Chapitre V

Arthur.

(1190 – 1208)

Cependant Jean Sans-Terre, fort mécontent que le chancelier eût ainsi déclaré Arthur héritier présomptif des États de Richard, lui fit la guerre, et, ayant assemblé les états à Londres, il le fit dépouiller de la régence. Richard, à cette nouvelle, prit la résolution de repasser en Europe, pour rétablir le calme dans son royaume ; mais il fut arrêté à Vienne en Autriche, et livré au duc Léopold, son ennemi. Celui-ci l’envoya à l’empereur, qui le retint prisonnier pendant plus d’un an. Richard, de retour en Angleterre, pour se venger de son frère, le dépouilla de toutes les terres qu’il possédait, d’où lui vint le nom de Jean Sans-Terre. Sur ces entrefaites, Arthur fut reconnu pour duc de Bretagne, dans une assemblée des états tenue à Rennes. Richard, qui peut-être avait formé le dessein de réunir la Bretagne au domaine de sa couronne et d’en être le suzerain, irrité de voir que cette province lui échappait, eut recours à la ruse. Il envoya inviter sa belle-sœur la duchesse Constance à venir le trouver en Normandie. Son dessein était de l’arrêter, persuadé que lorsque la Bretagne ne serait plus gouvernée par cette habile princesse, il lui serait aisé de subjuguer un enfant et de s’emparer de ses États. Ranulfe, chassé par les Bretons, s’était attaché au roi d’Angleterre : ce fut lui qui se chargea de s’emparer de la duchesse. Il l’arrêta à Pontorson, lorsqu’elle allait trouver le roi d’Angleterre, et l’enferma dans le château de Saint-James-de-Beuvron, qui lui appartenait. Les Bretons firent alors appel au roi de France ; mais cette démarche leur fut préjudiciable, et sans aucune utilité pour procurer la liberté à leur duchesse. Richard entra dans la Bretagne à la tête de ses troupes et la ravagea. Il fit main basse sur tous les Bretons qui tombèrent entre ses mains, sans épargner les enfants. Plusieurs s’étant cachés, il les poursuivit avec le fer et le feu jusque dans leurs retraites, et signala de la manière la plus barbare sa vengeance et sa fureur. Puis il fit tous ses efforts pour se rendre maître de la personne du jeune Arthur ; mais Guihenoc, évêque de Vannes, le mit en sûreté, et l’envoya ensuite à la cour du roi de France.

Il y eut un seigneur breton qui s’opposa courageusement aux fureurs de Richard : ce fut Alain de Dinan. Après lui avoir tenu tête en Bretagne, il se rendit à l’armée de Philippe, qui assiégeait la ville d’Aumale. Le roi d’Angleterre quitta la Bretagne, et s’avança pour combattre l’armée française. Philippe accepta le combat, qui fut opiniâtre de part et d’autre. Richard, ayant aperçu dans le fort de la mêlée Alain de Dinan, qui s’était un peu écarté pour rajuster son casque, marcha sur lui la lance baissée. Alain, ayant aussi reconnu le roi d’Angleterre, courut avec fureur contre ce prince. La lance du roi se brisa contre le bouclier de son ennemi. Celle d’Alain, ayant glissé sur l’écu du roi, passa entre ses jambes, et ce prince fut renversé par terre avec son cheval ; mais aussitôt les Anglais accoururent à son secours, et le tirèrent du péril où il était. Cette chute ne fut pas le seul affront qu’il reçut au siège d’Aumale : il fut encore obligé de fuir avec toute son armée et de laisser prendre la ville. De son côté il y eut trente chevaliers faits prisonniers, et de ce nombre fut Gui de Thouars, depuis duc de Bretagne. Du côté du roi de France, Philippe, il n’y eut personne de tué ni de pris.

Cependant les Bretons, voyant que Philippe ne venait pas à leur secours, conseillèrent à Arthur de s’accommoder au plus tôt avec Richard. Par malheur pour ce jeune prince, Alain de Dinan, son principal soutien, était mort depuis peu, et il se trouvait sans appui. Les Bretons conclurent donc avec Richard un traité, où il ne fut fait aucune mention d’Arthur, de peur d’offenser le roi de France, entre les mains duquel il était demeuré. Constance fut en même temps mise en liberté, et elle continua de gouverner la Bretagne, comme elle avait fait auparavant. Peu de temps après, Arthur s’échappa de la cour de Philippe, et se rendit auprès de Richard, son oncle, qui fit alors la guerre à la France ; mais elle fut bientôt terminée par un traité.

Richard mourut en 1198, à la suite d’une blessure qu’il avait reçue au siège d’un château du Limousin. Il désigna par son testament (du moins les partisans de Jean Sans-Terre le prétendirent) le prince Jean, son frère, comme héritier de tous ses États, à l’exclusion d’Arthur, son neveu, qui, selon les coutumes de Normandie, du Maine, de Touraine et d’Anjou, devait lui succéder dans sa suzeraineté sur ces provinces, comme représentant Geoffroy, frère aîné de Jean. Aussi la Touraine et l’Anjou se déclarèrent-elles d’abord pour Arthur ; mais la Normandie, peu disposée à obéir à un prince breton, reconnut Jean pour son souverain, et l’Angleterre, par différents motifs, en fit autant.

Constance, qui n’avait épousé Ranulfe que par contrainte, ayant invoqué le trop proche degré de parenté entre elle et son mari, fit annuler son mariage et s’unit à Gui de Thouars. En même temps elle remit Arthur son fils entre les mains du roi de France, qui avait déclaré la guerre à Jean. Philippe l’emmena à Paris, lui promit sa protection, et reçut son hommage pour l’Anjou, le Poitou, le Maine, la Touraine, la Normandie et la Bretagne. Mais Philippe ayant paru songer à ses intérêts bien plus qu’à ceux du jeune duc, on le retira d’entre ses mains, et l’on ménagea un rapprochement entre l’oncle et le neveu. Il fut confié encore l’année suivante au roi de France, qui avait conclu la paix avec le roi d’Angleterre, et Philippe obligea Arthur à faire hommage de son duché et de ses autres terres au roi Jean, comme duc de Normandie. Une des conditions du traité fait entre les deux rois était que, si Jean mourait sans postérité, Philippe hériterait de toutes ses terres situées en France, c’est-à-dire, non-seulement de la Normandie, mais encore de l’Anjou, du Maine et de la Touraine, qui de droit appartenaient à Arthur, et que Jean prétendait lui appartenir. Jean obtint même l’investiture de l’Anjou. C’est ainsi que les intérêts de ce jeune prince étaient également sacrifiés et à ceux de son ennemi et à ceux de son protecteur.

Pour comble de malheur, Arthur perdit sa mère, Constance, qui mourut à Nantes en 1201, laissant deux filles de son mariage avec Gui de Thouars, Éléonore et Alix.

L’année suivante, le roi de France se brouilla avec le roi d’Angleterre, et le somma, comme son homme lige , de comparaître à Paris dans la quinzaine d’après Pâques, pour y répondre à ce qu’il avait à dire contre lui. Il lui ordonna en même temps de restituer au jeune Arthur toutes les terres qu’il possédait deçà la mer, à savoir : la Normandie, le Poitou, l’Anjou et la Touraine. Jean n’ayant pas comparu, Philippe, de l’avis de son conseil et de celui de tous les seigneurs de son royaume, lui déclara la guerre, assembla son armée et marcha sur la Normandie. En même temps il arma Arthur chevalier, et reçut à Gournai son hommage lige pour la Bretagne, le Poitou, l’Anjou, le Maine et la Touraine. Philippe donna ensuite une somme considérable d’argent à son protégé, et l’envoya conquérir le Poitou. Arthur commença par assiéger Mirebeau, dont il se rendit maître aisément. Jean accourut aussitôt pour l’en chasser, et se hâta de prévenir la jonction des troupes qui allaient se ranger sous les étendards de son neveu. Il reprit la place et fit prisonniers les principaux seigneurs du parti d’Arthur et Arthur lui-même. Il en enferma vingt-deux des plus distingués par leur valeur dans le château de Corf, où il les laissa mourir de faim. Les autres furent dispersés en différentes prisons de Normandie et d’Angleterre. Pour Arthur, Jean l’envoya au château de Falaise, où il fut enfermé. C’est là qu’il alla le voir pour l’exhorter à se désister de ses prétentions, et lui représenter la folie qu’il faisait de se fier à l’amitié du roi de France, l’ennemi naturel de sa famille. Le courageux jeune homme répondit à ses conseils qu’il n’abandonnerait ses droits qu’avec la vie. Jean se retira pensif et mécontent ; Arthur fut transféré au château de Rouen, et renfermé dans un cachot de la nouvelle tour.

Jean conçut alors le plus horrible dessein, celui de faire périr son neveu. N’osant d’abord tremper lui-même ses mains dans le sang d’Arthur, il employa les caresses, les présents et les promesses les plus séduisantes auprès de ceux qu’il crut entièrement dévoués à ses intérêts, afin de les engager à commettre le crime qu’il méditait. Mais ne trouvant personne pour prêter sa main à cet affreux attentat, il se vit réduit à lui-même pour son exécution. Nous laissons parler un chroniqueur contemporain, Guillaume le Breton :

« Le roi Jean, à qui seul la vie de son neveu était odieuse, qui seul était poussé par son esprit à commettre un tel meurtre, s’éloigne secrètement de tous les officiers de sa cour, se détermine à s’absenter pour trois jours, et va se cacher dans les vallées ombreuses de Moulineaux. De là, et la quatrième nuit étant venue, au milieu de la nuit, Jean monte dans une petite barque, et traverse le fleuve, en se dirigeant vers la rive opposée. Il arrive à Rouen, et s’arrête devant la porte par où l’on arrive à la tour, sur le port que la Seine inonde deux fois chaque jour, à de certaines heures, du reflux de ses ondes…

« Le roi… se tenant debout sur le haut de la poupe de sa barque, ordonna que son neveu sortît de la tour et lui fût amené par un page ; puis l’ayant placé avec lui dans sa barque, et s’étant un peu éloigné, il se retira enfin tout à fait. Alors l’illustre enfant, déjà placé près de la porte par où l’on sort de la vie, s’écriait : « Mon oncle, prends pitié de ton neveu ! épargne, mon oncle, mon bon oncle, épargne ton neveu, épargne ta race, épargne le fils de ton frère ! » Tandis qu’il se lamentait ainsi, l’impie, le saisissant par les cheveux, au-dessus du front, lui enfonça son épée dans le ventre, jusqu’à la garde, et la retirant encore humectée de ce sang précieux, la lui plonge de nouveau dans la tête et lui perce les deux tempes ; puis s’éloignant encore, et se portant à trois milles environ, il jette son corps privé de vie dans les eaux qui coulent à ses pieds (1203). »

Le corps d’Arthur fut trouvé par des pêcheurs, et enterré sans bruit dans le prieuré de Notre-Dame-du-Pré, dépendant de l’abbaye du Bec.

Éléonore, sœur de l’infortuné duc de Bretagne, communément appelée la vierge de Bretagne, fut envoyée en Angleterre, et placée dans la retraite la plus rigoureuse, afin qu’elle ne pût, en se mariant avec un prince étranger, susciter un nouveau prétendant à la succession de son frère.

Dès que la nouvelle du meurtre d’Arthur se fut répandue dans la Bretagne, elle y souleva tous les esprits. Les barons et les évêques s’étant assemblés à Vannes pour délibérer sur l’état présent des affaires, il fut résolu qu’on députerait vers le roi de France, pour lui porter, comme au seigneur lige du roi Jean, les plaintes de la Bretagne au sujet du meurtre d’Arthur, et pour le supplier de venger un crime si énorme. Gui de Thouars présida cette assemblée, et prit le titre de duc de Bretagne.

Philippe, sollicité par les Bretons et plus encore par l’horreur générale qu’inspirait ce crime, cita le roi Jean, comme vassal de sa couronne, à comparaître devant la cour de ses pairs, pour répondre sur l’accusation de parricide justement intentée contre lui. Jean n’ayant pas déféré à la citation, les barons le condamnèrent par contumace à perdre toutes les terres qu’il possédait en France. Au milieu de ces pertes, Jean paraissait insensible et ne s’occupait que de ses plaisirs. Quand on lui parlait des conquêtes du roi de France, il répondait fièrement : « Je reprendrai en un seul jour tout ce qu’il m’a pris en plusieurs années. » Il semblait que sa stupide inertie fût la punition du forfait exécrable qu’il avait commis, et que son ambition, qui avait étouffé en lui les sentiments de la nature, fût elle-même étouffée par ses remords et par la répulsion de tous ses peuples.

Cependant il avait toujours en sa puissance la princesse Éléonore, sœur d’Arthur, et il la retenait captive à Bristol, sous la garde de quatre chevaliers. Philippe, craignant que Jean, après avoir fait mourir cette princesse comme son frère, ne vînt s’emparer de la Bretagne, où il avait des partisans, jugea à propos de le prévenir. Il se présenta donc devant Nantes ; Gui de Thouars, avec qui il avait des intelligences, lui en fit aussitôt ouvrir les portes. Philippe fut alors reconnu par les Bretons pour seigneur de la Bretagne pendant la minorité de leur princesse, et Gui de Thouars ne fut plus regardé que comme régent, en attendant qu’Alix, sa fille aînée, dont le roi prit la garde noble , fût en état de gouverner.

Jean se réveilla enfin, passa la mer, aborda à la Rochelle, prit Angers, ruina cette ville et ravagea toute la province. Il se présenta ensuite devant Nantes, et mit tout à feu et à sang dans la Mée et dans le pays de Rennes. Philippe accourut bientôt au secours des Bretons avec une puissante armée, et contraignit Jean à se retirer. Ce prince recula vers la Rochelle et repassa la mer, ne remportant de sa funeste et vaine expédition qu’un surcroît de haine et de mépris de la part des peuples qui le détestaient.

Pour comble de disgrâce et de punition, Jean fut excommunié par le pape, qui publia même une croisade contre lui.

Philippe songea alors à marier Alix, fille aînée de Constance et de Gui de Thouars, et héritière du duché de Bretagne. À cet effet, il jeta les yeux sur Pierre de Dreux, surnommé Mauclerc, fils de Robert II comte de Dreux, qui était petit-fils de Louis le Gros, roi de France. Mais avant de le marier avec Alix, il exigea de lui qu’il observerait toutes les conditions du traité conclu avec Gui de Thouars ; qu’il lui ferait hommage lige, et qu’il recevrait les hommages des Bretons avec cette clause, sauf la fidélité du roi de France, notre sire, et ne les dépouillerait d’aucun de leurs fiefs qu’après que la cour du roi les aurait condamnés à les perdre. Pierre Mauclerc jura d’observer ces conditions, et son frère Robert de Dreux, troisième du nom, déclara expressément qu’il consentait à être caution pour lui, et que le roi fit saisir, ses terres en cas que le duc de Bretagne manquât à l’exécution de ce qu’il avait promis. Dès lors Pierre Mauclerc fut regardé comme duc de Bretagne, même avant d’être marié à Alix, qui n’avait encore que onze ans.

Pour se distinguer de ses autres frères, il écartela des hermines les armes de Dreux. Ses successeurs portèrent comme lui les armes de Dreux, jusqu’au duc Jean III, qui les quitta et ne retint que les hermines, lesquelles depuis ce temps-là furent regardées comme les armes de la Bretagne.

Après que Pierre Mauclerc eut été publiquement reconnu duc de Bretagne, Gui de Thouars alla demeurer sur les terres de sa seconde femme à Chemillé, où il mourut en 1213, l’année même de sa retraite.

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