle, seront aussi civilisés, aussi moraux, aussi intelligents que le sont, à cette heure, les populations rurales de l’Île-de-France et de la Champagne. Nous sommes convaincu que cette prédiction ne se réalisera pas…

« L’Angleterre nous a précédés dans la carrière des améliorations industrielles : or, est-il au monde un pays où la misère soit plus hideuse, la démoralisation des classes inférieures plus profonde ?…

« Tous les pays industriels ne nous offrent-ils pas le spectacle de cette misère et de cet antagonisme des riches et des pauvres ? Les enquêtes ordonnées par le parlement anglais n’ont-elles pas établi que les populations des districts manufacturiers de l’Angleterre en étaient réduites à cet état d’abjection, d’ignorer même que l’Homme-Dieu fût mort en croix pour le salut des hommes ? Est-ce là le progrès qu’on voudrait nous imposer ? Ah ! sans doute, l’esprit routinier du Breton perpétue souvent le mal, par sa résistance à toute innovation ; mais notre pays n’a-t-il pas échappé par là à tous les fléaux qui désolent les contrées prétendues civilisées ? En se plaçant même à un point de vue purement matériel, n’est-il pas vrai de dire, avec le savant docteur Villermé, qu’entre toutes les provinces de France, la Bretagne sera avant cinquante ans la plus florissante et la mieux riche ! »

M. Villermé écrivait à M. A. de Courson une lettre dont nous extrayons ce passage remarquable : « Votre race d’élite si robuste, son esprit profondément religieux, sa fermeté, son incroyable persévérance, les qualités naturelles de votre sol, la mer qui le baigne, le fertilise avec ses engrais et fournit à une si grande partie de la population un emploi lucratif de son temps ; tout vous servira, jusqu’à l’état arriéré actuel de votre agriculture et de votre industrie. Il faut bien d’ailleurs que votre pays soit bon ; car, malgré cet état arriéré, c’est un des plus peuplés de la France ; et ce qui m’en plaît surtout, c’est qu’il est un de ceux où les habitants sont le moins mécontents de leur sort, et par conséquent le plus heureux. Si je parlais bas-breton, c’est parmi vos compatriotes que je voudrais vivre. »

C’est ainsi qu’un des économistes les plus consciencieux de ce temps appréciait la Bretagne en 1813.

Trois ans après, l’héritier du siège de saint Corentin, le vénérable évêque de Quimper, disait à son troupeau : « Le nom de Breton, quand il est bien porté, est un gage d’attachement aux vieilles croyances, de fidélité aux pratiques saintes, de constance dans le sentier du devoir. D’autres peuples présenteront une apparence moins inculte, un habit moins grossier, une parole moins rude ; qu’importe ? et qu’avez-vous à leur envier, si vous conservez un esprit plus convaincu, un cœur plus dévoué, une volonté plus énergique ? Vous avez besoin, dit-on, d’être polis par la civilisation avancée du siècle. Nous ne disputerons pas ; mais prenez garde qu’à force de vous polir, la civilisation ne vous use, ne vous amoindrisse, n’efface l’empreinte de votre caractère religieux… Voilà pourquoi nous voyons avec un contentement réel que vous teniez à vos vieux usages, à vos vieux costumes, à votre vieille langue ; et nous ne parlons pas ici en littérateur préoccupé de questions philologiques, en artiste épris de formes pittoresques, mais en évêque convaincu, par l’expérience et la raison, de l’étroite liaison qui existe entre la langue d’un peuple et ses croyances, entre ses usages et ses mœurs, entre ses habitudes et ses vertus. »

Que dire après ces paroles, éloquentes parce qu’elles sont vraies ? Qu’ajouter à ces citations de MM. de Courson et Villermé, et de Mgr de Quimper ?

Ô peuple d’Armorique, reçois de la bouche de tes enfants, de tes grands hommes et des étrangers dont tu fais l’admiration, reçois comme une louange cette parole qu’on t’avait jetée jusqu’ici comme une injure : Ils n’ont rien oublié, ils n’ont rien appris.

Tu n’as pas oublié ta vieille foi, ton Dieu plus ancien que le monde, car le monde est son œuvre ; tu n’as pas appris les vices, les désillusions, les sanglantes utopies qu’enfante cette barbarie, fille des civilisations. Honneur à toi ! honneur à tes fils !

Et maintenant, nous n’avons pas besoin de le dire, c’est à regret que nous quittons cette belle et sainte Bretagne, dont nous avons essayé de dire la glorieuse et dramatique histoire. Sympathique à ses joies comme à ses douleurs, à ses triomphes comme à ses revers, puissions-nous avoir fait passer quelques-unes de nos émotions dans le cœur de ceux qui ont lu ces pages !

FIN

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