CHAPITRE XIII

La Bretagne depuis la fin du règne de Henri IV jusqu’aux préliminaires de la révolution française.

(1598 – 1789)

En passant sous le sceptre des rois de France, les Bretons ont subi le sort de tous les peuples agglomérés dans cette monarchie. Ils ont cessé de former une nation pour faire partie d’une vaste puissance dont on aurait peine à reconnaître l’élément primitif. Dès ce moment la Bretagne n’a plus son histoire particulière. Les événements dont elle s’est trouvée le théâtre appartiennent à l’histoire de France, puisque ce n’est que par l’histoire de France qu’on peut les expliquer. Par exemple, sous Louis XIII, une conspiration, entre plusieurs autres, fut tramée contre Richelieu par le jeune comte de Chalais, de la maison de Talleyrand. Il en coûta la vie à ce seigneur, qui fut jugé par une commission du parlement de Bretagne et décapité à Nantes. Les soupçons de Richelieu s’étendirent jusque sur César de Vendôme ; le cardinal l’obligea à démolir, à ses propres frais, Guingamp, Lamballe, Moncontour, que la fille du duc de Mercœur, sa femme, lui avait apportés en dot ; mais, pour le dédommager de ce sacrifice, on lui fit payer, par la province, une indemnité de trois cent cinquante mille livres.

Malgré ces exigences et bien des vexations, la Bretagne resta fidèle à la monarchie pendant les guerres de la Fronde. L’exemple de tant de villes soulevées, surtout en Guyenne, ne put ébranler la loyauté des enfants de la vieille Armorique. Aussi furent-ils autorisés à relever quelques forteresses, tandis qu’on ne cessait d’en abattre partout ailleurs.

La fierté de Louis XIV eut à lutter contre l’esprit d’indépendance qui distingua toujours les Bretons. Ce prince suspendit les fonctions du parlement de Rennes ; et pendant deux ans les sujets de cette province se virent obligés de venir plaider à Paris. – L’impôt du tabac et l’établissement du droit de timbre, non consentis par les états, occasionnèrent en 1675 une sédition générale, dont les premières étincelles éclatèrent à Nantes. Le gouverneur, le duc de Chaulnes, voulut la réprimer avec dureté : son orgueil fut humilié ; sa sûreté même fut compromise dans des rixes sanglantes. Alors on envoya des troupes qui écrasèrent la province, et des exécutions innombrables amenèrent une soumission forcée. Les Bretons se rachetèrent par une amende de trois millions.

Voici en quels termes, d’une légèreté souvent cruelle, Mme de Sévigné raconte ces drames sanglants : « Nos pauvres Bas-Bretons s’attroupent quarante, cinquante par les champs, et, dès qu’ils voient les soldats, ils se jettent à genoux et disent : Meâ culpâ : c’est le seul mot de français qu’ils sachent ; on ne laisse pas de les pendre. Ils demandent à boire et du tabac, et qu’on les dépêche ; et de Caron pas un mot… M. de Chaulnes amène quatre mille hommes à Rennes pour en punir les habitants. L’émotion est grande dans la ville, et la haine incroyable dans toute la province contre le gouverneur… Les pauvres exilés de la rivière de Loire ne savent point encore leurs crimes… « M. de Chaulnes est à Rennes avec beaucoup de troupes. Il a mandé que si on en sortait, ou si on faisait le moindre bruit, il ôterait pour dix ans le parlement de cette ville. Cette crainte fait tout souffrir… M. de Chaulnes est à Rennes avec quatre mille hommes : on croit qu’il y aura bien de la penderie. M. de Chaulnes y a été reçu comme le roi ; mais, comme c’est la crainte qui a fait changer leur langage, M. de Chaulnes n’oublie pas toutes les injures qu’on lui a dites, dont la plus douce et la plus familière était gros cochon, sans compter les pierres dans sa maison et dans son jardin, et des menaces dont il paraissait que Dieu seul empêchait l’exécution ; c’est cela qu’on va punir… La ruine de Rennes emporte celle de la province… Cette province a grand tort ; mais elle est rudement punie, et au point de ne s’en remettre jamais. Voulez-vous savoir des nouvelles de Rennes ? Il y a à présent cinq mille hommes, car il en est venu encore de Nantes : On a fait une taxe de cent mille écus sur le bourgeois, et, si on ne trouve pas cette somme dans vingt-quatre heures, elle sera doublée et exigible par les soldats. On a chassé et banni toute une grande rue, et défendu de les recueillir, sous peine de la vie ; de sorte qu’on voyait tous ces misérables, femmes accouchées, vieillards, enfants, errer en pleurs au sortir de cette ville, sans savoir où aller, sans avoir de nourriture, ni de quoi se coucher… Vous pouvez compter qu’il n’y a plus de Bretagne, et c’est dommage. »

En 1685, la révocation de l’édit de Nantes souleva les populations, amena de nouveaux troubles et partant de nouvelles rigueurs.

Les guerres maritimes de ce règne attirèrent plusieurs fois sur la Bretagne les efforts des ennemis de la France. En 1693, les Anglais, jaloux de la prospérité de Saint-Malo, essayèrent de détruire cette ville au moyen d’un bâtiment chargé de poudre, qui heureusement fit explosion avant d’être arrivé dans le port. L’année suivante (1694), la flotte combinée d’Angleterre et de Hollande débarqua, dans le voisinage de Brest, une troupe qui espérait surprendre cette place. Les habitants, accourus sur le rivage, ne se contentèrent pas de la repousser, ils l’environnèrent ; et une tempête ayant écarté les vaisseaux, il n’y eut plus de moyen de retraite ; toutes les troupes mises à terre furent massacrées ou réduites à se rendre. Les armateurs de Brest et de Saint-Malo se vengèrent des Anglais en allant détruire les établissements de cette nation à Gambie, sur la côte d’Afrique, et dans l’île de Terre-Neuve. Le brave Cassart, qui s’illustra par son courage, mais qui ne sut pas corriger la rudesse de son caractère, trouva dans une prison d’État la récompense de ses services. Duguay-Trouin surtout s’immortalisa par la prise de plus de trois cents navires marchands, de vingt bâtiments de guerre, et enfin de la ville de Rio-Janeiro.

Mais ces succès lointains n’empêchèrent pas les calamités de la guerre de peser sur la France, de la mettre en danger, et d’exiger des peuples de nouveaux sacrifices. Un impôt, qui se percevait par tête sous le titre de capitation, fut établi en 1695. La Bretagne fut taxée à un million sept cent mille francs, dont cent mille sur la noblesse, et un million six cent mille sur le reste de la population. Dans l’espoir d’éviter l’accroissement de cet impôt, et surtout pour échapper à l’inconvénient des taxes arbitraires, la province offrit de le payer par abonnement. Cet arrangement fut accepté. Le roi s’engagea à supprimer cette contribution aussitôt après la paix signée. En effet, elle cessa d’être perçue en 1698, après le traité de Riswick ; mais on la rétablit en 1701, à l’occasion de la guerre de la Succession, et le prix de l’abonnement de la Bretagne fut doublé.

L’Armorique devait être encore, sous la minorité de Louis XV, le théâtre d’événements non moins douloureux que ceux dont nous avons fait plus haut le récit. Philippe d’Orléans, régent de France, après avoir rompu d’abord avec la politique du grand siècle, n’avait pas tardé à abandonner les idées parlementaires et les théories de Fénelon, pour s’emparer de la direction suprême et absolue du pouvoir. Un tel revirement ne pouvait manquer de donner naissance à de graves événements. Le parlement de Paris, qui depuis la Fronde avait vu chaque jour son autorité décroître, avait embrassé avec ardeur le parti du régent, non-seulement pour reconquérir, mais encore pour accroître sa puissance. Les amis du duc d’Orléans avaient reçu l’ordre de prodiguer les promesses à la magistrature ; ces promesses, trop belles pour pouvoir être réalisées, avaient entraîné tous les suffrages. On peut juger de la fureur de messieurs du parlement, lorsqu’ils s’aperçurent que le régent, les avait joués. Toute la magistrature des provinces partagea bientôt ces ressentiments. Les mœurs infâmes du duc d’Orléans, tolérées à Paris, excitaient au loin un dégoût profond. Menacés dans leurs privilèges, les pays d’états n’attendaient qu’une occasion favorable pour arborer l’étendard de la rébellion : ce fut, comme toujours, la Bretagne qui la première se leva et s’arma.

Depuis la mort de Louis XIV, la Bretagne avait fait d’immenses sacrifices : elle avait accordé trois millions de livres pour don de joyeux avènement, quoiqu’elle fût chargée d’une dette d’environ trente-six millions. Les trois ordres n’étaient donc rien moins que disposés à accueillir de nouvelles demandes d’argent. Ce fut alors que le duc de Montesquiou vint demander aux états réunis à Vannes le vote par acclamation d’un million de livres à titre de don gratuit (1717) : le refus le plus formel accueillit cette réclamation. À cette nouvelle, le régent, par un acte d’un despotisme plus absolu que celui du grand roi lui-même, ordonna la dissolution des états de Bretagne et la levée des subsides au nom du roi. Cet acte incroyable remua profondément le pays ; la noblesse adressa au conseil de régence une plainte dont la forme était respectueuse, mais dont le fond, plein de vigueur, indiquait une résolution inébranlable de résister à l’arbitraire. Le parlement de Bretagne joignit ses remontrances à celles des états. La noble fermeté de la province eut en France un immense retentissement. Le régent, irrité d’une telle conduite, dirigea de nouvelles troupes vers l’Armorique ; trente mille soldats furent échelonnés de Nantes jusqu’à Rennes et Dinan. Cette mesure acheva d’exaspérer au plus haut point la noblesse bretonne.

Dans le même temps, le cardinal Alberoni, premier ministre d’Espagne, formait le vaste dessein de conquérir la Sardaigne et la Sicile, de faire marcher les Turcs contre l’empereur, de rétablir les Stuarts sur le trône d’Angleterre, et d’arracher la régence de France au duc d’Orléans, pour la faire passer dans les mains de Philippe V. Ce vaste plan n’avait en France que le caractère d’une conjuration, ou même d’une intrigue. Tandis qu’il corrompait la duchesse du Maine et quelques courtisans, le ministre espagnol établissait des intelligences en Bretagne, où le despotisme du régent et la bassesse de sa politique avaient révolté tous les cœurs généreux. Le plan des Bretons, une fois le duc d’Orléans renversé, était d’exiger la restitution de toutes les franchises confisquées depuis l’union, ou l’abolition de l’union elle-même et le retour à l’ancienne indépendance. Le premier de ces projets était assurément légitime et possible ; mais rien n’était disposé pour l’accomplissement du second, beau rêve de quelques têtes plus ardentes que sensées. Outre cet intérêt national, les gentilshommes bretons voulaient sauver la couronne et la vie de Louis XV, que les chefs de la conspiration disaient menacée par l’ambition du régent.

Laissant les Parisiens écrivailler et bavarder dans l’ombre, nos gentilshommes, qui ne savaient que manier leur épée, s’armèrent pour agir au grand jour, et donnèrent le signal de l’indépendance. Chaque manoir devint un foyer de rébellion, et les châtelaines se firent les chefs de l’enrôlement. Les capitaines furent MM. de Guer, de Poncallec, de La Boëssière, Lambilly, du Couëdic, de Melac-Hervieux, de Montlouis, les trois Talhouet, les deux Polduc, cadets de Rohan, et bien d’autres ; tous liés à leurs vassaux par les mêmes intérêts, par les mêmes travaux et par la même langue.

On fortifia de toutes parts les tourelles, on rouvrit les souterrains, on décrocha du mur les vieilles épées. Talhouet de Bonamour appela sa troupe les soldats de la liberté ; du Koskaër inscrivit sur sa bannière : Pour le Droit et la Raison ; Lambilly devint maître Pierre ; et du Koskaër, le chevalier du Bon-Sens. Entrer dans la forêt voulait dire entrer dans la conspiration. Une veste de coutil et un chapeau de paille d’où pendait un ruban noir, tel était l’uniforme des sauveurs du pays Le parlement était secrètement d’accord avec les insurgés. En un mot, excepté les villes, facilement contenues par les garnisons, et peu disposées d’ailleurs à la révolte, toute la province et surtout la basse Bretagne allait entrer dans la forêt, quand, après une longue attente, arriva la flotte espagnole, chargée d’appuyer le mouvement, apportant trois mille hommes d’élite avec des munitions et des armes, et lançant des proclamations au nom de Philippe V, roi d’Espagne et régent de France.

Ce secours paralysa l’insurrection. À la vue des Espagnols, qui les avaient tant opprimés sous la Ligue, le peuple refusa de suivre ses chefs, et dans ses alliés ne voulut voir que des étrangers et des ennemis. Montesquiou, prévenu de longue main, saisit l’occasion pour frapper un coup décisif ; il repoussa les conjurés qui venaient au-devant des vaisseaux, et enchaîna les uns et les autres, en leur interdisant toute communication. Les gentilshommes se sentant perdus, tentèrent un dernier effort héroïque mais inutile : le régent et Dubois avaient mis leurs têtes à prix. Pour l’honneur de la Bretagne, il se trouva à peine quelques misérables assez lâches pour trahir le secret de la retraite des chefs de l’insurrection. Sur cent quarante-huit accusés, on n’en put saisir que quatre : le marquis de Poncallec de Montlouis, de Talhouet et du Couëdic. Tous les autres eurent le temps de gagner l’Espagne, sauf un petit nombre qui restèrent inconnus dans le pays.

Le peuple injuria comme délateurs et menaça de mort tous les témoins qui se rendirent à l’appel de la cour instituée pour juger, ou plutôt pour condamner à mort les malheureux chefs de l’insurrection. Ce fut à qui refuserait au tribunal les moindres renseignements, à qui recueillerait, au péril de sa vie, les malheureux poursuivis d’asile en asile. Tout le monde se fit gloire, d’effacer ainsi les trahisons qui avaient signalé les commencements de cette lamentable affaire. Une glorieuse et touchante tradition conservée dans la famille de Bruc, raconte ainsi les aventures du marquis de Poncallec et de ses compagnons. Enfermés d’abord au château de Poncallec, ils y furent surpris par des cavaliers qui avaient entouré de linges les pieds de leurs chevaux ; mais ils s’évadèrent par un souterrain, et se réfugièrent au milieu de la nuit dans un cimetière. Là s’élevait un if énorme et creux, dans lequel les fugitifs parvinrent à trouver place : ils y restèrent pendant quinze jours, nourris et gardés en secret par les paysans, dont aucun ne préféra le riche prix de leurs têtes à la mort infâme qu’il encourait en les sauvant. Ils quittèrent enfin ce refuge pour s’embarquer sur des vaisseaux espagnols : Poncallec seul refusa cette voie de salut ; un devin lui avait prédit qu’il mourrait par la mer ; il traversa toute la France, au milieu de mille périls, et allait toucher le sol de la Castille, quand il fut arrêté déguisé en moine, et ramené de garnison en garnison jusqu’au château de Nantes.

Les quatre gentilshommes comparurent devant leurs juges le mardi de la Semaine sainte, 26 mars 1720. Un seul jour suffit aux débats, à la condamnation et à l’exécution, tant le régent et ses dignes représentants étaient altérés du sang de ces nobles et héroïques victimes. Pour que rien ne manquât à l’iniquité, de tous les conspirateurs qu’on eût pu saisir les quatre accusés étaient les moins coupables. « Il faut donc trancher le mot, dirons-nous avec un auteur de ces derniers temps, la condamnation de ces hommes fut une lâche barbarie ; leur mort fut un véritable martyre. »

Nous en appelons à un témoin oculaire et impartial qui nous a laissé le récit de leurs derniers moments, au P. Nicolas, confesseur de Talhouet. Nous lui empruntons la touchante simplicité de son style pour raconter la mort des quatre gentilshommes, dont la piété rappelle la foi des premiers chrétiens.

« Les Pères Pierre, Matthieu, Georges et Nicolas, se rendirent au château de Nantes : on les avertit que quatre gentilshommes étaient condamnés à la mort, et que leurs arrêts devaient être exécutés sous deux heures. Il ne fallait pas manquer de leur en donner avis, afin qu’ils prissent mieux leurs mesures et qu’ils missent ordre à leurs affaires et conscience… Le Père Pierre, comme le plus ancien, s’avança. Il aperçut, en entrant, M. le marquis de Poncallec à genoux, à qui on finissait de lire son arrêt de mort. La douleur qui le saisit lui fit répandre quelques larmes ; mais il n’opposa aucune résistance lorsque les exécuteurs lui lièrent les mains… Il fut, dans l’instant, conduit à la chapelle avec son confesseur. – « Pensez-vous, mon Père, lui dit-il d’abord, que Dieu veuille bien me pardonner mes péchés ? » – Le confesseur lui proposa plusieurs motifs en la miséricorde infinie de Dieu. Le marquis ajouta qu’il avait toujours beaucoup compté sur la protection de la sainte Vierge.

« La frayeur des jugements de Dieu et le regret de l’avoir offensé furent les premiers sentiments que MM. de Montlouis et du Couëdic témoignèrent d’une manière fort chrétienne à leurs directeurs… M. de Talhouet fut le dernier à qui on prononça l’arrêt… Il me semble encore le voir se relever d’un air fort pensif, les yeux baissés, mais avec la plus grande tranquillité du monde, pendant que les exécuteurs lui liaient les mains… Comme nous entrions dans la chapelle, M. de Poncallec, qui n’avait rien dit, voyant entrer MM. de Montlouis et du Couëdic, s’écria : « Ah ! voilà un bien honnête homme que l’on fait mourir ! » Il voulut l’embrasser en disant : « Ah ! quelle injustice ! » Puis, se tournant vers moi : « Ah ! Père, quelle injustice ! » M. de Talhouet lui répondit trop bas pour que je le pusse entendre ; je dis seulement alors : « Eh ! Messieurs, ce que nous ne pouvons empêcher, souffrons-le d’une manière grande, généreuse et chrétienne : recevez de la main de Dieu, et non de la part des hommes, la disgrâce qui vous est arrivée. »

« Je fis alors un petit compliment à M. de Talhouet, tout bas : « La Providence me destine à vous rendre service, Monsieur, dans une occasion bien importante, mais bien triste : c’est pour moi bien de l’honneur, mais bien de l’affliction ! Puisque Jésus-Christ a bien voulu mourir pour nous, nous mourrons aussi très-volontiers pour lui et pour notre salut ; honorez-moi, je vous prie, Monsieur, de toute votre confiance : je ne la demande que pour votre utilité. Ah ! Monsieur, il faut mourir d’un grand cœur pour celui qui est mort pour nous, et dans la même semaine qu’il est mort pour vous. » M. de Talhouet me répondit qu’il regardait comme une grande grâce de Dieu de mourir dans la Semaine sainte, et témoigna que je lui ferais toujours plaisir de lui parler de la Passion de Jésus-Christ.

« Comme il me parut s’avancer vers moi, je pris la liberté de l’embrasser. J’ajoutai d’un ton plus hardi : « Oh ! Monsieur, le monde s’évanouit et s’enfuit loin de vous ; l’éternité s’annonce et se présente à vous ; j’ai ordre de vous le dire, Monsieur, l’éternité, qui est si longue, n’est éloignée de vous que de l’espace de deux heures : deux heures de temps bien courtes, mais bien ménagées, vous procureront une éternité de gloire et de bonheur ; ne perdons pas un moment d’un temps si précieux, oublions tout le monde, ne pensons plus qu’à Dieu, au ciel et à l’éternité. » M. de Talhouet se mit à genoux pour commencer sa confession, qui était depuis peu de temps…

« M. de Poncallec se plaignait avec assez de modération… Jamais je ne lui entendis prononcer aucuns jurement, ni aucunes paroles injurieuses. Voici à peu près ce qu’il disait : « Quelle injustice ! lier les mains à des gentilshommes ! cela ne se doit pas faire. Nous voilà donc condamnés à mort, sans jamais avoir tiré l’épée ni un seul coup de pistolet contre l’État. Voilà donc cette royale chambre qu’on disait agir avec tant de douceur ! Quelle douceur ! Tant de fois on m’avait dit : Poncallec, dis tout, déclare tout ce que tu sais ; c’est le moyen de n’avoir point de mal. J’ai fait tout ce qu’ils m’ont demandé, et ils ne font pas ce qu’ils m’ont promis. On me disait dimanche que M. de Miâne avait entre ses mains la grâce de M. de Montlouis. Quoi donc ! lui lier les mains et à nous aussi ! Sommes-nous donc les quatre victimes, pendant qu’on en épargne d’autres plus coupables que nous ! » Il ne nommait cependant personne.

« Toutes les plaintes de M. du Couëdic étaient de s’écrier de temps en temps : « Seigneur, pardonnez – moi mes péchés ; mon Dieu, sauvez mon âme ! » Je m’avançai fort respectueusement vers M. de Poncallec, et lui dis d’un ton assez bas afin qu’il me répondit de même : « Ah ! Monsieur, que je suis désolé de vous voir dans une si triste situation ! Ah ! que ne puis-je, à quelque prix que ce soit, contribuer à votre consolation ! – Ah ! mon Père ! me dit-il d’un ton et d’un air fort doux, nous sommes condamnés ! – Eh bien, Monsieur, repris-je, le Fils de Dieu a bien voulu être condamné lui-même le plus injustement du monde. Ce qui se trouve le plus admirable dans tout le cours de sa Passion, c’est qu’au milieu de toutes les injustices et de tous les outrages qu’on lui faisait, il gardait un silence qui a quelque chose de divin. C’est le propre des grandes âmes de souffrir, et de souffrir courageusement toutes les plaintes injustes. »

« M. de Talhouet me dit qu’il n’était pas tant affligé de mourir que de laisser une femme désolée et de pauvres enfants sans aucune ressource ; il répéta ces mots : Pater, non mea volontas, sed tua fiat. « N’écrivez point d’abord à mon épouse, me dit-il ; enceinte, je crains qu’en recevant la nouvelle de ma mort elle ne meure de douleur, parce que c’est elle qui est cause que je suis ici ; cause innocente ! Elle croyait bien faire, aussi bien que tous mes amis, qui me conseillèrent comme elle de me rendre, parce qu’ils s’imaginaient que le prince régent ne demandait qu’une soumission. »

Les condamnés avaient demandé un délai de vingt-quatre heures pour mettre ordre à leurs affaires temporelles et pour se présenter dignement devant Dieu ; leur requête fut rejetée. À neuf heures du soir, à la lueur des torches, les quatre martyrs, entourés d’une triple haie de soldats, furent conduits au supplice. Pendant le trajet, Talhouet, dont le calme et la douceur ne s’étaient point démentis un seul instant, se pencha vers le père Nicolas et lui dit : « Vous voyez, mon Père, nous nous laissons conduire comme des agneaux à la boucherie. – C’est en cela, Monsieur, lui répliqua le carme, que vous vous rendez plus semblables au Fils de Dieu. Il pouvait d’une seule parole renverser et anéantir tous ses ennemis, mais il crut qu’il était plus digne de lui de faire éclater la pénitence que la force. » Quelques moments après, les cris et les gémissements du peuple, que nous entendions, me donnèrent occasion de lui dire : « On plaint votre sort, Monsieur, et on ne plaignait pas celui du Fils de Dieu. » Il me protesta plusieurs fois qu’il n’avait dans le cœur le moindre ressentiment contre ceux qui le faisaient mourir, ni contre aucunes autres personnes… Comme nous entrions dans la place du Bouffay : « Est-ce ici, mon Père ? me dit-il. – Oui, Monsieur, c’est ici votre calvaire, lui répliquai-je ; c’est ici que vous devez quitter la terre pour aller au ciel ; les cieux sont déjà ouverts pour vous, si vous souffrez bien généreusement et chrétiennement. »

« Plus nous avancions et plus nous découvrions de soldats ; c’est ce qui me fit lui dire : « Il y a infiniment plus d’anges qui vous attendent et vous recevront avec joie dans le ciel, qu’il n’y a de soldats pour être témoins de votre départ. »

Un peu avant d’arriver au lieu du supplice, M. de Mont-louis aperçut sa femme à une fenêtre ; elle avait voulu recevoir les derniers adieux de son mari. Montlouis leva les yeux vers l’infortunée : « Adieu ! adieu ! » lui cria-t-il. Mme de Montlouis répondit par des cris déchirants, qui furent répétés par la multitude.

Montlouis, après avoir serré dans ses bras ses nobles amis, monta le premier sur l’échafaud, et, au moment d’incliner sa tête, dit à haute voix : Sancta Maria, Mater Dei… Ora pro nobis ! répétèrent les voix fermes de ses frères. La hache se leva et retomba.

« Ah ! Messieurs, s’écria le père Nicolas, il est déjà dans le ciel ! »

Talhouet monta ensuite, se déshabilla, et se tournant vers la foule : « Priez pour moi, priez pour mon âme ! dit-il d’une voix forte. – Nous le ferons ! nous le ferons ! » répondit la foule. La tête du martyr roulait un moment après. Le père Nicolas fut tout couvert du sang de son pénitent : « Jesu ! Maria ! Credo » s’écria du Couëdic, et il reçut le coup de la mort.

Poncallec, se tournant alors vers le greffier de la chambre royale, tout pâle de terreur et d’émotion : « Monsieur, dit le gentilhomme d’une voix assurée, vous avez de l’argent à moi ; ne manquez pas, je vous en prie, de faire prier Dieu pour le repos de mon âme. » Le greffier salua, étouffé par ses sanglots. « Et toi, dit Poncallec au bourreau, garde cette bague et dis-moi ton nom. – Je m’appelle La Mer, » répondit l’exécuteur. Poncallec se souvint de la prophétie qui lui avait dit : Tu mourras par la mer, et il tressaillit. Un instant après, son âme allait rejoindre celles de ses héroïques amis. Tous les quatre furent inhumés dans le couvent des Carmes, comme ils en avaient exprimé le désir.

Philippe V ne put retenir un torrent de larmes quand il apprit l’horrible sort de ses nobles alliés. Les populations bretonnes réhabilitèrent hautement la mémoire des quatre martyrs ; leurs images furent recueillies comme celles des saints, dans les châteaux et les chaumières, et la poésie populaire chanta sous mille formes et chante encore aujourd’hui le dévouement de leur vie et l’héroïsme de leur mort.

Le lendemain même de cette exécution, seize gentilshommes, qu’on n’avait pu saisir, furent suppliciés en effigie. Restaient les exilés, qui se mouraient du mal du pays à la cour d’Espagne : dénués de tout, mais trop fiers pour implorer un pardon, beaucoup finirent loin de leur vieille et chère Bretagne ; les autres cédèrent ou furent amnistiés, et rentrèrent sur le sol de la patrie.

Une horrible catastrophe vint combler enfin les malheurs de cette fatale année 1720. La ville de Rennes tout entière fut la proie d’un vaste incendie, dans la nuit du 22 au 23 décembre. Ce désastre dura plus de huit jours, et dévora trente-deux rues ou places (trois mille deux cent quatre-vingt-quatre maisons, habitées par treize mille cent ménages), ruina cinquante-huit mille personnes, tua ou blessa six à sept mille individus, et causa en somme une perte de quatre-vingt-dix millions. Rennes dut à cette calamité les beaux quartiers qu’on y admire aujourd’hui ; mais elle perdit ses monuments historiques, ces grandes pages où la sculpture a buriné les annales d’un peuple.

La Bretagne vit avec joie la fin de la Régence, et salua par des fêtes publiques la majorité de Louis XV. Ce monarque avait rendu aux villes bretonnes, moyennant finances, quelques-unes des franchises confisquées par Louis XIV. Quand il voulut les ressaisir comme son aïeul, sauf à les revendre encore dans l’occasion, il trouva la bourgeoisie bretonne plus décidée que jamais à les maintenir (1733). Si les Bretons combattaient la monarchie dans ses usurpations, ils n’en faisaient pas moins rude guerre aux ennemis de la France ; et l’honneur de la victoire de Fontenoy (1745) doit être partagé entre le maréchal de Saxe et un pauvre canonnier de Nantes, nommé Pierre Toucart. Ce fut aussi vers ce temps que les Bretons repoussèrent les Anglais de Lorient, de Quiberon et de Belle-Isle.

En 1748, le bon duc de Penthièvre visita son gouvernement, et fut accueilli avec enthousiasme dans toutes les villes de là Bretagne : « Je ne veux pas d’honneurs, je ne veux pas de dépenses, s’écriait-il ; je ne veux que vos cœurs. » Et il fit supprimer clefs d’argent, arcs de triomphe, dais et feux d’artifice. « Ces clefs sont en bonnes mains, gardez-les, » disait-il en souriant aux magistrats qui les lui tiraient malgré lui. « Attendez du moins, mes amis, que j’aie mérité votre reconnaissance, » répondait-il au peuple qui répétait avec délire le nom de Penthièvre. De tels hommes auraient sauvé la monarchie si elle eût pu être sauvée. Malheureusement, Vignerot de Richelieu, duc d’Aiguillon, faisait presque en même temps son entrée en Bretagne, en achetant pour six cent mille livres au duc de Chaulnes, fils de l’ancien gouverneur, la charge de lieutenant-général du roi. Les états le punirent de ce trafic sans vergogne par une forte réduction sur la gratification. Ils ne lui donnèrent que soixante mille livres après en avoir donné cent mille à son prédécesseur, sans compter quinze millepour madame la lieutenant-général. D’Aiguillon était ruiné si le roi ne lui eût envoyé cent mille livres. Les Bretons aimaient pourtant cette monarchie, qui se déconsidérait à plaisir. Ils le prouvèrent en courant baiser la main de Louis XV après l’attentat de Damiens. Ils y mirent un empressement si cordial, que la famille royale en fut touchée jusqu’aux larmes : « Ah ! s’écria la sainte madame Louise, tout le monde voudrait être Breton aujourd’hui. »

En 1758 eut lieu la fameuse victoire de Saint-Cast, à laquelle contribuèrent si puissamment trois mille cinq cents gardes-côtes normands et bretons. Sur quatre mille Anglais, deux cents à peine regagnèrent leurs vaisseaux. Le duc d’Aiguillon avait dit à ses soldats : « Français ! montrez qui vous êtes, quel roi vous servez, et quel chef vous conduit. » Après son triomphe, toute la province le porta aux nues. Les états, réunis à Nantes, le fêtèrent comme un sauveur. Et c’était cependant le même homme que la malédiction générale devait bientôt poursuivre. Une épigramme prépara ce fatal changement. – D’Aiguillon était entré avant la bataille dans un moulin d’où il sortit tout blanc ; de mauvais plaisants prétendirent que c’était la seule poudre qu’il eût respirée à Saint-Cast ; et La Chalotais, procureur général au parlement, sacrifia le repos de son pays au désir de faire ce bon mot : « Si notre général ne s’est pas couvert de gloire, il s’est du moins couvert de farine. »

Le duc fit payer cher cette parole à La Chalotais qui l’avait dite, et à toute la Bretagne qui l’avait répétée. Il croyait avoir le droit de compter La Chalotais parmi ses ennemis, et il le dénonça à la cour comme un magistrat infidèle à l’autorité royale. Le parlement, dans des remontrances où le patriotisme breton allait jusqu’à la rudesse, repoussait les édits bursaux, et accusait formellement d’Aiguillon d’exactions et d’actes arbitraires. Il semblait que la province, en protestant de sa fidélité, y mît pour condition le rappel du gouverneur. Le gouverneur fit enregistrer ses édits à la faveur d’un appareil militaire. Tous les membres du parlement, à l’exception de douze, donnèrent leur démission. La Chalotais, son fils, trois conseillers, furent arrêtés, enfermés dans la tour de Saint-Malo, puis transférés à la Bastille. Des commissaires furent nommés pour instruire leur procès. Il n’y allait pas de moins que de leur tête. Le duc d’Aiguillon, maintenu dans son gouvernement, triomphait de la haine publique. Cependant l’opinion, c’est-à-dire l’indignation générale, se manifesta si hautement contre les juges de La Chalotais, qu’il fallut avouer l’innocence de ce magistrat citoyen, rappeler le parlement de Bretagne, et souffrir que le parlement de Paris informât contre le duc d’Aiguillon. Il y fut déclaré prévenu de faits contraires à l’honneur, et suspendu des fonctions de la pairie. Mais telle était la mobilité de la cour, aussi imprudente que timide, qu’immédiatement après cet arrêt, tous les parlements furent cassés, et le pair flétri appelé au ministère. Trois ans après, en 1774, l’autorité royale passa dans d’autres mains, qui, si elles n’étaient pas plus fermes, étaient au moins pures. Si Louis XV avait vécu encore un an, il aurait vu éclater la révolution française : les réformes de Louis XVI la retardèrent de quinze années. Le premier acte du roi martyr fut une rupture éclatante avec les scandales du dernier règne. La Bretagne respira comme la France, et salua le monarque avec amour. Le bon duc de Penthièvre, revenu enfin dans son gouvernement, représenta dignement la nouvelle royauté aux états de 1774. « Je ne veux point d’honneurs, je ne veux que vos cœurs, dit-il dans la première assemblée. – Ils sont à vous, » répondit l’évêque de Rennes au milieu d’applaudissements unanimes. Les parlements furent rétablis, aussi imprudemment peut-être qu’ils avaient été supprimés : toutes les victimes du duc d’Aiguillon furent plus ou moins vengées.

Cependant de graves symptômes annonçaient chaque jour que Louis XVI avait entrepris l’impossible. Ce n’était plus tant le parlement et la noblesse qui menaçaient la monarchie, c’était le tiers-état. Vers cette époque eut lieu la guerre d’Amérique, d’où les conquérants de l’indépendance des États-Unis rapportèrent la contagion de la liberté. La Chalotais était revenu en triomphe à Nantes, et l’enthousiasme pour sa personne était si vif en ce moment, que son portrait fut inauguré à Machecoul dans une fête publique, où l’on vit des vieillards octogénaires quitter leurs béquilles pour danser autour du feu de joie.

À partir de 1779, des émeutes journalières à Nantes et à Rennes annonçaient l’imminence d’une explosion révolutionnaire en Bretagne. Le parlement sévissait en vain. Aux réunions à coups de poing succédaient les réunions délibérantes. Les étudiants, le peuple et jusqu’aux femmes préludaient aux clubs révolutionnaires. La cause sans remède de ces troubles était l’embarras croissant des finances. Pour comble de malheur, les récoltes de 1783 furent nulles ou mauvaises, et l’hiver de 1784 horriblement rigoureux. Pendant quatre mois sans interruption, le froid, la glace et la neige suspendirent les travaux en Bretagne : le peuple, mourant de faim, assiégeait les boulangeries en plein jour. Il fallut les faire garder par des soldats : il s’ensuivit des rixes où le sang coula.

En 1785, La Chalotais meurt, et La Fayette paraît aux états de Bretagne. La pompe funèbre de l’un, le triomphe de l’autre, influèrent puissamment sur l’avenir des idées révolutionnaires dans la vieille Armorique. La Fayette était Breton par sa mère, dont les biens étaient en grande partie situés en Bretagne. Au milieu de la déconsidération où tombait chaque jour la royauté, dans la personne du vertueux mais faible Louis XVI, c’étaient encore les trois ordres de Bretagne qui respectaient le plus sincèrement le roi, tout en se défendant avec fermeté, avec rudesse même, contre ses ministres inintelligents. « Mais, comme l’a dit très-bien un historien moderne, chaque victoire remportée par la vieille indépendance bretonne était célébrée comme une conquête par la jeune liberté française ; de sorte que sans le savoir et sans le vouloir, par la nature même des choses, la plus dévouée des provinces se trouvait à la tête de la révolution. »

Au milieu de ces angoisses sans cesse renaissantes, de ces luttes dont la gravité effrayait tous les esprits sérieux et les cœurs vraiment patriotiques, un remède infaillible fut indiqué par tout le monde : on demanda à grands cris la convocation des états généraux de France ! La monarchie, devançant la révolution pour la contenir, promit d’elle-même ces états généraux, si ardemment invoqués, et ensevelit les parlements dans les réformes suivantes : suppression des chambres des enquêtes et des requêtes ; abolition des tribunaux d’exception ; limitation du ressort des cours souveraines par la création de cours inférieures ; remaniement de l’ordonnance criminelle ; institution d’une cour plénière pour l’enregistrement des lois, composée de seigneurs, d’évêques, de conseillers d’État et de MM. de la grand’chambre du parlement de Paris (lit de justice du 8 mai 1788). Presque toutes ces réformes étaient excellentes ; mais elles venaient trop tard. N’ayant que la moitié de ce qu’il attendait, le peuple accueillit par une réprobation unanime ce qui lui était offert ; et les parlements, appelant toute la France à leur aide, rendirent à la monarchie le coup qui les frappait, en l’obligeant d’établir ses réformes par les moyens les plus despotiques. La cour de Paris renouvela en tombant ses protestations ; celle du Dauphiné mit le pays en révolte ouverte ; toutes les autres l’imitèrent avec plus ou moins de succès ; huit d’entre elles furent exilées par la force des armes ; enfin le parlement de Rennes eut son tour ; mais on ne doit point le condamner comme les autres : la situation de ce parlement était en effet tout exceptionnelle.

Les réformes qui promettaient la liberté à la France, en abolissant les privilèges, menaçaient l’indépendance de la Bretagne, dont les privilèges formaient toute la base. Ce qui était pour celle-là la rénovation, était pour celle-ci la ruine et l’assujettissement. La question n’était pas, pour la Bretagne, d’être plus ou moins libre, mais d’être encore ou de cesser d’être la Bretagne. Malheureusement pour sa nationalité, la bourgeoisie des villes allait bientôt sacrifier son patriotisme aux réformes françaises ; et cette disposition n’était que trop justifiée par le dédain croissant des gentilshommes pour le tiers-état.

Le 5 mai 1788, le parlement de Rennes, toutes chambres assemblées, protesta « contre toute loi nouvelle qui pourrait porter atteinte aux lois et aux constitutions du royaume en général, et aux droits, franchises et libertés de la Bretagne en particulier, etc. » Les adhésions ne se firent pas attendre ; celle de la noblesse et des commissions intermédiaires des états fut présentée, à leur tête, par le comte de Botherel, procureur général syndic de son ordre. Après, vinrent tous les corps publics : les avocats, les facultés de droit, la milice, le chapitre, etc. La foule assiégeait les portes du palais, applaudissant chaque députation au passage. De son côté, M. de Thiard, commandant pour le roi, faisait entrer à Rennes toutes les garnisons voisines, dont la tenue menaçante exaspérait les habitants. Tout à coup les magistrats apprennent que leurs collègues de Paris ont été enlevés de leurs sièges à main armée. Au moment où ils rédigent une protestation, M. de Thiard leur envoie l’ordre de s’assembler le lendemain, 10 mai, pour recevoir les ordonnances de Sa Majesté.

Dès cinq heures du matin, la cour entière était au palais. Bientôt le président apprend que les grenadiers de Rohan-Montbazon couvrent la Motte, et que d’autres soldats remplissent les Cordeliers ; il ordonne alors aux huissiers de fermer les portes de la salle. À sept heures, arrive de Thiard avec ses gardes : aux cris du peuple : Vive le parlement ! Haro sur les traîtres ! il entre au palais, arrive devant la salle, aux portes de laquelle ses hommes frappent en vain. Las d’attendre, les soldats, sur l’ordre de leur chef, forcent l’entrée, et lecture est donnée des ordonnances royales au parlement, qui refuse de les enregistrer et se retire en bon ordre, au milieu des cris du peuple : Vive le parlement ! M. de Thiard et ses grenadiers veulent sortir à leur tour ; pris entre deux foules, ils essaient de s’ouvrir un passage avec leurs sabres et leurs baïonnettes : le peuple et les étudiants, furieux, leur lancent mille projectiles. « Aux armes ! » crient les gardes exaspérés, et les fusils s’apprêtent, quand un officier apaise le courroux populaire par une parole d’à-propos. Le peuple veut embrasser le bon citoyen et se presse autour de lui ; croyant qu’on en veut à la personne d’un de leurs chefs, les soldats se précipitent sur la foule, qui les reçoit à coups de pierres. Cette méprise amène un vrai combat, dans lequel le pacificateur est blessé à la joue. L’ordre se rétablit enfin, mais pour ne durer qu’un moment.

Moreau de Morlaix, qui devait être un capitaine accompli, étudiait alors à Rennes : aimé de ses condisciples, du peuple et de la bourgeoisie, il devint l’instrument actif de toutes les insurrections dans cette grande ville. Rennes semblait pris d’assaut, tant ses points principaux étaient garnis de soldats étrangers à la province, munis de cartouches. Forcés de fuir dans la nuit, traqués par les patrouilles, les membres du parlement, les uns travestis, les autres à demi nus, se forment en assemblée dans une maison particulière, et jurent de défendre jusqu’au bout les antiques franchises du pays.

Nouvelles émeutes ; les soldats sont insultés, et ne semblent se défendre qu’à la dernière extrémité. Le peuple triomphe, et conduit le parlement à l’hôtel de Cuillé, en criant : Vivent le parlement et les lois ! Pendant ce temps-là, le feu de l’insurrection gagnait toute la province. À Nantes, la cour des comptes suivait l’exemple du parlement de Rennes et était soumise aux mêmes vicissitudes. Ce dernier, rejoignant ses membres et s’unissant à M. de Botherel et à la commission des états, en qui se résumaient les pouvoirs de la Bretagne, envoie ses dernières remontrances à Louis XVI, en sa cour de Versailles, par douze de ses représentants. Le roi blâme cette démonstration par une lettre sévère, et fait mettre les députés à la Bastille. La noblesse bretonne adresse à son tour douze envoyés au monarque ; ils arrivent à Paris, et font un appel à tout ce qui porte un cœur breton. Le ministère s’effraie des sympathies qu’ils rencontrent, et les fait jeter à la Bastille.

Cette nouvelle apportée en Bretagne est comme l’étincelle qui détermine un violent incendie : vingt récits, plus étranges les uns que les autres, en augmentent encore la gravité. Cette fois, ce ne sont plus douze députés qui s’élancent vers Paris : ce sont cinquante-trois gentilshommes et bourgeois ; c’est toute une représentation nationale, décidée à parvenir au roi morte ou vive, et chargée par la solennelle réunion des trois états : de maintenir toutes les protestations antérieures, – de demander la restitution des franchises bretonnes, – de provoquer l’élargissement des prisonniers de la Bastille. Ceci se passait le 15 août 1788.

Louis XVI et ses ministres comprennent enfin ce que c’est que les volontés bretonnes. Mais Brienne consigne impitoyablement les députés, les écarte des marches du trône, jusqu’au jour qui vient l’en précipiter lui-même (25 août). Les premiers lauriers de cette victoire furent pour les représentants de la Bretagne, malgré tous les efforts de Necker. Le dimanche 31 août, les cinquante-trois Bretons et leurs vingt-quatre amis, qu’ils venaient d’arracher de la Bastille, se présentaient dans le grand salon de Versailles et remettaient au roi lui-même le mémoire qui contenait leurs remontrances. La délivrance des nouveaux martyrs de la liberté bretonne fut célébrée par des fêtes nationales dans toute leur province, comme naguère celle de La Chalotais et de ses compagnons.

Le 24 septembre, le parlement de Paris, triomphant par les Bretons, fit sa rentrée et se laissa glorifier en leurs personnes. Le 10 mai, celui de Rennes recevait les félicitations publiques.

Mais le jour fatal d’une autre lutte était venu. Victorieuses en commun de la monarchie, la noblesse et la bourgeoisie se retrouvaient face à face avec leurs rivalités implacables ; toutes les deux avaient pris pour devise : Vaincre ou mourir pour la liberté ! La liberté, pour la noblesse, c’était le maintien des franchises bretonnes, dont faisaient partie ses privilèges ; et la liberté, pour la bourgeoisie, c’était l’abolition de ces privilèges, même aux dépens des franchises bretonnes. La grande députation était encore à Paris, que déjà la division éclatait en Bretagne. Vingt, libelles persuadèrent au tiers que la noblesse le dupait sous le masque de la nationalité, qu’un grand complot se tramait contre lui entre l’Église et les gentilshommes, et que les plus dangereux instruments de ce complot étaient le parlement et la commission des états. Une immense réaction de la bourgeoisie contre le parlement, si aimé quelques jours auparavant, s’opérait ; elle inaugurait cette longue série de contradictions dont se compose la triste et monotone histoire des révolutions. Le 16 et le 17 août, l’émeute commençait à gronder dans Quimper : on avait d’abord brûlé en effigie les principaux membres du parlement ; l’enlèvement des grains par les accapareurs vint compliquer encore ces désordres à Saint-Brieuc, à Morlaix, à Pont-l’Abbé, à Lamballe. Les saturnales de Paris furent imitées à Rennes. À mesure que la fièvre révolutionnaire s’emparait du peuple, il montrait à quels excès pouvait aller son délire.

Enfin arrivèrent les états de 1788-9, qui furent les derniers états de Bretagne et le premier acte de la révolution. C’est de Nantes que partit le premier manifeste de l’insurrection bourgeoise, de même que la première étincelle de l’insurrection populaire en était partie sous Louis XIV. Depuis ce moment, les notables et les bourgeois de toutes les villes de Bretagne regardèrent comme acquis le droit de s’assembler et de délibérer sur leurs intérêts : telle fut l’origine des clubs révolutionnaires. Presque tous les pamphlets du tiers sortaient de Nantes. Telles furent les dispositions violentes dans lesquelles se réunirent les derniers états de Bretagne. Le vent de la révolution agitait toutes ces têtes, comme un océan près de se déchaîner.

Les députés du tiers et leurs agrégés s’assemblèrent à Rennes du 16 au 27 décembre, rédigèrent le cahier de leurs réclamations, et jurèrent entre autres articles : qu’on voterait, dès l’ouverture des états, par tête et non par ordre, – que le tiers s’abstiendrait de délibérer sur toutes affaires quelconques avant d’avoir obtenu l’égalité d’impôt et de représentation. Ils avaient reçu ce mandat impératif de leurs commettants, sous peine de désaveu formel.

Plus de neuf cents gentilshommes étaient accourus à Rennes de tous les points de la province : ceux mêmes qui se trouvaient hors de France avaient franchi mers et monts pour être au rendez-vous.

Le 29, les trois ordres, leurs présidents en tête, se rendirent séparément au couvent des Cordeliers, disposé pour les recevoir. Le 30, après la messe du Saint-Esprit, ils commencèrent leurs travaux par le vote du don gratuit et le renouvellement des fermes. Puis le président du tiers, M. Borie, se leva et dit à la noblesse et au clergé : « Vous n’irez pas plus loin sans nous entendre ; » et il propose de mettre en délibération les griefs de son ordre. Noblesse et clergé demeurent sourds, et s’occupent des commissions intermédiaires. Le 31, nouvelle sommation du tiers, tout aussi infructueuse. Le 1er janvier 1789, la noblesse dépêche un courrier au roi ; durant sept jours, le tiers persiste dans ses sommations. Des violences allaient se produire, quand le 9, arrive un arrêt du conseil d’État qui enjoint à l’assemblée de se dissoudre sur-le-champ, et aux députés du tiers d’aller renouveler leurs pouvoirs, chacun dans sa ville. Ceux-ci obéissent et quittent la salle en silence ; mais la noblesse demeure et se déclare en permanence.

Cependant les communautés s’assemblaient, suivant l’ordonnance royale, pour renouveler les pouvoirs de leurs députés. Le parlement, déjà suspect, se vit alors enveloppé dans l’impopularité de la noblesse, pour être venu à son aide eu interdisant les assemblées électorales, qui, en dépit de ses injonctions, furent plus nombreuses qu’auparavant. Enfin, des insultes on en vint aux coups. – Ici nous nous abstiendrons de donner des détails ; la partialité des historiens, tous du tiers, doit nous faire suspecter l’authenticité des faits rapportés. On peut penser qu’un malentendu fut la seule cause d’un mouvement où sans doute le sang fut versé, sans qu’on sache qui commença l’attaque.

Tandis que le tiers état triomphait en Bretagne, il en était encore en France à préparer ses armes. L’élection des députés aux états généraux n’était pas même entamée. C’est donc la bourgeoisie bretonne qui a commencé la révolution de 1789, révolution préparée pendant un siècle par la noblesse et le parlement breton. Noblesse et parlement avaient déconsidéré la monarchie ; le tiers frappa de mort l’aristocratie : la démocratie pouvait désormais marcher sans obstacles.

Le plus éloquent champion du tiers était Volney, le futur auteur des Ruines, qui fondait à Rennes sa réputation, si exagérée depuis. Enfermé seul incognito avec une presse, il rédigeait et imprimait la Sentinelle du Peuple, dans laquelle il injuriait d’une manière sanglante la noblesse. Averti qu’on devait le saisir, il se réfugia dans le château délabré de Maurepas, que la foule disait hanté par des revenants. Volney s’y retira avec sa presse ; la nuit il rédigeait et imprimait sa feuille, que chaque matin une laitière philosophe portait à la ville, où nobles et bourgeois s’en disputaient la lecture.

La révolution était née en Bretagne ; et plus qu’ailleurs elle devait y produire des horreurs, mais aussi des dévouements sublimes. Il nous reste à raconter l’histoire de ces temps désastreux où le pays, abandonné à lui-même, sembla près de s’abîmer pour toujours, jusqu’au moment où, par un miracle de la Providence, la tempête furieuse se calma, pour faire place à des temps, sinon glorieux comme ceux du passé, du moins tranquilles comme la paix des tombeaux.

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