Chapitre XI

François Ierde Montfort. – Malheurs de Gilles de Bretagne. – Pierre II. – Arthur de Richemont. – François II. – Pierre Landais, son ministre. – Ses crimes et son supplice. – Désunion des seigneurs bretons. – Mariage d’Anne de Bretagne avec Charles VIII, – avec Louis XII. – Réunion de la Bretagne à la France sous François Ier.

(1442 – 1532)

La guerre continuait toujours entre Charles VII et Henri VI ; le nouveau duc de Bretagne, voulant marcher sur les traces de son père, envoya en Angleterre son frère Gilles de Bretagne, qui y était déjà allé plusieurs fois sous le règne précédent, et qui était fort aimé de Henri. Il le chargea de faire tous ses efforts pour assurer la paix entre les deux royaumes, et de demander la restitution du comté de Richemont. Le duc permit en même temps à son frère d’offrir ses services au monarque anglais. Gilles s’acquitta de sa mission ; Henri répondit par écrit qu’il remerciait le duo d’avoir permis à son frère de le servir ; qu’à l’égard du comté de Richemont, il avait jusque alors ignoré sur quel titre son droit était fondé, mais qu’il l’examinerait et lui rendrait justice ; qu’au reste le roi remerciait le duc de Bretagne de ses soins pour procurer une paix que le feu roi son père et lui-même avaient toujours souhaitée avec ardeur ; que le duc pouvait même assurer Charles VII des dispositions où il était à cet égard, et que prochainement il enverrait une ambassade en Bretagne pour faire encore mieux connaître au duc combien il désirait la paix ; protestant d’ailleurs qu’il ne ferait jamais de traité avec le roi de France sans l’y comprendre.

Le conseil d’Angleterre avait ses vues en prétendant faire mention du duc dans les traités qu’il pourrait conclure avec Charles VII Il voulait l’y comprendre comme vassal de la couronne d’Angleterre, et se faire par là un titre de souveraineté sur la Bretagne.

Henri tint parole, et voulut faire voir (1444) qu’il était en effet à l’égard de la paix dans les dispositions favorables qu’il avait témoignées au duc. Il envoya une ambassade à Charles VII pour traiter avec lui et pour demander en mariage Marguerite d’Anjou, fille de René, roi de Sicile. Il fut sérieusement question de la paix entre les deux couronnes, et du mariage proposé par Henri VI. Ce dernier article ne fit point de difficulté ; mais à l’égard de la paix on ne put s’accorder sur les conditions, et après bien des débats on convint d’une trêve d’environ quatre ans.

En 1446, le conseil de Charles VII exigea du duc de Bretagne, François Ier, l’hommage qu’il devait faire au roi. François vint à Chinon, où ce monarque tenait sa cour, et se présenta devant lui debout et l’épée ceinte. Le chancelier de France ayant dit au duc : « Monseigneur de Bretagne, vous devez être déceint. – Non fait, reprit le roi, il est comme il doit. » Et, se prenant à rire, il ajouta qu’il voudrait avoir beaucoup de vassaux pareils. Après la cérémonie de l’hommage, François s’en retourna dans son duché.

Le connétable, qui avait perdu deux ans auparavant sa première femme, Madeleine de Guyenne, et l’année précédente sa seconde, Jeanne d’Albret, se remaria cette année et épousa Catherine de Luxembourg. Après avoir conduit sa nouvelle épouse à Parthenay, il vint voir le duc son neveu à Rieux. Ce fut là qu’il apprit avec un vif déplaisir le différend de François avec son frère Gilles de Bretagne qu’il aimait beaucoup et qu’il regardait comme un prince de grande espérance. Le sujet de la mésintelligence entre les deux frères était le mécontentement que Gilles éprouva de l’apanage que le feu duc son père lui avait donné de son vivant. Cet apanage ne consistait que dans la terre de Chantocé, et le surplus était assigné en argent sur les revenus du domaine. Gilles, du côté de sa femme Françoise de Dinan, possédait plusieurs belles terres, comme Châteaubriant : Montafilant, Beaumanoir, Bain, la Hardouinaye et le Guildo.

Françoise de Dinan, qui n’était encore qu’une enfant et qu’il avait épousée avant l’âge nubile, avait été promise auparavant au sire de Cavre, fils aîné du comte de Laval par un écrit signé du père et de la mère, conformément aux inclinations de leur fille. Après la mort du père de Françoise, Gilles de Bretagne enleva cette enfant, prétendant l’épouser quand elle serait en âge. Ce rapt lui attira de fâcheuses affaires, et fut cause de sa perte. Le duc son frère, qu’il ne ménagea point dans ses discours, loin de le soutenir, l’abandonna à la fureur de ses ennemis.

Ces ennemis étaient Arthur de Montauban, qui avait secrètement formé le dessein d’épouser Françoise de Dinan, et Jean Hingant, gentilhomme de l’hôtel du duc, que Gilles avait maltraité de paroles. Ces deux personnes se partageaient la confiance de François Ier. Gilles, que son mécontentement tenait éloigné de la cour, et qui ne pouvait le dissimuler, se vit en butte à tous les traits de la calomnie, qui s’efforça de le noircir auprès de son frère. Il avait depuis peu fait venir de Normandie quelques habiles archers anglais au Guildo, pour prendre avec eux le divertissement du tir de l’arc, exercice qu’il aimait beaucoup. Ses ennemis dirent au duc que son frère Gilles s’était vanté de faire descendre les Anglais en Bretagne, et qu’il en avait déjà introduit dans quelques-uns de ses châteaux voisins de la côte. On fit entendre la même chose à Charles VII, que ce rapport indisposa extrêmement contre le prince Gilles. L’affaire parut d’autant plus sérieuse, qu’on savait que Henri VI lui avait offert l’épée de connétable d’Angleterre ; mais Gilles l’avait refusée noblement, pour n’être pas obligé, disait-il, de faire la guerre à son oncle, le roi de France.

François Ier, qui voulait se venger de son frère, sans néanmoins être accusé de l’avoir fait par ressentiment et par rapport aux différends qui existaient entre eux, laissa agir Charles VII en cette occasion, ou plutôt il lui demanda justice contre son frère et le pria de le faire arrêter. Il fut donc réglé à Chinon, dans le temps qu’il y était pour rendre hommage, que, dès qu’il serait parti, le roi enverrait des soldats pour arrêter Gilles et le livrer au duc son frère, qui se flatta que, cet acte d’autorité se faisant au nom du roi, on ne manquerait pas de regarder le prisonnier comme criminel d’État. Charles VII envoya en effet quatre cents lances en Bretagne, sous les ordres de l’amiral de Coëtivy. Ces troupes arrivèrent devant le Guildo, où Gilles, qui ne se doutait de rien, jouait alors à la paume avec ses écuyers. Il fut très-étonné de l’arrivée de ces gens de guerre ; mais, ayant su qu’ils venaient de la part du roi son oncle, il leur fit ouvrir les portes et les reçut bien. Ils commencèrent par se saisir des clefs du château, de toute la vaisselle d’or et d’argent et de tous les joyaux ; puis, s’étant rendus maîtres de la personne de Gilles, ils le conduisirent à Dinan, où était le duc.

Le connétable, qui n’avait été informé de la résolution prise contre son neveu qu’après le départ du duc de Bretagne, en parla vivement au roi et lui en fit des plaintes amères : Sire, lui dit-il, vous ne faites pas bien de travailler ainsi à la destruction de la maison de Bretagne ; vous auriez pu trouver aisément d’autres moyens de remédier à ces maux imaginaires sans rendre irréconciliables deux frères déjà divisés par d’autres différends. » Charles VII, touché des paroles de Richemont, lui répondit : « Eh bien ! beau-frère de Bretagne pourvoyez-y vous-même, et faites diligence ; autrement la chose iroit mal ; car ils sont partis, tous délibérés de le prendre et de le mettre entre les mains du duc. » Le connétable se hâta d’aller trouver François Ier à Dinan ; mais il n’était plus temps : Gilles était déjà arrêté. Alors Richemont pria le duc de vouloir bien au moins avoir en sa présence un éclaircissement avec son frère. Le duc y consentit, et, accompagnés du prince Pierre, ils allèrent à la chambre du château où Gilles était enfermé. Dès que celui-ci vit le duc, il se mit à genoux et lui demanda pardon. Richemont et Pierre se jetèrent aussi aux pieds de François, et tous les trois, les larmes aux yeux, implorèrent sa clémence, et le supplièrent de vouloir bien avoir pitié de son malheureux frère. Le duc fut inflexible ; il s’abaissa même jusqu’à abuser de la situation du prisonnier, et à l’insulter par des railleries hors de saison. De Dinan, Gilles fut transféré à Rennes, et de là à Châteaubriant et en plusieurs autres endroits, sous la garde du sire de Montauban, maréchal de Bretagne.

Cependant le duc, sans aucun égard pour les remontrances de son oncle, qui était encore à Dinan, fit venir Olivier du Breil, son procureur général, et lui ordonna, en présence même du connétable, d’instruire le procès de Gilles et de recevoir les dépositions des témoins. Du Breil fut contraint d’obéir et de faire l’enquête. Gilles était accusé d’avoir été d’intelligence avec les Anglais pour les introduire en Bretagne. Le duc présenta quelques jours après, dans son conseil, plusieurs lettres d’Angleterre trouvées au Guildo, et, les ayant fait lire, les remit à l’évêque de Saint-Brieuc, un de ses principaux conseillers. Le procureur général reçut ordre de dresser son accusation. Il le fit ; mais il se contenta d’accuser en termes généraux le prince de félonie et d’ingratitude, sans spécifier aucun crime. Il présenta sa plainte en cette forme au conseil du duc, qui n’en fut pas content, et lui ordonna de former une instruction plus ample, contenant en détail tous les faits sur lesquels il voulait que son frère fût jugé. Une partie du conseil était d’avis qu’on lui fît son procès ; d’autres, au contraire, voulaient qu’on eût égard à sa naissance et à sa jeunesse. Le procureur général refusa de poursuivre l’accusation ; mais le duc lui ordonna absolument d’exercer sa charge, et de tenir les articles prêts pour l’assemblée des états à Redon : le magistrat, cédant à la force, obtempéra à cet ordre.

Richemont ne manqua pas de se trouver à l’assemblée des états pour y défendre son neveu, qu’on accusait des crimes les plus énormes, et surtout de félonie et de haute trahison. Quelques seigneurs et quelques prélats se joignirent au connétable, et soutinrent que le duc ne pouvait condamner son frère sans l’entendre, de quelque nature que fussent les charges. Les sollicitations et le crédit de Richemont l’emportèrent, et les états ne voulurent rien décider sur cette affaire. Cependant Gilles demeura toujours en prison, et le connétable, se flattant d’avoir rompu tous les projets des ennemis de son neveu, s’en retourna pour quelque temps à son château de Parthenay. François Ier, suivi de son procureur général, alla trouver le roi, qui était à Rasilli près de Chinon, et fit remettre les articles de l’accusation entre les mains de Guillaume Cousinot, maître des requêtes de l’hôtel, qui en fit son rapport à Charles VII Le duc n’oublia pas de prévenir en même temps ce monarque contre son frère, et, de le lui peindre comme un rebelle et un ami des Anglais. De retour en Bretagne, François fit amener le prince Gilles à Châteaubriant, pour y continuer les informations contre lui. Elles furent faites à Nantes, à Vannes et ailleurs, et remises au duc, qui demanda au procureur général ce qu’il en pensait. Celui-ci répondit que les charges ne suffisaient au plus que pour justifier l’emprisonnement du prince. Il ajouta que quand même Gilles serait coupable, la loi ôtait à l’aîné le droit de poursuivre criminellement son frère cadet ; qu’ainsi le duc ne pouvait faire le procès à Gilles. François, désespérant de réussir par cette voie, renonça alors aux procédures, et résolut d’employer des moyens plus efficaces pour perdre son frère.

Il fit venir Jean Hingant et Olivier de Meel, tous deux membres de son conseil, en qui il avait beaucoup de confiance, et qui lui avaient paru jusque alors entièrement dévoués à ses volontés et ennemis de son frère. Le duc communiqua d’abord à Hingant le dessein qu’il avait d’ôter la vie à Gilles, et lui proposa de le servir dans cette occasion. Hingant ne promit rien, et cependant il ne refusa pas ouvertement, dans l’alternative où il était de commettre un crime ou de désobéir à son maître, et de se précipiter dans un abîme de persécutions. Il se retire, et envoie prier le même temps qui il était et tout ce qu’il avait souffert ; il lui dit que ni ses soumissions, ni ses prières, ni ses protestations n’avaient pu fléchir son frère, qui l’avait livré à ses plus cruels ennemis. « Ores, dit-il en achevant le récit de ses malheurs, ores vais-je passer de ce monde en l’autre, où le Créateur des hommes entendra ma plainte. Je l’accuserai, mon père, je l’appellerai devant son juge et le mien. Je vous charge, je vous adjure, dès que je ne serai plus, d’aller vers le duc François ; vous lui direz l’état où il m’a inhumainement abandonné, et les maux que je souffre, et ceux que j’ai soufferts par son ordre, à tort et injustement. Je l’attends au jugement de Dieu ; je l’appelle, quarante jours, après ma mort, devant sa juste justice ; et cet appel, Dieu vous ordonne de le lui dénoncer. »

Cependant les gardes du prince, ministres barbares de la haine de ses ennemis, craignant que s’il vivait encore lorsque le duc serait de retour de Normandie, où il était allé combattre les Anglais, les sollicitations du connétable et de ses autres parents et amis ne lui sauvassent la vie, jugèrent qu’ils n’avaient point de temps à perdre. Ils entrèrent donc dans sa chambre, et s’étant jetés sur lui, ils l’étouffèrent entre deux matelas. Dès que les bourreaux du prince lui eurent ôté la vie, ils lui bouchèrent le nez et les oreilles, de peur qu’il ne sortît du sang de son corps, et l’ayant couché dans son lit, comme s’il fût mort naturellement, ils allèrent à la chasse avec plusieurs autres gentilshommes qu’ils avaient invités à cette partie de plaisir, pour éloigner tout soupçon et pour faire croire qu’ils étaient absents lorsque le prince avait expiré.

« Ainsi, dit Alain Bouchard, fut accomplie la parole de « monseigneur saint Vincent Ferrier. »

La duchesse de Bretagne, Jeanne de France, épouse de Jean V, était enceinte : saint Vincent venait souvent lui porter la parole divine et solliciter sa charité pour les pauvres. Un jour elle le supplia de lui révéler la destinée de l’enfant qu’elle portait : « Bonne dame, dit le saint, vous êtes grosse d’un martyr ! »

La nouvelle de la mort de Gilles, répandue dans la Bretagne, où l’on ne douta pas qu’elle n’eût été le résultat d’un crime, excita de violents murmures contre François. Richemont surtout, qu’elle affectait le plus douloureusement, l’accabla de reproches. Le duc eut beau vouloir se justifier, personne ne put se persuader que sans son ordre on eût osé attenter à la vie de son frère. Le duc, qui était au siège d’Avranches lorsqu’on apprit la nouvelle de cet événement, alla, après la prise de cette place, coucher au Mont-Saint-Michel. Lorsqu’il était en chemin pour s’y rendre, il rencontra sur les grèves un cordelier qui demanda à lui parler en particulier. C’était le confesseur de Gilles à ses derniers moments. Ce religieux le cita de la part de son pénitent au jugement de Dieu, pour y comparaître dans quarante jours. François, qui était d’ailleurs déchiré par ses remords, fut très-effrayé de ces paroles, et se retira en Bretagne. Le chagrin dont il était rongé le fit tomber dans une langueur qui donna sujet de craindre pour ses jours.

Déjà les quarante jours expiraient, et François ne traînait plus que les restes d’une vie languissante. Il rassembla son conseil, ses barons, les prélats, et comme il ne laissait pas d’enfant mâle, il remit la couronne ducale à son frère, Pierre de Bretagne, en lui recommandant la duchesse sa femme et le sort de ses deux filles. Il donna ensuite des marques d’une édifiante piété, que ses craintes de l’avenir rendaient plus vive encore. Il reçut la communion en présence de tous ses gens, et leur demanda pardon en leur disant : « Mes amis, que l’état où je suis vous serve d’exemple ; j’ai été votre prince, et maintenant je ne suis rien. »

François Ier mourut le 14 juin 1450. Ce prince avait quelques vertus ; il était libéral et très-brave, mais trop facile à prévenir contre ses plus proches. Trop livré à ses favoris, dont la haine et l’ambition abusaient de sa crédulité, il préféra leurs conseils insensés et criminels à ceux de la raison et du sang. La mort de son frère Gilles de Bretagne, qui hâta la sienne en empoisonnant de remords ses derniers jours, a flétri à jamais sa mémoire.

Le testament de François Ier, conçu dans l’intérêt de la tranquillité publique, stipulait que son frère Pierre II succéderait à la couronne ducale, et qu’après la mort de Pierre, si ce prince décédait également sans enfant mâle, elle retournerait à leur oncle commun, le connétable Arthur de Richemont.

Pierre II, d’un esprit faible, d’un caractère triste et mélancolique, se laissait facilement gouverner par les personnes qui l’entouraient ; mais on admirait sa générosité, et, plus encore sa profonde aversion pour les impôts illégitimes dont ses prédécesseurs n’avaient pas hésité à surcharger les peuples de Bretagne. On ne vit sous son règne ni doublement de tailles, ni demandes de subsides, ni levées de deniers pour quelque besoin que ce fût. Il se contenta de ses propres revenus, et sa cour n’en fut ni moins brillante, ni moins honorée.

Un des premiers actes du gouvernement de Pierre II fut la punition des meurtriers de Gilles de Bretagne. Olivier de Meel, le plus cruel de ses bourreaux, après avoir consommé son crime, s’était réfugié au château de Marcoussis près de Paris, appartenant au maréchal de Graville, beau-frère d’Arthur de Montauban. Richemont, ayant appris le lieu de sa retraite, l’envoya prendre et le fit conduire à Nantes : ce procédé blessa la cour de France, où l’on trouva fort mauvais que le duc de Bretagne eût ainsi, sans la permission du roi, fait exécuter dans le royaume un décret donné en Bretagne. On regarda cette entreprise comme un attentat à la majesté du souverain, et l’on envoya des députés à Vannes pour redemander le prisonnier. Mais le crime d’Olivier de Meel était si énorme, qu’après quelques contestations entre les députés et les officiers du duc, ils convinrent entre eux que, sans s’arrêter à des formalités qui auraient pu dérober le coupable à la justice, les envoyés du roi se contenteraient qu’on le leur remît entre les mains seulement pour la forme, et à condition qu’ils le rendraient aussitôt aux officiers du duc, ce qui fut exécuté. Ainsi l’on continua à faire le procès à de Meel, qui eut la tête tranchée à Vannes, ainsi que ses complices, dont les corps coupés par quartiers furent portés en divers lieux et exposés publiquement sur les grands chemins.

En paix avec toutes les puissances, Pierre II s’occupa d’administration. Les actes qu’on nomma les constitutions de Pierre II amenèrent quelques améliorations dans l’exercice du notariat ; l’obligation intimée aux avocats de plaider les causes de leurs parties pour la somme de cinq sous, et celles des pauvres gratuitement ; enfin l’exemption des tailles, fouages et impôts, accordée aux tisserands, brodeurs, teinturiers, etc., qui viendraient s’établir en Bretagne. Pierre II consentit aussi des traités de commerce avec l’Espagne et le Portugal.

Quoique Pierre montrât assez de disposition à se maintenir en paix avec les puissances, il n’en avait pas moins jugé convenable d’envoyer des secours à Charles VII, qui continuait en Guyenne la guerre avec succès. Pierre II lui fournit des vaisseaux et confia ses meilleurs guerriers à son cousin François de Bretagne, fils de Richard, frère de Jean V, jeune prince à peine âgé de seize ans, qu’accompagnèrent, pour le diriger, le maréchal de Montauban, le sire de la Hunaudaye et Roland de Carné. Les Bretons assiégèrent Castillon, vainquirent les Anglais dans une affaire de grande importance, tuèrent le fameux Talbot, et assurèrent au roi la conquête de la Guyenne.

De nouveaux états se rassemblèrent à Vannes ; le duc annonça que, pour obéir au testament de feu son frère François Ier, il mariait Marguerite, sa nièce, au jeune prince François, fils de Richard. Cette union, qui réunissait les prétentions des deux branches collatérales de la maison de Bretagne, était approuvée par le roi de France : les états la confirmèrent.

La femme de Pierre II, Françoise d’Amboise, devenue bienheureuse par la sainteté de sa vie, servait Dieu avec une pureté angélique. Pierre II méconnut le trésor qu’il possédait ; il devint jaloux ; sa passion le poussa jusqu’à frapper plusieurs fois sa sainte compagne. Un jour que les coups dont il l’avait accablée l’avaient mise toute en sang, elle lui dit avec une douceur incomparable : « Mon ami, croyez que j’eusse mieux aimé mourir que d’offenser Dieu ni vous. Mes péchés toutefois méritent peut-être plus rude châtiment que celui-ci. Mon cher ami, nul n’en est exempt. Dieu nous veuille pardonner ! » Pierre alla plus loin ; il chassa tout l’entourage de la duchesse, et même sa nourrice, femme vertueuse et tendrement aimée de Françoise, dont la douleur fut telle qu’elle tomba gravement malade, et qu’en peu de jours on désespéra de son rétablissement. La nourrice pénétra dans sa chambre, nonobstant les défenses et les gardes, et s’agenouillant près du lit : « Madame et bonne maîtresse, dit-elle, hélas ! si votre cœur pouvoit parler, il me ferait connoître qu’on vous persécute à tort et sans cause. – Ce monde n’est point un lieu de félicité, répondit la duchesse, mais de travaux et d’afflictions. Mon Seigneur Jésus-Christ, qui a tant souffert, veut que ses amis participent de ses douleurs ; il m’a donné de son vin d’amertume, mais aussi de sa patience. Que son nom soit à jamais béni ! »

Le duc, sollicité par les barons et les seigneurs, revint à des sentiments plus sages, et reconnaissant ses torts envers la sainte compagne que Dieu lui avait donnée, les expia par une rude pénitence. Peu de temps après, il sentit venir les approches de la mort, et s’y étant préparé pieusement, il la considéra sans effroi. Il désigna de nouveau, pour lui succéder, le connétable de France, Arthur de Bretagne, comte de Richemont, et après lui, François, comte d’Étampes, fils de Richard. Pierre emporta dans la tombe les regrets du peuple, qu’il n’avait pas écrasé d’impôts (1457). La duchesse embrassa la vie monastique au couvent des Coëts, près de Nantes.

Arthur de Richemont, fils de Jean le Conquérant et frère de Jean V, grand capitaine et prince d’une expérience consommée, avait près de soixante-cinq ans lorsqu’il s’assit sur le trône de Bretagne. Il se rendit l’année suivante (1458) à Tours, où Charles VII, qui y était alors, l’avait extrêmement pressé de venir pour conférer avec lui sur des affaires importantes. Il partit de Nantes, suivi d’un grand nombre de gentilshommes, et passa par Angers, où une indisposition le retint quelques jours. Lorsqu’il fut près de Tours, tous les seigneurs de la cour vinrent au-devant de lui et l’escortèrent au logis du roi. Le duc faisait porter devant lui, par Philippe de Malestroit, son premier écuyer, deux épées, l’une la pointe en haut, et l’autre en écharpe : la première comme duc de Bretagne, et la seconde comme connétable de France. Arthur, malgré les remontrances de ses barons, qui lui représentèrent que cette charge était au-dessous d’un duc de Bretagne, ne s’en était point démis. « Je veux, dit-il, honorer dans ma vieillesse ce qui m’a honoré dans ma jeunesse. »

D’ailleurs, dans son désir de venger la France de l’Angleterre, il avait formé le projet d’effectuer une descente en Angleterre avec une puissante armée, et il espérait que le titre de connétable du royaume engagerait un plus grand nombre de Français à se joindre à lui pour cette expédition.

Après avoir demeuré un mois à Tours, il demanda à être admis à faire hommage de son duché. Le roi marqua le lieu et le jour pour cette cérémonie. Le conseil de Charles VII insista plus fortement que jamais sur la nature de l’hommage, qu’il prétendait être lige, dans l’idée que le duc, qui était si dévoué à la France et si attaché au roi, aurait de la peine à refuser ce qu’on exigeait de lui. Arthur fut en effet très-embarrassé, ne voulant ni déplaire à Charles VII, ni renoncer à ses prérogatives. Pour se tirer d’affaire, il répondit qu’avant d’accorder ce qu’on lui demandait, il ne pouvait se dispenser de consulter les états de Bretagne, qu’il assemblerait sans retard à cet effet. Il partit aussitôt très-mécontent et s’en alla dans son duché, résolu de ne revenir jamais en France, où l’on abusait ainsi de son dévouement aux intérêts de la couronne. Mais un motif pressant l’engagea à revenir à la cour l’année suivante, pour y prendre la défense du duc d’Alençon.

Celui-ci avait été arrêté trois ans auparavant par l’ordre du roi, et conduit prisonnier à Melun. Ce prince, qui était de la maison de France et issu d’une duchesse de Bretagne, mécontent de la conduite de Charles VII à son égard, avait traité avec le roi d’Angleterre et avait promis de lui livrer ses places. Mais, pour que cela eût lieu sans qu’il parût y avoir part, il s’était éloigné d’Alençon et il habitait Paris. Ayant été arrêté par le comte de Dunois, Arthur, qui n’était alors que connétable, fut chargé de l’aller interroger. Mais il n’en put rien tirer, sinon qu’il dirait le fait au roi, et non à d’autres. Il fut donc mené à Charles VII, qui, après l’avoir convaincu d’avoir traité avec les ennemis de l’État, résolut de lui faire faire son procès. On le lui fit en effet dans les formes trois ans après. Richemont, sollicité par la duchesse d’Alençon, qui était allée exprès en Bretagne l’année précédente afin d’implorer son secours, avait promis à cette princesse d’employer tout son crédit pour sauver son mari. Il tint parole : Charles VII, à sa considération, fit grâce de la vie à d’Alençon, et permit que la duchesse son épouse et ses enfants pussent jouir de tous ses biens meubles, excepté l’artillerie et les armes, et conservassent tout le reste de ses biens immeubles, excepté Alençon, Verneuil et Semblançay. Le duc d’Alençon fut envoyé au château d’Aigues-Mortes, où il demeura prisonnier.

Richemont étant sur le point de retourner en Bretagne, le roi le pressa de rendre son hommage. On contesta encore beaucoup au sujet de l’hommage lige : le duc soutint avec fermeté qu’il n’y était point tenu ; il l’emporta enfin, et fit son hommage à la manière usitée, le 14 octobre 1458.

Peu de jours après son retour en Bretagne, le duc se sentit fortement indisposé ; sa santé était déjà chancelante, et le bruit courait même qu’on avait essayé de se défaire de lui par le poison. Il languit assez longtemps, et mourut vers la fin de décembre 1458, après un règne de seize mois. La Bretagne perdit en lui un des plus grands princes qu’elle eût eus jusque alors. Il avait beaucoup de religion et d’excellentes mœurs. Il était fier et affable, économe et libéral, ami de la vertu et de tous les gens de bien, sévère à l’égard des méchants, protecteur zélé de la faiblesse et de l’innocence, chéri du peuple, obligeant et poli avec la noblesse, dont il était également estimé et aimé. Ses grands talents pour la guerre le firent préférer aux plus illustres capitaines de son temps pour la charge de connétable de France, dont il remplit longtemps les fonctions avec beaucoup de succès et de gloire. Ce fut en partie à son habileté pour la conduite des armées que Charles VII fut redevable du recouvrement de son royaume et de l’expulsion entière des Anglais, qui, lorsqu’il mourut, n’avaient plus en France qu’une seule place forte. Le mérite de Richemont lui fit beaucoup d’envieux à la cour, et Charles VII prévenu lui refusa longtemps ses bonnes grâces ; mais ni l’indifférence du roi, ni les mauvais traitements des favoris ne purent jamais porter atteinte à sa fidélité.

Quoique Arthur eût été marié trois fois, il ne laissa pas un seul fils, et le duché de Bretagne échut à une branche collatérale, dans la personne de François II. Il avait une fortune très-médiocre avant d’être duc de Bretagne ; Olivier de la Marche, qui l’avait vu à la cour de Bourgogne en 1410, disait de lui qu’il était pauvre prince et disetteux, mais beau, vertueux et de grande apparence. Dès qu’il eut appris la mort d’Arthur, il vint en Bretagne, accompagné de sa mère, et fit son entrée solennelle à Rennes le 3 février 1459. Il alla ensuite, le 28 du même mois, faire son hommage au roi à Montbazon ; il protesta contre la prétention qu’on élevait de lui faire rendre un hommage lige, et parvint à gagner sa cause.

Le commencement du règne de François II fut honorablement marqué par l’érection d’une université dans la ville de Nantes. Une bulle du pape lui accorda les mêmes privilèges qu’aux universités de Paris, Bologne et Sienne : c’est-à-dire que les étudiants en étaient préférés à tous les autres pour la provision en cour de Rome des bénéfices ecclésiastiques ou séculiers, qu’ils étaient dispensés de résidence, et qu’ils n’en jouissaient pas moins des fruits annuels.

La Bretagne était florissante. Quelques discussions ayant trait aux apanages des quatre duchesses qui existaient à la fois (les trois veuves de François Ier, de Pierre II, d’Arthur III), et la duchesse régnante, furent facilement apaisées. Charles VII achevait alors sa carrière mémorable et sa vie agitée. Son entourage n’attendit pas qu’il eût rendu le dernier soupir pour l’abandonner et courir au-devant de la faveur de Louis XI, son successeur. Seul, Tanneguy du Chastel, son grand écuyer, fils du célèbre guerrier qu’on accusait d’avoir assassiné Jean Sans-Peur, resta près du roi, sans crainte des ressentiments de Louis XI, sans espoir d’en être récompensé ; seul, il conduisit à Saint-Denis le corps de Charles VII, et lui fit faire à ses frais de magnifiques obsèques. Il y dépensa plus de cinquante mille livres (près d’un million de francs de nos jours), et ce ne fut que dix ans après qu’on l’en dédommagea par des terres, qui furent ensuite enlevées à ses héritiers. Tanneguy du Chastel, mal reçu par Louis XI, prit le parti de se retirer dans sa patrie, en Bretagne, où l’accueillit honorablement François II, qui lui conféra la charge de grand maître de son hôtel et celle de gouverneur de Nantes.

Louis XI, à peine sur le trône, se rappela que, tandis qu’il était dauphin et révolté contre son père, il avait prié François II de lui prêter quatre mille écus, que le duc lui avait refusés, et il crut que l’instant de se venger était venu. Il prit pour prétexte d’un voyage en Bretagne un pèlerinage à Saint-Sauveur de Redon. François comprit sur-le-champ qu’il lui fallait recevoir un hôte dangereux ; il accueillit le roi avec grâce, et déploya toute sa magnificence pour lui faire honneur. Louis XI ne lui en témoigna sa reconnaissance qu’en favorisant l’enlèvement de la veuve de Pierre II, la bienheureuse Françoise, qu’il voulait unir au duc de Savoie, pour troubler ensuite la possession de François II. L’entreprise déloyale de Louis XI échoua contre la ferme résistance de Françoise, et le roi dut se retirer, chargé de la haine du duc de Bretagne ; mais il avait eu le temps de s’informer de ses moyens et de ses forces, et de préparer des événements qui devaient amener la ruine de son hôte, dont il convoitait le beau duché.

Louis XI profita du moment où les Anglais menaçaient les côtes de Bretagne pour susciter à François II une querelle qui le jetait, au dépourvu, dans les plus grands embarras. Pendant que les Bretons ne songeaient qu’à repousser les Anglais de leur territoire, le roi envoya à leur duc le chancelier Pierre de Morvilliers, son affidé. Parmi de nombreux sujets de plaintes relatives aux intrigues du comte de Charolais, depuis duc de Bourgogne sous le nom de Charles le Téméraire et à ses liaisons avec François II, le roi faisait un crime au duc de Bretagne d’avoir fait battre des monnaies d’or sans sa permission ; de se servir, en tête de ses actes, de la formule par la grâce de Dieu ; de surmonter l’écu de Bretagne d’une couronne, au lieu d’un simple chapeau. Il lui signifiait expressément qu’il ne voulait plus qu’il reçut à l’avenir l’hommage lige de ses seigneurs ; il lui défendait d’imposer ses peuples sous quelque prétexte que ce fut, prérogative qu’il se réservait désormais à lui seul comme roi, etc. À défaut d’obéissance et de prompte soumission, Louis XI déclarait la guerre à François II, se disant duc de Bretagne.

Les états du royaume s’étant assemblés à Tours au mois d’avril 1464, la guerre contre le duc de Bretagne fut résolue. Le duc, consterné, demanda grâce, et proposa de traiter avec le roi ; au fond, il ne voulait que temporiser. Louis XI accorda le délai demandé ; il avait en ce moment là des démêlés avec le comte de Charolais et le duc de Bourgogne, et il ne voulait entrer en Bretagne qu’avec la certitude de n’être pas attaqué par derrière. La ligue des grands vassaux de France contre le despotisme de Louis XI venait de se former sous le nom de ligue du bien public ; François II d’après le conseil de Tanneguy du Chatel s’y fit admettre ; il y fut accueilli à bras ouverts, et en fut déclaré le chef. Le secret avait été si bien gardé, que Louis XI, averti des levées d’hommes qui se faisaient de toutes parts, les considérait comme des renforts destinés à son armée. Quand il voulut prendre un pari, l’état des esprits l’effraya ; partout on était en armes contre lui. Il eut alors recours à ses expédients ordinaires ; il essaya par des offres avantageuses, de séduire les ducs de Berri et de Bretagne, et de diviser les conjurés ; il publia des manifestes apologétiques et même un amnistie ; mais déjà le comte de Charolais s’avançait vers Paris avec dix mille chevaux, et François II, chef de la ligue, partait de Châteaubriant pour rejoindre le comte sous les murs de la capitale. Louis XI, cerné de toutes parts, se vit forcé de parler de paix. L’aîné des fils du duc de Milan, Galéas Sforce, le politique le plus habile du siècle, lui fit sentir qu’il fallait accorder tout ce que demanderaient les chefs de la ligue, sauf à les rendre ensuite jaloux les uns des autres et à les détruire par leurs propres mains. Tel fut le résultat de la ligue du bien public ; elle ne changea rien au sort des peuples, et le fou de François II l’appela le jeu du roi dépouillé ; mais ce qu’il ne savait pas, et ce dont Louis XI était convaincu, c’est qu’à ce jeu, tôt ou tard, qui perd gagne.

Louis XI, voulant profiter du conseil de Galéas Sforce, essaya de rompre l’alliance qui unissait le comte de Charolais au duc de Bretagne. François II espérait bien gouverner le duc de Normandie, qui, après avoir été son hôte dans des jours néfastes, lui devait sa nouvelle grandeur. Il voulut aller présider à son installation : le sage Tanneguy du Chastel fit tous ses efforts pour l’en dissuader. Tanneguy avait raison ; mais il s’aperçut que François II lui retirait sa confiance, et crut à propos de prendre le chemin de ses terres. Tout se passa comme l’avait prévu Tanneguy. Le duc accompagna son protégé en Normandie ; à peine furent-ils à Rouen, que les partisans de Louis XI répandirent le bruit que François II voulait enlever le duc de Normandie. Le duc de Bretagne, craignant pour sa sûreté, repartit pour ses États ; mais à peine y était-il rendu, que Louis XI vint assiéger Rouen, et s’empara sans obstacle de l’apanage de son frère de Normandie, qui n’eut bientôt d’autre asile que la cour du prince breton.

François II, revenu dans son duché, travailla à augmenter ses forces pour être en état de résister au roi, en cas que ce prince voulût l’attaquer, comme il avait sujet de le craindre : il songea aussi à se fortifier d’alliances étrangères. Il traita avec Édouard VII, roi d’Angleterre, qui l’assura par des lettres-patentes qu’il vivrait toujours avec lui en bonne amitié et intelligence réciproque. François II négocia aussi avec Christiern Ier, roi de Danemark, qui s’engagea à lui fournir quatre mille hommes, soudoyés pour trois mois, quand il les demanderait. Il fit un autre traité avec le duc et la duchesse de Savoie, et avec Philippe de Savoie, comte de Bugey et seigneur de Bresse.

Cependant, tous les grands, qui jadis avaient rêvé l’affaiblissement de l’autorité du roi de France, rampaient abattus à ses pieds. Charles le Téméraire, cet ennemi si redoutable de Louis XI, n’était plus. Les bourreaux avaient fait justice des plus obstinés rivaux du pouvoir royal. Le duc de Bretagne résistait encore ; mais il était l’allié de l’Angleterre et Louis XI n’osait l’attaquer ouvertement.

Antoinette de Magnelais, dame de Villequier, nièce d’Agnès Sorel, gouvernait entièrement l’esprit du faible duc de Bretagne et en disposait à son gré. Elle fit exiler Tanneguy du Chatel, dont la franchise un peu rude l’avait irritée. La seule personne qui balançât le crédit de cette femme vaine et altière était le ministre Pierre Landais, auquel accordait, comme à elle, une confiance illimitée. Ces deux êtres corrompus, liés par le crime et l’infamie, avaient uni leurs efforts et se soutenaient mutuellement. Pierre Landais, fils d’un tailleur de Vitré, s’était insinué dans l’intimité du duc de Bretagne en l’approchant pour les devoirs de son état et en lui rendant de honteux services. Possesseur de tous les secrets du prince, il déploya dans quelques affaires dont il fut chargé autant de finesse que d’habileté, et fut récompensé par la charge de grand trésorier. Dès lors il se montra hautain, superbe, avide et vindicatif. Il s’attacha comme secrétaire Guillaume Guéguen, aussi adroit, aussi ambitieux que lui, et qui devint bientôt par sa protection, président de la chambre des comptes et conseiller en la chancellerie.

Vers ce temps-là François II envoyait de fréquentes ambassades au roi de France, pour lui témoigner en apparence sa fidélité et son attachement, mais en réalité pour l’empêcher de soupçonner son alliance avec l’Angleterre. Louis XI, qui connaissait les vrais sentiments du duc de Bretagne à son égard, fut irrité de cette duplicité. Les envoyés de François II, étant venus à cette époque trouver le roi, furent très-mal reçus par ce prince, qui les fit arrêter et mettre séparément en prison, où il furent très étroitement gardés. C’était le chancelier de Bretagne Chauvin, le vice-chancelier, le procureur général Kermeno et Poncet de la Rivière. Au bout de onze jours, Louis XI fit venir Chauvin, dont il avait entendu parler comme d’un homme de bien, incapable de trahir la vérité. Le roi lui demanda d’abord s’il savait le motif de sa détention et celle de ses collègues. « Il est difficile à des innocents, répondit modestement le chancelier, de deviner les crimes qu’on peut leur imputer. Pour moi, je crois n’être coupable que des fautes d’autrui, sans le savoir. » Il ajouta qu’il suppliait le roi de vouloir bien lui apprendre le sujet de son mécontentement, et que, s’il avait quelque nouveau sujet de se plaindre du duc, il promettait de lui dire la vérité, et qu’il était en état de le justifier. « Il est inutile, répliqua le roi, de vouloir excuser votre maître ; j’ai des preuves sans réplique. Ne m’avez-vous pas, continua-t-il, assuré, toutes les fois que vous avez été dépêché vers moi, que mon neveu le duc de Bretagne n’avait aucune intelligence avec le roi d’Angleterre ? » Le chancelier assura que cela était vrai, et que rien n’était capable de lui faire avancer une fausseté. « Mais, reprit le roi, si je vous montre le contraire par écrit, qu’aurez-vous de plus à dire ? – Je croirai ce que je verrai, » répliqua le chancelier. Louis XI lui fit voir alors vingt-deux lettres, dont douze étaient écrites de la main de Guillaume Guéguen, secrétaire du duc, et signées de ce prince, et dix qui étaient du roi d’Angleterre.

Chauvin, ayant lu ces lettres, fut très-étonné de voir que son maître, qui le chargeait d’assurer le roi qu’il n’avait aucune relation avec les Anglais, traitait cependant avec eux et formait des projets contre la France. Il protesta devant Dieu qu’il n’avait eu aucune connaissance de ces négociations, et que si le roi avait sur cela quelque juste soupçon contre lui ou contre ses collègues, il consentait que lui ou eux fussent punis avec rigueur. « Monsieur le chancelier, dit le roi, je sais bien que vous ni vos compagnons n’en saviez rien, et que pour chose du monde vous n’eussiez voulu être d’un tel conseil. Beau neveu n’a eu garde de vous y appeler ; il n’y a que son trésorier et son petit secrétaire Guéguen qui conduisent cette marchandise ; et pour ce, vous voyez clairement que je ne vous ai pas fait arrêter à fausses enseignes, ni sur des soupçons mal fondés. Retournez-vous-en, vous et vos compagnons, par devers beau neveu de Bretagne ; portez-lui ses lettres, et lui dites que je ne veux plus qu’il envoie par devers moi pour me cuider (penser) estimer son ami, s’il ne se défait de tout point de ce roi d’Angleterre. »

Les ambassadeurs, de retour en Bretagne, firent part au duc de tout ce qui s’était passé à la cour de France, et de la disposition où le roi paraissait être à son égard. Chauvin lui montra en particulier les vingt-deux lettres que Louis XI lui avait remises. Le duc, très-surpris de la découverte de son secret, manda sur-le-champ Landais, et lui montra les lettres que le roi avait données à son chancelier. « Je sais, lui dit François, par qui elles ont été envoyées, et de quelle conséquence elles sont. Je ne me suis confié qu’à vous, c’est donc à vous de me dire comment elles sont tombées entre les mains du roi. » Landais demeura d’abord interdit, changea de couleur et ne sut que répondre. Il se jeta ensuite aux pieds du duc, et lui protesta qu’il n’avait rien fait contre son devoir. Il ajouta qu’il n’avait pas porté ces lettres lui-même, comme le duc le savait bien ; qu’il s’était servi d’un jeune homme de basse condition nommé Maurice Gourmel, qui était son secrétaire, et qu’il avait jugé fidèle ; que c’était ce jeune homme qu’il avait employé pour porter ces lettres et rapporter les réponses ; que c’était donc de lui seul qu’on pourrait apprendre comment elles étaient tombées entre les mains du roi.

Le duc, par le conseil de Landais, donna ordre d’arrêter ce jeune homme dans un port de Bretagne où il était près de s’embarquer pour l’Angleterre, chargé encore de quelques lettres pour Édouard. Il fut pris, amené à Nantes et interrogé. Il avoua qu’il y avait à Cherbourg un homme, avec qui il était d’intelligence ; que cet homme ouvrait les dépêches dont il était chargé pour l’Angleterre, en retenait les originaux et en faisait des copies, imitant parfaitement les signatures du duc et de Guéguen ; qu’il en usait de même à l’égard des réponses d’Angleterre, et contrefaisait les signatures d’Édouard et de son secrétaire. Cet aveu sauva la vie à Landais. Gourmel fut envoyé au château d’Auray, et on donna ordre de le noyer secrètement.

Landais crut être parvenu à effacer les impressions que Louis XI avait reçues par la trahison de son messager, et il devint plus que jamais nécessaire au duc de Bretagne. Il fut alors le maître absolu de tout, disposant des charges et des bénéfices, réglant les affaires d’État, de justice et de finances. Au reste, c’était peut-être le plus adroit politique qui fût alors en Europe ; hardi et secret dans ses entreprises, infatigable au travail, mais d’une dureté et d’un orgueil insupportables, vindicatif et cruel, tyran du peuple, oppresseur de la noblesse, et ennemi de tous ceux qui pouvaient lui faire le moindre ombrage.

Landais haïssait surtout Chauvin, un des hommes les plus vertueux que possédât la Bretagne. Il prévint le duc contre lui, et obtint un ordre pour le faire arrêter. Il l’accusa de péculat, de malversation dans sa charge, de trahison même, et nomma des commissaires pour lui faire son procès, c’est-à-dire pour le condamner. Le duc lui ôta sa charge et fit saisir tous ses biens ; ce qui fut exécuté avec tant de rigueur, qu’on ne laissa pas même à sa femme et à ses enfants de quoi vivre. Chauvin ayant appelé à Louis XI et au parlement de Paris, en déni de justice, le roi reçut l’appel du chancelier, le prit en sa sauvegarde, et manda au duc qu’il lui ordonnait de déférer à l’appel, de mettre Chauvin en liberté, ou de l’envoyer avec les charges, s’il y en avait, à la conciergerie de Paris. Mais sur ces entrefaites le chancelier mourut dans sa prison, accablé de chagrin et des mauvais traitements qu’on lui avait fait essuyer. Sa femme avait cessé de vivre, peu de jours auparavant, sur une place publique. Quatre cordeliers les enterrèrent par charité, et le cercueil ne fut accompagné que de leurs enfants et d’un vieux pauvre (1478).

Il y avait longtemps que les Bretons étaient indignés de la conduite de Landais : la mort de Chauvin acheva de les exaspérer. Las de sa tyrannie, ils résolurent d’en secouer le joug, et à cet effet de l’enlever de force et de lui faire faire son procès, comme à un homme coupable de concussions, de violences et de trahison contre l’État. Jean de Châlons, prince d’Orange, était alors à la cour de François II, son oncle maternel. Le motif secret de sa présence était une négociation dont il était chargé, à l’insu de Louis XI, au sujet du mariage d’Anne de Bretagne, sa cousine, avec l’archiduc Maximilien d’Autriche, veuf depuis peu par la mort de Marie de Bourgogne, sa femme. Le prince d’Orange, ne trouvant pas Landais favorable à ses vues, entra dans la conspiration qui se tramait contre lui et s’en déclara le chef, avec Jean de Rieux, maréchal de Bretagne, Louis de Rohan, François Tournemine et plusieurs autres.

Les conjurés se rendirent un soir fort tard au château de Nantes, s’emparèrent de ses clefs et de celles de la ville, et entrèrent dans la chambre du duc, qui fut très-surpris de leur visite à une heure si indue. François refusa d’abord de les entendre ; mais il leur permit enfin de lui dire ce qui les amenait. Ils lui représentèrent, un genou en terre, l’abus que Landais faisait de son autorité, sa témérité, son orgueil, ses injustices, ses duretés, son avarice et ses projets pernicieux, et le supplièrent de le leur livrer pour qu’on lui fît son procès comme à un criminel d’État. Le duc ne leur ayant pas donné une réponse conforme à leurs désirs, ils se mirent à chercher Landais dans tout le château mais inutilement, car il n’y avait pas soupé ce jour-là. Landais, averti de la conspiration tramée contre sa personne, s’enfuit à Pouancé. Les seigneurs eurent alors à se repentir d’avoir si mal pris leurs mesures ; car le peuple s’imaginant que c’était une conspiration contre le duc, s’assembla en armes pour forcer les portes du château. Les conjurés se barricadèrent et se mirent en état de défense, en même temps ils firent paraître le duc aux créneaux. Celui-ci affirma au peuple qu’on n’avait point attenté à sa personne, et que, pour en être convaincus, ils pouvaient envoyer deux ou trois d’entre eux dans le château. Le peuple, s’étant assuré de la vérité par ses délégués, se retira.

Les seigneurs, ayant manqué leur coup, s’enfermèrent dans Ancenis, qui appartenait au maréchal de Rieux. Landais revint auprès du duc et reprit toute son autorité. Il fit entendre à son maître que l’intention des conjurés avait été de s’emparer de sa personne, et de l’emmener avec sa femme et ses filles à Ancenis, puis en France, et de disposer ensuite du duché au gré du roi. Ainsi prévenu, François rendit un arrêt par lequel il déclara tous les biens des conspirateurs confisqués, défendit à tous ses sujets de leur donner aucun secours, leur ordonna de saisir au corps tous ceux d’entre eux qui se trouveraient dans le pays, afin qu’ils fussent rigoureusement punis, comme rebelles et criminels d’État (1484).

Louis XI n’était plus. Charles VIII, encore enfant, venait de lui succéder, sous la tutelle de la duchesse de Beaujeu, sa sœur. Les seigneurs exilés lui demandèrent une sauvegarde ; elle la leur accorda, en exigeant qu’ils reconnussent qu’après la mort de François II, le duché de Bretagne appartiendrait aux rois de France, en vertu de la cession faite à Louis XI par Nicole de Bretagne, la dernière des Blois-Penthièvre. Ce traité fut signé à Montargis, au nom des proscrits, par le prince d’Orange, le maréchal de Rieux, du Perrier, Villeblanche et le Bouteiller. Landais, voulant opposer intrigue à intrigue, promit alors au duc d’Orléans (depuis Louis XII) la main d’Anne, héritière de la Bretagne, à peine âgée de huit ans, et l’attira à la cour de François II, où il essaya de capter sa confiance ; mais Mme de Beaujeu força le duc d’Orléans de revenir près d’elle, et lui fit déclarer par écrit qu’il ne prétendait nullement épouser la fille du duc François, qu’elle réservait à Charles VIII.

Landais, enfin, se proposa d’écraser d’un seul coup les seigneurs exilés. Il leur fit déclarer la guerre par François II, et mit le sire de Coëtquen à la tête de l’armée, qu’il chargea de s’emparer de leurs places. Mais quand les adversaires furent en présence, il s’établit nécessairement des rapports entre les membres des mêmes familles, prêts à s’entr’égorger ; et au moment où toute la Bretagne s’attendait à un combat sanglant, on apprit que les deux armées s’étaient réunies et n’en formaient plus qu’une, déterminée à hâter la perte de Landais, auteur des troubles et des malheurs du pays. Le ministre ne parut point alarmé de cette fatale jonction, qui augmentait le nombre de ses ennemis ; il n’en fut que plus animé à la vengeance. Il fit dresser des lettres patentes au nom du duc, par lesquelles on déclarait criminels d’État tous ceux de l’armée de François II qui s’étaient joints aux rebelles, et tous leurs biens confisqués. Il envoya aussi ces lettres au chancelier, avec ordre de les sceller, le chancelier s’y refusa. En même temps tous les seigneurs ligués députaient vers le chancelier pour le sommer de faire arrêter Landais et d’instruire son procès. Le chancelier, mécontent du ministre, à qui cependant il était redevable de son élévation, entra dans le projet des seigneurs, qui lui promirent de le soutenir. Il fit faire des informations secrètement et à la hâte, et donna aussitôt un décret de prise de corps contre Landais. Ce coup hardi de la part du chef de la justice, remua les esprits populaires ; la foule courut au château pour voir l’effet du décret porté contre un ministre également détesté du peuple et de la noblesse. Landais commença à trembler ; tant de seigneurs armés, et cette foule de peuple assemblé autour du château qui semblait demander l’exécution du décret, ne lui laissaient plus d’autre ressource que l’autorité du duc, dont la protection le rassurait faiblement. Dans l’impossibilité de s’évader, il alla se réfugier dans la chambre de ce prince, ne croyant pas qu’on osât violer cet asile.

Le duc, effrayé lui-même, envoya le comte de Foix, son beau-frère, pour parler au peuple et l’exhorter à se retirer ; mais il ne put percer la foule, et il la trouva si furieuse, qu’il n’osa ouvrir la bouche. Il revint trouver le duc et lui dit : « Monseigneur, je vous jure Dieu que j’aimerais mieux être prince d’un million de sangliers que de tel peuple que sont vos Bretons. Il faut de nécessité livrer votre trésorier ; autrement nous sommes tous en danger. » Alors le chancelier entra, suivi de quelques gentilshommes, et dit à François II qu’il était obligé d’arrêter le trésorier et de le mettre en prison ; qu’il le suppliait de vouloir bien y consentir pour apaiser le peuple. « Quel mal a-t-il fait ? repartit le duc. – On l’accuse, dit le chancelier, de plusieurs crimes ; il est peut-être innocent ; mais quand il sera arrêté, la fureur du peuple se calmera. Au reste, on ne lui fera aucune injustice. – Me le promettez-vous ? » interrompit le duc. Le chancelier le jura sur sa foi et aussitôt François alla prendre Landais par la main, et le livra au magistrat. « Faites justice, ajouta-t-il, et souvenez-vous que c’est à lui que vous êtes redevable de votre charge : ainsi soyez-lui ami en justice. »

Pierre Landais fut conduit à la tour Saint-Nicolas, au milieu des archers de la garde, rangés en haie, de peur que le peuple ne lui fit quelque outrage. Dès que les seigneurs confédérés eurent appris l’emprisonnement du favori, ils se rendirent à Nantes et vinrent saluer le duc, auquel ils exposèrent les motifs de la conduite qu’ils avaient tenue. Le duc goûta leurs raisons et leur pardonna.

Cependant des commissaires furent nommés pour travailler au procès de Landais, en présence du prince d’Orange, du maréchal de Rieux et du comte de Comminges. Pierre avoua une partie des crimes qu’on lui imputait ; mais la torture seule put lui arracher la déclaration des autres. La mort de Chauvin, celle d’un fils de l’infortuné Gilles de Bretagne, une foule d’homicides subalternes, des arrestations illégales, des clercs jetés à l’eau dans des sacs, des concussions de toute nature, des distributions de lettres de marque à des corsaires pour attaquer les vaisseaux des puissances avec lesquelles on vivait en paix, l’incendie de plusieurs villes, l’abus du sceau particulier de François II, tels furent les principaux points de l’acte d’accusation de Landais.

Le procureur général donna ses conclusions : « Vu les confessions publiques et secrètes de Landais, preuves, enquêtes et informations ; attendu l’énormité des crimes et délits dont Landais est chargé, il est jugé que ledit Pierre a commis trahison, et qu’il doit être conduit par le bourreau, la corde au cou, jusqu’au gibet, et pendu jusqu’à ce que mort s’ensuive : ses biens et meubles seront confisqués et acquis au duc. Il doit être traîné sur la claie ; mais, par certaine considération, le duc lui remet cette peine. » Or, le duc ne savait pas un mot du jugement, ni de la condamnation de son ministre ! Les conseillers voulaient, selon les règles de l’équité, donner avis à François II de l’état de la procédure ; mais les seigneurs s’y opposèrent, de peur qu’il ne lui accordât sa grâce ; et dans ce cas que n’avait-on pas à craindre. Landais se flatta jusqu’au dernier moment, et s’imagina que le duc lui enverrait sa grâce ; mais on y avait mis ordre. On avait eu la précaution de faire garder non-seulement les portes du château, mais même celle de la chambre du duc, afin qu’il ne pût apprendre aucune nouvelle de la condamnation de Landais. Tandis que son favori marchait au supplice, le comte de Comminges entra dans la chambre du duc, affaiblit par l’âge et la maladie. François II lui dit d’un ton chagrin : « Compère, j’ai su que l’on besogne au procès de mon trésorier. En scavez-vous rien ? – Oui, Monseigneur, répondit le comte ; et l’on y a trouvé de merveilleux cas ; mais quand tout sera vu et entendu, l’on vous viendra apporter l’opinion du conseil, pour en ordonner ainsi qu’il vous plaira. – Ainsi le veux-je, dit le duc ; car, quelque cas qu’il ait commis, je lui donne sa grâce, et si ne veut qu’il meure. » Le comte entretint ensuite le duc de choses agréables et l’amusa jusqu’à se que Landais fût hors d’état de recevoir sa grâce.

Le duc ne tarda pas à apprendre le sort de son favori ; il s’abandonna à la plus vive douleur, et maudit cent fois le comte de Comminges. Le corps de Landais, à la prière de ses parents, fut détaché du gibet et enterré dans l’église Notre-Dame de Nantes, où il fut mis dans une chapelle qu’il avait fait bâtir. Il ne laissait point d’enfants, si ce n’est une fille, héritière de ses biens considérables, par une faveur particulière du duc.

Telle fut la fin d’un ministre d’une immense capacité, dont le génie fécond ne manqua jamais de ressources dans les périls où la politique des temps jeta souvent son maître, mais que son orgueil, sa cruauté, son despotisme, rendirent odieux aux petits comme aux grands.

La mort de Landais amena la réhabilitation de la mémoire du chancelier Chauvin ; le duc reconnu son innocence, et restitua tous ses biens à Jean Chauvin son fils. Les seigneurs exilés furent réhabilités et réintégrés dans leurs biens confisqués. Le prince d’Orange devint général de Bretagne, le maréchal de Rieux partagea ce titre avec lui, et le sire de Rohan fut créé baron de Lanvaux, qui était une des plus grandes baronnies de Bretagne (1486).

François II, accablé de vieillesse, n’était plus qu’un instrument passif dans la main des hommes qui l’entouraient. Cependant il songeait profondément aux malheurs que le partage de sa succession, ou les querelles qui s’élèveraient à sa mort, pourraient précipiter sur la Bretagne. Il réunit donc ses états, déclara solennellement la princesse Anne son héritière, et après elle sa seconde fille, Isabelle. On leur prêta serment comme à deux souveraines ; et le baron d’Avaugour, issu de François II, leur promit de ne jamais sortir du duché, afin de leur donner, en sa personne, un gage constant de sa fidélité. Mais le mariage même de la jeune Anne était déjà une source d’intrigues pour les mécontents qui environnaient les rois de France, d’Allemagne et d’Angleterre. Les prétendants étaient : le prince de Galles ; l’archiduc Maximilien, roi des Romains ; Louis duc d’Orléans  ; le sire d’Albret ; le vicomte de Rohan, et le roi de France Charles VIII.

Mme de Beaujeu, toujours en défiance des projets de Louis d’Orléans, continuait à le retenir à la cour ; mais le duc, las de cette surveillance et craignant d’être arrêté, se réfugia en Bretagne sous prétexte de visiter sa sœur, abbesse de Fontevrault ; le comte de Dunois, parent et ami de Louis, vint bientôt le rejoindre. Le roi, qui ne les regardait que comme des factieux, leur déclara la guerre, à eux et à leurs alliés. D’un autre côté, les seigneurs réhabilités, s’imaginant que ces étrangers n’arrivaient en Bretagne que pour servir le ressentiment caché que leur gardait François II, crurent devoir s’opposer à cette ligue redoutable. Mme de Beaujeu ne manqua pas de fomenter la rébellion qui se préparait ; elle offrit des hommes, donna de l’argent, et trouva merveilleux de ruiner le duc par ses sujets et ceux-ci par le duc. Quand la noblesse bretonne reconnut son erreur et sa faute, il était trop tard ; l’envahissement de leur pays par les armes de la France était consommé. À la nouvelle de l’invasion, les intrigues des princes français se nouèrent avec plus de force. Le duc d’Orléans promit de répudier sa femme, sœur de Charles VIII, si François II consentait à lui donner la main de la princesse Anne. Dunois, qui n’avait d’autre but que de le servir, offrait cependant en secret la jeune duchesse au sire d’Albret, à condition qu’il appelât en Bretagne ses troupes qui combattaient dans les Pyrénées. On écrivit à Maximilien que le succès du mariage qu’il rêvait dépendait du prompt envoi d’une armée. Les mêmes moyens furent employés pour attiser l’ambition du roi d’Angleterre.

Cependant les corps français réunis aux vassaux des seigneurs bretons faisaient de rapides progrès. Ploërmel, assiégé contrairement aux promesses du roi, se rendit sans coup férir ; la garnison qui prétendait qu’on voulait la faire massacrer par les étrangers, déposa les armes sans combat. L’armée royale, fière de ses faciles succès, assiégea bientôt François II dans Nantes, où il s’était réfugié. Le duc était perdu si Dunois, à son retour d’Angleterre, ne se fût mis à la tête de paysans, au nombre de quatre-vingt mille. L’armée française, saisie d’épouvante à la vue de ces masses, se retira et mit fin à un siège dont Charles VIII attendait un autre résultat.

Charles VIII voulait s’emparer de toute la Bretagne, nonobstant les traités précédents. Désespérés de l’état de leur patrie, les seigneurs bretons se rapprochèrent du vieux duc, et sollicitèrent un pardon que sa bonté accorda à leur repentir bien tardif. L’Angleterre s’émut ; elle s’agita, mais sans fruit pour elle-même et sans résultats pour la Bretagne, dont les dangers devenaient de plus en plus menaçants. La discorde la plus déplorable divisait les Bretons et leurs alliés, tandis que la discipline la plus parfaite assurait aux Français d’immenses avantages. La bataille de Saint-Aubin-du-Cormier (1488), gagnée par l’armée royale, coûta quatre mille hommes aux vaincus ; le duc d’Orléans et le prince d’Orange furent faits prisonniers. Rennes, Dinan et Saint-Malo se rendirent peu après, presque sans effort. Le malheureux François, désespéré, sans espoir du côté de l’Angleterre qui promettait tout, et n’accordait rien, sans espoir du côté du roi des Romains, alors prisonnier à Bruges, demanda humblement la paix. Après de longues discussions dans le conseil du roi et une vive opposition de la part de Mme de Beaujeu, la France consentit à traiter. Les conditions ne furent pas celles d’un parent, mais d’un souverain qui commande à des rebelles. On exigea de François II le renvoi des troupes étrangères, et le serment de n’en jamais appeler dans ses États ; la promesse de ne pas marier ses filles sans l’agrément du roi ; la cession de Saint-Malo, Fougères, Dinan, Saint-Aubin-du-Cormier ; l’entretien d’une garnison à Dol ; l’hommage lige ; l’appel de ses cours de justice au parlement de Paris.

Ainsi la Bretagne, après mille ans, cessait de former un État indépendant. Cette paix désastreuse n’éteignit pas les haines qui dévoraient les grands seigneurs ; les intérêts étaient trop partagés, et la révolution qui devait unir l’antique Bretagne à la France se préparait. François II ne survécut pas à la honte ; il rendit le dernier soupir à Nantes, le 9 septembre 1488.

La jeune Anne fut proclamée duchesse après la mort de son père. Charles VIII exigea de sa parente qu’elle ne prit pas ce titre, et qu’elle remit ses droits en arbitrage ; il réclama sa tutelle, celle de sa sœur, et la garde noble de leurs terres et seigneuries pendant leur minorité ; et il requit impérieusement le licenciement définitif de tous les corps armés. Les projets du roi de France devenaient manifestes. Vainement Anne implora le secours de la Flandre et de la Bretagne : Charles VIII triomphait en Bretagne par ses lieutenants, qui tous étaient des Bretons acharnés à la perte de leur pays. Au milieu de toutes les ambitions mises en jeu par la convoitise de sa main et surtout de son duché, Anne crut voir luire un espoir de paix, dont Maximilien réclama le prix en demandant la main de la fille de François II ; mais il ne fut jamais son mari que de nom, n’ayant pu débarquer en Bretagne, où sa fiancée déployait un courage, une grandeur d’âme dignes du noble but qu’elle se proposait, l’indépendance de ses États. Elle résistait au sire d’Albret, qui venait de livrer Nantes aux Français, sous condition d’épouser la princesse ; elle refusait opiniâtrement sa main à Charles VIII.

Le duc d’Orléans, libre alors, eut quelque influence sur ses déterminations, et les sentiments personnels d’Anne cédèrent à l’espérance de rendre un avenir à ses peuples, la prospérité à ses villes demi-ruinées, le repos à ses campagnes dévastées. Les conditions du mariage d’Anne avec le roi de France furent la paix, l’oubli du passé, la conservation des franchises et privilèges, le maintien des formes judiciaires, la remise des confiscations, un douaire immense, la réserve de tous les droits de la princesse sur son duché, et la reconnaissance de son autorité spéciale. Elle avait à peine quinze ans ; son couronnement comme reine de France eut lieu à Saint-Denis ; elle fit son entrée à Paris aux acclamations d’un peuple immense.

Ce mariage, avant d’être accompli, avait causé de grands chagrins à la princesse ; il lui avait fallu combattre son penchant pour Maximilien, et vaincre son aversion pour Charles VIII. La politique et la situation fâcheuse de son pays l’aidèrent à triompher de ces obstacles, beaucoup plus que la haute qualité de reine de France. Le roi, de son côté, devenu son époux en quelque sorte malgré elle, n’oublia rien pour dissiper entièrement les chagrins que ce mariage lui avait causé, et il se conduisit si bien à son égard, qu’elle fut dans la suite très-satisfaite de son sort, et eut pour ce prince l’amour le plus vif et le plus tendre.

En devenant reine de France, Anne cessa d’exercer sa souveraineté comme duchesse de Bretagne : elle avait, par son contrat de mariage, remis l’administration de ses États au roi son époux. Charles VIII gouverna donc la Bretagne pendant près de sept ans que dura leur union. À sa mort, arrivée en 1498, la reine fit éclater une douleur dont la sincérité toucha tout le monde, surtout le duc d’Orléans, devenu roi sous le nom de Louis XII. Il permit à Anne de retourner en Bretagne, de rentrer en possession de son duché et d’y exercer tous les actes de souveraineté. Elle se rendit à Nantes, où elle fit plusieurs règlements très-utiles pour le bon ordre et pour l’administration de la justice. Quand le temps du deuil de la reine fut passé, Louis XII pensa à l’épouser ; car, selon le traité de mariage entre Charles VIII et Anne, elle ne devait se remarier au successeur de Charles. Mais par ce même contrat la reine douairière avait la liberté de demeurer veuve ou de prendre un époux dans la personne du plus prochain héritier de la couronne : s’il arrivait qu’elle voulût rester veuve, la France était en danger de perdre la Bretagne. D’ailleurs, la reine épousant un autre prince que le roi de France, la Bretagne n’aurait plus été unie à la couronne, et l’on voulait éviter cette séparation si funeste au royaume.

Le remède qu’on trouva à cet inconvénient, fut de faire dissoudre par l’autorité du pape le mariage de Louis XII avec Jeanne de France, fille de Louis XI. Le roi fit alors un traité avec Anne, par lequel il promit de lui rendre toutes les places de Bretagne que les Français occupaient, excepté Nantes et Fougères, qu’il garderait un an pour assurer l’accomplissement de leur mariage, en cas que le saint-siège cassât celui qu’il avait contracté avec Jeanne, et que, si cette affaire ne pouvait réussir, il rendrait ces deux places. Anne, de son côté, promit d’épouser Louis XII, dès que les commissaires nommés par le pape auraient déclaré nul le mariage du roi. Après une longue suite de procédures, les juges prononcèrent juridiquement, le 17 décembre 1498, que le mariage contracté entre Louis XII, alors duc d’Orléans, et Jeanne de France, était invalide et nul, et que le roi pouvait se remarier avec telle personne qu’il voudrait. Jeanne se retira à Bourges, où elle fonda l’ordre de l’Annonciade, et passa le reste de ses jours dans la pratique de toutes les vertus chrétiennes.

Louis XII se rendit à Nantes dès le commencement de l’année suivante (1499), où il épousa Anne de Bretagne le 8 janvier. Le contrat portait que le second enfant mâle, ou fille à défaut de mâle qui naîtrait de leur union, et les descendants de cet enfant, seraient ducs de Bretagne, comme l’avaient été les prédécesseurs de la reine ; mais que si la reine n’avait du roi qu’un seul enfant mâle, la condition susdite serait accomplie par les enfants qui pourraient naître de cet enfant mâle ; enfin, que si Anne mourait avant lui sans laisser d’enfants, le roi jouirait pendant sa vie du duché de Bretagne et des autres seigneuries dont la reine était en possession, et qu’après la mort du roi, le duché et toutes ses seigneuries seraient réversibles aux héritiers de la reine. Quant à l’état de la Bretagne, il resta le même que sous le règne de Charles VIII.

L’année même de son mariage, Anne mit au monde une fille qui reçut le nom de Claude. Promise d’abord à l’archiduc d’Autriche, elle fut ensuite fiancée à François de Valois, comte d’Angoulême, qui régna depuis sous le nom de François Ier. La reine Anne mourut, âgée de trente-sept ans, au château de Blois, le 9 janvier 1514, après une cruelle maladie de sept jours ; son corps fut porté à Saint-Denis et son cœur à Nantes, pour être mis dans le tombeau de son père et de sa mère, conformément à ses dernières volontés. Des quatre enfants qu’elle avait eus de Charles VIII et des quatre autres qu’elle avait donnés à Louis XII, deux seulement vécurent : madame Claude et madame Renée.

La Bretagne entière pleura la perte de la bonne duchesse ; les gentilshommes regrettèrent en elle le miroir de toutes les vertus de sa race, les pauvres leur mère, les bonnes villes la protectrice de leurs privilèges, le clergé la fille dévouée de l’Église romaine, ce refuge de la liberté des peuples. Femme soumise d’un prince qu’elle n’avait épousé qu’avec répugnance, qui l’avait dépouillée de ses biens, et à qui elle était infiniment supérieure par sa capacité, elle se renferma dans les vertus de son sexe, tenant sa cour avec dignité, veillant avec attention sur la conduite des dames dont elle s’entourait, et s’occupant des soins domestiques et de l’étiquette comme si elle n’eût pas été capable des affaires du gouvernement. Cependant Mézerai dit que, dès son entrée en France, elle voulut avoir part aux affaires, et donna du coude à Mme de Beaujeu ; mais ce ne fut que sous le règne suivant que cette ambition se développa. Elle fit voir en plusieurs occasions que le titre de duchesse de Bretagne, qui lui appartenait en propre, lui était plus cher que celui de reine de France ; elle affecta souvent une sorte d’indépendance à l’égard du gouvernement de la Bretagne, réglant elle-même les affaires de la province.

Peu de temps après la mort de la reine Anne, Louis XII épousa Marie d’Angleterre. Il se vit alors forcé d’abandonner la Bretagne au duc de Valois, son gendre, qui avait épousé la princesse Claude ; mais il pourvut en même temps au droit de Renée, sa seconde fille. Ce prince, surnommé le Père du peuple, mourut l’année suivante (1515), après un règne de dix-sept ans.

Le duc de Valois, sous le nom de François Ier, lui succéda. Ce prince, non content du don que son prédécesseur lui avait fait de la Bretagne, voulut que la reine Claude sa femme le lui confirmât. Elle lui donna d’abord le duché à vie seulement ; mais, dans la même donation, le roi l’engagea à le lui donner à titre d’héritage perpétuel, en cas qu’il lui survécût sans avoir d’enfant d’elle (28 juin 1515), Immédiatement après la mort de Claude, arrivée en 1524, le roi son mari nomma des commissaires pour recevoir en son nom le serment et les hommages de la Bretagne : ce qui eut lieu dans l’assemblée des états tenue à Rennes le 26 novembre 1524.

Par le traité de mariage entre Louis XII et Anne de Bretagne, le second fils de France, ou à son défaut un autre de ses fils, devait être revêtu du titre de duc de Bretagne et posséder le duché en propre, à titre de souveraineté ; mais dans le traité de mariage entre le duc de Valois et Claude, la reine Anne sa mère avait spécifié que si sa fille avait un enfant mâle elle pourrait lui donner le duché de Bretagne, dérogeant par cet article à ce qu’il pourrait y avoir de contraire dans le traité de son mariage avec le roi. Il est certain que pour la tranquillité du royaume, et pour ses propres intérêts, il était à propos que la Bretagne n’eût plus de souverains particuliers. Aussi la reine Claude, dans son testament, donna-t-elle le titre de duc de Bretagne au dauphin, son fils aîné.

Le roi, qui n’était qu’usufruitier de la Bretagne depuis la mort de la reine, voulut, avant que le dauphin en prît possession, que le duché fût irrévocablement uni à la couronne. Il vint donc en Bretagne en 1532, et séjourna quelque temps à Châteaubriant, en attendant l’assemblée des états indiquée à Vannes. Il ne fut pas question dans cette assemblée de délibérer si le duché serait uni à la couronne de France. Les Bretons savaient bien que ce n’était pas dans le dessein de voir par la suite ce duché séparé de la France, et soumis à des souverains particuliers, que Charles VIII et Louis XII avaient recherché avec tant d’empressement et épousé successivement l’héritière de Bretagne. Ainsi, quoique la plupart des Bretons eussent un penchant naturel pour le rétablissement de leurs ducs, ils sentaient qu’ils étaient hors d’état de se le procurer en supposant aux volontés du roi. Ce prince, ayant trois fils, aurait pu, il est vrai, revêtir son second fils du titre de duc de Bretagne, ou le troisième à son défaut ; mais il ne crut pas que cette disposition fût avantageuse à l’État. La bonne politique demandait qu’une province liguée depuis plusieurs siècles avec les ennemis de la France, et révoltée sans cesse contre ses premiers souverains, fût enfin incorporée à la monarchie, pour être désormais hors d’état de lui nuire.

Après bien des résistances et des conditions posées, les états de Bretagne durent enregistrer l’incorporation de leur pays au royaume de France. Le dauphin se rendit alors à Rennes le 12 août, et le 14 il fut couronné duc de Bretagne, avec des cérémonies magnifiques. Ce prince étant mort quatre ans après, Henri son frère eut comme lui le titre de duc de Bretagne.

Depuis 1532, la Bretagne, unie indissolublement à la couronne de France, n’a eu ni ducs particuliers, ni même aucun des enfants de nos rois qui aient porté le titre de duc de Bretagne, excepté sur la fin du règne de Louis XIV, où les deux fils aînés du duc de Bourgogne portèrent successivement le titre de duc de Bretagne.

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