CHAPITRE XVII

La Terreur en Vendée. – Carrier à Nantes. – Réaction thermidorienne. – Traité de la Jaunais. – Hoche. – Récapitulation. – La Chouannerie. – Le Consulat et l’Empire. – La Restauration, etc.

(1793 – 1832)

Non, la Vendée n’était pas morte, et la guerre n’était point terminée ; la république avait encore deux géants à vaincre : Charette et la chouannerie. Mais, avant de raconter ces luttes suprêmes, suivons jusqu’à la tombe ou à l’échafaud les derniers chefs de la grande armée catholique et royaliste.

Talmont, déguisé en paysan, est pris, conduit à Fougères, puis à Rennes ; trois semaines après, à peine âgé de vingt-huit ans, il montait à l’échafaud dressé devant la porte du château de ses pères, en criant : Vive le roi ! « À peu de semaines de là, dit M. Crétineau, les deux plus féroces ennemis de la Vendée, Beysser et Westermann, étaient aussi guillotinés comme conspirateurs. » Pendant ce temps-là La Rochejacquelein, Stofflet, Langerie et. La Ville-Baugé, séparés de leurs soldats, erraient au hasard sur la rive gauche de la Loire. Depuis le départ de la grande armée, Charette avait poursuivi la guerre à sa façon : ne cessant de tenir tête aux détachements républicains, traînant à bras ses canons et son matériel, déployant, en un mot, une volonté surhumaine dans cette guerre de détail pour laquelle il semblait avoir été mis au monde. « Charette, écrivaient en décembre 1793 Haxo et Dutruy, Charette nous a fait un mal horrible. Ce brigand a trouvé le moyen de déjouer toute la sagacité des plus habiles manœuvres. »

Le 8 décembre, l’indomptable partisan a remonté le haut Poitou ; il convoque, le 9, aux Herbiers, son état-major, qui le nomme général en chef des armées du bas Poitou. Charette alors organise et discipline ses forces, et dirige au cœur de la Vendée l’armée la plus aguerrie qu’on y eût encore vue. Il rencontre à Maulévrier La Rochejacquelein (29 décembre) ; celui-ci apprend l’extermination de la grande armée, et, par sa seule présence, lui enlève des milliers de soldats. C’était le moment de s’unir, et la division se mit entre Charette et La Rochejacquelein. Charette, affaibli, quitte le Bocage, et regagne le bas Poitou ; il se replie sur Machecoul ; mais il en est chassé après deux combats furieux. En même temps, Turreau entreprend d’enlever Noirmoutiers à la garnison de Charette, et s’en empare le 2 janvier 1794, après une résistance désespérée de la part des blancs : « Victoire ! tout est à nous, écrit Dutruy à Carrier ; d’Elbée, Tanguy, d’Hauterive, Massip, tous ces chefs de brigands sont sous clef, et le rasoir national fera la fête ! »

D’Elbée eut une fin sublime ; torturé pendant cinq jours, il répondit à un interrogatoire insultant par cette déclaration remarquable : « Je jure sur mon honneur que, bien que je préférasse un gouvernement monarchique, j’eusse vécu en citoyen paisible sous tout gouvernement qui eût assuré ma tranquillité et le libre exercice de ma religion. » C’était ce que pensait toute la Vendée, et c’était aussi, disons-le, la condamnation la plus sanglante de la république.

D’Elbée fut porté dans un fauteuil sur la place publique, et fusillé entre ses deux parents, Duhoux-d’Hauterive et de Boisy, au pied même de l’arbre de la Liberté, qui fut arrosé de son sang. – Wieland, qui avait rendu Noirmoutiers à Charette, eut le même sort, malgré les protestations des Vendéens eux-mêmes. Mme d’Elbée avait refusé de quitter son mari ; elle périt le lendemain, avec Mme Maurin, qui lui avait donné l’hospitalité. La guillotine décima enfin toute la population de Noirmoutiers, qu’on appela l’île de la Montagne. – L’Angleterre continuait à tromper Charette, comme elle avait trompé les autres chefs vendéens.

Cependant La Rochejacquelein, Stofflet et une poignée de braves, écrasaient en détail les pères de famille, ce bataillon d’égorgeurs si horriblement célèbre. La Convention organisa alors les fameuses colonnes infernales : douze camps retranchés, composés de soixante-dix mille hommes, occupent les meilleurs postes du Bocage, enveloppent et affament la Vendée entière, et lancent de toutes parts des troupes sans artillerie ni bagages, chargées littéralement de tout brûler et de tout massacrer. « Je sais qu’il peut y avoir des patriotes dans ce pays, dit l’ancien boucher Grignon, devenu général ; c’est égal, nous devons tout immoler. » La consigne infernale fut si bien remplie, que Lequinio, qui l’avait conseillée, recula lui-même devant son œuvre ; mais il était trop tard ! – Pendant un mois entier, la Vendée ne fut qu’un bûcher continuel et qu’un cimetière immense. Il faudrait citer auprès de la lâcheté des bourreaux le courage des victimes. « Mais, comme l’a très-bien dit M. Pitre-Chevalier, ce serait raconter l’histoire de presque toutes les chaumières et de presque tous les manoirs vendéens. » – Les colonnes infernales ont achevé leur mission. Il n’y a plus qu’un désert fumant dans tout le haut Poitou et dans une partie de l’Anjou. Plus d’un quart de la population est mort ; le reste a disparu. Deux cent mille bestiaux ont péri avec leurs maîtres. Ce qu’on a brûlé de fourrages, de bois et de blé, est incalculable.

Il avait été donné cependant à un seul homme de dépasser toutes ces abominations ; cet homme était Carrier. Il avait commencé, étant conventionnel, par condamner Louis XVI, la reine et les Girondins, avant qu’on l’envoyât à Nantes, « pour passer sur la Vendée, disait Robespierre, comme un fléau destructeur. » La Terreur, qu’il inaugura à Nantes, effaça les plus sanglantes pages de l’histoire des peuples anciens et modernes. Il entre à Nantes le 8 octobre, résolu à purger la ville. « Eh bien ! dit-il en arrivant, cinq cents têtes doivent rouler ici par jour, et je n’en vois pas une ! Il y a encore ici de l’ancien esprit breton ; le fer et le feu doivent nationaliser cette ville… Tous les Nantais sont des scélérats, ajoute-t-il un autre jour. Nous jouerons à la boule avec leurs têtes. – Plus de négociants, plus de riches ! » Il n’avait qu’un regret, et il l’avouait hautement, c’était de ne pouvoir égorger lui-même toutes ses victimes. – Devons-nous continuer le récit de pareilles atrocités ? « Le cœur d’un aristocrate, disait-il à table, serait sans doute un mets excellent. »

Les premières victimes de Carrier sont les prisonniers vendéens, qui affluent de toutes parts. Puis il destitue et chasse les derniers champions de la probité d’État, Grouchy, Canclaux, Kléber, Dubayet, etc… Il déclare tous les marchands aristocrates, et propose de faire piller leurs magasins par le peuple. « Peuple, disait-il, prends ta massue, écrase tous ces négociants, enfonce toutes ces boutiques, extermine tous ces scélérats ! » – Désormais, quand l’heure sonne à l’horloge de Nantes, un horrible chant de mort, le ça ira ! retentit sous les marteaux du carillon. Oublier de tutoyer un citoyen, parler convenablement et sans jurer, c’était jouer sa vie. L’horrible et le ridicule se coudoient. On inscrit dans les bureaux : Ici on se tutoie, et au-dessous : Fermez la porte, s’il vous plaît. On supprimait comme aristocrate une pièce intitulée le château du Diable.

Bientôt la guillotine ne va pas assez vite ; Carrier organise les fusillades en masse. Tant de cadavres s’amoncellent dans les carrières de Gigant, qu’il faut créer une compagnie d’enterreurs : elle ne suffit pas encore à l’œuvre ; on entasse les corps en montagne républicaine. Enfin Carrier trouve un tombeau assez profond dans les gouffres de la Loire ; il invente les noyades. Tout tremblait devant ce monstre, même cette intrépide garde nationale de Nantes, qui avait repoussé cent mille Vendéens. La Montagne (club démagogique s’il en fut) eut l’honneur d’être dissoute par Carrier, pour avoir demandé qu’on essuyât mieux la guillotine et qu’on attachât les chiens qui allaient dévorer les cadavres.

Le 22 janvier 1794, la peste est dans les prisons et va gagner toute la ville : « Bravo, dit Carrier ; en avant les noyades ! » – Quelques incrédules ont nié ces abominations. Qu’ils lisent Mellinet, et qu’ils consultent le greffe de Nantes. – Cependant les épidémies les plus terribles passaient des prisons à la ville ; les chiens devenaient enragés en dévorant la chair humaine.

Arrêtons-nous, et reposons nos yeux sur les hommes de cœur qui osèrent lever la tête quand tous étaient courbés sous l’asservissement le plus abominable. Citons d’abord l’officier républicain Hugo, père du fameux poëte contemporain. – Carrier avait ordonné de massacrer au château d’Aux sept à huit cents paysans de Bougenais qui venaient de se rendre sur la foi d’une amnistie : Hugo défend à ses soldats d’obéir au proconsul ; mais ils craignent de jouer ainsi leurs têtes ; il proteste, il lutte contre eux, et ne se retire que devant la force, en disant : « Vous n’êtes plus mes soldats, vous êtes les soldats de Carrier ! » Rappelons encore, entre autres, l’acteur Gourville, qui sauva quatre cents prêtres ; le ciseleur Boivin, commandant temporaire de la ville, qui foula aux pieds un ordre de massacre, en disant : « Je suis soldat pour me battre avec l’ennemi, et non point pour massacrer mes compatriotes ; » le général Haxo, qui refusa péremptoirement d’être le complice de Carrier ; les femmes de la halle, qui arrachèrent à la guillotine et adoptèrent une multitude d’enfants, et tant d’autres.

Mais l’adversaire de Carrier le plus intègre, le plus opiniâtre, et en même temps le plus habile et le plus redoutable, fut le célèbre Boulay-Paty, sénéchal de Paimbœuf en 1788, administrateur de la Loire-Inférieure en 1793. C’était un républicain pur et désintéressé, un homme véritablement antique par la science, par le courage et par la vertu… La lutte commença le jour même de l’arrivée de Carrier. Puis vinrent la disette et l’affaire des grains, où Boulay-Paty défendit jusqu’à l’extrémité les négociants de Nantes. Les voyant incarcérer malgré ses efforts, il s’adressa avec ses collègues à la Convention : c’était jouer doublement sa vie. Désarmé par la loi du 14 frimaire, qui enlevait au département les mesures de sûreté, Boulay-Paty n’en continua que plus vivement sa résistance. Il se posa l’accusateur de Carrier devant le tribunal révolutionnaire de Paris ; ce fut la première pierre qui brisa les pieds d’argile de ce colosse de la Terreur. Boulay-Paty n’avait alors que trente ans.

Que pouvaient faire les derniers Vendéens aux prises avec les noyeurs de Carrier et les colonnes infernales de Turreau ? Ceux qui se rendaient mouraient comme ceux qui continuaient de se battre : mieux valait encore le champ de bataille ! Les gars reprennent leurs armes et s’élancent avec Charette, Stofflet et La Rochejacquelein. Jamais ce dernier n’avait joué sa vie avec une telle audace ; il cherchait donc la mort ? Il la trouva le 29 janvier 1794. Ses soldats allaient tuer deux grenadiers bleus surpris dans un champ : « Arrêtez ! s’écrie le héros. – Rendez-vous, dit-il aux grenadiers, je vous fais grâce. » Mais un de ces forcenés a entendu prononcer le nom de La Rochejacquelein ; il tire, et le tue à dix pas. – La Convention, qui comptait alors plus de neuf cent mille soldats, fit vérifier le cadavre de celui qui avait été si longtemps son épouvante. « Ce héros n’avait que vingt-un ans, s’écrie Napoléon ; qui sait ce qu’il fût devenu ? »

La république, délivrée de La Rochejacquelein, se débarrassa aussitôt de Carrier. Le proconsul quitta Nantes le 14 février, pour aller porter sa tête à Robespierre. – Stofflet succéda à La Rochejacquelein, sans le remplacer. Désormais la Vendée, sous Charette et Stofflet, rendit à la république extermination pour extermination. La Convention, qui croyait la Vendée morte, sut bientôt qu’elle reprenait des villes, et Turreau lui-même avoua que les colonnes infernales avaient perdu leur temps. « Les brigands se battent sur les ruines de leurs chaumières, comme d’autres ne se battraient pas pour sauver les leurs… Il y a là quelque chose de surnaturel, dont aucun peuple n’a donné l’exemple ! Il nous faut donc encore changer de système. Nous avons été durs ; essayons les voies de la douceur. » Telle fut, en effet, la nouvelle consigne républicaine ; mais les paysans s’y liaient moins que jamais.

L’hiver était venu, et Charette n’en continuait pas moins à se battre ; encore une fois il était maître du pays. Il avait battu Cordellier sur tous les points ; Haxo fut lancé contre lui : « Dans six semaines, écrivait celui-ci au Comité de Salut Public, j’aurai la tête de ce brigand, ou il aura la mienne. » Haxo faisait la guerre en soldat, et non pas en bourreau ; ce qui le rendait d’autant plus redoutable à la Vendée. Charette le craignait particulièrement. D’abord battu, Haxo triomphe à son tour, et enfonce les blancs dans la forêt de Touvoie. Mais Charette rallie les fameux gars du pays de Retz, et attire son adversaire, le 19 mars 1794, aux Clouzeaux, où celui-ci tombe vaincu et blessé à mort, après un sanglant engagement. Trois coups de feu achèvent Haxo, au moment où Charette venait pour lui sauver la vie. Cette défaite et cette mort consternèrent les républicains. Bonaparte disait déjà ce que répétera plus tard, en l’écrivant, Napoléon : « Charette me laisse l’impression d’un grand caractère. Je lui vois faire des choses d’une énergie, d’une audace peu communes. Il laisse percer du génie. »

Voilà en effet le plus beau moment de la vie de Charette, dit un éloquent historien. Cette campagne d’hiver suffirait à l’immortaliser. Pendant trois mois, sans vivres, sans munitions, aujourd’hui avec dix mille hommes, demain avec trente, il se battit continuellement, toujours comme il voulut, toujours où il voulut, et toujours avec succès.

Pendant que Charette reprenait son ancien territoire, Marigny rentrait, déguisé, dans le Bocage, après trois mois de misère vagabonde. Il avait bravé Carrier à Nantes : « Je suis Marigny, le général des brigands, lui avait-il dit en lui montrant ses pistolets ; je vais passer quatre heures à Nantes, et je te préviens que si tu me fais arrêter, tu mourras avant moi ; j’ai pris mes mesures. » Carrier eut peur de tant de courage. – Les gars de Bressuire, de Mortagne et des environs s’assemblent à la voix si connue de Marigny, et la Vendée compte désormais un général en chef de plus. Sapinaud et Fleuriot lui sont aussi revenus. Le 26 mars, Marigny frappe un grand coup en prenant Mortagne : la république perdait sa force à mesure que la Vendée reprenait la sienne. Le 18 avril, nouvelle victoire de Marigny à Clisson ; Stofflet se fortifie à Maulévrier. Turreau s’avance alors à la tête de ses colonnes, auxquelles il a dit : « Les blancs sont vendus à l’étranger ; Pitt et Cobourg sont leurs vrais chefs. » Charette les laisse pénétrer dans les Marais, et perd malheureusement tous ses avantages par une intrigue d’ambition : il voulait être généralissime. Personne n’est nommé à ce haut grade ; on signe seulement une confédération vendéenne, et l’on convient d’agir de concert sous peine de mort. Marigny est la première victime innocente de ce système, dont il subit l’horrible conséquence : il est fusillé le 10 juillet 1794. Cette exécution fut un crime de la part de Charette et de Stofflet ; ce fut de plus une faute irréparable. Ces deux hommes, qui s’étaient entendus pour le mal, ne purent s’accorder pour le bien. Enfin un pacte fut signé entre Charette, Stofflet et Sapinaud ; mais il ne fut exécuté par la suite que d’une manière inégale et incomplète.

Le 1er juin, Charette et ses collègues écrasent deux mille républicains à Béjarry : le lendemain de la victoire, Tinténiac, échappé de nouveau à mille dangers, apporte des nouvelles de l’émigration. Après un silence d’un an et deux mois, le comte d’Artois dit qu’il arrivera bientôt. Cette promesse, qui ne devait jamais se réaliser, électrise chefs et soldats. Si les secours promis par l’Angleterre avaient manqué devant Granville, il fallait l’attribuer à un malentendu ; les Vendéens eurent le tort de croire à cette excuse, et demandèrent dix mille émigrés avec des fusils et de la poudre.

Défaits le 6 juin par Dutruy, à l’attaque de Challans, Charette accuse Stofflet de mauvaise volonté, Stofflet accuse son collègue d’imprudence, et chefs et soldats se séparent vivement irrités. Pendant ce temps-là, Robespierre passait de l’autel de l’Être suprême à la guillotine : sa dictature n’avait duré que quelques mois ; mais que de maux entassés en si peu de temps (9 thermidor [27 juillet] 1794) ! La France respire un moment ; la Vendée refuse de croire à la paix que lui annoncent les républicains, qui les avaient menés si souvent à la boucherie. Après Vimeux, Alexandre Dumas (le père du célèbre romancier), brave capitaine et républicain généreux, voyant comme on combat les Vendéens, donne sa démission, « préférant au commandement en chef d’une armée d’égorgeurs le service de simple soldat dans une guerre où l’on pût faire des prisonniers. » Plus tard, Savary lui contait les massacres du Bocage, et ajoutait : « Les ordres étaient formels : qu’eussiez-vous fait si vous les aviez reçus ? – J’aurais désobéi, répondit Dumas, ou je me serais fait sauter la cervelle. »

La Convention persista dans les voies de la douceur, et rappela tous les représentants et tous les généraux impitoyables. Mais elle sollicitait en même temps en secret les Vendéens de livrer leurs chefs. Une rupture survenue entre Charette et Stofflet vint affaiblir encore les royalistes, déjà ébranlés par les assurances de paix qu’on leur offrait. Seuls les soldats de Charette, soutenus par leur indomptable chef, sont encore acharnés à la guerre. Carnot multiplie les promesses d’amnistie et de pardon. Onze représentants viennent dans l’Ouest arrêter les exécutions, ouvrir les cachots, rassurer les royalistes. Charette, disposé enfin à la paix, faute de pouvoir continuer la guerre, consulte ses officiers ; tous opinent pour un traité honorable, à l’exception de Savin, Le Moelle et Delaunay. On trompait les royalistes en les flattant. Stofflet le comprit et résista toujours ; mais que pouvait-il faire avec des soldats découragés ? Cependant un traité de paix est signé, le 18 janvier 1795, à la Jaunais. Qu’on y voie un chef-d’œuvre de rouerie républicaine, ou un modèle de crédulité royaliste, comme dit Napoléon, le beau rôle est de toute manière du côté des Vendéens.

Stofflet seul avait refusé de croire aux promesses de la république : il comprenait trop bien que cette pacification, prétendue générale, n’était qu’un leurre. D’ailleurs la discorde divisait également et les chefs vendéens et la Convention nationale. – Stofflet continue la guerre, presque seul, mais avec une telle énergie, que la république tremble de voir renaître l’acharnement vendéen. Épuisé et affaibli, Stofflet signe enfin le traité de la Jaunais, et stipule, en noble cœur, le retour en France de son ancien maître, le comte de Colbert, et sa réintégration dans tous ses biens. Douze jours auparavant, le 20 avril 1795, les chefs de la Bretagne avaient traité à la Mabilais ; de sorte que toutes les provinces de l’Ouest se trouvèrent pacifiées, du moins en apparence.

« Ni les Vendéens, ni les Bretons, ni les conventionnels ne se faisaient d’illusion sur l’impossibilité d’exécuter les traités de la Mabilais et de la Jaunais, dit un historien. Les insurgés restaient armés et administrés monarchiquement au milieu de la France républicaine. Leur moindre contact avec les patriotes pouvait donc jeter des étincelles, et ces étincelles rallumer des incendies. »

Il n’entre pas dans notre plan de parler de l’agence royaliste et de ses mille intrigues, de tous ces exploiteurs du sang et de la gloire de leurs héros. Passons ces choses honteuses, et hâtons-nous de dire que l’ennemi le plus dangereux de la pacification fut le ministère anglais ; il avait besoin à tout prix d’entretenir l’incendie qui dévorait la France. Il méditait dès lors l’expédition de Quiberon, ce digne pendant de l’expédition de Granville. Les princes, dont l’ambition est mise en jeu, donnent les premiers dans ce nouveau piège ; ils envoient le marquis de Rivière à Charette pour le réconcilier avec Pitt et avec Stofflet (14 mai). Charette accède avec répugnance au premier vœu ; mais il tend cordialement la main à Stofflet. Cependant l’expédition de Quiberon se préparait ouvertement. La guerre recommence en Vendée ; le 18 juin 1795, les républicains ont violé la foi jurée en surprenant Joly, un des chefs vendéens, et en l’emmenant prisonnier à Saumur. La Convention avait promis de remettre aux Vendéens, avant le 13 juin 1795, l’infortuné Louis XVII, et elle le laisse mourir lentement au Temple. Ce fut le principal motif de rupture invoqué par Charette et par tous les chefs royalistes, dans la déclaration solennelle qu’ils publièrent le 22 juin. Après quatre mois de repos, la Vendée a retrouvé et rallié ses forces ; et si elles n’offrent plus l’ensemble et l’élan de 1793, elles tiendront encore la Convention en échec jusqu’au jour qui la verra tomber. Charette reprend les armes le 26 juin, au cri de : Vive Louis XVIII, roi de France ! – Un bataillon républicain qui venait l’arrêter passe en masse sous son drapeau. Il annonce alors à toutes ses divisions la mort de Louis XVII et l’avènement du comte de Provence, le soulèvement des chouans de Bretagne et l’arrivée prochaine des émigrés à Quiberon. Ses lieutenants se lèvent comme un seul homme à son appel.

Par malheur, les royalistes étaient divisés au dehors comme au dedans. La rivalité de Charette et de Stofflet vient compliquer les embarras de la situation. Stofflet jalouse Charette, qui vient de recevoir de Louis XVIII le brevet de lieutenant général, et refuse à la fois de reconnaître le nouveau général et le nouveau roi.

Les premiers avantages furent aux républicains ; l’abus sanglant qu’ils en firent eut pour résultat d’inspirer aux Vendéens et aux chouans un acharnement qui changea la guerre en boucherie. En présence du péril de la cause royaliste, on essaie, mais en vain, de réconcilier Charette et Stofflet, qui venait d’être fait maréchal de camp et chevalier de Saint-Louis. L’Angleterre faisait toujours de belles promesses : mais comment les tenait-elles ? L’expédition de l’île Dieu vint compléter les illusions de Granville et de Quiberon. La voilà, cette flotte anglaise, qui amène enfin le comte d’Artois aux Vendéens ! « La république était ensevelie dans son triomphe, a dit Napoléon, si le comte d’Artois eût touché le sol de la patrie ! » Mais il en était séparé par la duplicité britannique. À l’île Dieu, comme à Granville, lord Moira, triste augure ! commandait en chef. Cent cinquante-huit gentilshommes des premières maisons de France s’étaient enrôlés sous son nom, tous anciens officiers si habiles et si braves, qu’au dernier moment l’Angleterre leur défendit d’embarquer ! Le 25 août 1795, le comte d’Artois annonce à Charette son arrivée pour les premiers jours du mois de septembre. La Convention en fureur appelle tous les révolutionnaires aux armes. Monsieur arrive sur les côtes de Bretagne, et assiste dans l’île d’Houay à un service funèbre en l’honneur des victimes de Quiberon. Douze jours se perdent en délibérations et en correspondances pour savoir si on attaquera Noirmoutiers ou l’île Dieu. Deux fois déjà Charette est venu en vain à la rencontre du comte d’Artois. Monsieur débarque enfin le 29 septembre à l’île Dieu. Le duc de Bourbon l’y joint avec un brillant concours de nobles ; Stofflet vient mettre les troupes angevines à ses ordres ; soixante-dix mille combattants attendent Monsieur ; la chouannerie bretonne est là. Ni Monsieur ni les Anglais ne profitent de ces offres et de la victoire qui leur est si facile à gagner. Tout est perdu ! Charette le comprit et maudit l’Angleterre, et Napoléon, un jour qu’on lui lisait cet épisode, dit : « J’eusse traversé la mer à l’île Dieu sur une coquille de noix ! » Le comte d’Artois se repentit trop tard de sa faute, et essaya vainement de la réparer en se jetant sur la côte de Bretagne. Alors il supplia ses courtisans de l’arracher à la surveillance anglaise : tout ce qu’il put obtenir, ce fut d’envoyer aux chefs vendéens de nouvelles promesses et de l’argent, le 17 novembre 1795.

Pour achever la Vendée, le Directoire lui envoya Hoche. Hoche avait su se concilier par son noble caractère l’amour des républicains et l’estime des royalistes. Ses premières proclamations annoncèrent à la Vendée comme à la république que devant son épée de pacificateur toute la guerre allait changer de face, « Je rends, disait-il, les chefs responsables des fautes de leurs subordonnés ; ils doivent les prévenir par une bonne police. » C’était flétrir d’un seul mot tout le passé.

Arrivé dans le bas Poitou avec dix-huit mille hommes, Hoche dit aux Vendéens : « Pensez-vous qu’avides de sang nous allions venger l’assassinat par l’assassinat ? Non ! Les vrais républicains ne sont pas cruels. Ils viennent vous arracher à la tyrannie, et non vous égorger. Ne nous fuyez plus ; nous saurons respecter votre faiblesse. Rétablissez vos chaumières, priez Dieu et labourez vos champs. C’est contre Charette, cet éternel ennemi de votre repos et de votre bonheur, que je dirige les forces qui me sont confiées par la république. » – Et les faits vinrent aussitôt confirmer ces paroles, de manière à ne plus laisser de doute ni de méfiance aux paysans. Hoche poursuit en administrateur et en général sa stratégie. Impitoyable justicier des capitaines, il reçoit à merci les soldats qui se rendent, donne aux paysans de quoi rebâtir leurs chaumières, etc. Charette s’arme vainement contre un tel ennemi. Hoche cependant désespère un moment de le vaincre ; il fait alors une chose indigne de son caractère, il promet six mille louis d’or à celui qui lui livrera Charette. Honneur à la Vendée ! elle n’eut pas un Judas pour vendre son dernier héros. Mais l’heure de Charette avait sonné, et Stofflet ne le précéda dans la tombe que de quelques jours. Le premier voyait tomber autour de lui tous ses lieutenants ; convaincus qu’ils n’avaient plus de merci à attendre, les derniers Vendéens se resserrent autour de Charette avec le sombre et héroïque courage du désespoir.

Pris et conduit à Angers, Stofflet est condamné à être fusillé. Il refuse le bandeau qu’on lui offre : « Arrière ! dit-il, les généraux vendéens n’ont pas peur des balles ! Vive la religion ! vive le roi ! » Il meurt à quarante-trois ans, le 23 février 1796. – Entouré d’espions, Charette lutte comme le lion que les chasseurs ont acculé. Enfin il est pris ! Cette conquête électrise toute l’armée républicaine. « Mon cher général, écrit un ami à Hoche, nous sommes comme des fous depuis cette bonne nouvelle. » Elle arrive à Paris à huit heures du soir. Les cinq directeurs la reçoivent avec des cris de joie, et la font annoncer sur tous les théâtres, comme ils eussent fait la prise d’une capitale ou d’un royaume.

Charette est conduit à Nantes, et à toutes les questions dont on l’accable, il ne répond que ces mots : « J’ai combattu et je meurs pour ma religion, pour ma patrie et pour mon roi ! » Avant de quitter le tribunal, il adresse ces seules paroles à ses juges : « Je ne cherche point à reculer l’instant de ma mort, mais je prie qu’on me donne un prêtre catholique. » Arrivé devant les soldats qui doivent le fusiller, Charette refuse le bandeau qu’on lui offre, désigne sa poitrine, en disant d’une voix forte : « Visez là ; c’est là qu’on doit frapper un brave ! » Il avait trente-trois ans.

Avec lui finit l’insurrection de l’Ouest, qui avait commencé par des soldats sans généraux, et se terminait par des généraux sans soldats. Il suffit, pour le démontrer, de résumer les derniers événements de la rive gauche de la Loire ; après quoi, nous allons passer sur la rive droite de ce fleuve pour y recueillir l’histoire peu connue et mal jugée de la chouannerie.

Hoche avait rouvert les églises et relevé les chaumières. Les Vendéens n’aspiraient plus qu’au repos, après tant de fatigues et de souffrances. D’Autichamp, le nouveau généralissime, essaya de rallier quelques soldats de Stofflet, mais sans résulta : chaque jour, fidèle à son système, Hoche donnait amnistie complète aux paysans qui se rendaient, et promettait guerre et mort aux agents qui les rappelaient aux armes.

L’année 1799 était arrivée ; le 18 brumaire éleva Bonaparte au pouvoir. Les royalistes et les républicains tournèrent ensemble leurs yeux vers l’homme de la Providence. Les uns rêvèrent d’un nouveau Monk, les autres un second Washington. Ils se trompaient les uns et les autres. Cadoudal et Frotté, qui triomphaient encore en Bretagne, jettent en vain leur épée dans la balance ; Bonaparte menace alors d’écraser la Vendée. La paix est enfin signée à Montfaucon par tous les chefs de la rive gauche, le 18 janvier 1800. Bonaparte proclama dès lors les Vendéens un peuple de géants. En 1801 vint le concordat, dans lequel la Vendée encore a sa grande part. Bonaparte le reconnut publiquement en faisant représenter la France catholique par l’abbé Bernier, qui avait soulevé les premiers Vendéens autour de la croix de Jésus-Christ.

Les causes qui avaient enfanté l’insurrection vendéenne donnèrent aussi naissance à la chouannerie bretonne, qui, poussée à bout par les excès de la Montagne, et ranimée par le dernier sang de la Vendée sa sœur, se dressait pleine de vigueur et d’audace, au moment où celle-ci expirait sous les colonnes infernales. Les chouans et les Vendéens étaient frères, mais seulement par le principe de vengeance et d’affranchissement qui les armait en commun. Tout, du reste, était différent, pour ne pas dire opposé entre eux. La guerre de Vendée fut particulièrement une guerre de défense ; celle de la chouannerie, organisée plus tard, fut surtout une guerre de représailles. Les chouans rendirent aux républicains feu pour feu, sang pour sang, et terreur pour terreur.

La chouannerie sortit de la basse Normandie et du bas Maine, où elle eut pour fondateur et pour premier chef Jean Cottereau, dit Jean Chouan , qui donna son nom à cette lutte si longue et si opiniâtre. Connu de bonne heure pour sa haute taille, sa force, son esprit et son courage, Jean Chouan devint l’oracle du village de Saint-Ouen. Il était toujours le premier et le dernier au choc des gabeloux ou douaniers du sel, avec lesquels la contrebande du sel qu’il exerçait le mettait souvent en lutte. Généreux et modeste avec ses compagnons, il se dévouait sans cesse pour eux, et leur laissait partager la gloire et le profit de ses exploits.

Dès l’année 1792, au premier attentat religieux de l’Assemblée nationale, Jean Chouan prit les armes avec les gars de son village. La levée en masse vint bientôt grossir sa troupe, et tous les proscrits de la Mayenne et de la Sarthe s’insurgèrent en même temps que ceux de la Bretagne et de la Vendée. La vie de ces hommes hors la loi ne fut plus qu’un combat perpétuel. Tous ceux qui étaient persécutés comme eux, et surtout les prêtres réfractaires, cherchèrent un refuge dans leurs rangs. Leur premier quartier général fut le bois de Misdon (près Laval), formé de hêtres, de chênes et de bouleaux. Dans le plus fourré de ce taillis, chaque chouan se creusa une demeure, ou plutôt un terrier, qu’il recouvrit de feuilles et de broussailles, et dont l’œil ne pouvait deviner l’entrée. Six mois se passèrent ainsi (les six mois de l’hiver de 1793), pendant lesquels les chouans ne purent guère sortir que la nuit de ces cabanes, traqués qu’ils étaient pendant le jour par les milices et les garnisons. Les paysans des environs les nourrissaient, et les femmes surtout vinrent à leur aide ; personne ne songea à les trahir.

La chouannerie demeura isolée et sans organisation jusqu’à l’expédition des Vendéens dans le bas Maine. C’est là la première période de son histoire ; la seconde période s’ouvre le 25 octobre 1793, au fond du bois de Misdon. Avec cinq mille paysans, Jean Chouan suivit la Vendée jusqu’au désastre du Mans : là il perdit sa mère, qu’il aimait tendrement, et regagna le bois de Misdon. Il trouva la closerie (ferme) pillée, et ses frères jurèrent avec lui mort aux républicains. Tous ses compagnons et tous les chouans de Bretagne qui avaient eu le même sort firent le même serment ; et la chouannerie proprement dite, s’organisant dès lors et correspondant d’un pays à l’autre, entra dans sa troisième et terrible période, celle de la vengeance et de la guerre sans merci. Nous avons dit plus haut les excès républicains qui l’expliquent, s’ils ne la justifient pas. Terreur pour terreur, ceux qui commencèrent furent les plus coupables. La révolution pouvait s’établir autrement que par l’incendie et le massacre, tandis que la chouannerie, ainsi attaquée, ne pouvait se défendre utilement qu’en rendant des traitements pareils.

En même temps que les chouans multipliaient leurs relations entre eux, ils coupaient, par mille moyens plus ou moins sanglants, toutes celles de leurs ennemis. Plus de voyages, plus de convois, plus de commerce, plus de courriers possibles dans le pays qu’ils occupaient. Ils tinrent ainsi presque tout l’Ouest séparé de la France pendant des années entières.

« On a reproché aux chouans d’agir en voleurs de grande route, d’arrêter et de piller les diligences. Au point de vue moral, c’est un de leurs moindres méfaits ; au point de vue de la guerre, c’était la plus naturelle des représailles. Dépouillés par les révolutionnaires, ils les dépouillaient à leur tour. Or les diligences, véhicules de leurs ennemis, représentaient pour eux l’argent, les employés et les amis de la révolution, presque seuls en voyage d’une ville ou d’un camp à l’autre. Sans doute, beaucoup d’inoffensifs voyageurs furent victimes de ces attaques ; mais il ne faut pas attribuer aux seuls chouans les crimes que tous les bandits de l’Ouest exécutèrent sous leur nom, en particulier les faux chouans. »

Ainsi s’expriment MM. Descepeaux et Pitre-Chevalier, juges impartiaux des chouans.

On doit moins considérer les chouans comme une armée que comme une société secrète, formée et soutenue par un fanatisme héroïque. Ils en avaient les habitudes et les allures en toute chose. Ils avaient leurs tribunaux volants, leurs francs-juges et leurs exécutions silencieuses. Ils se dévouaient tour à tour à la punition des traîtres, des espions et des suspects.

Le second chef des chouans du bas Maine fut digne du premier. C’était Jean-Louis Tréton, dit Jambe d’Argent, fils d’un pauvre paysan, qui avait douze enfants pour toute fortune.

Tels étaient les instruments que la Providence employait pour réprimer la Terreur, pour tenir en échec les vainqueurs de l’Europe, pour ébranler un jour Napoléon, et pour relever en France l’autel et le trône renversés.

Bientôt un nouveau La Rouërie entreprit de rallier toutes ces forces éparses ; c’était le comte Joseph de Puisaye. « Puisaye, a dit éloquemment M. Crétineau, fut l’Ulysse d’une insurrection où l’on ne demandait que des Achilles. » Il s’était flatté d’organiser l’insurrection en lui donnant de l’unité. Quand il adressa ses plans aux Vendéens, qui les rejetèrent parce qu’ils ne le connaissaient pas, il avait déjà une influence réelle en Bretagne. Plus tard il devint suspect et aux Bretons et aux Vendéens à cause de son engouement pour l’alliance anglaise. Il avait cependant un parti puissant lorsqu’à la fin de 1793 le général Beaufort marcha contre lui. Honneur à Beaufort, qui, au milieu de la fièvre de sang où l’on vivait en ces temps déplorables, refusa de brûler six cents royalistes au château, de Thorigny. « En me dévouant au service de la république, écrivait-il, je n’ai pas pris la charge du bourreau, et mes soldats pensent comme moi (18 janvier 1794). » Instruit de ce fait, Jean Chouan défendit à ses hommes de jamais tirer sur le général. Il fit le même honneur aux volontaires de Rouen, qui s’appelaient le bataillon de la Montagne pour déguiser impunément leur humanité sous la férocité de leur nom. Kléber tenta en vain d’humaniser la guerre des chouans ; il fut rappelé presque aussitôt : Vachot, son successeur, reprit pour mot d’ordre : Exterminer.

Le 28 juillet 1794, à la suite d’une rude affaire avec les bleus, Jean Chouan tombe frappé à mort ; ses deux sœurs et son frère l’avaient précédé sur l’échafaud. Pendant ce temps-là, le Morbihan se ralliait autour de Georges Cadoudal. Tout jeune encore, Cadoudal avait fait ses premières armes en Vendée, où sa force herculéenne, son indomptable résolution, sa bravoure pleine de sang-froid, étonnèrent Bonchamps et Stofflet. Il rentra dans le Morbihan, après la déroute de Savenay, avec un seul des braves qui l’avaient suivi au delà de la Loire. Puisaye arrive alors en Bretagne avec les débris des troupes vendéennes ; une espèce d’armée s’organise, et des rapports s’établissent entre les insurgés du Morbihan, ceux d’Ille-et-Vilaine, ceux des Côtes-du-Nord et ceux du Maine. Mais, au lieu d’agir, Puisaye négocie, il attend l’Angleterre. On le décide enfin à tenter un grand coup sur Rennes (26 mai 1794). Trahis par les bleus, ils regagnent le Morbihan à travers mille dangers et mille maux. Là, les deux armées insurgées s’unissent, et l’on est déjà en marche, quand les chouans d’Ille-et-Vilaine font manquer la jonction en regagnant leur pays. Puisaye se voit alors battu à Siffré (5 juin) ; ses derniers soldats se dispersent, et ses collègues l’abandonnent en le maudissant. L’habileté diplomatique de Puisaye répare bientôt les fautes de son incapacité militaire. Avoué par les princes et par l’Angleterre, il se fait reconnaître comme général en chef à Fougères et dans les Côtes-du-Nord. Tous les autres chefs bretons se rallient à lui, et il passe en Angleterre, pour en ramener les secours promis (23 décembre 1794). Il ébranle Pitt, lui arrache la promesse de l’expédition de Quiberon, enlève d’assaut les pleins pouvoirs du comte d’Artois, et tout restait suspendu quand tout devait être précipité. Hoche et son état-major, d’habiles officiers arrivaient pendant ce temps-là en Bretagne. Hoche appliquait déjà à la Bretagne le système qui devait pacifier la Vendée : il calmait les populations épuisées, sans désarmer les chouans ni leurs chefs, qui suspectaient, on sait pourquoi, jusqu’aux bienfaits de la république. À force d’adresse, on amenait enfin un bon nombre de chouans et leurs chefs à reconnaître le traité de Charette, auquel le Morbihan seul refusa d’adhérer. La guerre y était plus sanglante que jamais : mais les faux chouans, invention de la république, déshonoraient par leurs infamies les vrais chouans, dont il était difficile de les distinguer, tant ils affectaient de prendre le même costume et de parler le même patois.

Voici comment M. Crétineau-Joly raconte cette horrible invention de Jean-Bon Saint-André, Lequinio, Dubois-Crancé, Laignelot, Carrier et Bréard. « Ils avaient tour à tour fait recrue des natures corrompues que fournit la plus vile populace. Quand ces recrues, destinées à égorger les royalistes, eurent péri sous leurs balles, on chercha un moyen plus sûr de rendre odieux les insurgés ; l’on exhuma des bagnes toutes les impuretés et tous les forfaits ; on les vêtit du costume breton ; on leur attacha un chapelet au cou, un scapulaire sur la poitrine, une cocarde blanche au chapeau. On leur donna pour ralliement : Vive la religion ! et : Vive le roi ! Puis on les lâcha dans les campagnes. À cette milice du crime, connue dans l’Ouest sous le nom de faux chouans, on n’imposa que l’obligation de piller, d’incendier et de massacrer au nom des royalistes. Cette combinaison était atroce ; mais le comité de Salut Public l’avait conseillée, les représentants en mission l’accueillirent. Ces faux chouans répandirent dans les campagnes, et même à l’approche des villes, la terreur et la mort. On voyait des hommes habillés comme les Bretons se porter à des excès déplorables ; la prévention et la haine accusèrent les paysans de ces mêmes excès, et jusqu’à ce jour personne n’avait pu administrer les preuves de cet acte inouï dans les annales des guerres civiles. Une lettre de Boursault nous a mis sur la voie : « La négligence, disait ce conventionnel (10 octobre 1794), s’étend jusqu’aux bagnes, d’où il s’échappe beaucoup de galériens. » Une dépêche du général Rossignol au comité de Salut Public percera le nuage dont le représentant cherchait à s’envelopper : « J’ai rencontré, écrit Rossignol à la date du 25 brumaire an III (15 novembre 1794), quelques bandes de nos amis qui font bien leur besogne ; ils tuent tout ce vieux levain de patriotes tièdes que la guillotine n’a pas retranchés du sein de la république. Mais il faut y regarder à deux fois ; ces enragés-là ont été démasqués par les vrais brigands, et ils disent qu’il n’y a plus de sécurité pour eux. Les chouans les attaquent ; ils les reconnaissent au parler et aux cheveux qui n’ont pas encore pu pousser, assez longuement. Je pense qu’on pourrait les utiliser ailleurs ; ils ont fait leur coup ici, ils ont fait abhorrer les brigands. Nous n’en demandions pas davantage ; il y a fureur partout contre ces monstres. Les patriotes s’enthousiasment au récit des horreurs qu’ils commettent ; et quand la nouvelle de quelque crime bien horrible nous arrive, je lâche les gardes nationales, qui ne font pas de quartier. »

Le bas Maine et la basse Normandie furent infestés par ces misérables, qui mirent tout à feu et à sang. Tout cela poussait à bout les honnêtes citoyens, et ne pouvait que hâter la pacification. Boursault, d’ailleurs, venait d’acheter à deux traîtres tous les secrets des émigrés. Une flotte anglaise allait les amener au nombre de quinze à vingt mille. Sur cent vingt-cinq généraux chouans, il ne s’en trouva plus que vingt pour signer la paix à la Mabilais et reconnaître la république. Les autres protestèrent et restèrent armés. Hoche eut donc raison de dire : « On vient de traiter avec quelques individus, et non avec les chefs du parti. » C’était tout le contraire du traité de la Jaunais.

La guerre recommença de toutes parts, et la chouannerie ne fit qu’élargir ses mouvements. Ce fut alors que le comte Louis de Frotté parvint à soulever la basse Normandie, sa province natale. En même temps, le grand coup de Puisaye allait se jouer à Quiberon. Après tant d’hésitation et de retard, cette formidable expédition était prête. La France républicaine allait dominer l’Europe ; c’était le moment pour l’Angleterre de relever la France monarchique, mais pour la mieux briser en la laissant retomber.

L’expédition met à la voile le 10 juin 1795 ; elle porte la fleur de la noblesse française et l’élite de sa marine. « Les Anglais, dit Napoléon dans ses Mémoires, avaient à dessein compris dans l’expédition trois cents émigrés de cette arme. Ce moyen infamant de se venger des triomphes du brave Suffren souriait à leur politique, et ils anéantirent ainsi tous les auteurs et tous les témoins de cette belle campagne de l’Inde, qui avait porté si haut la gloire du pavillon français. » – Les émigrés abordent à Quiberon (27 juin 1795). Le débarquement achevé, émigrés et chouans confondus s’assemblent autour de leurs prêtres. De la prière on passe au combat ; mais déjà l’élan s’est ralenti. L’intrigue, la discorde et la trahison, semées par l’Angleterre unie à la république, se croisent de toutes parts. Cependant on s’empare d’Auray, qui était la clef de l’invasion.

Hoche a tout appris à Rennes ; il réunit toutes ses forces et tous ses talents pour vaincre ou pour mourir. Il repousse les chouans de Vannes, mais il ne peut pénétrer dans Auray. – D’autre part, les émigrés et les chouans perdent cinq jours en revues et en disputes. Le 3 juillet, ils prennent enfin le fort Penthièvre, et confient leur conquête aux prisonniers bleus. Était-ce vertige ou perfidie ? On ne sait vraiment que décider. Hoche reprend position devant Auray ; les chouans se découragent, et c’est à grand’peine qu’on décide un engagement général le 5 juillet ; mais le plan des chefs mécontente les émigrés comme les paysans. – Dix mille chouans ont déjà fui devant les colonnes républicaines, conduites par Hoche, qui s’avance avec sa redoutable artillerie, sûr désormais de sa proie, cernée tout entière dans la presqu’île de Quiberon. Le 15 juillet, nobles et paysans sont écrasés et broyés par les canons de la république ; les gentilshommes combattent en désespérés. Le 17 juillet, nouveau guet-apens de l’Angleterre. Le fort Penthièvre est livré aux bleus par deux traîtres ; les émigrés se trouvent désormais placés entre la mer et les baïonnettes républicaines. L’escadre anglaise, feignant de ne pas voir le pavillon républicain sur le fort, n’envoie pas la moindre barque au secours de ses alliés. La presqu’île offrit alors le spectacle le plus lamentable : de frêles bateaux sont à sec, on essaie en vain de les mettre à flot, ceux qui s’y embarquent sont submergés à l’instant ; d’autres s’engloutissent en voulant gagner les vaisseaux à la nage. Pas un vaisseau ne bouge ; un affreux soupçon glace les cœurs. Enfin arrivent les chaloupes anglaises, et deux vaisseaux de l’escadre protègent de leur feu l’embarquement des émigrés. On se jette en masse dans les chaloupes, on s’en dispute l’abord avec frénésie, on les fait chavirer sous des masses d’hommes. Quelle rigueur il fallut pour dompter les révoltes de l’agonie ! Autour de chaque barque remplie, se cramponnent une foule de malheureux à la nage. On les écarte à coups de rame, ils reviennent éperdus. Pour sauver leur garnison vivante, les matelots sabrent les poignets des mourants !

On embarque ainsi dix-huit cents chouans ou émigrés, pendant que les boulets anglais s’égarent sur les têtes des royalistes. Était-ce volontairement ? On l’a dit, et nous pouvons croire que Pitt, qui avait ordonné de sacrifier les officiers de la marine française, avait aussi donné l’ordre horrible de tirer sur les émigrés. Sombreuil ne résistait plus qu’avec huit cents hommes à plus de quinze mille républicains : il faut enfin se rendre. Hoche veut sauver ces braves, et les fait conduire à Auray par une escorte si faible et si compatissante, qu’ils pouvaient tous s’évader chemin faisant. Un petit nombre seulement en profitèrent. Les autres, esclaves de leur honneur, et comptant sur la capitulation verbale, se laissèrent enfermer, malgré leurs gardiens, qui les suppliaient de fuir. Tallien et la Convention répondirent à cette noble confiance en leur donnant des juges et des bourreaux, malgré les réclamations de Hoche et les protestations des officiers et des soldats républicains. Ainsi périrent les quatre mille prisonniers de Quiberon ; ils furent fusillés à Vannes et à Auray. Sombreuil passa le premier et refusa le bandeau, en disant : « J’aime à voir mon ennemi ; » et, comme on voulait le faire agenouiller : « Je ne m’agenouille que devant Dieu, » ajouta-t-il. Il avait vingt-six ans.

Ainsi finit l’expédition de Quiberon : l’histoire des guerres civiles n’offre pas de plus épouvantable catastrophe.

Pitt, un jour, osa dire en plein parlement d’Angleterre ces paroles qui sont pour lui comme le stigmate mis par Dieu au front de Caïn : « Il n’a coulé aucune goutte de sang anglais à Quiberon. – C’est vrai, lui répondit Sheridan, le sang anglais n’y a pas été versé ; mais l’honneur anglais y a coulé par tous les pores ! »

Il semble que l’histoire de la Révolution dans l’Ouest devrait finir à l’expédition de Quiberon ; mais nous avons voulu la compléter par un rapide coup d’œil sur les insurrections de 1800 à 1815, et sur la Bretagne et la Vendée depuis cette époque jusqu’à nos jours.

La chouannerie, écartée de Quiberon, survécut au désastre des émigrés, et y répondit par quelques succès à droite de la Loire et dans le Maine. La guerre continua sur ces deux points, de plus en plus morcelée, mais de plus en plus furieuse. De son côté, Cadoudal réorganise et ranime dans le Morbihan la division de Tinténiac. Puisaye rentre en Bretagne, et se fait reconnaître encore pour général. Frotté cherche à introduire l’ordre et la victoire dans la chouannerie normande. Projets héroïques, mais impuissants ! L’épuisement et la force des choses domptent les plus indomptables champions : Hoche désarme la chouannerie bretonne, mancelle et normande, par le même système que la Vendée : mort à tous les chefs, amnistie à tous les paysans (juillet 1796).

La république avait pacifié l’Ouest en revenant à la modération ; les patriotes s’en écartèrent dans la joie du triomphe et préparèrent de nouvelles révoltes. Les chouans deviennent plus terribles que jamais. – Hoche quitte l’Ouest et va mourir empoisonné, dit-on, à l’armée de Sambre-et-Meuse. Le 18 fructidor (3 septembre 1797) voit échouer la conspiration des royalistes et de Pichegru contre le Directoire, qui fait fusiller une masse de chouans à Grenelle. Les violences recommencent de part et d’autre. Sous le nom de chauffeurs et sous le masque royaliste, tous les brigands du pays se livrent aux crimes les plus affreux ; la police républicaine se souvient des faux chouans, et grossit les chauffeurs de la canaille jacobine de Paris, envoyée en Bretagne « pour égorger en criant Vive le roi ! en priant le ci-devant bon Dieu, et pour déshonorer la chouannerie dans ses œuvres vives (Dépêche secrète). » À ces crimes provoqués par lui-même, le Directoire répond par des exécutions en masse ; la Terreur recommence dans l’Ouest, et la guerre s’y éternise.

Il ne fallut rien moins que le premier consul Bonaparte pour désarmer encore une fois la Bretagne et la Vendée royalistes. Cadoudal s’échappe, et va à Londres préparer de nouvelles attaques contre le futur empereur. Il arrive à Paris ; mais abandonné, trahi, loin de ses fidèles paysans, il est arrêté, condamné et fusillé (juin 1804). Avec lui finit la chouannerie ; mais elle relève la tête en présence du despotisme impérial ; la Vendée imite son exemple, et Louis XVIII rentre en France (1814). Napoléon sort de l’île d’Elbe et revient à grands pas sur Paris ; les chefs bretons et vendéens, que la restauration avait désarmés, retrouvent des armes contre l’empereur et contre l’étranger tout à la fois.

Mais la désunion se met parmi les défenseurs du pays et de la monarchie ; le désespoir les prend, et le 24 juin 1815, après une défaite sanglante, Auguste de La Rochejacquelein signe la paix. Le lendemain, la Vendée apprenait le désastre de Waterloo et la nouvelle chute de Napoléon : elle avait désespéré vingt-quatre heures trop tôt ! Quinze jours après, Louis XVIII rentrait à Paris avec les étrangers. Loin d’appeler l’invasion en France, les Bretons et les Vendéens, c’est là leur dernière gloire, l’avaient repoussée de toutes leurs forces. Il fallut les contenir énergiquement pour les empêcher de se jeter en masse sur les troupes étrangères.

En 1832, une femme, une mère, une héroïne d’autrefois crut soulever Bretons et Vendéens. Elle trouva quelques dévouements dignes de son courage ; mais elle ne put ébranler des peuples mieux traités par le gouvernement de 1830 que par la restauration. L’affaire de 1832 ne fut donc qu’une aventure, mais, comme on l’a très-bien dit, « une aventure chevaleresque, digne encore de la Bretagne et de la Vendée, et dont l’histoire fera un beau livre, quand le jour sera venu de la raconter sans passion. »

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