IX LES INQUIETS

Baltus n'avait pas raconté ce qui s'était dit, dans la réunion des instituteurs du canton ; cependant, dès le lendemain, tous les gens de Condé s'entretenaient de la nouvelle.

Ce fut, pour lui, une journée d'angoisse. En dictant à ses élèves un texte de Buffon, en leur faisant réciter leurs leçons, il ne cessait de voir, près de lui, l'envoyé du ministère, les collègues du cadre lorrain ou de l'intérieur, l'abbé Gérard, Léo, Mansuy, Glossinde. Il aurait voulu être seul ; le bruit et le perpétuel mouvement des élèves l'énervaient.

Quand onze heures sonnèrent, il hâta la sortie des écoliers, qui se faisait, d'habitude, en bel ordre et dans le calme ; il avait oublié, sur la tablette de sa chaire, son courrier du matin et les « livres du professeur », dont il usait ; il s'aperçut de l'oubli au moment où il fermait la porte principale de l'école, au-dessus du perron, et il ne retourna pas dans la salle de classe, pour serrer ses lettres dans le tiroir de la chaire : signe de grande préoccupation, et premier exemple, assurément, qu'il eût donné d'un pareil désordre. Où allait-il, si pressé, descendant la place, la tête basse, lui qui, d'ordinaire, la relevait et inspectait la façade de chaque maison ? Il se rendait chez le maire, pour affaires de service.

— Monsieur Baltus ? S'il vous plaît ?

Il releva la tête. Devant lui, il y avait une vieille femme, vêtue d'une mauvaise robe, et dont les cheveux blancs, mêlés d'un peu de jaune, étaient tordus en arrière, et formaient un tout petit chignon, bien serré, une vraie queue de rat blanc, roulée sur elle-même. La femme avait encore de beaux yeux sombres, auxquels la douleur et la plainte allaient bien. Le maître d'école se souvint, après un effort, que c'était la veuve Laître, du hameau de Demmen, inscrite parmi les assistées du bureau de bienfaisance.

— Je suis venue rapport à la nouvelle loi, monsieur Baltus.

— Il n'y a pas de nouvelle loi, mère Laître.

Elle parut toute décontenancée, puis se ressaisissant et continuant, parce qu'elle avait résolu de parler, oui, ce matin même, et de ne pas céder :

— Ma petite fille, songez donc, monsieur Baltus : on est responsable des enfants, nous autres !

Elle agita ses deux poings, transparents de misère :

— Tenez, j'aimerais mieux m'en aller de la paroisse, si c'était vrai !… Ailleurs, je n'aurais peut-être pas mes six livres de pain par semaine, mais j'irais tout de même !

— Et où iriez-vous ?

La pauvresse montra, de l'épaule soulevée, la direction de l'Orient.

— Pas par là, toujours !

Elle riait, de sa pauvre bouche sans dents. Puis, comprenant qu'elle était sans pouvoir, et que son idée ne valait rien, elle joignit les mains :

— Monsieur Baltus, faut nous aider ! Ne faut pas livrer les âmes !

— Allez, mère Laître ; ne vous alarmez pas avant le temps !

Elle eut envie de lui crier : « Mais si, il faut s'alarmer avant le danger, pour le prévenir, pour se mettre à l'abri ! » Elle n'osa pas ; Baltus s'éloignait, car, l'ayant vu converser avec la mère Laître, — et elles devinaient sur quel sujet, — plusieurs femmes, qui balayaient le couloir de leur maison ou les dalles devant la porte, s'apprêtaient à faire comme la mère Laître. Il était guetté. Elles restaient dehors pour le rencontrer et l'arrêter. L'une d'elles, appuyée sur le manche de son balai, à trois pas de son seuil, immobile, attendait même délibérément l'homme de la commune. Baltus marcha plus vite. Au passage, il entendit les femmes Louve, Barbé, Travault, Boultain, deux vieilles, deux jeunes, dire, à son adresse, les mêmes mots, lancés de droite et de gauche, balles de tennis, au travers de la rue :

— Nous ne voulons pas de la mauvaise loi française, monsieur Baltus ! Nous voulons nos écoles comme à présent ! C'est notre droit ! Dites-le au maire !

L'instituteur salua les femmes de la main ; il passa devant la plus grande ferme du bourg, et, apercevant un groupe d'hommes qui discutaient, quelques pas plus loin, et qu'il eût certainement « bonjourés » en temps ordinaire, il se hâta de tourner à droite, où était la maison du maire : toit de tuiles, imitant le chapeau cloche, volets verts, deux lianes, en ciment armé, enroulées autour des montants de la porte et se rejoignant au linteau. Baltus pénétra dans le jardin, et monta au premier.

Il y avait là, dans une pièce éclairée par deux fenêtres, un homme endormi, ou qui feignait de l'être, dans un fauteuil de paille, devant une table chargée de papiers. Sur ses genoux, malgré la température élevée de ce jour de juin, une couverture verte était posée. Les murs étaient peu ornés : quelques chromolithographies banales, un certificat de libération du service militaire allemand, une photographie de très vieux parents en costumes de la Forêt-Noire. Le greffier trouvait souvent le maire ainsi somnolent. Mais il ne se fiait plus aux apparences. Il avait observé que le visage de M. Hellmuth était invariablement tourné du côté de la porte ; il avait remarqué, plus d'une fois, en entrant, quelque précaution qu'il eût prise pour ne faire aucun bruit, que les paupières du dormeur s'étaient légèrement écartées avant de se relever tout à fait ; il en avait conclu que ce vieux magistrat municipal, podagre officiel, usait de ce facile subterfuge pour examiner la physionomie des gens, avant qu'ils eussent pu composer leur visage. Ce personnage, violent et dissimulé, maître de toutes les coupes de bois qu'on adjugeait dans la région de Condé, avait été maintenu à la tête de la commune, parce qu'il avait partout des obligés et des clients. Étonné lui-même de ne pas avoir été chassé de la mairie, après la victoire, malade, retenu à la chambre, il sentait rapidement diminuer sa popularité, c'est-à-dire la peur qu'il inspirait. Et il accusait le greffier, l'homme le plus actif et le plus aimé de la commune, de le desservir « auprès du peuple ».

Jacques Baltus s'annonça, comme il avait coutume de le faire, en appuyant fortement les talons sur les dernières marches de l'escalier. La porte était grande ouverte. Il vit qu'on l'examinait avec une particulière attention. Le maire ne se contenta pas d'un coup d'œil : il interrogea aussitôt.

— Asseyez-vous… Il y a du nouveau ?

— Oui, monsieur le maire, dit Baltus, en montrant le cartable en toile noire qu'il tenait sous le bras : deux demandes de secours…

— Mais, ce n'est pas ça !

Le poing d'Hellmuth s'abattit sur la table.

— Vous vous moquez de moi, Baltus ! Belles nouvelles, en effet ! Parlez donc de l'autre, de celle qui tourne les têtes…

— Les cœurs aussi…

— Ah ! enfin, vous y venez ! Je n'aime pas beaucoup ces manières-là. Vous avez assisté à une réunion d'instituteurs, à Saint-Nabor, où les plus graves indications vous ont été données…

— Professionnelles, monsieur le maire.

— Et politiques ! Tout un régime changé ! Osez-vous dire que cela ne concerne que la profession ? Les journaux nous ont appris les intentions du ministère, mais j'ai besoin que vous me fournissiez des renseignements plus particuliers.

— Je n'en ai pas, monsieur le maire, et, si j'en avais, je ne vous les communiquerais pas, parce que les avis donnés aux instituteurs regardent les instituteurs…

— Par exemple !

Le visage d'Hellmuth était aussi dur que si le secrétaire de mairie avait été un débiteur en retard de six mois. Baltus répondit, sa petite tête de soldat gaulois bien droite :

— C'est comme je vous le dis.

— Vous auriez pu me prévenir, tout au moins, que vous étiez menacé d'avoir un avancement ? Est-ce vrai ? malgré vous ?

— Malgré moi.

— Cela s'appelle une disgrâce. Vous avez donc protesté contre le projet du gouvernement ?

Le secrétaire de mairie rompit la marche de l'interrogatoire, en interrogeant à son tour.

— Quel est donc votre avis, monsieur le maire ?

L'homme se redressa, appuyant les reins au bois du fauteuil, et la couverture glissa sur le parquet. Les yeux d'Hellmuth foudroyaient le greffier.

— Mon avis est de céder à l'État qui ordonne. Je ne l'ai pas caché aux gens de la commune. Ils sont venus me déclarer leur volonté, et impérieusement, et insolemment, je vous en réponds !

— Des femmes ?

— Non, des hommes, les plus enragés du bourg, Cabayot le premier. Ah ! je les ai bien reçus !… Je leur ai signifié que nous n'avions pas de politique à faire, ni eux, ni moi, en dehors des élections.

— Ils ont été d'accord avec vous ?

— Non, les forcenés !

— Des hommes qui défendent leurs enfants, monsieur le maire…

— Je vois que vous êtes de leur bord. Cela ne m'étonne pas : c'est justement ce que je voulais savoir.

— J'ai refusé de répondre, là-dessus, à l'envoyé du ministère.

Hellmuth se mit à rire, bruyamment.

— Vous m'avez répondu, à moi, cela suffît…

— Vous vous trompez : je ne dois ma réponse qu'à mes chefs de l'instruction publique, je la ferai quand ils renouvelleront la demande.

— Et vous accepteriez, vous, Jacques Baltus, de devenir un neutre ? Laissez-moi rire ! Si vous dites cela, vous mentirez.

— Monsieur Hellmuth !

— Oui, vous mentirez. Vous ne le direz que pour ne pas être déplacé !… ah ! je vous connais ! pour que madame Baltus, Marie-au-pain, puisse demeurer à Condé-la-Croix, et continuer à courir la campagne !… On le saura, soyez tranquille !… À la fin, je me défends, monsieur le greffier de mairie !

— Contre qui ?

— Contre vous ! Vos plans…

— Je n'en ai aucun.

— Sont percés à jour. Je servirai l'État français comme j'ai servi le Reich, avec la même fidélité…

— Associé aux puissants, indifférent au mal commandé…

— Le mal commandé n'est plus le mal…

— Vous êtes resté Prussien, monsieur Hellmuth !

Le maire s'était levé. La colère lui donnait une expression terrible. Il appuyait son poing gauche sur un bouton d'appel : le bruit d'une sonnerie de timbre montait par la cage de l'escalier. Jacques Baltus, à qui l'emportement du maire rendait le sang-froid, tirait du portefeuille les pièces qu'il avait apportées, les posait devant le maire, et disait :

— Voici les demandes de secours : voici le devis du maçon. Monsieur le maire, ce sont les dernières pièces que je vous ferai signer : à partir de cette minute-ci, je ne suis plus votre collaborateur. Cherchez un greffier de mairie !

Deux femmes entraient dans la pièce, madame Hellmuth et une servante. Elles accouraient.

— Qu'y a-t-il ?

L'homme, épuisé, se laissait retomber dans le fauteuil, désignant, de ses deux poings, Jacques Baltus, et demandant :

— Donnez-moi à boire ! J'étouffe !

Baltus, qui connaissait le personnage, se détourna, et, commençant à descendre l'escalier, dit seulement :

— Donnez-lui de sa bière de Munich, mais modérément : il en avait déjà trop bu quand je suis entré !

En sortant de la villa, il tourna vite à gauche, pour regagner sa maison. Il était l'heure de déjeuner, mais surtout l'instituteur voulait éviter la rencontre des hommes qu'il avait aperçus, en arrivant, un peu plus bas, sur la route. Il ne regarda pas de ce côté, mais une image confuse lui vint. Il ne pouvait douter : le groupe avait doublé. Et, à peine si Baltus avait fait cinq pas dehors, qu'un cri s'élevait, poussé par quinze Lorrains de Condé :

— Vive l'instituteur !

Le cri fut entendu, sûrement, dans la maison du maire. Aussitôt après, l'unisson fut rompu, mais des voix isolées jetèrent d'autres mots, qui firent s'ouvrir des fenêtres tout le long de la route, et poursuivirent Baltus montant vers son école :

— Nous voulons qu'il reste ! À bas ceux qui l'ont trahi ! À bas le maire !

Savaient-ils donc autre chose ? Est-ce que le changement de résidence n'était pas déjà décidé. Le facteur n'allait-il pas, ce soir même, au second courrier, apporter la nouvelle officielle ? L'idée traversa seulement l'esprit de Baltus. Mais que la population fût déjà avertie de la menace de déplacement, il n'en pouvait douter. D'habitude, la plupart des gens du village le saluaient. Mais aujourd'hui, c'était toute la rue qui le saluait. Les mineurs de l'équipe de nuit, qui se rasaient dans les chambres basses, penchaient, à la fenêtre, leur visage barbouillé de mousse de savon ; des ménagères, auprès de leur table servie, l'apercevant, s'arrêtaient de couper le pain, et, de la main qui tenait encore le couteau, faisaient signe : « Bonjour ! Nous connaissons l'injustice qui se prépare ! Nous l'empêcherons ! Bonjour ! Vous êtes l'homme de Condé ! »

Quelles sont encore celles-ci qui le guettent ? En vérité, les sœurs de l'école des filles ! Elles sont venues toutes deux, parce qu'il ne serait pas convenable qu'une d'entre elles fût vue causant seule à seul avec M. Baltus. Mais quelle angoisse il a fallu, pour que ces petites maîtresses d'école, qui se cloîtrent autant qu'elles peuvent, habituées du seul chemin de l'église, vinssent là, au commencement de la place, pour attendre le greffier de la mairie ! C'est la plus vieille, la « supérieure », dans le costume sans changement, voile noir sur la tête, robe noire bien bas tombant, qui s'avance en saluant.

— Excusez-nous, monsieur Baltus, nous sommes bien audacieuses… Le bruit court, monsieur Baltus, que vous avez vu un grand personnage, de Paris ?

— Oui, ma sœur, une espèce de courtier…

— Il vous a parlé. Vous devez savoir ce qu'on veut faire de nos enfants, et de nous ? Vous a-t-il dit qu'on pouvait espérer un peu ?

Baltus ne put s'empêcher de sourire.

— Ma sœur, vous connaissez le dicton : « La fortune vient en dormant » ? Je crois que c'est en ne dormant pas que la Lorraine se sauvera. Elle est menacée de ne plus être elle-même, tout simplement, si elle se laisse faire. Chacun, à sa manière, doit repousser l'attaque…

Il prit un ton de bonne humeur, à quoi elles devinèrent qu'il était bien un chef, car, toutes deux ensemble, elles levèrent les yeux vers lui.

— Priez vigoureusement, mes sœurs, et que vive la Lorraine !

— Merci, monsieur Baltus !

Il continua de monter la place. Quand il fut presque en haut, le bruit du timbre de la boutique de madame Poincignon le fit se détourner. C'était la boulangère, à présent ! Elle s'avançait, décidée, comme toujours, aimable, — pouvait-elle ne pas l'être ? — mais tout juste.

— Monsieur Baltus, on raconte que vous allez nous quitter ?

— Je n'en sais rien, madame. Qui vous l'a dit ?

— Que ce soit vrai ou faux, je suis obligée de vous avertir que le compte de madame Baltus, à la boulangerie, commence à devenir un peu gros.

— Combien ?

— Trois cent dix-sept francs quatre-vingt-cinq, à la date d'hier. Mais elle a fait sa provision aujourd'hui, naturellement…

L'instituteur, qui n'était pas accommodant, lorsque les gens le prenaient sur ce ton avec lui, toucha le bord de son chapeau, sans saluer.

— Orane vous paiera cet après-midi, madame Poincignon, y compris la fourniture du jour.

La petite veuve tranquille pinça les lèvres. Baltus ne le vit pas. Il se hâtait de rentrer. On commençait donc à le traiter comme un fonctionnaire qui s'en va : les fournisseurs prenaient des précautions, et présentaient la facture.

Il entrait chez lui. Pourvu que Marie ne sache rien ! Heureusement, elle fuit, à présent, les occasions qu'autrefois elle recherchait, de bavarder avec les commères du bourg ! Où est-elle ? Dans la cuisine ? Dans le bureau ? Non, personne. « Marie ? Marie ? » Aucune réponse ne vient de là-haut non plus. Inquiet, il ouvre la porte du couloir qui, à l'extrémité, donne accès dans le jardin. Là, tout au bout de ce terrain montant, cultivé, fleuri par places, « les deux dames Baltus », comme on dit à Condé-la-Croix, sont occupées à cueillir des groseilles, pour faire des confitures. Elles ont chacune, devant elles, un panier plein de fruits : à distance entre les feuilles, une pivoine rouge. Elles se courbent, elles se relèvent, souples toutes deux ; des mots viennent de là-bas, tranquilles, indistincts, de timbre différent ; on devine qu'ils ne portent point d'idées, qu'ils sont des caresses d'âme, un refrain tendre et dépourvu, qui va de l'une à l'autre. « Je suis heureuse près de vous, près de toi ; beaux fruits, beau jour ; la paix habite en nous, elle y passe, aimons-la. »

Jacques, secrétaire qui a donné sa démission tout à l'heure, instituteur menacé, peut-être déjà sacrifié, écoute cette musique et goûte la joie des autres. Puis, tâchant de retrouver sa voix de jeunesse :

— Marie ? Orane ? Il est plus de midi !

Elles n'obéissent pas vite. Marie achève de dégarnir, des dernières grappes qu'il porte, un groseillier qui la cache à moitié. Orane a répondu : « Nous arrivons ! Tout est prêt ! Lait caillé, ce matin ! »

C'est un mets lorrain que le père aime beaucoup. Marie arrive après elle. On s'assied. Depuis des mois et des mois, Marie n'a pas été calme pareillement. Elle cause sagement des choses du ménage et du proche entourage. Jacques Baltus souhaite, — et c'est la première fois, — qu'elle s'éloigne du village aujourd'hui. Des pères, des mères vont venir, inquiets, demandant : « Est-ce vrai ? » Des assistés, des jeunes gens du prochain tirage, s'informeront : « Il n'a pas paru à la mairie, aujourd'hui, c'est le champêtre qui l'a dit. »

La journée a été telle qu'il l'avait prévu. Les visiteurs se sont succédé. Heureusement, c'est Orane qui a ouvert la porte. Elle a l'oreille fine, l'esprit net, la réponse toujours prête : « Merci. Dans ce moment, il est en classe. Impossible de le déranger. Je lui dirai que vous êtes venu. » Le pauvre maître, expliquant, aux plus grands, les principes de l'analyse logique, comptait les coups de sonnette. Et, à chaque fois, il songeait : « Si Marie ouvre la porte, elle apprendra les nouvelles, et que deviendra-t-elle ? » Marie était sortie, elle courait les champs. À quatre heures, il a brusquement quitté la salle de classe, laissant les élèves se précipiter dehors et dévaler la place en criant, comme s'il n'y avait ni règlement, ni usages… Justement, Orane se trouvait là, dans le couloir.

— Je suis sûre que vous avez faim, plus que d'habitude, le père. J'ai préparé… Venez.

Elle était de ces femmes qui ont la claire vue de ce qu'il faut faire, à chaque instant de la vie. En elle, aucune de ces impulsions trop vives, de ces impatiences, bonnes ou fâcheuses, auxquelles le père obéissait, sauf à se reprendre ensuite. Elle jugeait tout, sans délai ni reprise, avec son âme égale, et cela faisait l'admiration de Baltus. Il chercha, dans le regard de la jeune fille, cette préoccupation qu'il avait cru apercevoir, un peu plus tôt, lorsqu'il revenait du fond du jardin, à midi. Les yeux d'Orane étaient assurés, beaux de cette paix attentive et armée qui est bien de Lorraine, mais elle se taisait : il ne l'interrogea pas.

Le soir vint. L'odeur du pain nouveau flottait dans les campagnes : c'était celle des blés mûrissants.

Marie rentra.

Jacques embrassa la mère lasse et souriant à un songe, et Orane qui les vit, murmura, en ouvrant la porte :

— On dirait un jeune ménage : ça fera bientôt deux…

Le père fut tout saisi de ces mots-là, si imprudents. Comment osait-elle ?… Mais Marie-au-pain continua de rêver, et ce fut elle qui répondit :

— Pourquoi pas ? Il a l'âge.

Et aussitôt une lumière se fit dans l'esprit de Baltus : il était résolu à faire connaître à Marie que leur fille était aimée d'amour.

Dans la soirée, voulant classer les papiers qu'il remettrait, dans deux ou trois jours, au nouveau secrétaire de mairie, il s'assit devant sa table de travail. Marie n'était plus dans la cuisine, à côté. Orane s'y trouvait seule, et cousait sous la lampe.

Au bout d'une heure, las de remuer des feuillets de papier, l'instituteur s'arrêta, et, comme il arrive, chercha une distraction d'une minute, avant de se remettre à la besogne. Là, devant lui, entre l'encrier de gros verre et le bord de la table, il y avait un livre ouvert, et qu'il n'avait pas aperçu, un livre de petit format, médiocre et usagé, un de ces volumes de bibliothèque paroissiale qui sont traités sans ménagements. Non seulement le livre était ouvert, mais un signet de papier marquait une intention. Baltus prit le volume, et commença à lire la Vie de saint Pierre de Vérone :

« Les hérétiques, les Cathares, selon le nom qu'ils portaient alors, formaient le projet de faire tuer, tandis qu'il se rendait d'une ville à l'autre, cet homme de la droite foi. Ils trouvèrent des bandits, auxquels le sang du juste fut d'avance payé. Pierre de Vérone, averti de l'embuscade, ne voulut point faire de détour, et, non loin de Milan, dans le bois de Barlasina, il eut la tête fendue d'un coup de serpe. Les assassins le crurent mort, et s'enfuirent. Mais, ayant repris ses sens, Pierre eut le courage de tremper un doigt dans son sang, et d'écrire, sur la poussière de la route : Credo in Deum, ce qui fut, contre l'erreur des Cathares et Vaudois, sa dernière prédication. »

L'instituteur songea un moment. Une ombre passa dans la cuisine. Orane gagnait la porte, pour monter dans sa chambre. Elle regarda, sans s'arrêter, tâchant de ne pas faire de bruit et de ne pas être vue, le père qui devait être penché sur la table, au-dessus des liasses de papiers. Mais non ; il avait vu sa fille, il lui souriait gravement, et il disait ces deux mots qu’elle emporta comme un trésor :

— Combattante, va !

Il ne s'était pas trompé : elle savait tout.

Tard, dans la nuit, il monta à son tour. L'ombre couvrait depuis longtemps les maisons de Condé-la-Croix, les champs autour du village, les forêts autour des champs. Les anges, qui planent entre les étoiles et nous, recueillant les prières pour les porter là-haut, avaient bien à faire, cette nuit-là. Plus d'un pauvre ménage et même quelques enfants, devant lesquels on avait dit la crainte qu'on devait avoir des gens de Paris, continuaient de veiller, les lumières éteintes. Les bonnes sœurs de l'école des filles ne s'étaient pas couchées. Tout au bout du village, vers la Horgne-aux-moutons, un mari et une femme, jeunes encore et chargés d'enfants, causaient, tous deux assis et penchés, la femme raccommodant un tablier d'écolière. Ils parlaient bas, pour ne pas réveiller leurs deux filles endormies près de la fenêtre, chacune dans un lit menu.

— Je te dis qu'il faudrait dormir, Marguerite ; c'est bientôt le milieu de la nuit ; demain tu auras à faire toute la laverie, et le ménage, et la soupe de grand matin.

— Quand j'aurai cousu la manche, oui, je me reposerai. Mais je ne sais pas si je pourrai dormir : le cœur me fend, de penser aux petites. Ils veulent chasser les sœurs, à ce que dit le monde.

— On n'est pas sûr encore, Marguerite.

— Oh ! si, moi, je suis bien sûre : ils l'ont fait ailleurs.

— En Lorraine, ils n'oseront pas !

— On ose tout le mauvais, Quirin, lorsqu'on n'a pas peur de Dieu. Ce n'est pas que je sois meilleure qu'une autre, mais j'ai bien souvent pensé que je ne serais pas bonne du tout, si je n'avais pas été élevée par les sœurs de Peltre, qui sont nos sœurs à nous, et depuis si longtemps… Écoute, – promets-moi…

— Quoi donc ?

— Promets-moi que jamais nos filles n'iront dans une école où le bon Dieu n'est pas aimé. Que veux-tu qu'il y ait de bon là dedans, puisqu'il n'y est pas ?

— Où iront-elles ?

— Je ne sais pas ; à Creutzwald-la-Croix, qui est grand. S'il le faut, je les ferai aller par le chemin de fer, tous les jours ; je les conduirai moi-même ; je les recommanderai au chef de train. On se connaît : il a des enfants aussi… Ça sera de la dépense, je sais bien ; n'importe : je donnerais mon dernier sou pour que les petites aient toute leur âme.

— Mais si toutes les écoles sont pareilles, Marguerite, à quoi servira-t-il, ton chemin de fer ? Il faut raisonner. Tu ne raisonnes pas. Ici, à Condé, on est pauvre.

— Je ne l'oublie pas, va !

— On n'aura pas deux écoles, ça coûte trop cher. Et moi, je porte les lettres, je suis facteur, c'est le gouvernement qui me paye… Tu veux donc que je ne sois plus rien ?

— Parle plus bas ! Les petites se tournent dans leurs lits… C'est si fatigant de ne pas dormir, quand on a leur âge !… Il me semble que l'aînée s'éveille ?… Non, elle a rêvé. Je vais tâcher de bien raisonner : si le gouvernement t'oblige à mettre nos filles dans une école dont nous ne voulons pas, comme si c'étaient ses enfants à lui, et non les nôtres, tu lui diras : « Jamais ! » et je serai contente !

— Il me révoquera !

— Et je serai contente ! oui, contente d'échapper ! On aura nos âmes bien à nous, bien en paix. Vois-tu, je sais mon catéchisme. Ma mère le savait. C'était une femme qui rendait heureuse sa maison. Mon petit Quirin le facteur, il ne faudra pas hésiter ; tu leur répondras, à ces brigands-là : « Jamais vous ne m'aurez ! Je suis de la Lorraine, et ma femme est Marguerite, qui a le cœur comme celui de sa mère !… »

L'homme caressa la main qui cousait.

— Je ne te contredis point pour le plaisir. Tu es bonne de conseil, oui, d'ordinaire. Cependant, tu quitterais Condé ? Je quitterais ma place ? Où irions-nous ?

Elle se troubla, un petit moment. Elle n'avait jamais pensé à cela. Où était la sauve ? D'instinct, sans réfléchir, elle répondit :

— En France.

L'homme la trouva bien déraisonnable. Elle reprit, les paupières fermées :

— Comme la Lorraine va souffrir ! C'est sa vocation, de souffrir !

— Oui, femme, on le dirait.

— Par ceux qu'elle n'aime pas, même par ceux qu'elle aime.

— Que leur avons-nous fait, aux Français ?

D'autres qu'elle n'eussent point répondu. Mais elle avait l'esprit prompt, formé aux pensées nobles par les petites Sœurs de Peltre, ses maîtresses de jadis. Elle dit :

— Nous avons sur nous le signe de la contradiction…

— Lequel ?

— Le signe béni.

— La croix, tu veux dire ?

— Oui, la croix de Lorraine à deux branches. C'est aussi de quoi espérer.

Elle se remit à travailler, plus vite, plus vite. Les anges de la nuit présentèrent à Dieu les mots de cette femme et de cet homme. Les saints de France s'y reconnurent.

Longue, longue nuit. Jacques Baltus ne dormit guère, épuisé par les émotions de la veille, et par celle qui, en lui, d'instant en instant, grandissait, car il avait résolu de dire à Marie, dès que le jour serait levé, le secret jusque-là bien gardé : les fiançailles d'Orane.

Les volets fermés laissent passer un peu de la lueur lunaire. Une lame fine entame les ténèbres. Elle est faible, elle ne traverse pas toute la chambre, car la tapisserie de papier à fleurs, en face, ne reçoit aucun reflet ; la glace posée au-dessus de la commode reste morte. Marie dort, paisible, sans rêve, tournée du côté du gros mur qui sépare la chambre du jardin. Que va-t-elle penser de cette nouvelle, où tant d'avenir est enfermé ?

Très lentement, la nuit est devenue complète dans la chambre. Même en penchant la tête hors du lit, et en regardant la place où doit être la fenêtre, on n'aperçoit plus aucune clarté, même légère. Ténèbres au dehors, ténèbres aussi dans l'âme. Baltus repasse en esprit les années de mariage avec celle qui dort là. Ce calme sommeil lui rappelle la créature équilibrée, raisonnable, appliquée, que fut Marie jusqu'à la grande douleur d'avril 1918. Orane doit tenir d'elle cet esprit de décision. Si cette pauvre Marie-au-pain, volonté moins sûre à présent, mais demeurée puissante, s'oppose au mariage d'Orane, ce sera un terrible obstacle. Et, même si elle ne s'y oppose pas, la surprise, l'émotion peuvent lui faire beaucoup de mal… Moins cependant que la menace d'éloignement, et la belle illusion détruite : le retour de l'enfant à la maison maternelle…

Les heures s'écoulent. Une ligne de pâleur laiteuse sépare le volet de la muraille. Elle se fait plus claire ; un arc de rayons d'or se dessine au sommet de la glace : c'est le jour ! Il est commencé pour les bêtes ; l'ombre d'une aile a effacé les rayons sur la glace, ils ont reparu aussitôt, puis disparu, puis reparu encore : passage de corneilles, branchées, la nuit, dans les sapins du Warndt, et volant à l'aurore, pour se répandre et picorer dans les prairies mouillées. Un peu de temps encore, et on entendra rouler et cahoter les longs chariots de Condé. Que vont être, pour l'école, pour Baltus, pour Marie dont le sommeil est encore si paisible, les heures que voici appelées à la vie ?

Il sortit du lit avec précaution, commença de s'habiller, ouvrit la fenêtre, poussa les volets sans les faire crier sur leurs gonds, et revint près du lit. Sa femme s'était retournée, mais non pas éveillée. Dans l'ombre des rideaux, les mains posées sur la poitrine et se touchant par la pointe, les paupières baissées, — les longs cils de sa jeunesse leur faisaient encore une frange brune et relevée au bout, — elle était dans cette torpeur que l'âme va dominer, l'âme à demi consciente déjà de la fin de la nuit.

— Marie ?

Elle ouvrit les yeux, elle le vit au bord du lit, penché un peu. La voix qu'elle entendait, plus mesurée que de coutume, et l'expression de ce visage où l'inquiétude apparaissait, mêlée au vieil amour fidèle, l'éveillèrent tout à fait. Elle se redressa brusquement.

— Qu'y a-t-il, Jacques ? Un malheur ?

Il lui prit les mains.

— Non, Marie, une joie.

— Il est là ?

— Pas encore… Le jour viendra, j'espère. Aujourd'hui, j'ai à te parler d'Orane…

Marie Baltus dégagea ses mains, tendit les bras à son mari, l'attira, et, tout près, demanda :

— Qui est-ce ?

Elle avait deviné. Il ne voulut pas tout dire à la fois. Il fallait l'habituer. Le faible cœur battait sous la chemise.

— Femme, elle est belle, ta fille Orane.

— Oui, son moment est venu. Je le pense en la voyant, tous les jours : elle est sur l'espalier. Comment s'appelle-t-il, celui-là qui la veut cueillir ?

— Un très brave homme.

— Oh ! dépêche-toi, Jacques ; apprends-moi le nom, et les choses qui se sont dites : j'aurais dû les savoir déjà… Il est d'ici ? il est jeune ? il travaille ?

Baltus, pour la mieux voir, s'écarta.

— Non, ne t'écarte pas, reste, reste…

— Je veux voir si tu es heureuse ?

— Alors, contemple.

Les deux mains pâles retombèrent sur le drap. La joie est une lumière : elle éclairait le visage de Marie ; elle passait dans le regard ; deux larmes coulaient sur les pâles joues, et, rappelée du fond du passé, les lèvres tout allongées, c'était la mère, la jeune mère qui souriait.

— Tu vois bien que je suis heureuse ? Dis le nom ?

— Mansuy.

Elle tressaillit, parce que l'image était maintenant précise, de celui qui enlèverait son enfant. Mais ce ne fut qu'un moment.

— Mansuy, de la Horgne-aux-moutons ?

— Le fort, le brave, le franc Mansuy de la Horgne, oui, Marie.

— Je me souviens à présent : il est venu nous reconduire, et même plus loin que n'avait demandé Léo. C'était pour Orane. Ils allaient devant. Dire que je n'ai pas compris ! Un autre m'occupe tout l'esprit !… Ce Mansuy ! Quel âge a-t-il ?

— Vingt-trois ans. En novembre, il a eu son congé de l'armée.

Marie Baltus, qui ne riait plus jamais, se mit à rire.

— Et il va de nouveau s'engager ! Comme je le plains ! Et toi, Jacques ?

Elle consentait ! Le son d'une âme en joie va plus vite qu'un autre ; plus finement, il perce les murailles. À peine la voix rajeunie de la mère avait sonné dans la maison, qu'Orane frappait à la porte. D'en bas, elle avait entendu rire la mère en deuil. Elle entrait, elle apercevait le père, debout, la mère, blanche dans le lit, grave à présent, avec un air de songe et de prière, comme il arrive si la joie prend toute l'âme, et devient reconnaissance.

Orane aux cils d'or n'hésita pas.

— Vous savez tout !

— Oui, bien-aimée !

— Oh ! maman, j'aurais voulu ne vous rien cacher !…

Elles s'embrassèrent. Elles demeurèrent embrassées un peu de temps, se disant de pauvres mots inutiles, car leurs cœurs se touchaient, et leurs âmes se parlaient. Quand Orane se fut redressée, elle comprit qu'elle devait rester là, immobile, parce que sa mère la regardait, non plus comme l'enfant, ni la compagne, ni l'aide du ménage, ni la gaieté de la maison : mais comme l'être marqué d'un signe nouveau. Elle devinait les mots de cette pensée muette : « Tu es belle, Orane ma fille, fiancée de Mansuy ; il me semble que je ne t'ai pas regardée assez, car tu es une joie vivante ; je ne t'ai regardée ainsi qu'au jour de ta naissance, quand tu fus mise dans mes bras, si petite, toute rose, et déjà un petit duvet blond voletait à mon souffle, sur ta tête bien faite. Promise, mon Orane ! Les noces vont venir bientôt, et les enfants de la Horgne saboteront dans l'escalier, et lèveront leur bonnet : « Bonjour, grand'mère ! »

Marie dit :

— Quand seront les noces ?

— Quand vous voudrez, et c'est l'oncle Léo qui veut qu'on danse à la Horgne ; il invitera toutes les fermes…

— Oui, ce sera bien… Vous ne m'avez pas consultée parce que mon esprit est faible, à ce que vous croyez… Je ne vous en veux pas. Vous avez dû bien choisir, ton père et toi. Je le connais à peine, ton Mansuy, Orane ! Est-ce depuis longtemps que vous vous êtes accordés ?

— Trois mois, maman.

— Trois mois de ton bonheur que je n'ai pas vécus !

La jeune fille hésita une seconde, et dit :

— À présent que vous savez tout…

Puis elle s'arrêta.

— Que veux-tu que je fasse ?

— Que vous veniez bientôt, avec mon père et moi.

— Où donc ?

— Voir l'oncle, et Mansuy, à la Horgne…

L'ombre de la déraison passa sur le visage de la femme. Marie effaça, d'un geste de la main, les mots qui la tentaient.

— Non, je n'irai pas avec vous ! J'ai d'autres visites à faire d'abord. Lui, le petit, il n'a que moi. Moi seule, je le nourris. Moi seule, je puis lui apprendre que sa sœur est fiancée. Il a déjà lu mes lettres. Quand il aura lu celle où j'écrirai : « Rentre vite, Orane va se marier, elle attend son frère Nicolas, pour décider le jour des noces », ne le pensez-vous pas, toi, mon mari, toi, ma fille, il laissera tous les scrupules qui le tiennent encore loin de nous ; il se hâtera ; nous l'entendrons ; nous le verrons, et alors…

Marie-au-pain pleurait. Le nuage s'était reformé où vivait son esprit. Et pourtant, consciente de la peine qu'elle faisait à ces deux êtres chers, qui s'étaient approchés de son lit, elle ajouta :

— J'irai plus tard. Tu peux promettre, Orane, que j'aurai de l'amitié pour lui. Ton mari ! Ton mari !

Elle s'efforça de sourire.

— Je ne sais seulement pas la voix qu'il a !

— En effet, il parle peu, maman.

— Sauf à toi, je parie ?

— C'est que nous n’avons plus peur l'un de l'autre. Il faut bien, quand on va vivre ensemble. Il me raconte tout. Il veut toujours que je reste… Tenez, la prochaine fois que vous monterez à la Horgne, ou qu'il trouvera une autre occasion, je lui dirai de vous parler…

Le grand jour emplissait la chambre. Les trois cœurs qui s'aimaient n'avaient pas encore retrouvé la paix.

Share on Twitter Share on Facebook