CHAPITRE XII

La Ligue en Bretagne.

(1576 – 1598)

Le calvinisme s’étant répandu en France sous le règne de François Ier, la Bretagne fut, de toutes les provinces de ce royaume, celle où il fit le moins de progrès. Lorsque la ligue eut été formée par les Guise en 1576, ce pays fut encore assez tranquille pendant plusieurs années et ne prit aucune part à la guerre civile. Mais, sous le règne de Henri III, le duc de Mercœur en ayant été fait gouverneur le 5 septembre 1582, elle se vit agitée des plus grands troubles, et il s’y passa des événements mémorables, dont peu d’historiens de Bretagne ont parlé jusqu’ici.

Henri III, à son retour de Pologne, avait épousé Louise de Lorraine, fille du comte de Vaudemont et sœur du duc de Mercœur. Le roi prit dès lors le duc en amitié, et ne songea qu’à l’élever ; il lui fit épouser Marie de Luxembourg, duchesse de Penthièvre et vicomtesse de Martigue, d’une des plus grandes maisons de l’Europe, et qui était d’ailleurs une très-riche héritière. Il fit encore plus pour son beau-frère ; il ôta au duc de Montpensier, prince de son sang, le gouvernement de la Bretagne, dont son petit-fils le prince de Dombes avait la survivance, pour le donner au duc de Mercœur, qui n’avait alors que vingt-quatre ans, malgré les remontrances du chancelier de Chiverni, qui représenta au roi que dans ces temps orageux c’était agir contre les lois de la politique que de confier un gouvernement de cette importance à un prince qui avait, du chef de sa femme, des prétentions à la souveraineté de cette même province dont il le rendait le maître ; mais la complaisance du roi pour sa femme l’emporta sur les sages avis du chancelier.

Le duc d’Alençon, frère unique du roi, étant mort en 1584, et Henri III, quoique marié depuis dix ans, n’ayant point d’enfants, le duc de Mercœur regarda cet événement comme très-favorable au dessein qu’il méditait. La vie que le roi menait annonçait qu’elle ne serait pas longue, et la situation des affaires faisait espérer aux princes lorrains, qui avaient causé jusque alors tant de troubles dans l’État, qu’elles y seraient plus brouillées que jamais, le roi de Navarre (depuis Henri IV) étant engagé dans l’hérésie et regardé par eux comme incapable de parvenir à la couronne.

Ces flatteuses espérances ne satisfirent point l’ambitieuse impatience des Guise. En 1585, soutenus de la puissance de Philippe II, roi d’Espagne, et d’un grand nombre de factieux, ils formèrent une ligue, prirent les armes et se saisirent de plusieurs places. Le roi, alarmé de leurs menaces et de leurs progrès, dut faire un traité avec les chefs de la Ligue, c’est-à-dire avec ses propres sujets. Il s’engagea à faire la guerre aux calvinistes de son royaume, devenus d’ailleurs ses plus dangereux ennemis, et à donner la conduite de cette guerre aux Ligueurs. Il fut stipulé expressément que le roi leur livrerait des places de sûreté. Le duc de Mercœur eut soin d’y mettre des commandants tout dévoués à ses intérêts.

Bientôt le duc, excité par les autres princes de sa maison, se mit en campagne et entra dans le Poitou avec des troupes qu’il tira de son gouvernement, au nombre de quatre mille cinq cents hommes d’infanterie, avec quelque cavalerie. Le monarque indolent, qui n’avait consenti qu’à regret à la guerre contre les protestants, avait retardé la marche de ses armées. Mercœur, n’étant point soutenu comme il l’espérait, se vit tout d’un coup sur les bras des forces très-supérieures aux siennes. Il jugea à propos de se retirer à Fontenay pour y attendre l’armée du roi ; mais cette ville ayant refusé de le recevoir, il fut obligé de se loger dans le faubourg, où les habitants ne lui fournirent que peu de vivres et où il se vit bientôt attaqué par le prince de Condé, un des capitaines protestants. La nuit mit fin au combat, sans aucun avantage de part ni d’autre. Le lendemain, Mercœur se retira à petit bruit vers la Loire, et Condé se mit peu en peine de le poursuivre ; Mercœur, attaqué dans sa marche par une troupe de cavaliers, perdit plusieurs soldats, une partie de son bagage, le butin qu’il avait, et se réfugia en toute hâte dans son gouvernement (1585).

Il n’y eut, le reste de l’année, d’autres événements en Bretagne que la prise du château de Blin par Mercœur. Le très-petit nombre de protestants qu’il y avait en Bretagne fut cause que le calme régna dans cette province durant cette année et les deux suivantes, alors que dans les autres provinces il y eut tant de sang répandu.

Vitré était la seule ville de Bretagne où dominât la religion prétendue réformée ; comme cette place était très-importante, le duc de Mercœur, en 1588, tenta de la surprendre. N’ayant pu y réussir, il s’en alla faire le siège de Montaigu en Poitou ; mais le roi de Navarre s’étant avancé, il fut encore contraint de se retirer après quelques escarmouches. Son arrière-garde, entièrement enfoncée, prit la fuite, et, outre les morts, laissa sur le champ de bataille huit drapeaux et cinq cents prisonniers.

Le projet du roi de Navarre était de se rendre maître de l’embouchure de la Loire et de celle de la Vilaine, par la prise de Saint-Nazaire, de Guérande et du Croisic. Sur ces entrefaites, le duc et le cardinal de Guise ayant été assassinés à Blois, tout le parti de la Ligue, pour venger la mort de ses deux principaux chefs, tourna ses armes contre Henri III, qu’on accusait d’avoir ordonné ce meurtre. Elle déféra au duc de Mayenne, frère des Guise, le titre de lieutenant-général de l’État et couronne de France. La Bretagne devint alors (1589), comme les autres provinces du royaume, le théâtre d’une guerre civile et des plus affreux désordres. À la réserve de Rennes, de Nantes, de Brest, de Saint-Malo, de Vitré et de quelques autres villes, tout se déclara successivement pour la Ligue, surtout dans la basse Bretagne, où le peuple est resté extrêmement attaché au catholicisme. Dans le commencement, le duc de Mercœur ne leva point l’étendard de la Ligue, quoiqu’il l’organisât secrètement par ses émissaires ; il jugea à propos d’attendre la tenue des états de la province, que l’on croyait devoir être convoqués à Vannes, afin de s’y faire un plus grand nombre de partisans ; mais cette ville s’étant déclarée pour la Ligue, les états ne s’y assemblèrent point : il n’y eut même cette année aucune assemblée d’états de la province.

Cependant, la duchesse de Mercœur ayant surpris le château de Nantes, on commença à apercevoir les vues du duc. La duchesse se déclara hautement contre le roi ; ayant réuni les principaux habitants de Nantes, elle leur représenta le péril de la religion catholique et celui de la ville en particulier, où le roi de Navarre devait être bientôt introduit avec ses troupes huguenotes, qui ne manqueraient pas de se porter à tous les excès, déjà commis par elles dans tant d’autres villes. Le discours de la duchesse fit impression sur plusieurs ; mais il y eut des sujets fidèles au roi qui ne se laissèrent point ébranler ; on prit les armes, et les rues furent barricadées. Le parti de la Ligue ayant eu l’avantage, plus de quatre-vingts partisans du roi furent mis en prison dans le château.

Le duc de Mercœur, après s’être ainsi assuré de la ville de Nantes, forma la résolution de mettre aussi celle de Rennes dans son parti, et il y réussit non sans peine et sans de rudes combats livrés dans les rues et sur les places de cette ville importante. Le duc, croyant sa puissance assez bien établie à Rennes, en partit pour se saisir de Fougères. Il y entra sans résistance et s’empara du château ; quelques jours après, Sébastien de Rosmadec-Nolac, qui avait voulu se fortifier dans Josselin, ville appartenant au vicomte de Rohan, un des chefs protestants, fut sur le point d’être surpris dans la ville par Saint-Laurent, maréchal de camp du duc de Mercœur, et n’eut que le temps de s’enfermer dans la forteresse.

Ceux des habitants de Rennes qui étaient royalistes, reprirent courage après le départ du duc de Mercœur.

Le 4 avril, le sénéchal de la ville convint avec les principaux de ceux qui étaient attachés au roi, que le lendemain ils iraient par les rues, criant : Vive le roi ! L’entreprise réussit, et bientôt toute la ville retentit du même cri ; le sénéchal reprit les clefs des portes, on rendit la liberté à ceux qui avaient été emprisonnés par l’ordre de Mercœur, et tous les gens suspects furent chassés, entre autres le célèbre Bertrand d’Argentré, historien de la Bretagne. Bientôt l’on vit les royalistes accourir à Rennes de toutes parts ; alors le parlement, reprenant sa première autorité, écrivit au duc pour l’engager à faire cesser tout acte d’hostilité et à licencier les compagnies de gens de guerre de la province, suivant la volonté du roi. Il rendit enfin un arrêt qui déclara Mercœur rebelle au monarque, et permit de le poursuivre ainsi que tous ses adhérents.

La réduction de Rennes fut si importante pour les intérêts du roi, que les états firent dans la suite frapper une médaille d’or, où l’on voyait d’un côté les armes de Bretagne, et de l’autre celles du sénéchal de Tiennes, principal auteur de cette révolution, avec cette légende : Ut olim de patria bene meritis, sic et urbis liberatori patria contulit.

En effet, si Rennes fût demeurée sous la puissance du duc de Mercœur, le parti du roi eût été absolument ruiné en Bretagne, et le duc s’en serait entièrement rendu le maître. Rennes fut, durant toute la guerre, la place d’armes des royalistes, l’asile et la demeure des commandants que le monarque envoya dans la province, et le lieu de la convocation des états, qui s’y assemblèrent tous les ans.

Le duc de Mercœur se repentit, mais trop tard, de s’être éloigné mal à propos d’une place aussi importante que Rennes, pour une entreprise aussi peu sérieuse que la prise de Fougères. Henri III voulut rappeler auprès de lui le duc, en lui offrant de grands avantages ; mais le Ligueur, qui n’avait pas oublié le sort des Guise à Blois, resta en Bretagne, persuadé que la duchesse sa femme ne trouverait jamais une occasion plus favorable de faire valoir ses droits sur le duché de Bretagne.

Henri III, ne pouvant ébranler Mercœur par ses offres, se trouva très-embarrassé. Les principaux chefs royalistes le sollicitaient vivement de venir en Bretagne, où ils l’assuraient que tout se soumettrait s’il paraissait seulement sur la frontière. D’un autre côté, le roi de Navarre, avec lequel il venait de contracter alliance, lui fit écrire par Duplessis-Mornay qu’il ruinait absolument ses affaires s’il allait en Bretagne, et qu’il devait plutôt se résigner à perdre une province que tout son royaume. Ce dernier avis fut suivi. Mais tandis que Henri III délibérait, Mercœur avait profité de son irrésolution. Presque toute la Bretagne avait embrassé la Ligue : Rennes, Saint-Malo, Vitré, Malestroit, Josselin, Ploërmel, Montfort, Châteaubriant, Guérande, Quimper et Brest seulement tenaient pour Henri III ; encore Quimper penchait-il du côté de la Ligue, dont cette ville prit hautement le parti dans la suite. Toute la ressource du roi fut donc d’envoyer dans la province le comte de Soissons pour y commander, et avec lui le comte de Vertus et Lavardin, afin de fortifier son parti et de ranimer le zèle de ses partisans. Il révoqua en même temps les lettres de gouverneur qu’il avait accordées à Mercœur, et confirma l’arrêt du parlement, qui l’avait déclaré rebelle.

Le comte de Soissons marcha vers la Bretagne à la tête de quelques troupes et avec du canon : Mercœur résolut de lui couper le chemin. À trois lieues de Rennes, le comte fut attaqué par des forces supérieures dans le mauvais poste de Châteaugiron, et dut se défendre jusque dans la chambre de la maison où il s’était retiré avec plusieurs gentilshommes. On lui criait en vain de se rendre, qu’il aurait la vie sauve : il y consentit enfin, et demanda à être conduit au duc, qui reçut son épée pour la lui rendre aussitôt. Cependant les communes du pays qui avaient pris les armes en faveur du duc de Mercœur arrivèrent à Châteaugiron le lendemain de cette action, et en attaquèrent le château, où une partie des gens du comte et des habitants s’étaient retirés. Les assiégés, avant d’avoir eu le temps de reconnaître les assiégeants, les prenant pour des troupes réglées, capitulèrent et obtinrent de sortir vie sauve et d’emmener leurs chevaux. Mais un gentilhomme d’entre eux, en quittant le château, voyant que ceux à qui ils s’étaient rendus n’étaient que de la milice, honteux d’avoir cédé à de telles gens, en tua un d’un coup de pistolet. Cette imprudence mit en fureur ces communes, et fut cause du massacre de près de soixante-douze hommes, tant nobles que soldats, qui furent passés au fil de l’épée. La défaite du comte de Soissons, jointe à ce massacre, coûta la vie à quatre-vingts gentilshommes : il y en eut soixante faits prisonniers, sans parler du comte de Soissons, du comte de Vertus et autres. Ces deux chefs furent conduits au château de Nantes, sous bonne escorte, par le duc de Mercœur. Le roi remplaça le comte de Soissons par le prince de Dombes, à peine âgé de dix-sept ans, celui-là même qu’il avait dépouillé de la survivance du gouvernement de la province pour en revêtir Mercœur. Au reste, le comte de Soissons ne fut pas longtemps prisonnier. Au bout d’environ trois semaines, comme on lui portait à manger de la ville, il fit un jour le malade afin d’être servi dans sa chambre. Il mit un page dans son lit, et s’arrangea si bien dans un des grands paniers dont on usait pour le service de sa table, qu’il passa au milieu des gardes sans être découvert, et se fit porter dans la ville, d’où il s’échappa sous un déguisement, en se dirigeant vers Angers.

Sur ces entrefaites arriva la mort de Henri III. Le duc de Mercœur envoya à Rennes le sénéchal de Fougères pour annoncer que le roi avait été assassiné. Le parlement, indigné de voir un magistrat se charger d’une pareille mission, et venir de la part des Ligueurs pour exciter un soulèvement, fit pendre l’émissaire le soir même de son arrivée, se déclara pour le nouveau roi, et prêta serment à Henri IV le 22 octobre 1589. Le duc usa de représailles, et fit pendre à son tour un juge de Laval qui était son prisonnier.

Cependant le changement de règne fit chanceler dans leur fidélité quelques-uns des seigneurs opposés au parti de la Ligue. Le parlement donna l’exemple de la fermeté dans les principes en s’empressant de reconnaître Henri IV, sous la condition que la religion catholique serait maintenue, et que le nouveau roi serait supplié de l’embrasser.

Le prince de Dombes arriva à Rennes le 13 août, à la tête d’une nombreuse cavalerie, de six cents hommes d’infanterie et d’une grande quantité de noblesse. Le duc de Mercœur, ayant appris son arrivée, leva dès le lendemain le siège de Vitré, qu’il avait déjà commencé. La présence du prince de Dombes fit aussi lever le siège de Blin, château fort à six lieues de Nantes. Mais il se passa à ce siège un événement singulier, que nous ne devons pas omettre.

Pendant le siège de Vitré, la ville et le fort de Blin furent surpris par les royalistes, commandés par Le Goust ; le même jour les Ligueurs investirent la place, et dès le lendemain l’attaque commença. Comme les assiégés se défendaient avec vigueur, la duchesse de Mercœur, pour réduire la place, eut recours à un stratagème. Elle gagna une demoiselle, parente de Le Goust, nommée La Salmonaye, laquelle, ayant pris des instructions de Guébriant qui faisait le siège, s’approcha des murailles et demanda à parler à un capitaine de la place nommé Henryaie, qui était son frère. En ayant obtenu la permission et s’étant avancée sur la contrescarpe, elle lui dit, les larmes aux yeux, que leur père et toute leur famille étaient cruellement persécutés à cause du parti qu’il avait pris ; qu’elle avait été conduite prisonnière à Nantes, et qu’elle s’était échappée pour venir mourir avec lui. En parlant ainsi, elle gagna insensiblement le bord du fossé et y descendit. On lui jeta aussitôt une corde avec un bâton en travers, et elle eut la hardiesse de se faire enlever à quarante-cinq pieds de haut. Pour mieux couvrir le jeu, les sentinelles des assiégeants lui tirèrent quelques coups d’arquebuse.

Cependant Le Goust, ayant soupçonné une trahison de la part de Henryaie et de sa sœur, les fit arrêter l’un et l’autre et interroger séparément. La demoiselle, intimidée par les menaces, avoua que le duc de Mercœur avait promis de lui donner, à elle et à son frère, et de garantir à leurs héritiers le château de Le Goust, où le frère serait mis en garnison avec cent hommes entretenus, sans compter dix mille livres pour la marier, à condition que Henryaie procurerait la reddition de la place. Le Goust lui répondit que, pour se venger de ceux qui lui avaient conseillé aux dépens de son honneur une si noire trahison, elle devait employer pour une entreprise contraire les mêmes moyens qui avaient été concertés par les ennemis. La demoiselle y consentit, et lui expliqua quel était leur plan pour se faire introduire par elle dans la place ; après quoi, ayant demandé à se retirer, elle descendit, avec l’agrément de Guébriant, de la même façon qu’elle était montée, et se rendit au camp des assiégeants. Là elle joua si bien son rôle, qu’ils arrêtèrent que le dernier jour de juin, jour auquel Henryaie devait commander à l’endroit de la descente du fossé, la demoiselle de La Salmonaye monterait la première, suivant la convention faite avec son frère, et donnerait un signal. La demoiselle monta, et au signal qu’elle donna, un officier monta après elle : celui-ci, ayant trouvé tout bien disposé en apparence pour l’exécution de l’entreprise, cria à ceux qui étaient dans le fossé : « Amenez-moi mon cheval ; » c’était le mot convenu. Ils furent hissés l’un après l’autre au nombre de soixante-sept, tous officiers. À mesure qu’ils arrivaient sur le ravelin, on les faisait entrer un à un dans une chambre, où ils étaient aussitôt arrêtés et désarmés.

Guébriant, avant de risquer davantage, envoya un jeune homme en qui il avait beaucoup de confiance, et lui recommanda de donner un nouveau signal dès qu’il serait monté, en supposant qu’il n’y eût aucune supercherie. Le jeune homme monta et ne donna point de signal. Les assiégés, voyant qu’il ne se présentait plus personne pour monter, et se doutant de la précaution, voulurent contraindre le jeune homme, le poignard sur la gorge, à inviter Guébriant à monter lui-même ; mais il déclara qu’il aimait mieux perdre la vie. Le Goust admira sa vertu, et s’en tint à la menace. Les assiégeants, de leur côté, n’ayant de sa part aucun nouveau signal, jugèrent qu’ils avaient été dupés par la demoiselle. Elle resta dans la place, et dans la suite du siège elle se comporta en soldat, mettant elle-même le feu aux fauconneaux. Il y avait déjà deux mois que le siège durait, lorsque le prince de Dombes arriva en Bretagne ; Guébriant s’imagina alors qu’il allait avoir toute l’armée de ce prince sur les bras ; l’épouvante se mit en même temps dans ses troupes, et, comme elles se retiraient en désordre, elles furent vivement poursuivies par les assiégés.

Tant que Henri III avait vécu, le duc de Mercœur n’avait point fait éclater le dessein de se rendre souverain de la Bretagne. Le prétexte de sa rébellion avait été la vengeance du meurtre des Guise et la conservation de la religion catholique. Mais après la mort de ce prince, son beau-frère et son bienfaiteur, quoiqu’il n’eût pas le même reproche d’ingratitude à se faire à l’égard du nouveau roi, il ne laissa pas de dissimuler encore. La duchesse sa femme n’eut pas tant de modération ; on dit qu’étant accouchée d’un fils, elle voulut qu’on le nommât le prince de Bretagne ; il mourut l’année suivante. Non-seulement Mercœur s’abstint de prendre le titre de duc de Bretagne, mais il ne publia aucun manifeste à ce sujet. Sa plus grande ambition, on le sut depuis, fut de conserver la religion catholique en Bretagne, en préservant cette province de la domination d’un prince hérétique.

Le prince de Dombes et le duc de Mercœur se faisaient la guerre avec assez d’activité ; le premier prit Hennebon d’assaut et enleva Quimperlé par surprise ; Moncontour se rendit à lui. Mercœur attendait un secours de cinq mille hommes que le roi d’Espagne lui avait promis. On ne pouvait se dissimuler le danger qu’il y avait à introduire dans la province les troupes d’un prince qui prétendait aussi y avoir des droits ; ces sortes d’imprudences sont communes dans les guerres civiles. Le roi d’Espagne et le duc de Mercœur s’étaient ligués pour arracher la Bretagne à la France, en attendant le moment de se disputer cette possession.

À peine débarqués sur un promontoire voisin de l’embouchure du Blavet, les Espagnols s’empressèrent de s’y retrancher, pour s’assurer un lieu de refuge et une communication avec la mer. Les fortifications qu’ils y bâtirent firent comprendre plus tard l’importance de cette position. À l’aide de ce renfort, Mercœur mit le siège devant Hennebon, qu’il força de capituler.

Une assemblée des états, qui fut convoquée à Rennes en 1590, fit voir à quoi le parti du roi était réduit ; il y vint peu de gentilshommes, pas un évêque, et seulement les députés des villes de Rennes, Vitré, Tréguier, Saint-Brieuc, Moncontour, Quintin et Malestroit. Mercœur, de son côté, convoqua des états à Nantes ; cette assemblée établit des taxes et jura les articles de l’union ; mais le duc ne se fit pas reconnaître pour souverain du pays. Il y avait alors en Bretagne deux gouvernements, deux parlements, deux corps des états. La Ligue avait les Espagnols pour auxiliaires ; deux mille quatre cents Anglais arrivèrent, qui venaient renforcer le parti royaliste. On voit que cette malheureuse province ne jouissait guère de cette paix tant promise, comme résultat de son incorporation à la France.

Les deux armées se rencontrèrent dans une plaine voisine de Guingamp. Celle des Ligueurs était de dix mille hommes, ayant dix pièces de canon de gros calibre. Le prince de Dombes n’avait que cinq cents cuirassiers, deux cents arquebusiers à cheval, deux mille cinq cents hommes d’infanterie française, à peu près autant d’Anglais, et quatre canons. Cependant il attaqua avec beaucoup de résolution, et les charges de son infanterie obligèrent celle des Ligueurs à se replier derrière celle des Espagnols ; mais là s’arrêtèrent les avantages du parti royaliste. Les deux troupes restèrent en présence, échangeant quelques coups de canon sans effet. Après six jours d’inaction le duc de Mercœur s’éloigna, et le lendemain le prince de Dombes vit arriver dans son camp le fameux capitaine Lanoue, Breton de naissance, que les états avaient supplié le roi d’envoyer au secours de sa patrie. Sa présence redoubla l’ardeur des troupes. On marcha à l’ennemi, qu’on ne tarda pas à atteindre ; mais le duc ne voulut pas commettre sa fortune au hasard d’une bataille ; il se retira du côté de Pontivy.

Les royalistes allèrent ensuite former le siège de Lamballe, contre l’avis de Lanoue, qui, de concert avec Montmartin et Poigny, fit tous ses efforts pour détourner le prince de Dombes de cette entreprise téméraire. Malgré leurs remontrances, on investit le château ; deux canons furent mis en batterie et firent une petite brèche que Montmartin eut ordre d’aller reconnaître ; il en revint dangereusement blessé, et les ingénieurs qui l’accompagnaient rapportèrent qu’il n’y avait pas moyen de donner un assaut. Lanoue, voulant lui-même examiner la brèche, monta sur une échelle plantée derrière des ruines. Il fut alors frappé au front d’un coup d’arquebuse qui lui froissa l’os et le renversa ; il se cassa la tête en tombant, et demeura suspendu à l’échelle par une jambe où il avait une blessure reçue au siège de Paris et dont il n’était pas encore bien guéri. On le transporta à Moncontour, où il mourut au bout de quinze jours, âgé de soixante-dix ans, victime de l’ignorance de son chirurgien, qui ne voulut point le trépaner. Telle fut la fin d’un des plus braves, des plus prudents et des plus expérimentés capitaines de son siècle. Ce gentilhomme breton, qui s’était acquis tant de gloire dans les guerres de Guyenne et d’Italie, et qu’on surnommait Bras-de-fer, revint ainsi dans sa patrie pour y trouver la mort. Le roi en fut très-touché, et lorsqu’il apprit cette nouvelle, il dit que c’était un grand homme de guerre et un véritable homme de bien, et qu’il était triste qu’un petit château eût fait périr ce capitaine qui valait toute une province.

Jusqu’en 1592, la guerre n’avait produit aucun événement dont les suites fussent importantes. Les maladies qui attaquaient les troupes anglaises obligèrent de les envoyer en Anjou. Le général de l’armée royale, déjà plus circonspect qu’il n’appartenait à son âge, le fut alors par nécessité. Son adversaire, embarrassé autant qu’aidé par ses auxiliaires les Espagnols, s’appliquait surtout à ne pas compromettre les troupes qui étaient à lui. Il en résulta qu’ils se rencontrèrent plusieurs fois sans se combattre : il y eut cependant entre Craon et Château-Gonthier une affaire dans laquelle les troupes du prince de Dombes, surprises, furent mises en déroute avec perte de six cents hommes. Cet échec fit éclater la mésintelligence entre le prince et le parlement, entre les troupes du roi et les Anglais. Ceux-ci, réduits au nombre de sept à huit cents, demandèrent à se retirer par la Normandie ; mais dans leur marche ils furent attaqués par les Ligueurs et réduits presque entièrement.

Le 17 septembre 1592, une escadre espagnole débarqua des troupes dans le voisinage de Tréguier ; cette ville, hors d’état de faire aucune résistance, fut prise, pillée et brûlée en partie.

La discorde qui régnait dans Rennes portait un grand préjudice aux affaires du roi. Le parlement mettait des obstacles à toutes les levées de deniers que voulait faire le gouverneur, tandis que les états de la Ligue, assemblés à Vannes, fournissaient au duc de Mercœur un subside de six mille livres par mois et un fonds de cent dix-sept mille quatre cent trente-six livres. Pendant que le prince de Dombes se compromettait par des abus de pouvoir et s’abandonnait aux plaisirs avec toute la fougue de son âge, une conspiration se tramait pour livrer Rennes aux Ligueurs. Le duc de Mercœur avait gagné un jeune homme nommé Jean de Rieux, marquis d’Acérac, et celui-ci avait concerté son projet avec le baron de Crapado et de l’Étang-Breilmarin : le gouverneur, en ayant eu avis, fit sur-le-champ arrêter, juger par un conseil de guerre et décapiter ces deux derniers. D’Acérac était absent ; il échappa au supplice. Ces jugements militaires, quoiqu’on n’en contestât pas la justice, excitèrent de violents murmures contre le prince.

Mercœur soutint encore la lutte pendant six années, quoique, dès le 25 juillet 1593, le roi eût embrassé la foi catholique. Le retentissement de cette abjuration fut un coup mortel pour l’ambition du duc de Mercœur. Après le sacre du Béarnais, le duc, voyant que la partie était perdue, ne songea plus qu’à mettre au plus haut prix possible sa soumission. Des conférences eurent lieu à ce sujet à Ancenis ; mais les prétentions du duc étaient telles que toute négociation cessa sur-le-champ (1594).

« Cependant, dit un auteur du XVIIe siècle, en l’année 1597, le roi… se voyant chargé d’autres affaires, et qu’il n’y avoit plus que le duc de Mercœur qui fût sous les armes en Bretagne, et ne vouloit accepter de lui aucunes conditions, quoique bien avantageuses (car il lui offroit, outre la continuation de son gouvernement de Bretagne, la main-levée de la confiscation ancienne du bien de Penthièvre), il se résolut de le mener à la raison sans lui rien donner, et vint avec une grosse armée pour devoir assiéger Nantes, où ledit sieur de Mercœur avoit sa principale retraite. Son avant-garde étoit déjà bien avancée sur la frontière de la province, et ledit roi jusques à Angers. Le duc, ne se fiant pas trop aux Nantais, qu’il connoissoit désireux de la paix et très-ennuyés de la guerre, commença à s’étonner et à se repentir d’avoir si tard pensé à ses affaires et négligé les bonnes offres que le roi lui avoit fait faire… Il envoya donc la duchesse de Mercœur, avec sa fille, âgée de six à sept ans, sa seule héritière, trouver le roi à Angers. La capitulation fut que ledit duc se retireroit de Nantes avec tous les siens, dans peu de jours, en ses terres de Lamballe, Moncontour et Guingamp, le gouvernement de la province demeurant en la possession de Sa Majesté, et en outre que ladite fille épouseroit un prince du sang, auquel il donnoit pour héritage le duché de Vendôme et le faisoit gouverneur de Bretagne…

« Ainsi il y eut fin à la guerre, qui commença à s’éclore en 1585 et finit en 1597. »

Le rigide Sully blâma vivement Henri IV de s’être laissé prendre si facilement aux larmes de la duchesse de Mercœur. « Vous savez, lui répondit le roi, que je suis pitoïable à ceux qui s’humilient, et que j’ai le cœur trop tendre pour refuser une courtoisie aux larmes et supplications de ce que j’ayme ; partant, n’en parlons plus. »

Mercœur, dans lequel les Bretons avaient cru voir un instant le restaurateur de leur indépendance, quitta la France et alla guerroyer contre les Turcs. Il se distingua dans ces combats par les plus grands exploits ; il rendit son nom redoutable aux infidèles, prit plusieurs villes, et les battit en maintes rencontres. Il mourut à Nuremberg, comme il s’en revenait en France, le 19 février 1602. Le roi lui fit faire des obsèques magnifiques dans l’église Notre-Dame de Paris, et ce fut saint François de Sales qui prononça son oraison funèbre.

Peu de jours après la soumission de Mercœur, Henri IV était arrivé à Nantes ; et, lorsqu’il eut parcouru cette belle ville, admiré sa situation et son port, visité les fortifications et le château, il ne put s’empêcher de dire : « Ventre-saint-gris ! les ducs de Bretagne n’étoient pas de petits compagnons. » Ce fut là qu’il signa, le 13 avril 1598, cet édit célèbre connu sous le nom d’édit de Nantes, qui régla le sort et les droits des protestants en France.

La paix de Vervins, qui fut conclue vers la même époque entre la France et l’Espagne, assura le repos de la Bretagne, et consomma définitivement la réunion de cette province à la monarchie.

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