Chapitre IV

Alain III, premier duc de Bretagne. – Alain IV. – Conan II. – Geoffroy Ier. – Alain V. – Hoël V. – Alain Fergent. – Conan III. – Conan IV. – Geoffroy II,

La mort de Gurvand et de Pasquiten ne rendit point la paix à la Bretagne.

Alain, frère de Pasquiten, lui succéda au comté de Vannes, et Judicaël, fils de Gurvand et de la fille d’Érispoé, succéda au comté de Rennes. Alain, ainsi que Pasquiten, était de la maison souveraine, et tuteur de Gurmhailon, fils de Pasquiten. Alain et Judicaël eurent entre eux les mêmes différends que ceux auxquels ils avaient succédé, prétendant l’un et l’autre à la souveraineté de toute la Bretagne. Judicaël ayant été tué l’année suivante dans un combat contre les Normands, qu’il vainquit, toute la Bretagne se vit réunie sous le gouvernement d’Alain IIIe du nom, qui tantôt porta le titre de duc et tantôt celui de roi ; c’est lui qu’on appelle Alain le Grand.

Il rétablit l’ordre dans ses États, y fit régner les lois et la justice, et mérita par sa modération autant que par ses exploits, le surnom de grand, que lui décerna la reconnaissance publique. Il rappela dans les villages les habitants dont les cités voisines avaient accueilli la misère. Il rebâtit les chaumières, les maisons, les monastères, les églises, que les flammes avaient consumés. Il s’associa au malheur commun, se fit peuple avec le peuple, visita l’habitation du pauvre comme la demeure du riche, et mourut en 907, comblé de gloire et adoré de ses sujets. Son souvenir resta longtemps cher au pays qu’il avait servi avec un si grand zèle.

Si les derniers jours d’Alain III s’écoulèrent en paix, ce ne fut pas faute de coupables tentatives pour exciter en Bretagne des guerres civiles, et lui communiquer la contagion déplorable qui ravageait alors la France. Le comte de Mayenne, Godefroy, saccagea l’Anjou, et essaya de séduire plusieurs nobles bretons ; mais ses efforts vinrent se briseur contre leur caractère patriotique. Ils repoussèrent avec le plus grand mépris celui qui voulait acheter leur honneur, et ils lui dirent avec une juste indignation, que si malheureusement ils avaient parfois des querelles de famille à vider entre eux, ce n’était pas une raison pour embrasser des intérêts ennemis du pays, et qu’ils aimaient mieux perdre la fortune et la vie que de trahir la sainte cause de la patrie.

Dès que la mort d’Alain le Grand fut connue, les pirates du Nord, sachant que ses fils n’avaient point hérité de sa valeur ni de la générosité de ses sentiments, se précipitèrent de nouveau sur la Bretagne, « pour voir, disaient-ils, de quelle aire sortaient ces niais oiseaux. » Ils entrèrent dans la Loire, et mirent le siège devant Nantes. Ses habitants, après l’avoir d’abord défendue avec courage, se laissèrent aller au désespoir, quand ils connurent le nombre immense des barbares qu’il leur fallait combattre. Ils s’enfuirent pendant la nuit, et les Normands, maîtres de cette ville abandonnée, la pillèrent et y portèrent l’incendie. Poursuivant leurs courses victorieuses, ces pirates saccagèrent un grand nombre de cités. Peu de seigneurs leur résistèrent ; la plupart avaient délaissé leur infortuné pays, et s’étaient réfugiés, les uns en Bourgogne et en Aquitaine, les autres dans la Grande-Bretagne. Les deux fils d’Alain le Grand se cachaient dans quelque retraite impénétrable.

Las enfin des cruautés qu’ils exerçaient dans une contrée en ruines, les Normands quittèrent la Bretagne, mais pour y revenir bientôt. Vainqueur de la Neustrie et devenu gendre du roi de France Charles le Simple, Rollon, chef des Normands, reçut de son beau-père toutes ses prétentions sur le duché de Bretagne. Charles jugea parfaitement que si le guerrier dévastateur auquel il venait de donner Gisèle, sa fille, parvenait à soumettre les Bretons, il acquerrait lui-même, et sans nul danger, un arrière-fief important ; que si le duc des Normands succombait dans cette lutte suprême de la Bretagne, il ressaisirait la Normandie et avec elle l’hommage des portions conquises de la vieille Armorique ; que si cette contrée se défendait avec succès, tout resterait dans la situation présente, sans perte ni gain notable. D’ailleurs les Bretons pouvaient le débarrasser un jour ou l’autre d’un adversaire redoutable ; cet adversaire était celui dont il venait de faire son gendre.

L’indignation des Bretons fut au comble quand ils apprirent que le roi de France les livrait pieds et poings liés, pour ainsi dire, aux brigands de la mer. Pendant plus de cinq ans, les vaillants guerriers de l’Armorique combattirent Rollon et ses soldats. On se défendait dans les villes, dans les villages, dans les châteaux et jusque dans les chaumières les plus pauvres et les plus isolées. Après une guerre de cinq ans où le pillage et l’incendie ne purent que décimer les Bretons et non les réduire à la loi de l’ennemi, Rollon, qui ne régnait que sur des cadavres et des terres désertes, laissa reposer les Bretons, se contentant de députer chaque année des hérauts à Rennes et à Vannes, pour rappeler qu’on lui devait hommage et obéissance, et menacer de tous les effets de sa colère.

Rollon étant mort avant de pouvoir rentrer en Bretagne, son fils et successeur Guillaume Longue-Épée se chargea de réaliser les redoutables menaces de son père contre les Bretons. Mais, las d’une course sans but et sans gloire, il rentrait en Neustrie, quand son arrière-garde fut vivement attaquée, défaite et poursuivie jusqu’à Bayeux. Dans cette expédition inattendue, les Bretons étaient commandés par un comte de Dol et un comte de Rennes nommé Bérenger. Guillaume revint à la charge, obligea le comte de Dol à quitter la Bretagne, et reçut Bérenger à composition.

Cependant l’espoir commençait à renaître dans le cœur des Bretons. Bérenger n’avait pas survécu à sa défaite ; mais il laissait en son fils un vengeur, qui communiqua à ses compatriotes l’ardeur dont il était animé. Les Normands une fois vaincus, et cessant d’être réputés invincibles, bientôt le sol de la Bretagne fut purgé de ce peuple si longtemps redouté de nos pères. Le secours ne tarda pas à arriver aux Bretons ; il leur vint de la Grande-Bretagne. Le comte de Poher, Mathuedoé, avait, en mourant, confié son fils Alain à l’amitié d’Athelstane, roi d’Angleterre, qui tint le jeune prince sur les fonts du baptême, surveilla son éducation, et le fit instruire au métier des armes. Quand Alain eut atteint l’âge de vingt ans, il s’entoura de tous les fugitifs, obtint de son parrain quelques vaisseaux, recueillit des volontaires et vint débarquer sur le rivage de Dol. Les Normands furent surpris par le vaillant jeune homme au milieu des fêtes et des banquets : Alain les tailla en pièces, et ses troupes massacrèrent tous ceux qu’elles purent atteindre. La victoire ne l’abandonna pas un seul instant. Le bruit de ses exploits se répandit en Bretagne avec rapidité ; alors tous les gens de guerre, tous les hommes en état de porter les armes et qui gémissaient sous une cruelle oppression, accoururent sous ses drapeaux, et, pleins d’espérance, le proclamèrent duc et légitime successeur d’Alain le Grand.

Alain chassa successivement les ennemis de son pays de tous les postes qu’ils occupaient, et convoqua ensuite une assemblée générale, après avoir mandé près de sa personne les députés des villes et des communes, les seigneurs terriens, les évêques et le clergé. Des mesures utiles rendirent les paysans au travail et à la sécurité. Le commerce protégé devint aussi florissant qu’il l’avait été sous les rois bretons de la seconde race ; et les comtes s’empressèrent d’imiter l’exemple de leur souverain, dans les villes soumises à leur juridiction.

Cependant Louis d’Outre-Mer, roi de France, était attaqué par l’empereur Othon, qui avait pour alliés Hugues duc de France, Arnoul comte de Flandre, et plusieurs autres princes. Alain, qui se souvenait d’avoir partagé en Angleterre l’infortune du fils de Charles le Simple, se rendit à son camp, où il déploya autant de valeur que de générosité. Parmi les généraux d’Othon, qui en ce moment assiégeait Paris, se trouvait un prince saxon qui chaque jour défiait au combat les comtes et les barons de Louis d’Outre-Mer, et prétendait trancher ainsi, d’un seul coup d’épée, la question de la propriété de la couronne. Sa taille élevée, sa force, son audace, étaient telles, qu’aucun guerrier n’avait osé répondre à son appel. Alain, indigné de ce que parmi tant de nobles seigneurs il n’y en eût pas un qui défendît l’honneur du roi, prit ses armes en secret et sortit, sans être vu de personne, à la rencontre de cet arrogant ennemi. Ayant abaissé sa visière, il s’élança sur le Saxon et le combattît à la vue des deux armées. Les deux guerriers montrèrent une égale adresse. Le Saxon, qui se croyait assuré de la victoire, accablait déjà le duc de Bretagne de ses sarcasmes, quand Alain, lui donnant le coup de la mort, lui cria : « Je te fais trop d’honneur de me servir avec toi des nobles armes de la chevalerie, moi qui ne tue les loups, les sangliers et les ours qu’avec un simple bâton ! » Au même instant le colosse roulait à terre. Alain lui trancha la tête, la suspendit à l’arçon de sa selle et rentra dans la ville avec ce trophée, tout à la fois hideux et glorieux, qui lui valut les acclamations du peuple et de la noblesse, et leurs remerciements pour avoir si bien vengé l’honneur de la France.

Alain obtint du roi Louis que tout serf ou affranchi qui viendrait demeurer en Bretagne y pût résider franc de toute servitude, sans crainte d’aucune revendication. Cette convention si généreuse, et qui fait tant d’honneur au duc Alain, contribua au repeuplement des villages que les Normands avaient dévastés.

Cependant la reine de France, qui ne pardonnait pas à Alain la mort du géant, son frère, tenta de le faire empoisonner au milieu des fêtes données en réjouissance de la paix. Averti de ce complot contre ses jours, le duc de Bretagne regagna ses États, après avoir épousé la sœur de Thibault, comte de Blois et de Chartres.

Peu d’années après, Alain, se sentant frappé d’une maladie mortelle, manda son beau-frère, ses comtes, ses barons et ses évêques, et leur parla en ces termes : « Mes seigneurs, que croyez-vous que j’aye encore de jours à vivre ? – Il n’est pas temps de vous occuper de pensers si tristes, dit Thibault ; mais expliquez-nous vos volontés, et, à la vie ou à la mort, vous nous trouverez prêts à nous y conformer. – Je sens la mort qui s’approche, répondit le duc ; et, plein des consolations que m’a données le révérend père en Dieu, messire l’archevêque de Dol, je me présenterai, tout pécheur que je suis, avec quelque peu moins de crainte, au tribunal de notre Seigneur Jésus-Christ. Je lui raconterai tout ce que j’ai tenté pour le bien de mon peuple, les dangers et les travaux par lesquels j’ai passé afin de pacifier le pays, le délivrant des Normands païens, qui sont ses ennemis, et par sa sainte grâce ayant rendu la Bretagne libre, et rétabli chacun dans ses biens, titres et honneurs. Or, Sire Dieu, lui dirai-je, si j’ai observé votre sainte loi autant qu’il est possible à foiblesse humaine, ne considérez pas mon peu de mérite ; mais daignez répandre votre bénigne protection sur la personne de mon fils ; je le laisse innocent et dans sa plus jeune enfance, et exposé à toutes les entreprises, si les serviteurs et amis que vous m’aviez donnés ne lui font service de leur loyauté, et ne le soutiennent contre les ambitieux, méchants et jaloux. – Eh ! s’écria Thibault, ne vous tourmentez point, beau frère de Bretagne ; notre divin Maître donnera certes attention à votre progéniture ; mais nous, nous voici tous prêts, à le reconnoître après vous, si à Dieu servateur plaît de vous retirer à lui, et nul qui se refuse à faire serment de féaulté à cet enfant, comme le veut droit et honneur de toute la Bretagne. »

Alain expira après avoir placé son fils Drogon, âgé de trois mois, sous la tutelle de Thibault. Le beau-frère d’Alain ne garda pas longtemps la mémoire de son compagnon d’armes ; il se hâta de marier sa sœur à Foulques, comte d’Anjou, avec lequel il régit l’héritage du fils mineur du défunt duc de Bretagne. L’avarice conseilla bientôt un grand crime à Foulques ; il détermina par des menaces terribles la nourrice de Drogon à lui donner la mort. La malheureuse femme, tremblant pour ses jours, exécuta en pleurant ce que lui commandait son souverain. Ce n’était toutefois qu’un crime inutile ; il aurait fallu conquérir la Bretagne, et le comte d’Anjou n’avait ni le courage ni les forces nécessaires pour réussir dans une telle entreprise.

Trois compétiteurs se disputèrent alors la souveraineté de la Bretagne. Hoël et Guérec’h, fils d’Alain, s’emparèrent du comté de Nantes ; et Conan, fils du comte de Rennes Bérenger, leur déclara la guerre. Conan se prétendait héritier direct de Salomon, le dernier roi de Bretagne, et réclamait la totalité des États qui avaient appartenu à ce prince. Hoël se mit à la tête de ses troupes, après avoir fait nommer Guérec’h évêque de Nantes, marcha sur Rennes, ravageant, pillant et brûlant tout ce qui se trouvait sur son passage ; Conan ne se montra nulle part, et Hoël revint à Nantes avec un riche butin. Le comte de Rennes, pour couper court à ces redoutables hostilités, résolut de se défaire de son ennemi, sans confier sa destinée au sort hasardeux d’un combat. Un de ses gens, nommé Galvron, qui s’était retiré près d’Hoël à la suite d’un différend survenu avec un des domestiques de Conan, négocia son retour près de son premier maître au prix de la mort d’Hoël. Un soir que ce dernier avait chassé le cerf, il envoya devant lui les gens qui l’accompagnaient, afin de préparer ses logements, et il resta dans le bois, seul avec son chapelain qui lui récitait ses vêpres. Galvron, s’étant arrêté sous un prétexte frivole, revint sur le prince à bride abattue, le perça d’un grand coup d’épée, et se perdit ensuite dans les profondeurs de la forêt. Après la mort de son frère, Guérec’h fut proclamé comte de Nantes, et dès lors la guerre se ralluma plus furieuse que jamais. Guérec’h, pour venger Hoël, s’allia avec Geoffroy Grise-Gonelle, comte d’Anjou, que Conan avait gravement offensé. Les deux armées ennemies se mesurèrent sur la lande de Conquereux, où l’avantage demeura à Guérec’h, après un engagement dans lequel Conan fut blessé au bras. Ce dernier, voyant que le sort des combats lui était contraire, songea à se délivrer de Guérec’h par le poignard d’un assassin, comme il avait déjà fait d’Hoël. Cette fois, le meurtrier fut le médecin de Guérec’h, qui, séduit par l’or de Conan, fit usage, pour le saigner, d’une lancette empoisonnée. Le mal faisant des progrès rapides, les amis du comte le supplièrent de se laisser couper le bras, dans l’espoir qu’on pourrait encore le sauver. « Non, dit avec courage le patient ; les princes ont besoin de leurs bras ; Dieu veut me retirer de ce monde, je m’abandonne à sa miséricorde ; » et il mourut. Il laissait un fils, qu’une même tombe enferma avec son père peu de jours après.

Conan, devenu prince de toute la Bretagne, prit le titre de duc et chercha, par de riches aumônes, à se mettre en paix avec sa conscience et à faire oublier la route sanglante qui l’avait conduit à la couronne.

Le seul descendant des comtes de Nantes était alors Aymon, fils de Hoël : ce jeune prince, toujours affligé de la mort de ses frères, supplia vivement Foulques Néra, comte d’Anjou, de l’aider à venger Hoël et Guérec’h, si traîtreusement assassinés. Foulques y consentit. Un combat se prépara de nouveau sur la lande de Conquereux, témoin d’une première défaite de Conan ; cette fois l’usurpateur eut recours à une ruse dont les effets devaient être désastreux pour ses ennemis. Il fit creuser des fosses larges et profondes, qu’on recouvrit ensuite de claies, de feuillage et de gazon.

Lorsque Aymon et Foulques furent en présence des Bretons et à portée de la voix, le comte d’Anjou, élevant dans ses bras le jeune Judicaël, fils de l’infortuné Hoël : « Voilà votre souverain, dit-il, l’unique rejeton d’Alain le Grand, le libérateur de la Bretagne ! Voilà l’héritier légitime du comté de Nantes ! Conan, contre Dieu, raison et justice, s’est emparé de sa terre, l’a dépouillé de son héritage, ayant méchamment fait mourir, par embûche et venin, son père et son oncle. Notre épée va punir le crime et renverser la tyrannie. Notre cause est juste, Dieu nous protège ! » De chaleureuses acclamations accueillirent ces paroles, et les troupes demandèrent le combat. « Approche, Aymon, s’écria Foulques, je te remets ma bannière ; porte-la au plus épais de la bataille, et va recouvrer le bien de ton neveu. »

On s’ébranle des deux côtés ; mais les soldats de Conan se mettent à fuir pour attirer l’ennemi dans le piège fatal : d’abord culbutés, les hommes de Foulques et d’Aymon reviennent d’une première surprise, fondent sur leurs perfides adversaires et les taillent en pièces. Conan est tué par un soldat : Aymon, plutôt que d’abandonner son drapeau, se roula dedans et expira dans ce glorieux suaire ; Foulques lui-même, grièvement blessé, le pleura et lui rendit les devoirs funèbres.

Aymeri, frère d’Aymon, prit possession de Nantes au nom de Judicaël, trop jeune encore pour gouverner par lui-même.

Geoffroy, l’aîné des fils de Conan, se hâta de prendre le titre de duc de Bretagne, et n’oublia rien pour se concilier l’attachement de ses comtes et de ses barons. Il y parvint d’autant plus facilement, qu’il n’avait pour rival qu’un faible enfant, mal conseillé. Aymeri étant mort, Judicaël se disposait à faire hommage de ses États à Foulques Néra, lorsque Geoffroy réunit des troupes, se rendit sous les murs de Nantes et se fit transporter l’hommage destiné au comte d’Angers.

En 1005, périt Judicaël sous le poignard d’un assassin, qu’on ne put jamais retrouver : tout porte à croire que Geoffroy ne fut pas étranger à ce crime. Il ne survécut que cinq ans à l’infortuné Judicaël, et sa mort arriva dans des circonstances si bizarres, que nous devons la rapporter avec quelques détails.

Geoffroy ayant résolu de faire un pèlerinage à Jérusalem, en esprit de dévotion, mit ordre aux affaires les plus pressantes de la Bretagne, confia le gouvernement de son duché et la tutelle de ses enfants à la prudente Avoïse, son épouse, et partit, accompagné de l’évêque de Nantes. Les deux pèlerins n’allèrent pourtant que jusqu’à Rome, où ils accomplirent de nombreux actes de piété. Le pape leur donna l’absolution de toutes leurs fautes ; et Geoffroy exprima le désir de revenir promptement en Bretagne. Ce pays respirait sous le gouvernement doux et pacifique de la duchesse Avoïse ; sa sagesse lui avait concilié l’estime de tous les grands vassaux, et sa justice, unie à sa bonté, lui valait l’amour du peuple. Le voyage de Geoffroy devait durer quelques années, et l’avenir se présentait aux yeux des Bretons sous l’aspect le plus favorable. Mais la nouvelle du retour inattendu du duc vint détruire ces flatteuses espérances : des troupes d’exacteurs se répandirent dans les campagnes pour percevoir le droit de joyeuse advenue. Cet impôt onéreux, récemment inventé par les fiscaux des seigneurs qui revenaient ruinés de la Terre-Sainte, parut aux paysans le comble de l’injustice et de l’oppression. Malgré les murmures des grands et du peuple, l’impôt n’en fut pas moins perçu avec les violences les plus cruelles : les prisons regorgèrent de familles insolvables, on vendit la vache du pauvre et sa chaumière ; jamais enfin tant de larmes n’avaient été répandues en Bretagne.

Les premiers produits du don de joyeuse advenue furent offerts en pompe au duc, sur les limites de ses États. Le lendemain, il fit son entrée dans un village, l’épervier au poing, marque distinctive de son rang et de sa puissance. À ce moment même, une pauvre veuve venait de payer sa taxe ; mais il lui manquait deux deniers. Il ne lui restait plus pour s’acquitter envers les collecteurs qu’une poule noire, et elle alla la chercher pour la leur livrer. Comme elle revenait avec l’oiseau domestique, l’épervier du duc prit son vol, plongea sur le volatile de la veuve et se mit à le dépecer, aux éclats de rire de tous les spectateurs. Furieuse et excitée au plus haut degré par les injures des collecteurs, la malheureuse alla attendre Geoffroy au passage, et se dressant derrière une haie, elle lui lança une pierre qui l’atteignit à la tête et le tua sur le coup.

Mais sa mort n’avait pas satisfait les paysans : ils chassèrent les exacteurs, se réunirent en foule, armés de pieux et de faux, et causèrent de grands ravages. Ils assiégèrent les châteaux, les détruisirent, les brûlèrent et firent périr tous les nobles qui eurent le malheur de tomber entre leurs mains. Quinze années suffirent à peine pour éteindre une guerre d’extermination commencée pour un sujet futile en apparence, mais qui touchait aux intérêts les plus pressants du peuple, à son existence de chaque jour. On parvint enfin à dompter les paysans rebelles, et la veuve de Geoffroy employa tout l’ascendant que lui donnait son caractère conciliant pour étouffer l’esprit de vengeance, et adoucir les châtiments réservés aux plus coupables.

Le règne d’Alain V offre peu d’intérêt, du moins dans ses premières années, qui furent troublées par des guerres, soit avec les comtes d’Anjou, soit avec les propres vassaux du duché de Bretagne, dont l’un des plus puissants était le comte de Cornouailles, appelé Alain Caignart.

Le duc Alain mourut empoisonné par les ordres de son pupille Guillaume le Conquérant, laissant un fils appelé Conan.

Après huit années d’un règne fort agité, pendant lequel il prit tour à tour le titre de comte et de duc de Bretagne, Conan II fut empoisonné par les ordres de l’assassin de son père, Guillaume. Il mourut sans laisser d’héritiers.

Hoël V, comte de Cornouailles et de Nantes, époux d’Avoïse, sœur de Conan II, ceignit la couronne ducale du droit de sa femme. Il n’éprouva aucun obstacle à se faire reconnaître.

Guillaume le Conquérant, n’ayant rien à redouter de la Bretagne, dont le nouveau souverain ne songeait qu’à se faire des amis, l’envoya prier de lui prêter son assistance pour s’emparer de la couronne d’Angleterre. Hoël lui donna des fantassins et des cavaliers commandés par la plus brillante noblesse de Bretagne : son propre fils, Alain Fergent, l’héritier présomptif de son duché, menait au combat de Hasting l’une des trois divisions qui composaient l’armée de Guillaume. Le Normand reconnut ses services en lui donnant des terres considérables, et tous les seigneurs bretons qui s’étaient distingués furent récompensés par la concession de grands fiefs, dont le conquérant fit insérer les titres dans un livre ou chartrier général, nommé le Domesday Book.

Hoël V étant mort le 10 avril 1084, Alain Fergent, l’aîné de ses enfants, lui succéda.

Suivant la coutume de ce temps, les voisins d’Alain VI mirent son courage à l’épreuve, mais sans résultat pour eux. Guillaume le Conquérant, admirant sa valeur, offrit son amitié au duc de Bretagne, et lui proposa même la main de sa fille Constance. Alain, honoré d’une si glorieuse alliance, n’eut garde de refuser : la duchesse entra en Bretagne, aux acclamations du peuple, qui regardait ce mariage comme un gage de paix et de prospérité. Mais, après quatre années d’union, Constance mourut sans enfants, suivant à peu de distance son redoutable père.

La fin du XIe siècle fut signalée par des maux infinis, résultats des querelles insensées qui s’élevaient entre les princes et qui accablaient les peuples. Un tremblement de terre épouvanta tous les esprits, et leur enleva l’énergie nécessaire pour remédier à l’excès de la misère publique. On regarda la fin du monde comme prochaine ; ou se pressa de toutes parts dans les églises ; on fit de riches donations aux monastères. Les riches voulaient mourir en habit de religion, et leurs femmes sous le voile des recluses. Beaucoup de cultivateurs abandonnèrent les travaux de la campagne ; et, après un été humide et orageux, le peu de semence que l’on avait confié à la terre ayant manqué, une disette générale se déclara en France, en Bretagne, en Angleterre et dans presque toute l’Europe. Les couvents avaient de très-grandes provisions, qu’ils distribuèrent avec générosité, ou qu’ils vendirent à bas prix ; mais ces ressources une fois épuisées, les familles même les plus aisées se virent livrées aux horreurs de la famine. Une maladie contagieuse qui se déclara vint ajouter à ces causes de désespoir : il fallait, comme au temps de David, périr, ou par le glaive, ou par la faim, ou par le fléau de la peste. « Que de larmes furent répandues ! s’écrie un vieil historien ; que de gémissements s’élevèrent au ciel ! Que de liens brisés sur la terre donnèrent naissance à de grandes et intolérables douleurs ! Quel est le cœur dur qui, par un retour sur lui-même, n’accorderait pas des pleurs à de telles calamités ! »

Mais déjà Pierre l’Ermite parcourait l’Italie, l’Allemagne et la France, pour chercher des soldats et des vengeurs au sépulcre du Christ. Alain Fergent fut un des premiers seigneurs qui se croisèrent ; cependant, avant son départ, il voulut contracter une nouvelle alliance. Il épousa Ermengarde, veuve de Guillaume, comte de Poitou : en s’unissant par ce mariage aux comtes d’Anjou, il donnait à sa maison de vaillants appuis. Un grand nombre des membres de la noblesse bretonne accompagna le duc à la première croisade ; les préparatifs en durèrent près de deux années, pendant lesquelles Ermengarde mit au monde deux enfants, qu’on nomma. Conan et Geoffroy.

Ces princes, qu’un but religieux poussait en Palestine, s’étaient tous réconciliés au pied des autels avant de se mettre en voyage : la paix qui régna parmi leurs peuples pendant leur lointaine et longue absence permit de réparer une partie des maux dont leurs dissensions avaient accablé les campagnes. Pendant que, l’épée en main, ils délivraient les chrétiens d’Orient du joug des sectateurs du Coran, le zèle de Robert d’Arbrissel combattait en Bretagne, avec l’arme de la parole, les dérèglements du siècle dans tous les rangs, et le feu de l’amour de Dieu se rallumait dans le cœur des fidèles au flambeau de sa charité toute céleste. Robert d’Arbrissel, prêtre, partagea d’abord les soins du diocèse de Rennes avec l’évêque Sylvestre de la Guerche. Après la mort de son protecteur, il se retira avec un seul compagnon, dans la forêt de Craon, située entre la Bretagne et l’Anjou. Sa réputation ne le laissa pas longtemps jouir de la solitude : une foule de disciples se rendit au désert, vint partager la pénitence de l’ermite et imiter sa vie austère. À la plus grande éloquence, à l’esprit de persuasion et de charité, à la sagesse des conseils, à la vraie humilité, Robert joignait cette force de santé indispensable pour la réalisation de ses saints projets. Il prêcha devant le pape Urbain II, qui déclara que l’Esprit saint parlait par la bouche de Robert, et qui le chargea d’évangéliser les campagnes. Il commença à parler dans les carrefours et les places publiques, et bientôt il fut suivi d’un grand nombre d’hommes et de femmes, qui renonçaient à tout en ce monde pour profiter de ses enseignements et gagner le royaume des cieux, dont il leur faisait les plus éloquentes peintures. Il y avait, près de Saumur, une forêt où le brigand Évrauld avait fixé sa demeure, et d’où il faisait frémir les habitants des villages voisins. La mort attendait quiconque eût osé franchir le seuil de son repaire. Robert, après s’être armé du signe de la rédemption, pénétra dans la redoutable forêt et s’avança jusque auprès d’une source, où, la fatigue, l’ayant gagné, il s’endormit. À son réveil, un homme, debout devant lui, le regardait attentivement : Robert, pensant que cet homme l’avait accompagné pour lui porter secours au besoin, lui dit de se retirer. « Pourquoi me repousses-tu loin de toi ? s’écrie l’inconnu ; n’es-tu pas Robert d’Arbrissel ? – Oui, dit le prêtre, et mon devoir est de te préserver des dangers que tu cours dans cette forêt. – Des dangers ! et ne viens-tu pas les braver toi-même ? – Dieu me défendra, mon fils ; je veux lui ramener une brebis égarée ; si je succombe, je prierai du moins pour Évrauld, et puisse mon sang racheter le désordre de sa vie aux yeux de l’éternel rémunérateur ! – Viens, reprit l’inconnu, je te conduirai moi-même à la demeure d’Évrauld. »

On arrive au repaire du bandit, où cinq horribles brigands se précipitent sur le saint la hache à la main, lorsque le guide de Robert s’écrie : « Misérables ! c’est l’homme de Dieu, Robert d’Arbrissel ! »

Ce guide, c’était Évrauld lui-même. Convertis par un miracle du ciel, les six bandits suivirent Robert, qui, transformant la caverne de voleurs en monastère, et lui donnant le nom de Font-Évrauld, les y établit comme le premier germe d’un ordre qui en peu d’années compta des milliers de religieux.

Alain Fergent revit la Bretagne après six années, avec le petit nombre de guerriers qu’avait épargnés le fer des Sarrasins. Non content de s’être signalé dans plusieurs combats particuliers, il avait assisté à trois grandes batailles, et était entré un des premiers dans Jérusalem. Fergent, de retour en Bretagne, se livra tout entier à de pieuses pensées et à de saintes œuvres. La prospérité de ses peuples, la justice et la religion devinrent l’objet de ses constantes préoccupations. Il maria son fils aîné, Conan, à Mathilde, fille du roi d’Angleterre, et contribua, par ses sages conseils, à la conclusion d’un traité de paix entre Henri et Louis le Gros. Ce qu’il y eut de bizarre, c’est que, par ce traité, daté de Gisors, en 1113, le roi de France céda la Bretagne au roi d’Angleterre en toute propriété. Le duc Alain ne s’en émut nullement : il était alors affligé d’une maladie grave, pendant laquelle il fit vœu de quitter le monde, et d’entrer pour le reste de ses jours dans un cloître. Après avoir recouvré la santé, il remit, en présence de ses barons et de sa famille assemblée, le gouvernement de ses États à Conan, son fils aîné. Il se retira ensuite à l’abbaye de Redon, où il vécut en simple moine. À son exemple, la duchesse sa femme entra dans l’ordre de Font-Évrauld, dont elle devint une des plus humbles religieuses.

Le peuple regretta l’abdication d’Alain, car il était son père et son protecteur. Il fut le premier à donner des formes stables à la justice, qui jusqu’à lui s’était rendue à peu près au hasard ; ce fut pour ses sujets un immense bienfait. Cette organisation de la justice fut l’origine des célèbres États de Bretagne.

Alain Fergent mourut en 1419, regretté de tous. Son fils aîné, qui gouvernait l’État depuis près de six ans, se fit alors couronner sous le titre de Conan III, et, par tendresse pour sa mère, il prit le surnom d’Ermengard ; mais le peuple ne l’appela que Conan le Gros, comme le roi Louis VI, qui régnait alors en France.

À cette époque, Henri d’Angleterre faisait la guerre à Louis, parce que ce monarque généreux avait pris la défense de Guillaume duc de Normandie, fils de l’infortuné Robert, mort dans les prisons de son frère. Henri somma Conan de venir à son aide ; mais les Bretons, las de l’alliance anglaise, qui, ne voilait que faiblement des prétentions souveraines à l’antique Armorique, refusèrent de marcher, et Conan conduisit ses troupes au roi de France, alors occupé à repousser l’empereur d’Allemagne. La puissance de Louis le Gros s’augmentait à cette époque de toutes les forces que l’affranchissement des communes mettait à sa disposition.

Alain Fergent avait donné à la France l’exemple des appels, par la création d’une cour supérieure qu’il présidait lui-même, accompagné des princes de son sang, des plus grands seigneurs de ses États et des évêques. Son fils Conan voulut à son tour suivre la route que lui montrait Louis VI. Il aimait passionnément la justice ; mais il lui manquait l’expérience nécessaire pour mener à bonne fin sa généreuse et louable entreprise. Aussi ses premiers essais de réforme ne lui attirèrent que l’inimitié des grands, sans lui assurer la sympathie et l’amour du peuple.

Les malheurs de ce temps, tout en ramenant un grand nombre d’âmes à Dieu, avaient aussi ulcéré quelques esprits brouillons, qui, exaltés par le délire de l’orgueil et méconnaissant la vertu qui était la base des prodiges opérés par les Robert d’Arbrissel, les Bernard de Tyron, les Vital de Mortain et autres saints apôtres de la Bretagne, se jouaient du texte des saintes Écritures et traînaient à leur suite des hordes d’hommes égarés. Parmi ces fanatiques, chefs de parti, il faut citer en première ligne Éon de l’Étoile.

Issu d’une famille noble de Loudéac, il avait d’abord été ermite dans la forêt de Brocéliande. Un jour l’esprit de Merlin, l’antique et populaire barde d’Armorique, lui apparut et lui dit de porter aux paroles de l’office divin plus d’attention qu’il n’avait fait jusque alors. À la suite d’un assez long combat intérieur, Éon se rendit cependant à l’église la plus proche, et remarqua, après avoir ouï messe et vêpres, que le prêtre avait répété plusieurs fois ces mots latins : Per EUMqui venturus est judicare vivos et mortuos ; per EUM qui vivit et regnat. À ce moment il comprit le sens du conseil de Merlin, et sortant de l’église, en proie au démon de l’orgueil, il répétait : « Par Éon qui viendra juger les vivants et les morts !… Éon ! mais, c’est moi, bien moi ! » Il était donc évidemment désigné, prédit par les Écritures ; il était le fils de Dieu ! Fou de vanité, l’ermite rentra dans sa solitude, et l’esprit du mal lui révéla les trésors de Merlin. Avec un tel secours, il convertit sans peine les malheureux qui venaient entendre ses prédications ou plutôt ses divagations incohérentes. Ces hommes s’établirent en grand nombre autour de lui, le suivirent partout où il les mena, sans cesse au Milieu des fêtes et des banquets, richement vêtus, sans soucis, jouissant enfin de tous les plaisirs imaginables. Il suffisait de s’asseoir à sa table pour qu’elle se trouvât sur-le-champ garnie, sans qu’on sût comment, et couverte avec profusion de viandes exquises et de mets délicieux. Seulement cette nourriture était si légère, qu’après tant soit peu d’exercice, l’appétit se faisait sentir aussi vif qu’auparavant ; preuve que la magie s’en mêlait, dit la légende des prétendus miracles opérés par Éon.

À l’aide de l’esprit trompeur, il exécutait des choses vraiment merveilleuses. Lorsqu’on venait le visiter, il paraissait entouré d’une clarté si extraordinaire, qu’en le voyant dans ce rayonnement fantastique, il était difficile de ne pas être ébranlé et trop souvent séduit. Un jour qu’un de ses parents était venu le voir, dans l’intention de le ramener à la vraie foi catholique, Éon lui montra tant de richesses, de diamants, de saphirs, de rubis, de perles, d’argent et d’or monnayé, que les trésors de deux rois n’en eussent pas approché, et il lui permit d’en prendre à sa volonté. Un gentilhomme qui par curiosité avait suivi le parent du prophète aperçut un superbe épervier sur le poing de l’un des serviteurs d’Éon. Vivement désireux de posséder cet oiseau chasseur, le noble offrit de l’acheter ; mais Éon le pria avec beaucoup de grâce de l’accepter comme un présent. Le fauconnier du seigneur se plaignit bientôt de l’étreinte extraordinaire de l’épervier, qui semblait vouloir lui broyer le poing dans ses serres. Le gentilhomme lui commanda de le faire envoler, pour s’en débarrasser : l’oiseau s’envola en effet, mais emportant avec lui le pauvre varlet, qu’on ne revit plus jamais.

Tels sont les récits exagérés que le peuple recueillait sur le compte d’Éon. Ce qu’il y a de plus avéré, ce sont les brigandages de sa troupe, qui, sous le prétexte d’entretenir l’esprit de pauvreté parmi les moines, dépouillait à main armée les églises et se partageait les vases sacrés. Ces hommes étaient l’effroi des magistrats, qui ne savaient quel moyen prendre pour les réduire sous l’action de la justice. Enfin, il n’est que trop prouvé que les trésors dont disposait Éon étaient le produit du pillage. Cependant le pape Eugène III, alors en France pour présider le concile de Reims, fit sommer Éon de comparaître devant lui : le prophète y consentit d’autant plus volontiers, qu’il fondait de grandes espérances sur la séduction du chef de l’Église.

Un vieil et naïf auteur nous a conservé le dialogue suivant, qui s’établit entre Eugène III et Éon de l’Étoile, en ces termes : « Qui es-tu ? lui demanda le pape avec bonté. – Ego sum ille qui venturus est judicare vivos et mortuos, et sœcu lum per ignem. – Tu serois bien plutôt l’Antéchrist, reprit le saint-père, car tu as fait assez de mal en perdant de bonnes âmes qui ne songeaient point à pécher. Mais que tiens-tu là à la main ? » C’était un bâton fourchu, sur lequel on voyait des figures singulières. Ceci ? dit Éon ; oh ! c’est un grand mystère ! – Et ne peux-tu le dévoiler ? ajouta le pape. – Oui-da, répondit Éon ; mais toutes oreilles ne sont pas faites pour le comprendre ; toutefois les vôtres, qu’il ne vous déplaise, me semblent confectionnées bien à point. Écoutez donc : lorsque je tiens les deux pointes de ma fourche tournées vers le ciel, Dieu ne gouverne plus que les deux parties du monde, et je régis la troisième ; et lorsque ma fourche est renversée, les deux pointes en bas, Dieu me cède les deux parties du monde qui me conviennent, et je consens à lui laisser l’autre tiers à gouverner. »

En voyant une telle folie, le saint-père ne put s’empêcher de rire, et tous les membres du concile suivirent son exemple. On jugea que le cerveau d’Éon était complètement détraqué ; mais comme sa présence pouvait être encore dangereuse en Bretagne, on le tint enfermé à Saint-Denis, où il mourut peu de temps après, rentré dans son bon sens et très-repentant de ses erreurs et de ses méfaits.

On eut de la peine à réduire ses disciples ; force fut d’user de rigueur à l’égard d’un assez grand nombre d’entre eux : plusieurs expirèrent dans leur fatal aveuglement et le blasphème à la bouche.

Les guerres funestes qui avaient désolé la Bretagne, et le fanatisme des hérésiarques, n’empêchèrent pas de grands esprits de cultiver les lettres sacrées et profanes. Pierre Abailard, l’évêque Marbode, l’archevêque Baldric, honorèrent par leurs talents et leurs vertus le pays qui leur avait donné le jour. Marbode se fit un nom dans la poésie latine ; Baldric écrivit l’histoire civile et ecclésiastique de son temps ; et tous les deux menèrent une vie sainte et paisible, tout entière occupée par les soins actifs qu’ils donnèrent aux intérêts spirituels et matériels de leurs diocèses. La vie d’Abailard fut, au contraire, semée d’épreuves : son âme était plus ardente, il avait trop aimé le monde et sa gloire trompeuse ; il ne rencontra la guérison que dans l’humilité, et le repos que dans la tombe.

Cependant la mère de Conan venait de mourir, et son fils s’apprêtait à la suivre dans le tombeau, en proie depuis un an à une maladie grave, qui laissait peu d’espérance. Avant d’expirer, il déclara aux seigneurs qu’il avait mandés auprès de sa personne, qu’il désavouait pour son fils Hoël, qu’il avait pourtant toujours désigné comme son héritier présomptif. Cinquante années de guerres furent le triste résultat de ce funeste aveu, dont il est difficile de comprendre le motif.

La déclaration de Conan III ne changea rien aux dispositions des comtés de Nantes et de Cornouailles ; ils reconnurent Hoël. Eudon, gendre du feu duc, lui déclara la guerre, que les Nantais soutinrent avec courage. Ils allaient succomber enfin, si Eudon n’eût trouvé un ennemi plus redoutable à combattre dans le fils de Berthe, sa femme. Conan IV sortait à peine de l’adolescence, quand tous les jeunes seigneurs se rangèrent sous l’étendard qu’il venait de lever, en revendiquant le duché de son grand-père. Une sanglante bataille décida momentanément en faveur de son beau-père ; mais il se réfugia en Angleterre pour y préparer les moyens de se venger. Henri II, roi d’Angleterre, le mit à la tête d’un corps de troupes considérable, et lui dit : « Cousin, entre nous autres souverains, il n’est de loi que celle du plus fort. Je ne suis pas clerc, et n’ai pas étudié ce que vaut le droit que tu invoques ; mais chasse tes ennemis, et je le tiens pour certain et valide de tout point. » Conan n’eut qu’à se montrer sur le sol de la Bretagne, pour voir revenir à lui ses anciens partisans, et même ceux qui naguère avaient suivi les drapeaux d’Eudon. Rennes, assiégée par Conan, se défendit avec opiniâtreté. Encouragé par cette résistance, Eudon vint attaquer Conan dans ses propres retranchements ; mais, après un rude combat, Eudon dut prendre la fuite, et Rennes fut oblige de se rendre. Conan, autour duquel se rassemblèrent tous les seigneurs bretons, reçut leur hommage, et se déclara duc de Bretagne sous le nom de Conan IV.

Les Nantais, ne reconnaissant pas à Hoël assez d’énergie ou de talent pour l’opposer avec succès au nouveau duc, le chassèrent ignominieusement, sans que depuis aucun événement ait révélé son sort. Ils appelèrent Geoffroy, comte d’Anjou, frère de Henri II, roi d’Angleterre, se donnèrent à lui, et renoncèrent, en quelque sorte, au nom de Bretons. Cette erreur singulière, cette faute immense eut les suites les plus affligeantes. Geoffroy mourut deux ans après, et, en vertu d’une nouvelle décision, les Nantais supplièrent Conan de les recevoir à obéissance : mais le coup fatal était porté. Ils avaient une fois méconnu leur patrie ; ce fut par leur ville que les prétentions étrangères firent irruption dans la Bretagne ; ce fut leur inqualifiable versatilité qui amena la domination anglaise et les guerres sanglantes qui désolèrent ce malheureux pays pendant plusieurs siècles.

En effet, à peine le roi d’Angleterre eut-il appris la mort de son frère, qu’il se hâta de venir en personne réclamer son héritage. Conan, qui redoutait trop le puissant monarque pour s’engager dans une guerre contre lui, mais qui voyait avec peine son duché dépouillé d’une de ses plus fortes places, consentit au mariage de sa fille Constance avec Geoffroy, troisième fils de Henri II, enfant d’un mois à peine, et constitua le comté de Nantes en dot à la princesse. Henri prit à l’instant possession de la ville, aux honteux applaudissements des Nantais.

La pusillanimité dont Conan venait de donner la preuve ne l’arrachait pas au danger, et ne sauvait pas même ses peuples des horreurs de la guerre. Elle existait en ce moment, plus cruelle que jamais, entre deux de ses grands vassaux, les vicomtes de Léon et du Faou. Le fils du vicomte de Léon, voulant venger son père fait prisonnier par son antagoniste, assiégea Châteaulin, s’empara du vicomte du Faou et de ses principaux serviteurs, les enferma dans la tour de Daoulas, et les condamna à mourir de faim. On apprit avec horreur les détails de leur long supplice : les infortunés s’étaient mutuellement dévorés. Conan IV avait prêté son assistance au vicomte de Léon : il fut bientôt puni de ne s’être pas opposé à une si atroce inhumanité. La Bretagne fut ravagée par une épouvantable famine, pendant le cours de laquelle on vit se commettre les crimes les plus exécrables pour se procurer une chétive subsistance. Le peuple attribua l’excès de sa misère, aux fautes de ses souverains : la guerre se propagea de toutes parts, et son sang fut répandu à flots par le glaive de l’étranger.

Le vicomte de Léon quitta Conan pour s’unir à Eudon : jaloux de l’influence du parti de l’Angleterre en Bretagne, Raoul de Fougères, Jean de Dol et les comtes de Porhoët, s’allièrent aussi à Eudon. Conan implora alors le secours de Henri II, qui vint saccager Dol et Combourg. À la nouvelle de cet appel à l’étranger, les grands formèrent des ligues offensives et défensives, et les peuples, furieux, s’armèrent pour tout abattre. Henri, après avoir fait ratifier le mariage de Constance et de Geoffroy, son fils, exigea la cession régulière du duché de Bretagne. Conan accorda tout ce qu’on voulut, ne se réservant que le comté de Guingamp, que le roi d’Angleterre lui laissa, certain de le reprendre quand il le voudrait. Henri traita dès lors la Bretagne en pays conquis, disposa de toutes les charges et leva des impôts extraordinaires. Les barons mécontents s’étant précipités sur les terres de Conan, Henri envahit leur territoire, les défit et les força de lui jurer obéissance, après avoir exigé d’Eudon, comme otage, sa fille Alix.

La mort de Mathilde, sa mère, ayant appelé le roi d’Angleterre en Normandie, les barons de Bretagne, Eudon et le roi de France, Louis VII, profitèrent de son éloignement pour se liguer contre sa tyrannie. Instruit du complot qui se trame, Henri revient en toute hâte, et, pour se venger d’Eudon, déshonore sa fille Alix. Un cri de douleur universel se fit entendre, des plaintes retentirent dans toute la Bretagne ; car l’outrage avait pénétré dans tous les cœurs. Mais des larmes ne suffisaient pas, il fallait que la vengeance fût aussi éclatante que le crime avait été odieux. La plume se refuse à transcrire les scènes d’horreurs auxquelles donna lieu cette guerre, qui se termina cependant tout à l’avantage du roi d’Angleterre : contre la volonté impuissante de Conan, le fiancé de sa fille, âgé de dix ans, reçut l’hommage des seigneurs bretons, comme duc de Bretagne (1169). Henri II porta le fer et la flamme dans les terres des grands qui refusaient de se soumettre au joug de l’étranger. Eudon, condamné par un tribunal de sang, paya de la prison sa rébellion contre le souverain anglais.

Tous ces maux furent le résultat de la conduite antipatriotique des Nantais ; ils en furent punis par les exactions odieuses des agents anglais, et, longtemps après, l’opinion refusait encore de voir en eux des Bretons.

Conan mourut en 1171 ; il n’était plus pour ses sujets qu’un comte de Guingamp, et le mépris général le suivit dans la tombe. Sa mort ne changea pas la triste condition des Bretons ; ils résistèrent vainement à la puissance étrangère qui les envahissait comme un torrent. Henri s’empara de tout le duché et du comté de Guingamp. Guyomarc’h de Léon n’avait cessé de prendre le parti d’Eudon, qu’il regardait comme celui de la Bretagne ; mais il vint s’humilier devant l’usurpateur, et son exemple entraîna les seigneurs qui résistaient encore. Eudon dut s’estimer heureux de demeurer pauvre et méconnu.

Les fils aînés de Henri II s’étaient révoltés contre lui, forts de l’assentiment du jeune Geoffroy, ou plutôt de ses conseillers. Craignant l’attachement des Bretons pour leur jeune duc, craignant aussi qu’ils ne jugeassent l’occasion favorable pour se soustraire à son joug, il manda près de sa personne tous les barons de ce pays, sous prétexte de lui rendre hommage. Plusieurs seigneurs, loin de se rendre à cet ordre, se fortifièrent dans leurs châteaux et s’occupèrent à prévenir les effets de la fureur de Henri : instruit de la conduite de ces grands vassaux, le monarque anglais déchaîna contre la Bretagne une troupe d’aventuriers, appelés Brabançons ou Routiers, misérables enrôlés dans le Brabant, qui se donnaient à qui payait le mieux, et qui pillaient, brûlaient, massacraient sans pitié. Comme ils marchaient sans ordre et combattaient sans discipline, ces aventuriers furent bientôt taillés en pièces par les Bretons, non toutefois sans avoir causé de grands ravages.

Geoffroy, par les conseils de Rolland de Dinan, se fit une étude de gagner les cœurs des seigneurs bretons. Il refusa de rendre hommage pour son duché à son frère aîné, couronné roi du vivant de son père. Henri II, pour le punir, envoya faire le siège de Rennes ; cette ville fut prise et brûlée en partie. Geoffroy vint assiéger à son tour les troupes anglaises, qui se rendirent à discrétion. Après cette triste expédition, il se réconcilia avec son père, et épousa la duchesse Constance, à laquelle il était fiancé depuis sa naissance. Il mourut à Paris, où il était allé voir Philippe-Auguste et implorer son aide pour reconquérir l’Anjou sur son père. Quelques mois après, Constance mit au monde un fils, qui reçut le nom d’Arthur, et dont la naissance fut accueillie avec des transports de joie par les fidèles Bretons. Mais Henri II, qui ne voulait pas que le duché de Bretagne cessât de dépendre de lui, forma le dessein de remarier la veuve de Geoffroy avec un seigneur anglais qui lui fût tout dévoué, et qui ne fit aucune difficulté de lui rendre hommage. Il maria donc la duchesse à Ranulfe, comte de Chester, et celui-ci prit aussitôt le titre de duc de Bretagne. Les Bretons ne voulurent point lui obéir, le regardant comme un usurpateur, et s’unirent contre lui avec le roi de France et avec Henri et Richard, fils de Henri II ; ce qui causa tant de chagrin à ce monarque qu’il en mourut.

Richard, connu avec le surnom de Cœur-de-Lion, succéda à son père dans tous ses États, dont il donna une portion peu considérable à son frère Jean Sans-Terre, et dont Arthur ne reçut rien, quoiqu’il représentât Geoffroy, son père. Ranulfe fut alors chassé de Bretagne, et Richard se mit peu en peine de l’y rétablir. Comme il était très-puissant, il gouverna en maître absolu et la duchesse et le duché, qui appartenait de droit à Arthur.

Richard fit en 1190 le voyage de la Terre-Sainte avec Philippe II. Étant en Sicile, il s’engagea par un traité avec Tancrède, roi de cette île, à faire épouser la fille de ce prince au jeune Arthur, son neveu et son héritier présomptif. Tous les seigneurs de sa cour firent serment pour lui qu’il accomplirait fidèlement cette promesse. Il toucha alors vingt mille écus d’or d’avance, pour la dot de cette princesse. Guillaume, évêque d’Ély, chancelier et grand justicier d’Angleterre, reconnut en même temps le jeune Arthur pour héritier présomptif de Richard, et le fit reconnaître en cette qualité par le roi d’Écosse.

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