Chapitre X

Jean V de Montfort. – Il est victime d’un guet-apens que lui tend Olivier de Penthièvre. – Sa délivrance. – Crimes, procès et supplice de Gilles de Raiz.

(1401 – 1442)

Le testament de Jean IV confiait, disait-on, au duc de Bourgogne, son plus proche parent, la tutelle de ses enfants et lui adjoignait Clisson. La nouvelle en arriva au château de Josselin, où se trouvait en ce moment la comtesse de Penthièvre, Marguerite de Clisson. Elle gardait contre les Montfort la haine profonde que son père leur avait autrefois vouée ; l’ambition de Jeanne de Blois, sa belle-mère, revivait dans son âme. Cette passion se réveilla plus vivace que jamais lorsqu’elle sut le trépas du prince dont l’existence avait été si longtemps l’unique empêchement qui s’opposât à ce que son époux s’assît sur le trône ducal de Bretagne. Une pensée horrible germa dans le cœur de Marguerite : les enfants de Jean IV allaient être remis à la disposition de Clisson. Elle accourut à la chambre du connétable, qui reposait encore et pleurait la mort de son ancien ennemi. « Monseigneur mon père, lui dit-elle, ores ne tiendra-t-il plus qu’à vous si mon mari ne recouvre son héritage de Bretagne. Nous avons de si beaux enfants, monseigneur, je vous supplie que vous nous y aidiez. – Et par quel moyen se pourroit-il faire ? répliqua le vieux chevalier. – Ah ! reprit la dame, vous n’êtes pas sans savoir comment le feu duc, qui nous a fait tant de tort et de dommage, est trépassé ; et pourtant il vous a laissé le gouvernement de ses enfants avec le duc de Bourgogne. Par ce moyen, lesdits enfants vont se trouver entre vos mains avant que le duc de Bourgogne soit arrivé par deçà ; vous pouvez les faire mourir secrètement, et par – ainsy notre héritage sera recouvré. »

Clisson se crut un moment la proie de l’esprit du mal ; mais retrouvant bientôt sa raison, il s’écria : « Ah ! femme cruelle et perverse, si tu vis longuement, tu seras cause de détruire tes enfants d’honneur et de biens ! » Il saisit en même temps une pertuisane, dont il l’eût tuée sur-le-champ, si elle ne se fût sauvée ; ce qu’elle fit avec tant de précipitation qu’elle se rompit une jambe, dont elle demeura boiteuse tout le reste de sa vie. Mais ce malheur, loin de l’adoucir, servit d’excitation perpétuelle à sa vengeance ; et, comme l’avait prédit son père, elle entraîna ses enfants à leur perte à force d’attentats. Le testament de Jean IV ne fut pas retrouvé, et l’on se vit obligé de s’en rapporter à quelques codiciles.

Le duc d’Orléans s’avança jusqu’à Pontorson avec des troupes, en qualité de commissaire du roi, pour s’emparer de la personne du fils aîné du feu duc et de ses autres enfants, dont la garde noble appartenait au roi de France, comme seigneur direct de la Bretagne. Mais les Bretons ayant déclaré unanimement qu’ils voulaient garder leur jeune prince jusqu’à ce qu’il fût plus avancé en âge, le duc d’Orléans fut obligé de se retirer. Quant à Clisson, il n’eut aucune part au gouvernement de la Bretagne pendant la minorité de Jean V.

Quand le jeune duc eut atteint l’âge de douze ans, il fit son entrée solennelle dans la ville de Rennes (22 mars 1401), accompagné de sa mère, des prélats, des barons et d’un grand nombre de gentilshommes et de membres notables de l’Église et du tiers-état. À la porte de la ville il fit serment de protéger la foi catholique, de maintenir la noblesse dans la possession de toutes ses franchises et libertés, de rendre justice au peuple et de tâcher de rétablir ce que le temps avait détruit ou affaibli. Il se rendit ensuite à la cathédrale, où, suivant la coutume, il passa toute la nuit en prière devant le maître-autel de Saint-Pierre. Le lendemain, avant la grand’messe, il fut fait chevalier par Olivier de Clisson, et conféra ensuite de sa main la même dignité à ses deux frères, Arthur et Gilles. Puis il fut revêtu des habits ducaux ; on lui mit un cercle d’or sur la tête et l’épée nue à la main, qu’il tint pendant tout le saint sacrifice et à la procession qu’on fit par la ville.

Le comte de Derby, devenu Henri IV, roi d’Angleterre, avait autrefois vu la duchesse de Bretagne, et il avait conçu pour elle beaucoup d’estime. Il connaissait d’ailleurs l’autorité que les lois et le testament de Montfort lui donnaient sur ses enfants, et il savait qu’elle avait un beau douaire en Bretagne, dont le comté de Nantes faisait partie. Il se persuada donc que l’alliance de cette princesse pourrait lui être très-avantageuse, surtout dans le cas où la France eût voulu lui faire la guerre, comme il en était menacé. Enfin il s’imagina qu’en l’épousant il se rendrait maître des enfants qu’elle avait, et qu’il pourrait aisément disposer des ports de la Bretagne et de tous les Bretons. Dans cette vue, il fit proposer à la duchesse de l’épouser ; ce qu’elle accepta. Avant de partir pour l’Angleterre, la duchesse avait envoyé inviter le duc de Bourgogne à venir au plus tôt en Bretagne : c’était à lui, comme à l’oncle du jeune prince, que le roi avait confié son éducation. Le duc vint à Nantes prendre le gouvernement de l’État, et la garde de Jean V et de ses frères et sœurs. Il jura sur l’Évangile qu’il se comporterait dignement et fidèlement ; qu’il maintiendrait avec zèle les privilèges, droits, libertés et franchises de la Bretagne, et que, lorsqu’il en serait requis et que le temps de sa garde serait expiré, il remettrait aux Bretons leur duc et les deux princes ses frères.

Malgré l’opposition de quelques seigneurs, le duc de Bourgogne fut accepté comme tuteur de la Bretagne et de son jeune souverain, par un acte qui fut suivi d’un traité d’alliance et de confédération entre le duc de Bourgogne et ses deux fils d’une part, et la duchesse de Bretagne, le jeune Jean V et les princes ses frères de l’autre. Dès le même jour, le duc de Bourgogne, comme administrateur de la Bretagne, donna des gouvernements, confirma et déposa plusieurs gouverneurs de places. Ce prince, après avoir passé deux mois en Bretagne, partit de Nantes le 3 décembre 1402 pour retourner à Paris, et emmena avec lui les enfants du feu duc de Bretagne. Dans le même mois, la duchesse de Bretagne s’embarqua pour l’Angleterre.

Henri IV s’était flatté que son mariage avec la veuve de Montfort mettrait les Bretons dans son parti : il fut trompé dans ses espérances. La guerre s’étant allumée entre la France et l’Angleterre, une escadre de dix vaisseaux anglais fit une prise considérable en vue des côtes de Bretagne. Ce succès réveilla la haine de Clisson pour la nation anglaise. Il engagea les Bretons à s’armer contre eux et à mettre en mer une flotte pour les combattre. Cette flotte, composée de trente vaisseaux, ne tarda guère à rencontrer celle des Anglais. À cette vue l’ardeur des Bretons fut si grande, qu’ils voulurent sur-le-champ fondre sur les ennemis ; mais leurs chefs les retinrent et remirent le combat au lendemain. Ce combat fut très-opiniâtre de part et d’autre, et dura depuis trois heures du matin jusqu’à neuf heures ; enfin les Anglais furent vaincus. Les Bretons leur prirent quarante navires, tuèrent plus de cinq cents hommes et firent environ mille prisonniers.

Encouragés par ce succès et par les louanges qu’ils reçurent du duc de Bourgogne et de la cour de France, les vainqueurs ne tardèrent pas à faire un second armement. Ils se mirent en mer, pillèrent les îles de Jersey et de Guernesey, opérèrent ensuite une descente à Plymouth qu’ils brûlèrent, et revinrent chargés de butin. Mais les Anglais eurent leur revanche ; ils prirent sur les côtes de Bretagne quarante vaisseaux richement chargés et en incendièrent autant, firent des descentes et ravagèrent par le fer et le feu tout le pays environnant Saint-Mahé, Penmarc’h et Saint-Malo. Les habitants de la côte, s’étant assemblés en désordre, s’armèrent et chargèrent les Anglais ; mais ils furent entièrement défaits.

Cependant le jeune duc de Bretagne, étant entré dans sa quinzième année, fut déclaré majeur, et le duc de Bourgogne lui remit le gouvernement de son État. Jean V partit de Paris pour se rendre en Bretagne et se montrer à ses peuples qui l’attendaient avec impatience. Comme il n’était pas encore en état de gouverner par lui-même, le sire de Laval fut nommé premier ministre par le duc de Bourgogne. Gilles de Bretagne, son frère, demeura à la cour de France auprès du duc de Guienne, fils aîné du roi. Arthur fut envoyé en Angleterre, où, par le crédit de sa mère, il fut reçu à l’hommage du comté de Richemont ; il fut ensuite ramené en France et remis au duc de Bourgogne.

Avant de quitter Paris, Jean V apprit la mort du comte de Penthièvre, prince infortuné, qui, après avoir passé ses premières années dans la captivité, n’en sortit que pour se voir plongé dans les vicissitudes d’une vie agitée. Instrument des vastes projets de son beau-père, Olivier de Clisson, il eut presque toujours les armes à la main contre le duc de Bretagne, son souverain. L’ambition de Marguerite de Clisson, sa femme, qui avait troublé son existence, troubla aussi celle de ses enfants et ruina leur fortune. Ces enfants furent : Olivier, comte de Penthièvre ; Jean, seigneur de l’Aigle, puis comte de Penthièvre ; Charles, seigneur d’Avaugour, père de Nicole, héritière de ses deux oncles morts sans postérité ; Guillaume de Penthièvre, aïeul de Jean d’Albret, qui épousa l’héritière du royaume de Navarre ; Marguerite de Penthièvre, qui fut comtesse de la Marche, et Jeanne de Penthièvre, mariée à Jean Herpedanne, seigneur de Belleville.

La guerre entre la France et l’Angleterre prenait un caractère funeste. Forcé de se décider entre l’époux de sa mère et le père de sa femme, Jean V se déclara pour la France. Les Bretons firent un nouvel armement en 1405, pour se venger des ravages que les Anglais avaient faits sur leurs côtes l’année précédente. Deux mille chevaliers et écuyers s’embarquèrent à Saint-Malo, sous le commandement des sires de Châteaubriant, de La Jaille et Guillaume du Chastel. Une partie de la flotte ayant fait une descente au port d’Yarmouth, les Bretons furent reçus par six mille Anglais, dont ils tuèrent d’abord près de quinze cents ; mais ensuite, accablés par le nombre, ils furent tous massacrés ou pris : le brave Guillaume du Chastel y perdit la vie, ayant toujours refusé de se rendre. Après ce terrible échec, le reste de la flotte bretonne rentra dans le port.

Tanneguy du Chastel voulut venger la mort de son frère et la défaite de ses compatriotes. Ayant armé une nouvelle flotte avec le secours de ses amis, qui le suivirent au nombre de quatre cents gentilshommes, il surprit le port d’Yarmouth, brûla la ville, courut pendant deux mois toute la côte, incendiant et saccageant tout, et revint chargé d’un grand butin.

Peu de temps après, une flotte anglaise, sous la conduite du comte de Beaumont, s’approcha des côtes de Bretagne dans le dessein de brûler des vaisseaux français qui étaient à l’ancre dans la rade de Brest. Une partie des Anglais fit une descente et se mit à ravager le pays. Le duc Jean, informé de leur arrivée, se mit sur-le-champ à la tête de deux mille deux cents hommes pour aller les combattre, et détacha en même temps le maréchal de Rieux avec sept cents cavaliers, pour observer la contenance des ennemis. Il trouva les paysans de la côte armés d’arbalètes, de faux, de fléaux et de fourches, s’efforçant de s’opposer au débarquement du reste des troupes ennemies. Le maréchal de Rieux fit aussitôt mettre pied à terre à ses gens d’armes, et se joignit aux paysans pour les soutenir. Le duc arriva bientôt après avec son armée. Alors les Anglais furent saisis d’épouvante ; ils s’enfuirent vers leurs vaisseaux, et leur chef demeura presque seul. Tanneguy du Chastel le tua de sa main ; les autres Anglais qui étaient restés à terre demandèrent quartier. Tel fut le succès des premières armes du jeune duc (1405).

Deux ans après ces événements, Olivier de Clisson mourut, brouillé avec Jean V comme il l’avait été avec Jean IV. On l’avait ajourné depuis peu à la barre de Ploërmel, comme coupable de divers crimes, parmi lesquels figurait celui de sorcellerie : n’ayant point comparu, il avait été condamné à la prison par défaut, et ses terres devaient être saisies. Le duc, pour faire exécuter l’arrêt, assembla des gens de guerre dans le dessein d’aller assiéger Clisson dans son château de Josselin, où il était alors tenu au lit par la maladie dont il mourut. Clisson, afin de détourner l’orage, envoya offrir cent mille francs au duc, qui les accepta, voulant laisser mourir en paix un homme qui toute sa vie n’avait respiré que la guerre. Au moment d’expirer, Clisson chargea son compagnon d’armes, Robert de Beaumanoir, de remettre à Charles VI l’épée de connétable qu’il avait conservée. La Bretagne jouissait alors d’autant de paix et de prospérité qu’il était donné aux peuples d’en espérer à cette époque ; mais cet heureux état de choses ne dura pas longtemps.

La comtesse de Penthièvre, fille de Clisson, plus passionnée encore et plus animée de l’esprit de rébellion que son père, excita de nouveaux troubles dans la Bretagne par des entreprises séditieuses. Pour la faire rentrer en elle-même, les états assemblés lui députèrent le vicomte de Rohan, son beau-frère, et trois autres seigneurs, qui obtinrent enfin d’elle que son fils aîné Olivier viendrait trouver le duc à Ploërmel pour ménager un accommodement. Le projet fut dressé, agréé même par le comte et envoyé à la comtesse ; mais elle le rejeta avec hauteur. Le duc, voyant que rien ne pouvait faire plier cet esprit indomptable, convoqua l’arrière-ban de la noblesse, et entreprit de la réduire par la force des armes. La guerre civile recommença donc, et le sang coula de nouveau. Affligé des maux qu’elle causait et voulant se prémunir contre le résultat des funestes divisions qui allaient encore désoler la France, Jean V renouvela son alliance avec l’Angleterre, et rendit hommage à Henri IV pour le comté de Richemont, que ce monarque lui restitua. La fille de Charles VI, duchesse de Bretagne, dit alors à Jean V, son mari : « N’ai-je pas sujet de me dire malheureuse ? – Et comment cela, dame ? N’avez-vous pas de brillants joyaux, les plus beaux palefrois du monde et des bliauds (robes) brodés d’or et d’argent, plus que reine ou impératrice ? – Ah ! je donnerais tous ces atours pour que vous ne vous fussiez point abaissé à vous faire vassal d’un envahisseur. – Parlez mieux, dame ; ce roi est le mari de ma mère. – Et le roi de France n’est-il pas mon père ? Je hais plus que mort ces infâmes Anglois. – Taisez-vous ! aux femmes n’appartient que de se mêler de leurs affiquets. Les États ne se gouvernent point par haine ou infatuation subite. Il y a raison à tout – Y en a-t-il aussi à la trahison ? » À ce mot imprudent, Jean V s’oublia et frappa la fille de Charles VI. Le duc de Bourgogne, qui dominait alors dans le conseil du roi, irrité de la conduite de Jean à l’égard de la fille de son souverain, déclara qu’il voulait aller lui-même en Bretagne à la tête d’une armée pour venger cet attentat, et faire rendre justice en même temps à la comtesse de Penthièvre.

Le duc de Bretagne, à la vue de l’orage dont il était menacé, envoya une ambassade à la reine de France, Isabelle de Bavière, pour lui offrir de se soumettre au jugement du roi et de son conseil d’État. « La grande pensée de Jean V, dit un auteur moderne, celle qui domina sur l’ensemble de sa vie, sur les déterminations que les événements le forcèrent de prendre, fut une forte résolution de maintenir en paix les peuples de la Bretagne. Seule, en effet, parmi toutes les provinces qui reconnaissaient la suzeraineté du roi de France, cette contrée fut exempte de querelles intestines, d’invasions, de dévastations, lorsque le feu des discordes civiles se propageait jusqu’à ses frontières, lorsqu’une irruption d’étrangers mettait l’État au bord de l’abîme, lorsque l’Angleterre enfin rangeait la France au nombre de ses conquêtes. » Si les historiens contemporains, presque tous Français, ont sacrifié ce prince tantôt à la faction de Bourgogne, tantôt à celle d’Orléans, sa conduite mesurée lui a valu l’amour et la vénération des Bretons, qui l’appelèrent Jean le Bon.

Gilles de Bretagne, frère de Jean V, mourut en 1412 à Cosne-sur-Loire ; ce jeune prince, dont on admirait la sagesse et dont on avait conçu de grandes espérances, était très-aimé du dauphin. Son corps fut porté à Nantes et inhumé dans l’église cathédrale, auprès de celui de Jean IV, son père.

La France était toujours en guerre avec l’Angleterre ; les Anglais firent une descente en Normandie (1415) et prirent Harfleur. Charles VI, qui jouissait alors de sa raison, se rendit à Rouen à la tête de quatorze mille hommes d’armes et de tout ce qu’il y avait de plus illustre dans le royaume, et manda le comte de Richemont, qui alors assiégeait Parthenay. Le dauphin le fit son lieutenant et lui donna son enseigne avec tous les gens de guerre de sa maison. Les Anglais, manquant de vivres et se voyant très-inférieurs en nombre à l’armée française, se retirèrent du côté de Calais ; mais le chemin leur ayant été coupé, ils jugèrent à propos d’envoyer faire des propositions au roi de France. Elles furent rejetées, et l’on en vint aux mains le 25 octobre 1415, près d’Azincourt. Les Français furent taillés en pièces, et leurs chefs tués ou faits prisonniers. Le comte de Richemont, frère de Jean V, fut trouvé sur le champ de bataille si blessé et si défiguré, qu’on eut de la peine à le reconnaître. La Bretagne perdit dans cette désastreuse journée cinq à six cents chevaliers ou écuyers ; Édouard de Rohan, Olivier de la Feillée, Jean Giffard et Du Buisson, chevaliers bretons, furent faits prisonniers.

Ce fut un grand malheur pour la France, que le combat ne fut pas différé d’un jour, ou plutôt que les Français dédaignèrent d’attendre le duc de Bretagne, qui, à la tête de dix mille hommes d’armes, sans compter les archers, était arrivé à Rouen et en était déjà parti dans le dessein de joindre l’armée royale (26 octobre). Charles VI, bon appréciateur du zèle de Jean V, lui en témoigna sa reconnaissance en lui cédant tous les droits qu’il pouvait prétendre sur la ville de Saint-Malo, en vertu de la donation du pape Clément VII.

Le duc de Bretagne ayant consenti à ce que plusieurs de ses chevaliers se missent au service de la France sous le commandement de Tanneguy du Chastel, pour la garde de la personne du roi et de celle du dauphin, et pour la sûreté de la ville de Paris, ce prince devint alors très-puissant à la cour. Toute la politique, toutes les démarches du duc de Bretagne eurent dès ce moment pour but de préserver la famille royale des entreprises de Jean Sans-Peur, duc de Bourgogne, et de l’engager à éloigner ses troupes de Paris. Mais bientôt dégoûté de se donner des peines inutiles, Jean V prit le parti de retourner dans son duché, où du moins on lui savait gré de la concorde et du calme qu’il maintenait au milieu de tant d’orages. Pendant son absence les malheurs de la France augmentèrent, et les factions des princes causèrent d’affreux désordres. Les Bourguignons entrèrent dans Paris, s’emparèrent de la personne du roi et ordonnèrent le massacre de tous les partisans de la maison d’Armagnac ; carnage horrible, d’où le jeune dauphin, depuis Charles VII, fut sauvé par le courage et l’activité du Breton Tanneguy du Chastel.

Tandis que les scènes de désolation se multipliaient en France, et que les princes et les seigneurs divisés enveloppaient d’un réseau de désastres les villes, les communes et les campagnes, Jean V gouvernait en paix son duché et jouissait de la prospérité de ses États. Il ouvrit ses villes aux habitants des contrées voisines qui cherchaient un refuge contre les calamités de la guerre civile. Les Normands surtout s’établirent en grand nombre dans la Bretagne ; trente mille familles, chassées par les Anglais, pillées et poursuivies de nouveau par les Français, y trouvèrent un asile. Libéralement accueillies, elles y portèrent leur industrie ; elles formèrent des colonies dans les villes et les campagnes et y propagèrent les arts que l’on cultivait en Normandie.

Mais un malheur terrible menaçait le duc de Bretagne, et vint le frapper dans sa personne, au milieu des peuples qui l’aimaient et au cœur même de ses États.

Le dauphin, mécontent du duc de Bretagne, avait donné aux Penthièvres des lettres scellées de son sceau, par lesquelles il leur promettait de les soutenir au cas où ils pourraient réussir à se rendre maîtres de la personne du duc, comme ils l’avaient projeté entre eux. Pour exécuter ce dessein, le comte de Penthièvre et Marguerite de Clisson sa mère envoyèrent au duc, qui était alors à Vannes, Pierre de Beloi, leur conseiller, pour le supplier de leur part de vouloir bien leur faire l’honneur de s’unir à eux par une alliance étroite, et de signer un nouveau traité par lequel ils s’engageraient à le servir, honorer et aimer comme leur prince et seigneur, envers et contre tous ceux qui pourraient vivre et mourir ; et lui, de son côté, promettrait de leur témoigner en toute occasion qu’il était leur bon seigneur et vrai ami. Jean, persuadé de leur sincérité, y consentit. Il ajouta qu’il allait à Nantes, que la comtesse de Penthièvre et ses enfants pourraient y venir, et qu’il leur accorderait ce qu’ils souhaitaient.

À peine le duc se fut-il rendu en cette ville, qu’Olivier de Penthièvre y arriva accompagné de trente cavaliers. Jean le reçut bien, et l’admit à sa table. Le comte lui rendit un repas, et pria instamment le duc, de la part de sa mère et de ses frères, de les venir voir dans leur château de Champtoceaux, où il serait traité avec honneur et où il trouverait toutes sortes d’amusements et de plaisirs. Jean était jeune, sincère et confiant ; il accepta la proposition, malgré son conseil, qui lui représenta qu’il était toujours imprudent de se fier à des ennemis réconciliés. Il partit avec son frère Richard, après avoir envoyé devant lui ses maîtres d’hôtel, plusieurs de ses chambellans et d’autres officiers, avec sa vaisselle d’or et d’argent. Lorsqu’il fut au Loroux-Botereaux, à deux lieues de Champtoceaux, Olivier, qui était parti devant afin de préparer tout, revint prendre Jean, pour avoir l’honneur, disait-il, de l’accompagner jusqu’au château. Avant d’y arriver il fallait passer par le pont de la Tuberde, jeté sur la petite rivière de Divette. Comme ce pont de bois était petit, étroit et en mauvais état, on mit pied à terre. Quand le duc et son frère furent passés, quelques hommes de la suite du comte jetèrent, comme par badinage, les planches du pont dans la rivière. Jean crut que c’était un jeu, et en rit comme les autres. Mais il vit sortir tout à coup du bois voisin Charles de Penthièvre, frère d’Olivier, avec quarante lances et quelques hommes de pied. Le duc étonné dit au comte : « Saint Yves ! Quels gens sont ceux-ci, beau cousin ? – Ce sont mes gens, » reprit Olivier, et en même temps il mit la main sur le duc de Bretagne. « Nous te tenons enfin ! s’écria-t-il ; et avant de nous échapper, tu nous auras rendu notre héritage ! » Charles de Penthièvre s’empara en même temps de Richard. Les hommes du duc ayant voulu se mettre en défense, ceux du comte, qui étaient les plus forts, les maltraitèrent et en blessèrent plusieurs.

Jean fut mené à Paluau avec son frère Richard et Bertrand de Dinan, maréchal de Bretagne, qui était de sa suite ; les autres furent envoyés prisonniers en différents endroits. Pendant la marche, de peur que le duc ne s’évadât, le comte lui fit attacher la jambe droite à la bride et à l’étrier de son cheval, qu’on menait par un licou : à côté de lui étaient deux cavaliers, armés l’un et l’autre d’une épée, et chargés de le tuer s’il tentait de s’échapper. Vers le milieu de la nuit, le comte arriva avec ses prisonniers près d’une maison où il entra pour manger, laissant le duc dehors, exposé assez longtemps au vent, à la pluie et au froid : on était au mois de février. Enfin on lui fit mettre pied à terre, et on lui donna quelques aliments ; puis on le remit à cheval, et l’on marcha tout le reste de la nuit. Le maréchal de Bretagne fut envoyé aux Essarts, et on ne laissa personne auprès du duc que son frère Richard. Ils arrivèrent au point du jour à Paluau, où ils furent retenus cinq à six jours. De Paluau on les conduisit à Champtoceaux, où on les enferma dans une tour du château.

Dès le soir, Marguerite de Clisson, mère du comte, et sa femme vinrent voir le duc, qui, s’adressant à la mère, la pria humblement de ne point attenter à sa vie ni à celle de son frère. « Noble dame, lui dit-il, ne sommes-nous point en danger de mort ? n’avons-nous donc plus d’espoir ? – En danger de mort ? reprit la fille de Clisson ; par sainte Marie, je ne m’en soucie. Et quand elle adviendrait, n’avez-vous point tollu (enlevé) l’héritage de mes enfants ? À tel crime convient le gibet, trop bien le sçavez. – Ah ! chère dame, reprit le duc, s’il y a chose à réparer ou amender, n’avons-nous pas toujours été prêts à le faire ? jamais l’avons-nous refusé ? Ne mettez point en oubli que nous sommes vos bons pauvres parents, nés de germains. »

On apprit en Bretagne avec une surprise extrême l’attentat des Penthièvres et la détention du duc. La duchesse sa femme convoqua aussitôt les états. En attendant qu’ils fussent assemblés, il fut réglé dans le conseil que la noblesse prendrait les armes, sous le commandement de plusieurs barons. Ces seigneurs jurèrent qu’ils emploieraient leurs corps et leurs biens, et verseraient jusqu’à la dernière goutte de leur sang, pour venger leur souverain et lui procurer la liberté. Les états étant assemblés, la duchesse leur exposa avec éloquence la noire perfidie du comte de Penthièvre, qui, abusant de la confiance du duc, l’avait trahi sous une fausse apparence d’amitié. Elle les conjura de vouloir bien la seconder dans la vengeance qu’elle voulait tirer d’une action si odieuse, et de faire tous leurs efforts pour procurer la liberté à leur prince. En même temps, fondant en larmes, elle montra aux prélats et aux barons ses deux fils François et Pierre, encore enfants. Ce spectacle touchant, joint au discours et aux pleurs de la duchesse, émut toute l’assemblée. La délibération du conseil y fut unanimement approuvée, et tous les membres des états firent serment de ne rien négliger pour la délivrance de leur souverain.

Les soins et l’activité de la duchesse furent enfin couronnés de succès. Cinquante mille volontaires se présentèrent à la revue que passa Raoul de Coetquen, maréchal de Bretagne, le 22 juin 1420, quatre mois après l’enlèvement de Jean V. Avec ces troupes on alla assiéger Lamballe, qui était regardé comme le centre de la domination des Penthièvres en Bretagne. En peu de jours cette place fut emportée ; Guingamp, Jugon, la Roche-Derrien, Châteaulin-sur-Trieu éprouvèrent le même sort, et le château de Broon fut pris d’assaut et démoli.

Olivier de Penthièvre, en apprenant les rapides progrès de l’armée de vengeance, supposa que la nouvelle de la mort de Jean suffirait pour la dissoudre. Le crime en lui-même lui eût peu coûté ; mais il était de sa politique de réserver ce dernier coup pour une circonstance décisive ; en conséquence il usa de stratagème. Il choisit un valet de la taille à peu près du duc Jean, lui fit mettre les habits de ce prince, lui couvrit les yeux d’un bandeau, et commanda de l’entraîner vers la rivière, en feignant d’user de violence. Le valet, le long de la route, fidèle à son rôle de victime, poussait des cris étouffés et semblait résister aux soldats qui l’entraînaient : ceux-ci disaient tout haut au peuple qu’ils allaient noyer le duc Jean par ordre du comte Olivier. Ils dirent ensuite, après l’avoir caché, que le cadavre du duc avait été retrouvé dans les filets d’un pêcheur, du côté de Nantes. Mais cette supercherie n’eut aucun succès ; et le peuple et l’armée, loin de perdre courage, n’en poursuivirent leurs avantages qu’avec plus d’ardeur.

Le comte de Penthièvre et Jean son frère, ayant appris ce qui se passait, entrèrent d’un air furieux, armés d’une dague et d’une épée, dans la chambre du duc, qui était toujours à Champtoceaux. Sans le saluer, ils lui annoncèrent d’abord qu’ils avaient à lui parler. Le comte lui dit qu’il avait appris que ses sujets avaient assiégé Lamballe ; mais qu’il jurait que si le siège n’était levé au plus tôt, il le ferait mourir. Il prononça en même temps les serments les plus horribles. Jean de Penthièvre ajouta qu’il lui ferait couper la tête et la mettrait sur la plus haute tour du château. Tous les deux, en parlant ainsi, menaçaient du poing le malheureux duc, que toute son énergie avait abandonné depuis sa captivité. Il leur répondit avec douceur qu’il ne pouvait pas empêcher ce que ses sujets entreprenaient pour sa délivrance, et qu’il ne leur avait donné aucun ordre pour assiéger Lamballe. Le lendemain les deux Penthièvres vinrent encore trouver le duc pour lui dire qu’on le ferait mourir, lui, son frère et tous les seigneurs qui étaient arrêtés, s’il ne donnait au plus tôt ses ordres pour faire lever le siège de Lamballe ; qu’il pouvait en charger le chevalier Jean de Kermellec, prisonnier comme lui dans ce château, et joindre aux lettres qu’il écrirait quelque marque pour sa femme, afin qu’elle ajoutât plus de foi à ce qu’il lui ferait dire ; lui répétant avec des serments exécrables, en présence de Kermellec, que c’était fait de sa vie si le siège n’était levé.

Mais les événements s’étaient accumulés. Olivier apprit bientôt la chute de ses principales forteresses ; il menaça alors le duc de le faire hacher par morceaux, si l’on continuait d’assiéger et de prendre ses places. Il se hâta d’enlever ses prisonniers, et de les conduire dans ses châteaux du Poitou ; il les promena ainsi de Voudoynes à Nouailly près La Rochelle, de Nouailly à Thors, puis à Saint-Jean-d’Angely, au Couldray-Salbart, à Bressières, et les ramena au château de Clisson. Il espérait dérober à leurs défenseurs le secret de leur résidence ; et dans ces voyages forcés il traitait ces malheureux princes avec une cruauté sans exemple. Un carcan passé à leur cou soutenait une chaîne qui liait leurs bras et leurs jambes.

Le siège de Champtoceaux ne tarda pas à commencer : cette forteresse, assise sur une roche escarpée, avait passé jusque-là pour imprenable. Les chefs de l’armée bretonne, en apprenant que Jean V en avait été enlevé, songèrent d’abord à tourner la place et à poursuivre Olivier de repaire en repaire ; mais ils réfléchirent que Marguerite de Clisson et l’un de ses fils s’y étaient renfermés, et qu’en les prenant ils se donneraient un moyen d’échange. On résolut donc de ne pas quitter la place qu’on ne l’eût emportée. La vieille comtesse Marguerite de Clisson se signala également par son courage et par sa cruauté. Elle fit mettre les chevaliers Pierre Éder et Jean de Kermellec, ses prisonniers, dans la tour la plus exposée aux batteries, afin de les y faire périr par la main même de ceux qui venaient pour les délivrer. Si le duc eût été dans le château, il est à croire qu’elle en eût usé de la même manière à son égard. Par une faveur du Ciel, les deux chevaliers ne périrent point, ils ne furent pas même blessés.

Le comte de Penthièvre envoya au secours de la place son frère Jean, à la tête d’une armée assez nombreuse, presque toute composée de Français. Ce général attaqua les barrières du camp les plus éloignées ; mais il fut repoussé vigoureusement par les Bretons, et perdit beaucoup de monde à cette attaque. Les assiégés, se voyant sans aucune espérance de secours entre les murailles du château déjà fort ébranlées, commencèrent à craindre d’être forcés. La comtesse, jugeant que, si cela arrivait, on ne ferait grâce à personne, prit la résolution de capituler avec les seigneurs, dont la plupart étaient ses parents. Les conditions du traité furent qu’elle rendrait la place et le duc, et qu’elle ferait réparation à ce prince de la manière qu’ils le régleraient ; qu’elle pourrait sortir du château avec sa famille, ses domestiques et la garnison, et se retirer où elle voudrait. En attendant l’exécution du traité, on lui accorda une suspension d’armes, afin qu’elle pût l’envoyer au comte son fils. Elle le fit, et le conjura en même temps, s’il voulait lui conserver la vie, d’approuver le traité et de l’exécuter en rendant le duc de Bretagne. Le comte, humilié par ses revers et déchu de ses rêves orgueilleux, consentit aux articles de la capitulation. Le parti de Jean V devenait chaque jour plus puissant ; on était d’ailleurs informé qu’un grand renfort de Gascons était en marche pour venir le délivrer. Il le remit donc entre les mains de son frère, Jean de Penthièvre ; celui-ci, après s’être fait donner un sauf-conduit par son prisonnier même, le mena au camp des assiégeants et le rendit aux barons, qui le reçurent avec une joie extrême. Alors la comtesse, ses enfants, ses domestiques et la garnison sortirent du château, qui fut rasé sur-le-champ par ordre du duc de Bretagne. Jean V s’en alla ensuite à Nantes, où par toutes sortes de bienfaits il chercha à reconnaître la fidélité des seigneurs qui l’avaient si bien servi. Les terres de la maison de Penthièvre, ayant dans la suite été confisquées, fournirent à ce prince de quoi faire d’autres libéralités encore plus considérables. Il fut question ensuite de la réparation de l’attentat commis par les Penthièvre. La bonté naturelle du duc et les sollicitations de leurs parents et de leurs amis firent qu’on se contenta d’exiger qu’Olivier, comte de Penthièvre, et son frère Charles, qui étaient les plus coupables, parce que c’étaient eux qui avaient abusé de la confiance du duc et l’avaient arrêté, comparussent devant l’assemblée des états à Vannes, pour y dire publiquement à Jean V, en présence des prélats, des barons, des seigneurs et de tous les députés du tiers-état : Notre très-redouté et souverain seigneur, par mauvais conseil et par jeunesse, nous vous avons pris, mis les mains en vous et en monseigneur Richard, votre frère, et longuement détenus, contre vos volontés, follement et mal conseillés, dont nous déplaist et sommes repentants, et vous en crions mercy, en vous suppliant qu’il vous plaise de nous pardonner et nous impartir (accorder) vostre grâce et miséricorde. » Marguerite de Clisson et ses deux autres fils, Jean et Guillaume, devaient également se présenter, mais seulement par procureur, et dire : Nous avons aucunement porté et soutenu la prise et détention de votre personne et de monseigneur votre frère, de quoi nous déplaist et sommes repentants. Mais autant que nous l’avons fait, nous vous supplions que vous plaise de nous pardonner et nous impartir votre grâce et miséricorde, et vous en crions mercy. »

Il était difficile de montrer plus d’indulgence ; et la moindre soumission eût engagé Jean V à se désister de ce que la démarche en elle – même entraînait de déshonneur sur la maison de Penthièvre. Olivier souscrivit au traité qui en fut dressé ; mais Marguerite de Clisson, qui jamais n’avait rien pardonné, ne pouvait se persuader qu’il existât quelque magnanimité dans un autre cœur. Son crime lui semblait si énorme, qu’elle ne songeait qu’à recevoir la mort, comme elle l’eût infligée avec tant de satisfaction. Aucun des Penthièvre ne se présenta, et le malheureux Guillaume, le moins coupable des quatre frères, garant d’une parole qui ne fut pas tenue par sa famille, languit pendant vingt-cinq ans dans les prisons de Nantes, de Vannes, de Brest et d’Auray, et versa tant de larmes parmi ses longs ennuis, qu’il en perdit la vue.

Aucun des Penthièvre n’ayant comparu dans les délais accordés par les états, le parlement s’assembla une seconde fois, les déclara, eux et leur mère, atteints et convaincus de félonie, de trahison et de lèse-majesté, déchus de fief et de foi, les condamna à la peine capitale, à la privation perpétuelle des noms et armes de Bretagne, comme infâmes et déloyaux, confisqua leurs héritages et leurs biens meubles, et intima l’ordre à tous les sujets du duc de les appréhender au corps, si le cas y échéait. On abattit et l’on rasa les fortifications de Lamballe, de Guingamp, de la Roche-Derrien, de Jugon, de Châtelaudren, de Broon, d’Avaugour, et d’un grand nombre d’autres places qui leur avaient appartenu. Une armée, qui fut envoyée en Poitou pour s’emparer de leurs châteaux, prit ceux de Sainte-Hermine, de Paluau, du Coudray, des Essarts, etc., dont le duc de Bretagne fit des présents à ses amis. Les terres immenses de la maison de Penthièvre, tombée pour ne plus se relever, servirent à récompenser les seigneurs qui avaient combattu pour Jean V.

On n’en voulait pas moins à la personne qu’aux biens d’Olivier de Penthièvre, l’aîné et le plus méchant des trois frères ; aussi envoya-t-on partout des espions pour découvrir le lieu de sa retraite. Mais les Penthièvre, qui avaient aussi leurs émissaires dans la Bretagne, méditaient un projet plus noir encore que celui qu’ils avaient eu l’audace d’entreprendre. Ayant su que le duc devait se rendre à un jour fixé à l’abbaye de Beauport, Jean de Penthièvre résolut de l’y faire périr. Il assembla en Poitou, où sa mère et ses frères s’étaient retirés, environ quarante gentilshommes, vêtus de robes longues, armés, par-dessous ce vêtement, de cuirasses, d’épées et de poignards. Par bonheur pour Jean V, il ne vint point à Beauport, et les conjurés manquèrent leur coup. Ce complot fut dans la suite découvert, par la déposition de quelques-uns des complices qui furent pris.

Les seigneurs confédérés poursuivirent avec acharnement Olivier de Penthièvre. Abandonné de tous ses amis, ne se croyant nulle part en sûreté, il se retira successivement à Limoges, puis à Lyon, à Genève et à Bâle. Au moment d’atteindre sa terre d’Avesnes en Flandre, il fut fait prisonnier par le marquis de Bade, qui allait le livrer aux Bretons pour vingt-cinq mille écus d’or, lorsque, séduit par les trente mille que le duc de Bourgogne et le roi d’Angleterre lui offraient pour son rachat, il sauva, sans le vouloir, la vie au malheureux Olivier. Olivier recouvra donc la liberté, et s’enferma dans sa ville d’Avesnes, dont il n’osa plus sortir. Des chevaliers d’un grand nom, envoyés par les confédérés pour se saisir de sa personne et le ramener en Bretagne, employèrent sans succès divers stratagèmes.

Remonté sur le trône, Jean V s’occupait infatigablement de régler dans ses États l’exercice de la justice, d’en corriger les abus et de maintenir l’ordre parmi ses sujets, en publiant des constitutions coutumières et des ordonnances administratives. Le commerce et ses usages attirèrent spécialement l’attention du conseil que présidait le duc. On se plaignait de la diversité des poids et des mesures ; il ordonna qu’on ne se servirait désormais en Bretagne que d’une seule aune pour les draps et les toiles, d’une seule mesure de capacité pour les grains, d’un seul poids pour tous les objets livrés à la balance.

Il déclara que désormais les faux témoins auraient une oreille coupée, que leurs biens meubles seraient confisqués et leurs personnes vouées à l’infamie. Il rendit enfin des ordonnances ayant pour but d’abréger les procès et de mettre des limites à l’avidité des hommes de loi.

Le roi d’Angleterre, en refusant au duc de Bretagne la liberté de son frère, Arthur, comte de Richemont, fait prisonnier à la bataille d’Azincourt, qu’il lui avait demandée plusieurs fois, avait confié Arthur au comte de Suffolk, qui commandait ses armées en Normandie, et n’en avait exigé que sa parole de ne pas quitter le général anglais. Les principaux barons de Jean allèrent le voir à Pontorson, et lui proposèrent de l’enlever les armes à la main. Arthur leur répondit qu’il avait engagé sa parole, et qu’il aimerait mieux mourir que d’y manquer. Le roi d’Angleterre lui sut gré de cette générosité, et la belle conduite d’Arthur lui fit penser à contracter alliance avec son frère, le duc de Bretagne. Jean V, qui venait d’avoir la certitude que le dauphin, quoique son allié, avait trempé dans l’infâme complot des Penthièvre contre sa vie, n’hésita pas longtemps à se rendre aux instances de l’envoyé anglais. Henri V, roi d’Angleterre et un moment de France, ayant suivi de près au tombeau l’infortuné Charles VI, Arthur se déclara dégagé de sa parole et revint en Bretagne. Peu de temps après, il épousa à Amiens Marguerite de Bourgogne, veuve du duc de Guyenne, fils de France.

Cependant Charles VII, dans le dessein de détacher le duc de Bretagne du parti des Anglais, lui envoya plusieurs ambassades. Les états assemblés résolurent que le comte de Richemont se rendrait à la cour du roi de France pour travailler à un traité de paix avec le duc de Bourgogne, qui soutenait toujours le parti du roi d’Angleterre, quoique faiblement. Le comte partit, et arriva à Angers, où le monarque français l’attendait. Ce prince commença par lui offrir la charge de connétable, qui était vacante. Le comte, sensible à l’honneur qu’on lui faisait, répondit qu’il ne pouvait l’accepter sans avoir auparavant consulté le duc son frère et le duc de Bourgogne. Sans différer, il alla trouver ce dernier. Las de l’alliance des Anglais, ce prince ne cherchait que des prétextes honnêtes pour rompre de funestes engagements, que le juste ressentiment du meurtre de son père lui avait fait contracter. Mais, pour préliminaire, il exigeait que ceux qui avaient conseillé ce meurtre fussent chassés de la cour du roi. Jean V demandait la même chose, parce que ces mêmes personnes, à ce qu’il croyait, avaient conseillé la trahison des Penthièvre ; ces reproches regardaient surtout Tanneguy du Chastel et le président de Provence. Le premier, quoique se disant innocent quant à la prise du duc de Bretagne et à la mort de Jean Sans-Peur, consentit à se retirer ; mais le président, qui voulait gouverner le roi et le royaume, rejeta cette condition ; en sorte que la négociation fut inutile, et que le comte de Richemont s’en retourna sans avoir pu rien conclure.

Il se rendit à Chinon, où était le roi. Ce prince lui donna alors l’épée de connétable, après lui avoir promis avec serment de chasser du royaume tous ceux qui avaient trempé dans le meurtre de Jean Sans-Peur et ceux qui avaient conseillé la prise du duc son frère. Le connétable partit ensuite pour la Bretagne, dans le dessein d’y lever des troupes et de revenir bientôt pour faire tête aux Anglais qui ravageaient la France. Cependant Charles VII, ne pouvant se résoudre à exécuter ce qu’il avait promis à Richemont, appréhendait fort son retour ; il se vit enfin dans la nécessité de tenir sa parole. Tanneguy du Chastel se comporta en homme qui n’a rien à se reprocher, sacrifiant ses intérêts au bien de la France. Il fit plus : avant de se retirer il aida à chasser tous les autres. Quant au président de Provence, il alla se renfermer dans Avignon (1425).

Le duc de Bretagne, peu de temps après, se rendit à Saumur, où Charles VII lui avait donné rendez-vous. Le roi de France accueillit avec beaucoup d’amitié Jean V, et lui dit qu’il voulait à l’avenir se conduire par ses conseils et se confier entièrement à lui. Jean, parlant au monarque avec franchise, lui conseilla de traiter au plus tôt avec le duc de Bourgogne et de se réconcilier avec lui de bonne foi ; il l’engagea aussi à faire des offres raisonnables aux Anglais ; puis il retourna en Bretagne pour lever des troupes.

Charles VII, qui se laissait toujours maîtriser par ses favoris, était alors gouverné par le sire de Giac, homme chargé de plusieurs crimes, entre autres de l’empoisonnement de sa première femme. Le connétable, s’étant aperçu que Giac, pour conserver son crédit, détournait le roi de faire la paix avec le duc de Bourgogne et abusait entièrement de sa faveur, résolut de l’arrêter et de le faire mourir. La cour était alors à Issoudun. Richemont alla un jour, de grand matin, à la maison de Giac, fit enfoncer la porte de sa chambre, le fit enlever et conduire à Dun-le-Roi, terre qui appartenait à Mme de Guyenne, son épouse. Le bailli de cette ville, sans perdre de temps, instruisit, par ordre du connétable, le procès de Giac, qui confessa plusieurs crimes énormes dont il était coupable. Il fut condamné à mort et exécuté, quoiqu’il eût fait offrir au connétable la somme de cent mille écus, avec sa femme, ses enfants et ses places en otage, promettant de n’approcher jamais de la personne du roi de plus de vingt lieues. Charles VII trouva l’action de Richemont très-hardie ; mais, ayant été informé des crimes que Giac avait lui-même avoués, il approuva ce qui avait été fait. Comme il ne pouvait se passer de favoris, Le Camus de Beaulieu prit la place de Giac, et ne se comporta pas mieux. Il fut assassiné à Poitiers, la même année, sous les yeux du roi. Ce prince en fit d’abord beaucoup de bruit ; mais comme il avait oublié Giac, il oublia bientôt Le Camus.

Richemont substitua à ces deux favoris La Trémoille, qui avait épousé la veuve du duc de Berri, et qu’il croyait être dans ses intérêts. Lorsque le connétable parla au roi de ce seigneur pour lui conseiller de lui donner sa confiance, ce prince lui répondit : « Beau cousin, souvenez-vous que vous me l’avez baillé. Je me doute qu’avant peu vous vous en repentirez, car je le connais mieux que vous. » Richemont s’en repentit en effet, et il n’eut point de plus grand ennemi.

Cependant Jean V faisait vivement la guerre contre les Anglais, du côté de la basse Normandie. Il assiégea Saint-James-de-Beuvron ; mais le succès ne répondit pas à ses espérances. Le connétable et son frère le comte d’Étampes furent obligés de se retirer, après avoir perdu sept à huit cents hommes. Pour s’opposer aux courses des Anglais, qui ravageaient la Bretagne, on fit fortifier Pontorson, et on y mit une bonne garnison. Cette ville fut bientôt assiégée par les Anglais, sous les ordres du comte de Warwick et de Talbot. Richemont accourut aussitôt au secours de la place, avec quelques troupes françaises. Les Bretons, au nombre de quinze cents, ayant voulu enlever un convoi de l’armée ennemie escorté par cinq cents hommes, furent taillés en pièces. Ils perdirent plus de huit cents soldats, tués sur la place, avec un grand nombre de personnes de distinction. Après cet échec, la place fut rendue, et la garnison sortit la vie sauve, avec un bâton blanc à la main. Le connétable, pour avoir sa revanche, alla assiéger le château de Garlande, près de La Flèche, en Anjou, et s’en rendit maître. Les Bretons prirent encore le Lude et d’autres petites places.

Jean V, mécontent de la conduite du roi de France et du gouvernement de La Trémoille, son favori et son ministre, ne jugea pas à propos de continuer plus longtemps contre les Anglais une guerre dont il portait presque seul le fardeau. À cet effet il traita avec Bedford, qui lui promit, au nom de Henri VI, de le maintenir lui et ses successeurs dans tous ses droits et privilèges, à condition qu’il ratifierait avec serment le traité de Troyes, qui déshéritait Charles VII et livrait la couronne de France au roi d’Angleterre ; qu’il obtiendrait le même serment de son frère le comte d’Étampes, du comte de Montfort, son fils aîné, et des prélats, barons, chevaliers, écuyers, notables et bonnes villes de Bretagne.

Bedford ayant envoyé des ambassadeurs en Bretagne pour recevoir le serment du duc, ce prince leur fit un très-favorable accueil et des présents considérables. Le traité de Troyes, consenti par les états, fut ratifié par toute la noblesse bretonne. Alain, vicomte de Rohan, en donnant sa signature, dit que c’était pour obvier à de plus grands inconvénients ; mais en même temps il fit une protestation contre son consentement forcé. C’est ainsi que le duc de Bretagne, malgré ses serments, changea tout à coup de parti, et abandonna celui du légitime héritier de la couronne, pour suivre celui de l’usurpateur. Charles VII fut indigné de l’inconstance de Jean V.

La conduite de La Trémoille, qui avait occasionné la défection du duc de Bretagne, causa aussi de grands chagrins au connétable. On lui ôta Chinon, dont il avait confié la garde à un capitaine nommé Guillaume Belin, qui livra la place au roi. On offrait à Mme de Guyenne de continuer d’y faire son séjour, ou de se retirer où elle voudrait, à condition qu’elle ne verrait point Richemont ; mais cette princesse répondit avec fermeté qu’elle ne consentirait jamais à demeurer dans un endroit où elle serait privée de la liberté de voir son mari. Ce fut en vain qu’elle représenta que Chinon lui appartenait, et que c’était une injustice de l’en dépouiller ; contrainte d’en sortir, elle se retira à Thouars. Il s’alluma alors une guerre particulière entre La Trémoille et le connétable, à qui le duc son frère ne manqua pas d’envoyer des troupes pour le soutenir.

L’union et la bonne intelligence ne furent cependant jamais si nécessaires au parti de Charles VII, pour pouvoir résister aux efforts des Anglais. Le comte de Salisbury assiégeait Orléans, dont la prise aurait entièrement ruiné les affaires du roi. Heureusement Jeanne d’Arc contraignit l’ennemi de se retirer. Mais il avait fait bien d’autres conquêtes, et Charles VII avait besoin de toutes les forces de son parti pour les chasser du royaume. Cependant, quelque haute idée qu’il eût de la capacité et de la valeur du connétable, il eût été fâché, pour ainsi dire, de lui être redevable du moindre succès. Richemont, malgré ces dispositions de la cour à son égard, ne laissa pas d’assembler une armée, et s’avança du côté d’Orléans pour venir au secours du roi ; mais ce prince, qui était aveuglé par ses favoris, ayant appris sa marche, lui envoya dire de s’en retourner, et que, s’il passait outre, il le combattrait. Le connétable répondit à La Jaille, qui lui apportait cet ordre : « Je sais ce que j’ai à faire. Je suis bon serviteur du roi, et pour mon honneur et pour la charge de commander que je tiens de lui, je ne puis ni ne dois demeurer oisif dans un temps où la couronne a si grand besoin qu’on la serve avec zèle. Je lui ai fait le serment d’agir ainsi. S’il se présente quelqu’un pour m’en empêcher, je suis prêt à voir ce que ce sera et à en tirer raison. Qu’en dites-vous, La Jaille ? – Par ma foi, Monseigneur, il me semble que vous ferez bien. » Le connétable continua donc sa marche pour se rendre devant Beaugency, que l’armée royale assiégeait. Il envoya devant annoncer son arrivée, et demander qu’on lui marquât ses logis. Pour toute réponse, on lui dit que Jeanne d’Arc s’avançait pour le combattre. « Qu’ils viennent donc ! s’écria-t-il, nous les verrons. » Quand Richemont aperçut cette noble et brillante compagnie, et qu’il la vit mettre pied à terre par courtoisie, il descendit aussi de cheval. Après les premiers compliments, Jeanne d’Arc s’avança pour lui faire sa révérence ; Richemont lui dit : « Eh bien, Jeanne, on m’a rapporté que vous me vouliez combattre ? Je ne sçay pas qui vous êtes, ny de par qui vous estes icy envoyée, ny sy c’est de par Dieu ou de par le diable. Si vous estes de par Dieu, je ne vous crains en rien, car Dieu congnoist mon intention et mon bon vouloir tout ainsi comme les vostres. Si vous estes de par le diable, je vous crains encore moins, et faites du mieux ou du pire que vous pourrez. – Je suis, répondit Jeanne, de par Dieu, la bonne Vierge, madame sainte Catherine et les anges qui sont en paradis, et honny soit qui en doute. Je n’ay rien dit ny rien pensé que ce que j’ay congnu qui estoit de l’intention du roi. Du reste, sire connestable, je désire de tout mon cœur que vous en soyez reçu comme le méritent vos loyaux services et le haut estat et degré que vous tenez ; et si je puis, je n’y feray faute. » Le connétable et Jeanne, avec tous ceux de leur suite, prirent alors le chemin de Beaugency, dont on s’était déjà rendu maître : le lendemain, la garnison du château, ayant appris l’arrivée de Richemont, demanda à capituler.

Peu de jours après se donna le combat de Patay, à cinq lieues de là. Les Français et les Bretons fondirent avec furie sur les Anglais, et les taillèrent en pièces ; Talbot, leur général, fut fait prisonnier. Cette victoire éclatante, dont l’honneur était principalement dû à l’habileté du connétable et à la valeur des Bretons, ne le réconcilia point avec le roi, qui, obsédé par La Trémoille, loin de lui rendre ses bonnes grâces, lui envoya ordre de se retirer dans ses terres. Ce fut en vain qu’il fit supplier le roi de lui permettre de le suivre ; Beaumanoir et Rostrenen allèrent même de sa part trouver La Trémoille pour le prier de trouver bon que le connétable s’acquittât du devoir de sa charge et servit le roi et l’État, offrant de son côté de faire tout ce qu’il exigerait de lui. La Trémoille, enflé des succès de Charles VII, fut inflexible, et alla jusqu’à faire dire à Richemont que le roi aimerait mieux n’être jamais couronné que de l’être en sa présence. La dureté de cette réponse n’empêcha pas le connétable de servir le roi malgré lui. Cependant il se retira peu après dans son château de Parthenay avec tous ceux de sa suite ; mais il n’y demeura pas oisif ; il fit pendant l’hiver une entreprise sur Fresnai-le-Vicomte. Comme il revenait à Parthenay, il éprouva jusqu’où allaient la méchanceté et la perfidie de ses ennemis. Les gens du connétable, ayant remarqué un homme à cheval qui s’attachait à le suivre, l’arrêtèrent. Ce malheureux, interrogé, confessa que La Trémoille lui avait promis de l’argent s’il assassinait le connétable, et qu’il l’avait suivi à ce dessein. Richemont, qui avait promis de lui accorder sa grâce s’il avouait la vérité, lui tint parole ; sa générosité alla même jusqu’à lui faire donner de l’argent, en lui recommandant de ne plus se charger de commissions de cette nature.

Tandis que la France était en proie aux dissensions des grands et aux fureurs de la guerre, Jean V était tranquille dans son duché. Ce prince songeait à l’agrandissement de sa maison, en faisant contracter d’illustres alliances à ses principaux membres. Les impôts étaient modérés, et le sort du peuple paraissait tolérable ; comparé au misérable état de la France, c’était une véritable prospérité. Mais ce bonheur ne fut pas de longue durée, et l’amour de Jean V pour la paix dut céder, malgré ses efforts, à la nécessité de se défendre contre des attaques ou des outrages répétés. Il se vit forcé à faire la guerre au duc d’Alençon, son neveu : le sujet de cette lutte déplorable fut un différend sur le payement du douaire de la mère du duc d’Alençon, sœur du duc de Bretagne. Jean, qui ne pouvait faire droit aux réclamations de son neveu pour le moment, s’était engagé formellement pour une autre époque. Furieux de ce retard, Alençon tenta d’enlever le fils aîné de son oncle pour s’en faire un otage ; mais n’ayant pu y réussir malgré toutes ses ruses, il s’empara du chancelier de Bretagne et l’enferma au château de Pouancé. Jean, en présence d’un pareil outrage, n’eut d’autre ressource que de prendre les armes contre la félonie de son neveu. Le siège fut mis devant Pouancé, qui, vigoureusement défendu, résista longtemps et ne se rendit que grâce à l’intervention de Richemont. L’oncle et le neveu se réconcilièrent enfin ; mais le sang français avait coulé à grands flots sous les coups des étrangers, alliés de d’Alençon, et ces querelles intestines assuraient de plus en plus leur domination dans notre patrie.

La Trémoille, abusant de son autorité, continuait toujours de persécuter le connétable. Richemont avait jusque alors paru souffrir ses outrages avec beaucoup de patience et de modération ; mais enfin son ressentiment éclata, et le favori, qui s’était fait bien d’autres ennemis, fut puni de son orgueil et de toutes ses injustices. Quelques seigneurs formèrent, de concert avec le connétable, le projet de se défaire de La Trémoille, qui était alors à Chinon, où le roi tenait sa cour. Ils se rendirent maîtres d’une poterne du château, par la connivence de Gaucourt, qui en était gouverneur, et d’Olivier Frétai son lieutenant. Trois des conjurés, suivis d’un grand nombre de gens armés, entrèrent une nuit par cette poterne, et montèrent à la chambre où La Trémoille était couché. Un écuyer de la maison du connétable se jeta alors sur lui, et lui enfonça sa dague dans le ventre ; mais comme la dague était fort courte et que La Trémoille était très-gras, il n’en fut pas dangereusement blessé. On ne voulut point le tuer ; on se contenta de le prendre et de le mener à Montrésor, château appartenant au sire de Büeil, l’un des conjurés.

Charles VII, informé de cette violence, craignit que ce ne fût une conspiration contre sa personne ; mais les amis de Richemont rassurèrent le roi, en lui protestant qu’il n’y avait aucun d’eux qui ne fût prêt à répandre son sang pour lui. Ce prince parut dans la suite se mettre peu en peine de ce qui était arrivé à La Trémoille ; car, dans l’assemblée des états qui quelque temps après fut tenue à Tours, il déclara par la bouche de son chancelier qu’il approuvait ce que les seigneurs amis du connétable avaient fait. Le comte du Maine succéda à La Trémoille, qui fut ensuite mis en liberté par de Büeil, pour la somme de six mille écus d’or qu’il lui paya. Richemont, n’ayant plus rien à craindre du puissant favori qui l’opprimait, exerça librement les fonctions de sa charge. Il alla saluer le roi, qui le reçut très-bien, et l’envoya en Champagne faire la guerre aux Anglais. Cependant les députés du roi de France, du roi d’Angleterre et du duc de Bourgogne s’assemblèrent à Arras (1435) pour y traiter de la paix. Ceux du duc de Bourgogne firent des demandes excessives ; mais l’intérêt qu’on avait à le séparer des Anglais les fit accepter. À l’égard des Anglais, on ne put s’entendre avec eux, et on continua de part et d’autre à se faire vivement la guerre. Le connétable y acquit beaucoup de gloire, et, aidé de plusieurs seigneurs et chevaliers bretons, il battit souvent l’ennemi.

Il ne se passa plus rien de mémorable sous le règne de Jean V que le supplice du fameux maréchal de Raiz, de la maison de Laval, un des plus grands seigneurs de la Bretagne et de la France, que ni son nom, ni son rang, ni ses richesses, ni celles de sa famille, ne purent sauver du dernier supplice. Le célèbre procès du maréchal de Raiz est un monument remarquable de l’esprit et des mœurs d’un siècle où s’alliaient étrangement la bravoure et la faiblesse, les honneurs et le crime, la superstition et l’incrédulité, la richesse, la puissance et l’abjection.

Gilles de Laval, baron de Raiz, avait épousé, jeune encore, Catherine de Thouars, dame de Tiffauges, Ponsauges, Savenay, etc. Son père, en mourant, lui avait laissé une des plus importantes seigneuries de la Bretagne, et sa mère, Marie de Craon, un nombre considérable de terres, places et châteaux dans le Maine, l’Anjou et le Poitou. Ses revenus les plus ordinaires s’élevaient au delà d’un million de rentes de nos jours. Il possédait de plus quantité de droits éventuels qui lui rapportaient de temps à autre des sommes immenses. Comme tous les gentilshommes, il embrassa la carrière des armes, se distingua par sa valeur, rendit d’éminents services à Charles VII en lui menant de nombreuses compagnies d’hommes d’armes levées de ses deniers, et le bâton de maréchal de France fut la juste récompense de tout son dévouement. Une opinion exagérée de sa haute position l’égara, et il crut devoir en relever l’éclat en se donnant deux cents gardes du corps à cheval, qui l’escortaient en toute circonstance. En un mot, sa prodigalité devint extrême et atteignit à la folie. Ses revenus furent bientôt loin de suffire à ses dépenses. Il se jeta alors dans la voie ruineuse et déshonorante des emprunts, paya des intérêts exorbitants ; puis il vendit des droits, des rentes et des terres à vil prix.

Reconnaissant enfin l’insuffisance de ses revenus et des ressources que lui procuraient les usuriers pour subvenir à ses magnificences et à ses largesses, Gilles de Raiz crut devoir s’adresser à Dieu, qui, selon sa folle vanité, respectait trop la maison de Rohan et de Laval pour lui rien refuser. Mais Dieu n’ayant pas écouté les vœux impies du maréchal, cet insensé résolut d’obtenir par d’autres voies la puissance et les trésors qu’il ambitionnait. Il se jeta à corps perdu dans les pratiques ruineuses de l’alchimie, dans les expériences ténébreuses de la magie et dans les dérèglements les plus monstrueux. Ses émissaires parcoururent et l’Allemagne et l’Italie, pénétrèrent dans les solitudes, s’engagèrent dans les forêts profondes et sondèrent les cavernes où la renommée plaçait les serviteurs abhorrés du prince des ténèbres, de l’esprit du mal. Des malfaiteurs, des fourbes, des impies ne tardèrent pas à former la cour de Gilles de Raiz. Il eut d’horribles apparitions ; des voix épouvantables se firent entendre ; des conseils atroces s’échappèrent du sein de la terre pour l’entraîner à commettre des crimes impossibles à redire.

Enfin, un de ses émissaires lui amena un savant indien, qui, suivant les imposteurs qui l’accueillirent avec un profond enthousiasme, venait de parcourir toute la terre, et pour lequel la nature n’avait pu conserver de secrets. Il s’empara de toutes les facultés de Gilles de Raiz, qui mit à sa disposition et son pouvoir et ses richesses. Ce fut alors que les cachots de Tiffauges retentirent de hurlements et furent arrosés de larmes. Satan, par la voix de l’Indien, demandait du sang humain ; le maréchal lui-même devait poignarder les innocentes victimes de son ambition, de sa soif inextinguible de l’or et de sa terrible folie.

Mais le Ciel parut enfin las de tant d’horreurs. Les environs de Tiffauges s’étaient changés en une vaste solitude, et le cri public s’éleva comme un furieux orage contre Gilles de Raiz. Il était difficile de s’en emparer dans son château ; mais on lui dressa une embuscade ; il y tomba, et fut à son tour plongé dans les cachots. Les recherches qu’on fit à Tiffauges amenèrent d’effrayantes découvertes. On y trouva, disent les pièces du procès, les cadavres ou les ossements à demi brûlés de plus de cent enfants sacrifiés à ses ablations infernales. Le 19 septembre 1440, Gilles de Raiz comparut devant ses juges, et fut confronté avec l’Indien, conseiller ou exécuteur de tant d’atrocités. Ce n’était qu’un Florentin, nommé Prelati. Il avoua tout à la torture ; mais le baron se renferma dans le plus sévère silence, jusqu’au moment où il dut être mis à la question. Alors il parla, et attendrit les juges et l’assistance par les preuves manifestes d’un repentir tardif. Il déclara que sa mauvaise éducation avait été le principe de son horrible conduite, et se prépara à la mort dans les sentiments les plus édifiants. Condamné à être brûlé vif, il marcha au lieu du supplice, escorté des prières du peuple, qui demandait pour lui la patience et la contrition. Suivant l’usage du temps, les pères et mères de famille qui avaient entendu les dernières paroles de Gilles de Raiz jeûnèrent trois jours pour lui mériter la miséricorde de Dieu, et infligèrent à leurs enfants la peine du fouet, afin qu’ils gardassent dans leur mémoire le souvenir du châtiment terrible qui allait frapper un grand criminel. On retira son corps du bûcher avant qu’il eût été consumé par les flammes, et Jean V, en considération de sa haute naissance, de ses belles actions à la guerre et du repentir qu’il avait témoigné, permit de l’inhumer en terre sainte. On lui fit de magnifiques obsèques dans l’église des Carmes de Nantes, où il fut enterré, et on éleva une croix de pierre à l’endroit où il avait subi sa sentence.

Deux ans après (1442) la Bretagne perdit le duc Jean V ; son corps fut déposé auprès de celui de son père, en attendant qu’il fut transféré à Tréguier, pour être inhumé dans l’église cathédrale de cette ville, comme il l’avait ordonné. Ce prince avait su, par sa piété, sa libéralité, sa douceur et son affabilité, gagner les cœurs de tous ses sujets. Ne pouvant réussir, malgré ses louables efforts, à mettre la paix entre la France et l’Angleterre dont il s’était fait l’arbitre, il tâcha au moins d’éloigner la guerre de son pays, et d’y maintenir la tranquillité et l’abondance.

De son mariage avec Jeanne de France, sœur de Charles VII, il avait eu sept enfants. Cinq existaient encore : François, comte de Montfort et son successeur ; Pierre, comte de Guingamp ; Gilles, seigneur de Chantocé ; Anne, duchesse de Bourbon ; et Isabelle, mariée au comte de Laval, Guy XIV.

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