VIII LE CONSEIL À LA HORGNE

Ce soir-là, il n'y eut qu'une courte joie, lorsque Jacques Baltus apparut, montant vers la Horgne-aux-moutons. Il suivait le sentier de la grand'prée en pente, le long du bois, et c'est là que Glossinde, qui tricotait à la dernière lueur du jour d'été, aperçut le frère de son maître, par la fenêtre de l'arrière-cuisine. Elle avait coutume, lorsque la besogne et l'immobilité la fatiguaient, de s'interrompre, de se hausser sur la pointe des pieds, d'approcher ainsi son visage de la lucarne ouverte, et de prendre un peu de lumière, un peu d'air pur, de quoi reposer ses yeux et sa poitrine, pour une petite heure. Elle aimait le maître d'école de Condé-la-Croix, à cause de la bonne humeur habituelle de l'homme, des nouvelles qu'il apportait du village, et elle dit, assez haut pour être entendue de la cuisine, où le maître étudiait une facture du charron, près de la table desservie :

— V'là monsieur Jacques dans le bas du pré !

La grosse voix du maître sonna aussitôt, et, en même temps, le bruit du papier froissé et jeté sur les planches.

— J'étais prévenu.

— Vous ne me l'aviez pas dit !

— Faut-il que je te raconte tout, à présent ?

— C'est bien lui : même il marche vite !…

Elle avait à peine eu le temps de se retourner, puis de s'approcher encore de la fenêtre, qu'elle s’exclama de nouveau, et entra dans la cuisine.

— Maître Léo ! Maître Léo !

— Que veux-tu encore ?

— Maître Léo, qu'est-ce qu'il y a donc ce soir ?

— Il n'y a rien dont tu aies à t'occuper.

— Voilà à présent monsieur le curé, votre frère, qui arrive !

— Eh bien ! laisse-le venir !

— Il fait presque nuit, mais je l'ai reconnu à sa taille. C'est comme un if qui marcherait ! Allez donc sur le devant de chez vous : ils ne sont pas à trois longueurs de charrue l'un de l'autre.

Le paysan se leva pesamment. Il commença par relever la mèche de la lampe, afin de mieux éclairer et de mieux voir ceux qui allaient entrer. En cinq enjambées, il fut sur le seuil de la maison. Le vent d'ouest, un reste de jour, lancé par-dessus les terres de plaine, touchèrent en même temps le visage qui, tant de fois, à cette même place, avait souri aux frères à bout de souffle et montant vers la Horgne. Léo Baltus essaya de sourire. Mais, devant lui, l'homme qui venait ne souriait pas. Jacques, tête nue, comme il était souvent, les mains dans les poches, regardait fixement la figure de son aîné. Nous interrogeons ainsi le pauvre calme et l'amitié des autres, quand nous sommes porteurs de la mauvaise nouvelle. « Que vont-ils dire ? ils ne se doutent pas de ce que je vais leur apprendre. Encore deux secondes, une seconde, et la paix sera morte, et c'est moi qui vais la faire mourir ! »

— Bonsoir, mon frère Jacques.

— Bonsoir.

— Tu ne me donnes pas la main ?

— J'oubliais.

— Qu'as-tu donc ?

Les deux hommes s'approchèrent du coin de la table, et l'aîné, à voix très basse, recommença d'interroger :

— Jacques, est-ce Marie qui va mal ?

— Non, et elle ne sait pas les choses, heureusement.

— Je devine : ton petit, tu as appris que ton petit disparu est mort ?

— Non, Léo : c'est plus grave encore, parce que c’est un malheur pour tous.

À ce moment, Gérard s'approcha des autres, et les sépara, tendant les deux mains :

— Bonsoir, Léo ; bonsoir, Jacques !

Et, aussitôt après, tourné vers le maître d'école :

— J'ai reçu ton coup de téléphone à midi. Je venais d'entendre les confessions, pour demain ; je rentrais. Le marchand de grains de chez moi m'a proposé de me conduire ici dans la soirée. Je n'ai eu qu'à monter la côte. Ça doit être une affaire sérieuse, dis donc ?

Le bruit de détente d'un ressort, le tremblement d'une cloison que vient de toucher un panneau de bois, apprirent aux frères Baltus que la domestique ne voulait pas entendre ce qu'ils disaient. Glossinde s'effaçait, selon l'habitude ; elle fermait la porte entre l'espèce d'office où elle était rentrée, et la pièce maîtresse où se retrouvaient les trois Baltus. Eux, formant un groupe serré, leurs trois visages inquiets éclairés en dessous par la lampe, ils se regardaient, le cœur tout chaviré d'émotion, Jacques parce qu'il savait les choses, les deux autres parce qu'ils ne savaient pas. L'abbé dominait ses grands frères de la tête.

— Nous ne serons pas bien ici, dit-il.

Le chef fronça les sourcils, cherchant le commandement à faire ; puis les sourcils se détendirent ; il prit la lampe, et dit :

— Montons dans la chambre des oncles curés : nous y serons bien. Les jeunes gens dorment loin de là.

Dans l'angle de la pièce commune, il y avait un antique escalier de chêne, à palier, qui conduisait au premier étage. Les frères, à la file, l'aîné marchant le premier pour éclairer les autres, montèrent les vingt marches, et suivirent le couloir qui desservait les chambres, celle du maître, celle, depuis si longtemps vide, où avaient grandi les enfants de la Horgne, celle des amis ; ils longèrent le grenier, plus long que tout le reste ensemble, et tout cela était à leur droite, orienté vers l'ouest et vers la plaine. Mais, à l'extrémité du corridor et à gauche, touchant le pignon des étables, qui s'allongeaient au delà et n'étaient séparées de la demeure des hommes que par l'épaisseur d'un mur, une sorte de tour carrée bossuait la façade de la Horgne. En bas, dans le réduit percé de fenêtres étroites, pareilles à des meurtrières, on serrait les vieilles barriques ; au premier, les anciens avaient fait une chambre pour « l'oncle curé », car il y a bien souvent un prêtre dans les grandes familles de la Lorraine, et les successeurs des premiers colons de la Horgne avaient continué, selon les temps, de loger là, pour un jour, pour une semaine parfois, un fils, un frère, un oncle, un cousin, appartenant au clergé de la région. Léo Baltus tourna la clé dans la serrure, et posa la lampe sur un coffre en bois noir, qui soutenait une petite bibliothèque fermée, pleine de livres de vieille date et de peu de prix. Adossé à la bibliothèque et au coffre, un fauteuil de paille attendait depuis longtemps un visiteur.

— Assieds-toi là, Gérard : c'est ta place, dit l'aîné.

Il prit lui-même une chaise, en indiqua une à Jacques, et, entre eux trois, il mit la table de toilette sur laquelle on voyait le plat à barbe, une savonnette enveloppée de papier, et un bougeoir. Autour d'eux, les hommes avaient encore un lit de camp près de la porte, un prie-Dieu le long du mur de l'étable, et un crucifix pendu au-dessus. La fenêtre, dont les petites vitres secouaient depuis trop longtemps leurs bourrelets de mastic, laissait passer l'air des forêts toutes proches et profondes comme un royaume.

Les trois Baltus levèrent les yeux, d'instinct, vers cette baie mal close. Tout ce sable d'étoiles qui est le chemin de Saint-Jacques ne diminuait pas les ténèbres de l'Est ; les forêts dormaient, épanouissant leurs cimes dans l'air immobile : celle de Weinbrunn et celle du Warndt, qui sont en terre sarroise, et les bois de Saint-Hangen, leur bordure en terre lorraine, et dont l'ombre, au premier matin, vient toucher les murs de la Horgne.

— Explique-toi, Jacques, dit l'aîné : qu'y a-t-il de si grave ?

Jacques continua de regarder la fenêtre, comme s'il prenait à témoin le pays : la lumière de la lampe tremblait dans ses yeux clairs.

— Il y a, mes frères, que la France manque à l'honneur.

— Ce n'est pas possible ! dit le fermier.

— Tu parles de travers, mon pauvre Jacques, dit l'abbé : tes mots sont trop forts !

— Non pas ! ils sont justes : elle manque à l'honneur.

— Tu pourras l'accuser, si les projets sont mis à exécution. Pour le moment, ce ne sont que des projets.

— Tu les connais donc aussi, toi, Gérard ?

— Comment veux-tu que je ne les connaisse pas ? Les journaux en parlent tous ! Le discours du ministre est du 17 juin. Nous sommes le jeudi 26…

— Qu'a-t-il dit ? demanda Léo. Moi, je ne lis pas tous les jours le journal. Qu'a-t-il dit, le ministre ?

La face romaine de Léo Baltus était toute attention et passion. Contre le jugement de Jacques, il faisait appel au prêtre, leur cadet à tous deux, mais leur supérieur devant Dieu. Son âme était dans ses yeux : elle allait apprendre une chose qui importait sans doute à la religion, à la Lorraine, à toute la race née de la Horgne, et dont lui, Léo, il était le chef. Comme il ne recevait pas tout de suite la réponse, il répéta sa demande, et la fit plus humble :

— Enseigne-moi, monsieur le curé ? dit-il.

L'abbé comprenait bien que ses paroles toucheraient le fond de cette âme-là, et de l'autre sans doute, et s'y graveraient. Il se tenait droit dans son fauteuil, les mains jointes sur ses genoux, tout malheureux d'avoir à dire du mal de ce qu'il aimait ; au delà de ses frères, ses yeux cherchaient le crucifix pendu au mur, dans la demi-ombre. Il toussa. Il faisait effort pour tâcher d'avoir une voix naturelle, et non d'indignation : il était juge.

— J'ai lu, en effet, que le ministre avait fait une déclaration. Il annonce le rappel de l'ambassadeur près du Pape, l'introduction du régime laïque dans les écoles d'Alsace et de Lorraine, des rigueurs nouvelles contre les congrégations religieuses.

Léo Baltus étendit le bras jusqu'au milieu de la table, et il la frappa de son poing fermé et tout poilu.

— Ça n'est pas possible, ce que tu racontes là, l'abbé !

— Malheureusement, c'est trop vrai.

— On lui avait donc fait quelque chose de mauvais ? Une offense ? une menace, à cet homme-là ?

— Non, Léo.

— Alors, ne le nomme pas, pour que je ne le haïsse point !

Le fermier retira son bras de dessus la table. Jacques le considérait en branlant la tête pour faire entendre : « Tu vois, je ne me trompais pas. » L'abbé fermait les paupières, pour ne pas voir souffrir ces deux hommes sans reproche. Ce fut l'aîné qui rompit le silence, après une longue minute. Oh ! comme il avait changé de physionomie, en un instant ! Pauvre fidèle ami qui s'avouait blessé ! Pauvre Romain dont la rudesse était tombée ! Pauvres yeux de chef, gonflés de larmes qu'il tâchait de retenir ! On ne l'avait vu plus ému qu'à la mort de sa femme. Il fallait bien répondre : ce ne fut qu'une plainte d'abord.

— Tout de même, on avait bien souffert pour elle : on ne méritait pas ça.

— Oui, on avait souffert, répéta Jacques.

— Pendant plus de quarante ans, dit l'abbé.

— Toi, Gérard, plus que nous…

— On souffrait volontiers pour elle, mes frères, et on sentait au fond, que c'était pour Dieu, et que les Prussiens la détestaient surtout à cause de sa vocation…

— De son histoire, dit Jacques.

— De sa foi, dit le paysan ; de la mienne, que j'ai apprise de mes parents français, et en laquelle nous sommes tous morts, dans la famille ancienne. Mais si, à présent, elle renie sa foi et notre foi…

L'abbé interrompit :

— Non, Léo, elle n'est pas renégate ; je ne peux pas te laisser dire cela !

Le maître de la Horgne se leva. La colère, en lui, avait monté. Il était rouge, il se tournait vers la porte, comme s'il cherchait un ennemi à frapper, mais il n'entrait personne. Il reprit :

— Un pays que j'ai toujours défendu !…

— Défends-le encore une fois ! dit l'abbé.

— Non pas !

— Ce n'est pas la France qui agit : ce sont les hommes qui la gouvernent. Assieds-toi. Tu prendras ta résolution après que Jacques aura parlé. Car s'il m'a téléphoné, ce soir, je devine bien qu'il a eu une raison à lui, et non pas celle de tout le monde. Il n'aurait pas dit, dans le téléphone : « J'ai besoin de ton conseil, Gérard, tout de suite », s'il n'avait pas reçu une visite, une lettre, un avis de quelque supérieur…

— En effet, dit l'instituteur : tu devines juste.

— De qui ? demanda le fermier. De l'inspecteur d'Académie ?

— D'un plus haut.

— De Paris ?

— Oui.

— Tu l'as écouté ?

— Fallait bien.

— Raconte ! fit le fermier en se rasseyant. Moi, je te dirai ce que je pense. Mais, d'abord, qu'est-ce qui t'arrive, à toi ?

Les trois hommes se rapprochèrent, parce que l'instituteur parlait bas, d'instinct, ayant peur que le couloir et les chambres n'entendissent ce qui devait rester secret. Est-ce que son frère, tout à l'heure, est-ce que ses frères n'avaient pas trop élevé la voix ?

— Mes frères, je suis flambé.

— Qu'est-ce que cela signifie ?

— Renvoyé, changé d'école.

— Ah ! mais, c'est grave !

— J'ai refusé d'être ce qu'ils appellent un « laïque ».

— T'as bien fait ! dit Léo.

— Tu as noblement fait, dit Gérard.

— Tu es un Baltus ! dit Léo.

— Tu es un chrétien ! dit l'abbé. Alors, pourquoi es-tu triste ?

Il lui tendait la main. Jacques la repoussa.

— Non, je ne mérite pas : il faut tout savoir.

Alors, moment par moment, Jacques raconta l'arrivée des instituteurs au bourg de Saint-Nabor, ce qu'avait dit M. Philibert Pergot, puis l'entretien, la dispute même que lui, Baltus, il avait eue avec ce délégué du ministère, et il n'oublia rien du dialogue, dont chaque mot demeurait vivant, non pas dans sa mémoire habituelle, mais dans celle du cœur blessé, qui est si prompte à obéir, si fidèle, et qui fait souffrir encore quand elle répète ce qu'on lui demande. Il racontait, il jugeait sans employer de formules violentes. Quelques heures avaient passé : son tempérament calculateur, sa coutume de peser les mots pour les enfants, avaient repris leur pouvoir. On eût dit qu'il récitait un procès-verbal exact et expurgé, mais surtout, il se jugeait coupable de faiblesse, et, à cause de cela, il n'élevait pas le ton. Seul, Léo l'interrogeait. Les coudes touchant la table, et sa puissante tête appuyée sur ses poings, le paysan disait :

— Comment, tu ne l'as pas quitté tout de suite, le Parisien ?… Quel homme es-tu donc ? Avec ton air de militaire, tu n'es qu'un bleu, voyons !… Il a dû être content ! Tu peux supporter qu'on te parle ainsi de ta religion ?… J'en appelle à l'abbé : est-ce qu'on doit seulement écouter ces propos-là, et laisser croire qu'on va faiblir ?… Il t'a menacé de te nommer ailleurs qu'à Condé-la-Croix ?… Il fallait répondre oui, et ne pas caler ; il fallait mériter d'être puni, et ne pas trahir la foi, toi, un Baltus !

Comme Jacques se taisait, Léo reprit encore :

— Elles sont belles les promesses qu'ils font !… Voilà ce qu’ils avaient promis, leur Joffre, leur Poincaré, leur Mangin, leur Gouraud, leur Millerand !

L'abbé Gérard Baltus n'avait encore rien dit. À ce mot-là, le maigre géant posa la main sur le bras de son frère, et, sévèrement :

— Léo, je ne permets pas cela ! Il ne faut dire : « leur Joffre, leur Mangin, leur Millerand » ; ils sont nôtres !

Ah ! tu ne permets pas ?

— Tu m'as demandé de t'enseigner !

— Eh bien ! c'est moi qui vais le faire.

Et, se dressant de nouveau, le fermier, sans plus retenir sa voix, cria :

— Mon avis, il est clair à présent : nous n'avons pas été chercher les Français ; nous avons été contents de revenir avec eux, oui, c'est vrai, mais qu'il nous f… la paix, ou bien je leur dis : nous sommes d'abord Lorrains, Lorrains, Lorrains !

Les trois frères étaient debout, maintenant, l'abbé et l'instituteur poussant le maître de la Horgne vers la porte, sans le frapper, mais rudement, pour lui faire comprendre : « On ne parle pas comme ça !… Éloigne-toi !… Tu déraisonnes !… Nous ne pouvons entendre des choses pareilles ! »

Or, la porte s'entr'ouvrit. Une tête jeune, un visage paisible, un cou solide, que laissait voir entièrement le col déboutonné d'une chemise de couleur, se pencha vers les frères, dans la demi-lumière. Mansuy Demangin demanda :

— Maître Léo, c'est pour la vache noire, qui va vêler…

— Ça presse-t-il ?

— Je crois que oui.

Le fermier prit une petite seconde, pour n'avoir pas l'air d'un chef qui ne réfléchit pas, et répondit :

— Descends : j'y vais.

Il ne se retourna pas ; il suivit le jeune homme ; on entendit les pas lourds dans le second escalier, tout voisin, qui aboutissait juste à la porte de l'étable.

L'abbé et Jacques, au milieu de la pièce, demeurèrent immobiles, tant que le bruit des pas monta vers eux. Le prêtre avait beaucoup souffert, en écoutant le récit de Jacques. Les malheurs du pays n'étaient donc pas finis ? Il fallait recommencer à lutter ? Et cette fois, les ennemis étaient du côté qu'on aimait ! Quarante-huit ans passés à dire : « Le temps français, quand reviendra-t-il ? quand serons-nous délivrés ? quand serons-nous parmi ceux qui ont la même âme que nous ? » Voilà que ce long désir était à peine accompli ; les jeunes gens, les jeunes filles et les jeunes femmes attendaient la bienvenue promise avec des cœurs émerveillés ; les anciens continuaient à raconter complaisamment les souvenirs des années d'avant 1870 ; les plus sages reprenaient les impatients : « Tout n'est pas à souhait encore, mais vous verrez bientôt ! » Et maintenant on commençait de voir la persécution de la foi, et le complot contre les enfants ! Expliquer cela ! Empêcher des colères comme celle du Romain, là, tout à l'heure ! Quel crédit trouverait-on, parmi les désabusés ? Lui, le grand curé terrien, l'ancien prisonnier des forteresses allemandes, il pouvait ne pas confondre la France avec ceux qui font les lois, et avec les ministres qui donnent des ordres, mais la plupart des Lorrains penseraient peut-être : « Nos pères nous ont menti ! » Dans sa paroisse, n'en aurait-il pas de ces braves gens, qui allaient être séparés de nous désormais ? Où iraient-ils ? La réponse de Léo le laissait prévoir. Jacques lui-même inquiétait l'abbé. Il avait rapporté la menace du visiteur parisien ; à aucun moment, il n'avait dit : « Je n'en tiendrai pas compte ; j'irai où il faudra, dans le plus petit village de Lorraine ou d'ailleurs, mais je n'achèterai pas mon maintien à l'école de Condé, au prix qu'on me demande. » L'abbé ne doutait pas de son frère : il s'étonnait seulement de ne l'avoir pas trouvé plus net. Pourquoi n'avoir pas dit déjà : je ferai ceci, je ne ferai pas cela ?

Gérard passa le bras par-dessus les épaules de Jacques, et l'emmena vers la fenêtre.

— Viens, dit-il, allons respirer un peu ?

Il avait son projet, et sa tendre amitié pour Jacques lui indiquait les choses qu'il fallait dire.

Quand ils furent devant la fenêtre aux vitres déchaussées, l'abbé souleva le verrou d'en bas, tira celui d'en haut ; les deux vantaux s'ouvrirent avec un bruit de rupture ; des mille-pattes, domiciliés dans les rainures du bois, coulèrent sur le mur de la chambre, et l'air des forêts entra. Les deux, frères s'accoudèrent sur les pierres d'appui, l'abbé à gauche, joignant ses mains dans le vide. Ils voyaient, au-dessous d'eux, les ombres rondes et inégales, dans le verger, des poiriers et des choux ; un peu plus loin, les cimes d'arbres qui montaient, et au-dessus, le ciel et le sable tout riant des étoiles. Nuit paisible sur les disputes des hommes !

— Tu comprends, Jacques, que ce qu'a dit notre frère Léo ne peut être soutenu. La Lorraine indépendante ? Non, cela n'a pas le sens commun. Il faut que la bouchée de pain soit à l'un ou à l'autre. Notre aîné a parlé dans la colère.

— Oui.

— Tu te rappelles, lorsque nous étions petits, il était déjà ainsi, emporté dans ses paroles, bien au delà de la raison.

— Oui, le coup a été rude.

— Pour moi aussi, tu comprends ; et pour toi, sans doute.

— Oh ! mon Gérard, mon Gérard, j'ai eu de grandes douleurs dans ma vie : mon fils mort, ma femme…

— Oui, mon pauvre…

— Ma femme qui ne peut plus être mon conseil…

— Elle ne sait rien ?

— Non, j'ai dit que j'avais des affaires d'intérêt à traiter avec Léo… Et voilà que nous devons souffrir de ce que nous avons toujours voulu, de ce qui fut notre espérance de toute la vie : d'être Français.

— Nous le sommes, Jacques.

— Oui, désillusionnés ! Je n'ai pas voulu soutenir Léo, tu l'as bien vu : mais je me sens désemparé. La France, pour moi, ce n'était pas ça…

— Mais ce n'est pas ça ! Tu l'aimes, et tu ne la connais pas, et ce que tu vois, c’est elle déguisée… Je ne te demande pas encore quelle réponse tu donneras au monsieur de Paris…

— Je ne sais pas… Je suis si troublé que je ne sais pas, Gérard.

— Fais attention ! Déjà tu as le sentiment que ton exemple est de conséquence, et ce que tu feras, d'autres le feront…

L'abbé, de sa main droite, frappa amicalement l'épaule de Jacques, puis reprit la même attitude qu'il avait auparavant : et ses deux mains jointes s'avançaient dans la nuit. Un petit souffle, venu des forêts de la Sarre, descendit les étages des frondaisons de France, caressa le visage des deux hommes, et passa. Un oiseau éveillé, loin dans les étendues, jeta un cri de peur.

— J'ai songé bien souvent à ce mystère, Jacques : comment se fait-il que nous aimions la France d'un amour qui résiste au temps et, — tu le verras, — aux déceptions, nous qui parlons un dialecte allemand ?…

— Aussi m'ont-ils appelé Boche, les gens du dîner de la Morille, à Verdun !

— Pas les gens, un d'eux ; tu me l'as conté. As-tu essayé de résoudre ce problème-là ?

— Quelquefois.

— Qu'as-tu trouvé ? Car enfin, nous sommes, ici, des Français de la dernière heure.

— Préparés.

— Tu dis bien.

— Des Celtes, et puis des Gallo-Romains.

L'abbé étendit le bras vers les forêts :

— La Sarre était peuplée de Celtes. Même là-bas, le sang n'est pas allemand. L'Allemand, c'était l'envahisseur périodique, qu'on repoussait ensemble. Ils n'ont jamais changé. Nous étions, nous, de la Gaule convoitée.

— Je l'enseigne aux enfants, surtout à présent.

— Tu vois bien : c'est une liberté nouvelle !

Il se mit à rire, et, pour la première fois de la soirée, de la journée même, le visage de Jacques se détendit un peu. Gérard, plus grand, observait affectueusement ce frère irrité et confus, qu'il essayait d'arracher à lui-même, et de faire monter jusqu'à la région des idées et des causes, où est la leçon de bravoure. Il reprit :

— N'empêche que nous sommes Français depuis bien peu d'années, et presque les derniers venus dans le royaume. Encore, les « terres évêchoises », si tu te rappelles, Toul, Metz, Verdun, furent réunies sous Henri II.

— 1552.

— Bravo, l'écolâtre ! Je ne sais pas si la date me serait revenue aussi vite qu'à toi. Cela fait près de quatre siècles. Mais, le reste, dont nous sommes, n'est à la France que depuis Louis XV. Ah ! je retrouve la date, Jacques, c'est en 1766, que nous devînmes définitivement Français. Si tu défalques les années d'occupation allemande, après la guerre de 1870, nous n'avons été gouvernés par la France, nous autres, que pendant un siècle et demi. Que cela est peu !

Il crut entendre, dans le grand silence de la nuit douce :

— Devons-nous le regretter ?

Il ne releva pas le mot ; mais il reprit son plaidoyer, pasteur d'une seule brebis, fraternel, atténuant la rudesse de sa voix, comme il faisait pour ne pas effrayer les enfants du catéchisme :

— Jacques, ces derniers venus de la famille de France ont été tout de suite de merveilleux Français. Loyauté, ardeur, tendresse, quels traits on peut citer ! Et même avant d'avoir été déclarés Français par les traités, ils l'étaient, ces vieux-là, nos pères endormis, nos pères qui sont en paradis.

Respectueusement, le prêtre inclina la tête. Après un silence, il demanda :

— Tu ne t'es pas inquiété de savoir pourquoi ? Tu n'as pas été plus loin ?

— Non.

— Il y avait un va-et-vient à travers les frontières, vois-tu, des commerçants, des voyageurs pour le plaisir, des pèlerins. Ceux de France devaient dire du bien du Roi. Il y avait aussi nos princes Lorrains, dont je suis si fier, les trois grands Guises, Claude, François, Henri. Ces comtes devenus ducs, devenus princes, devenus presque rois, mon cher, c'étaient les plus beaux hommes du temps, Claude surtout…

— Peut-être, hasarda Jacques.

— Oh ! sûrement, et marié à une Bourbon, batailleur, — nous le sommes tous ! — généreux, prodigue même, chevalier parfait, et si avenant que ses ennemis voulaient le tuer, ne pouvant supporter cette belle âme dans un si beau corps. Tantôt il battait les Allemands, et tantôt les Anglais. Le roi François Ier ne savait plus comment le récompenser. Henri II connut le même embarras. Ce beau Guise, prince des marches de France, et ses enfants nous conquéraient pour le Roi, sans nous faire la guerre. La France idolâtrait les Guises, mais nous, Jacques, je le sens à mon cœur qui saute, nous étions déjà pour eux, avant d'être pour elle. Ils avaient toutes sortes d'influences dans la Lorraine, encore impériale de nom. J'ai relevé, dans mes études d'histoire, que ces Guises, ou par eux-mêmes, ou par leurs parents ou alliés, tenaient tous les nœuds de routes entre l'Est et Paris. Tu en concluras ce que tu voudras, et peut-être que l'ambition leur vint, la tentation de monter sur le trône, un jour. On parlait d'eux, aux veillées. Les rois, quand ils eurent acquis les Trois-Évêchés, et, plus tard, notre province entière, nous envoyèrent ce qu'ils avaient de mieux, comme gouverneurs, officiers, magistrats…

— Ça leur a réussi mieux que ne réussira ce qu'on fait à présent.

— C'étaient des rois, Jacques ; mais le fond d'où sortaient leurs commis, crois-moi, il est toujours aussi riche… La guerre l'a tant montré ! Ils avaient du goût, les princes, ils choisissaient leurs hommes. Dans les marches de l'Est, avant la réunion, après, pendant trois siècles au moins, il s'est fait chez nous la plus folle ou la plus sage dépense, comme tu voudras, d'esprit, de belles manières, de politesse, la plus sage démonstration de la force et du charme d'un pays qui nous voulait avoir ou garder, de notre bon aveu.

Les choses qu'il résumait ainsi, l'abbé érudit les aimait de vieille passion. Il se mit à rire, et cette fois tout haut.

— Je crois même que la mode n'a pas été étrangère à cette conquête des cœurs lorrains. Les modistes de Paris qui venaient en Lorraine, par les coches, au XVIIe, au XVIIIe siècle, avec des fanfreluches plein leurs boîtes, remportaient des succès près de nos dames lorraines, — pour ne parler que de ceux-là, — qui faisaient dire : « Paris ! Paris !» à nos bourgeoises, aux femmes de nos plus grands et de nos plus petits seigneurs. J'en ai trouvé mention dans des mémoires… Toute la suite l'a confirmé, nous étions de France, plus volontiers que personne, aussi anciennement que les Français des vieilles provinces, et, en toute vérité, depuis le treizième. Tu entends : le treizième !

— Depuis plus longtemps encore nous étions préparés, Gérard ; tu vas rire, peut-être : je pense bien souvent que nous sommes demeurés fidèles à Charlemagne.

— Bien dit ! Fidèles au grand empereur qui alla tant de fois porter secours au pape de Rome !

— À Charlemagne, organisateur de la rive gauche du Rhin, à celui qui ne passait le fleuve que pour corriger le Saxon envahisseur et païen !

— À Charlemagne qui voulut, à sa mort, distribuer l’or de ses coffres, pour agrandir et embellir les églises les plus fameuses de son empire, et, sur vingt et une villes ainsi honorées de ses largesses, en avait choisi dix-sept dans la latinité. Je savais la liste par cœur, autrefois.

— Moi aussi, Gérard : tu me l'avais apprise.

— Aide-moi donc : Rome, Ravenne, Milan, Cividale, Grado, Sens, Besançon, Lyon, Rouen, Arles, Vienne, Tarantaise, Embrun, Bordeaux, Tours…

L'abbé hésita. Jacques se souvint, et acheva :

— Bourges, à quoi fut réduit, un jour, un roi de France, et Reims que les Saxons devaient dévaster en nos temps !

Ils se turent, et songèrent un long moment. La lune, invisible encore, sortie d'on ne sait quelle ombre, mettait, sur les futaies étagées devant eux, une lueur argentée, qui frémissait au vent.

— Que c'est beau ! dit Jacques.

L'abbé comprit, à ce mot-là, que l'heure était venue de porter secours à son frère inquiet.

— Jacques, fit-il, tu m'as appelé au conseil, et tu ne m'as pas avoué ton secret. Qu'as-tu répondu à l'envoyé de Paris ? Tu as dû te tromper, mon pauvre : je le devine, puisque tu ne t'en vantes pas…

Alors, le prêtre, sur son épaule, sentit se poser et se cacher la tête de son frère, et il entendit la voix que rouillaient les larmes :

— Pardonne-moi, Gérard ! On me croit fort, et j'ai été faible, et je le suis. Je t'ai appelé au secours, juge-moi, et cependant, je ne peux pas te promettre de t'obéir… J'ai d'abord bien répondu à l'homme, et puis j'ai balbutié. Oh ! que tu es heureux d'être l'Asseuré, toi ! Je lui ai laissé voir que le manque de parole de la France m'indignait, que j'étais blessé au cœur, comme chrétien, comme Lorrain ; mais, quand il m'a menacé, avec les formes que ces gens-là sont habiles à prendre, et qu'il m'a dit de donner l'exemple de la neutralité, moi, Jacques Baltus, je ne lui ai pas répondu : « Jamais ! »

— Pauvre ami !

— À l'heure où je te parle, là, en me cachant le visage, je me dis que je pourrais peut-être commencer ma classe en omettant la prière…

— Jacques, que dis-tu là ?

— Que je pourrais, en tous cas, me borner à faire réciter aux enfants leurs leçons de catéchisme et d'histoire sainte, sans plus donner les explications que j'ai coutume d'ajouter, beau droit de mon métier, joie pour moi, tu le sais bien…

— Je ne te comprends plus ! Tu prétends être indigné de ces manœuvres, pour introduire en Lorraine l'éducation sans Dieu, et tu vas y aider !

— Je ne ferais rien contre ma foi, Gérard ; je ne parlerais pas d'elle, voilà tout.

— Mais c'est la nier de n'en rien dire ! Tu connais le mot seigneurial : « Qui n'est pas pour moi est contre moi ! » Qu'y a-t-il là, Jacques ?… Une femme ?

— Oui : la mienne.

— Marie ? Mais elle ne sait rien, tu me l'affirmes !

— Ce n'est pas cela. Tu ne peux pas voir, comme moi, qu'elle ne vit que pour courir sa chance ; qu'elle est, ici, dans le seul lieu du monde où elle puisse vivre, parce qu'elle l'attend, lui, l'enfant qu'elle a porté et qu'elle croit vivant. Je ne veux pas la perdre ! Suppose que je sois condamné à quitter Condé-la-Croix : je la connais, elle ne nous suivra pas ; elle s'enfuira de la maison nouvelle pour retourner à l'ancienne, ou dans les bois, ou à la Horgne, et, de misère ou de désespoir, elle périra. J'ai été faible ; j'ai laissé voir ma peur, et je me confesse à toi !

— Je te plains infiniment…

L'Asseuré s'était redressé, il avait pris dans ses bras son frère aîné qui pleurait ; il le serrait, et, penché, il disait :

— Les choses qu'il y aurait à dire, tu ne peux pas les entendre en ce moment ; Jacques, nous sommes tous de pauvres faibles ; nous imaginons l'avenir, et, d'après nos imaginations, nous voulons qu'il décide le devoir présent ; cela nous perd souvent ;… tu es dans la grande peine et j'y suis avec toi ;… il va falloir nous séparer, tout à l'heure ; ne raconte pas à Léo ce que tu m'as raconté ; ne lui dis pas de mal de la France ; n'en dis à personne : si tu la perdais, ce serait bien pis que de perdre Marie…

— Non, par exemple !

— Ne blasphème pas ! Tu ignores de quelle créature, infiniment plus malheureuse, tu es tenté de parler injustement. Elle aussi, elle a perdu ses enfants ; elle aussi, elle est victime d'une folie qui sera guérie… Si tu pouvais connaître son cœur, comme tu connais celui de Marie ! Il est tout noble, va ! On ne l'a pas encore gâté. Dieu la regarde en pitié. Elle est pécheresse, mais nous ne pouvons énumérer non plus tous les services qu'elle a rendus à la miséricorde quêteuse de mérites ; sa vocation ne lui a pas été enlevée ; elle demeure l'unique, la nécessaire, au fond la bien-aimée ingrate, destinée au pardon à cause des saints qu'elle a enfantés pour le monde entier… Jacques, je te dirai ma foi la plus profonde après celle à l'Évangile : Dieu s'est interdit de laisser périr la France, puisqu'il n'a préparé aucune nation qui la puisse remplacer… Va, mon bon frère, nous nous retrouverons bientôt… Écoute !

— Il remonte !

— Oui ! Remets-toi à la fenêtre, essuie tes yeux ! C'est lui !

Il entra, le Romain, avec fracas.

— Mes enfants, c'est une génisse !

— Ça vaut mieux pour l'étable, dit l'abbé en se retournant.

— Est-elle jolie au moins ? demanda Jacques.

Le fermier fit claquer sa langue.

— Toute mignonne, bien faite, tachetée comme une pomme, là et là.

L'homme touchait ses deux flancs.

— Même elle a une petite étoile sur le front.

— Bon signe, répondit Jacques : elles sont laitières, d'habitude, quand elles ont l'étoile.

Les deux frères cadets serrèrent la main de l'aîné, qui rabattait, sur son poignet, la manche de sa chemise et la manche de sa veste, qu'il avait relevées en partant.

— Et vous, reprit-il, les frères, qu'avez-vous fait pendant ce temps-là ?

— Oh ! dit l'abbé, nous avons causé, assez tranquillement.

— Eh bien ! moi, dans l'étable, je n'ai pas été tranquille du tout. Ça n'allait pas comme je voulais. Et puis, j'étais en colère. Je pensais à l'histoire de Jacques, et aux misères que vont nous faire les Français. Je vous le dis, plus haut que je ne le disais quand vous m'avez trouvé violent…

Sa voix sonnait dans la petite pièce, aussi âpre que s'il commandait aux quatre chevaux de son harnais :

— Je te le dis, Jacques, je te le dis, monsieur le curé qui défends ces gens-là : si c'est pour nous rendre païens qu'ils sont revenus, il valait mieux qu'ils restent chez eux !… Qu'il y a-t-il encore ? Comment, c'est toi, Glossinde ? Tu n'as pas même frappé à la porte ? En voilà, des manières !

— Vous criez trop haut, maître Léo, ça vous empêche d'entendre !

La domestique se tenait dans la chambre, à un pas de la porte grande ouverte, les bras tombants, les mains jointes sur son tablier. Elle avait pris sa résolution. Servante à la Horgne, mais plus ancienne que son maître, et devenue sacrée par un dévouement de plus de cinquante années, elle pouvait dire son mot, oui, elle le devait même. Son visage était serré d'angoisse ; ses pauvres lèvres déformées, non appuyées sur des dents, tremblaient, mais elle levait, sur Léo Baltus, des yeux clairs, innocents et résolus.

— Réponds, Glossinde : qu'es-tu venue faire ici ?

— Vous avertir, vous et la compagnie, que j'ai fait du vin chaud.

Subitement, la colère du fermier se dissipa. Son rire, aussi sonore que sa colère, fut la première réponse. Il dit aussi, pour apaiser Glossinde :

— Elle a de riches idées, qu'en dites-vous, mes frères ?

Mais Glossinde ne riait pas. Elle ne quittait pas du regard son maître, qui commençait à être gêné par ce témoin de toute la vie. Enfin, elle ouvrit les lèvres, pour libérer son âme de pauvre vieille Française.

— Venez donc. Il est grand temps… Mais en vérité, j'ai du regret de ne pas m'être couchée.

— Pourquoi donc ?

— Je n'aurais pas entendu mal parler de nos Français. Une maison où, jamais du grand jamais, personne n'a dit du mal de la France !

Elle rougit, se sentant regardée par eux trois, et d'être hors de son rôle de servante, mais elle ne baissa ni les yeux, ni le menton : le secret de son cœur était plus fort que tout.

— Voyez-vous ça ! Glossinde qui me fait la leçon, à présent ?

— Oui donc ; ça me tourne les sangs, d'entendre autre chose que ce que j'ai toujours entendu. Votre père, votre mère à tous trois, il n'aurait pas fallu, devant eux, en dire la moitié sur la France !

Mécontent, Léo fit le geste du faucilleur qui abat une javelle.

— Arrête ici, ma vieille ! Tu ne sais pas ce dont il est question. Tu défends la France et tu ne la connais pas !

— Et vous ?

Elle comprit qu'elle allait trop loin.

— Excusez-moi, mon maître… Mais, aussi bien, chez ma cousine, il y a un proverbe…

— D'où est-elle, ta cousine ?

— D'Auvergne.

— Et que dit le proverbe ?

— Il dit : « N'est pas beau ce qui est beau, mais est beau ce qu'on aime. » Moi, je l'ai connue par vos parents, la France, et par les miens, et je l'aime. Excusez-moi.

Glossinde reprit son air de servante humble et lasse. Elle ajouta tout de suite :

— Le vin chaud est tout versé. Il va refroidir.

Le fermier leva les épaules, de pitié. L'abbé tira sa montre.

— Minuit moins vingt : j'ai le temps. Ce n'est pas de refus, Glossinde. Nous en avons dit, des mots, ce soir ! Descendons !

Ils descendirent, sauf Glossinde qui s'était effacée dans le couloir, pour les laisser passer. En bas, ils trouvèrent Mansuy, debout, à l'écart. La cuisine sentait le vin rouge et la cannelle. Quatre verres étaient alignés sur la table. Léo, Jacques, l'abbé, le chef de culture prirent chacun le leur, et, d'un seul trait, le vidèrent. Pour la seconde fois, cette nuit-là, Gérard Baltus et l'instituteur de Condé se retrouvèrent paysans.

— Viens, Jacques, dit l'abbé, en reposant son verre sur la table. Je t'accompagnerai un bout de chemin.

— Où vas-tu ? demanda Léo. Tu aurais pu coucher ici ?

— Prendre le train à Creutzwald ; je dormirai un somme dans la gare, et mes paroissiens me trouveront encore bonne mine, quand je descendrai de mon wagon, pour dire la messe de sept heures. Ils me trouvent toujours bonne mine.

Les deux cadets sortirent de la Horgne, ayant salué l'aîné qui se tint alors sur le seuil, et qui remplissait de son corps presque toute l'ouverture de la porte. Dehors, il faisait doux et clair. Jacques et Gérard montèrent, à travers bois, jusqu'à la route de Carling à Sarrelouis, et se trouvèrent là en un lieu dominant. La lune penchait. Ils étaient seuls à faire sonner, sous leurs talons, la route empierrée. Les champs, à gauche, descendaient vers Creutzwald, et leurs avoines, et leurs seigles, tout épiés et près de la moisson, dormaient. À droite, les forêts dormaient aussi. Le vent ne remuait plus que la pointe fine des arbres.

— Ça donne envie de chanter, dit l'Asseuré.

Ils se séparèrent. Cinq minutes plus tard, dans le grand silence de minuit, Jacques entendit une voix qui venait du milieu du plateau cultivé. C'était la voix superbe de Gérard. Invité par la solitude, le cœur tout plein de ces heures qu'il venait de vivre, il devait, en continuant de marcher entre les blés, tourner la tête par-dessus l'épaule, et chercher le frère malheureux et tenté qui regagnait la maison.

— Allohé pour le voyageur ! Allohé ! Allohé !

Jacques tressaillit. Ç'avait été leur coutume, dans leur jeunesse, de se « guirlander » ainsi, d'une colline à l'autre, lorsqu'ils se séparaient, et les paroles, à chaque fois changées, accompagnaient un refrain d'une antiquité véritable, un mot de la marine malouine, qu'avait transmis, aux Baltus, un vieil oncle engagé sur les vieilles goélettes. Il répondit :

— Allohé pour l'abbé Gérard !

La voix d'en bas reprit :

— Allohé pour les bons Lorrains !

Jacques, ayant respiré l'air des bois jusqu'au fond de sa poitrine, chanta :

— Allohé pour la nuit très douce !

Il se passa un court moment, comme il arrive entre oiseaux qui s'appellent, avant que la réponse vînt de la plaine. Et quand elle vint, elle était faible et voilée. Gérard devait descendre, par les prés, vers les maisons du Nassau, toutes proches de Creutzwald.

— Allohé pour la France aimée ! Allohé ! Allohé !

Jacques ne répondit pas. Depuis qu'il avait quitté Gérard, à peine s'il avait fait une centaine de pas. Il voulut prendre l'allure rapide qui lui était habituelle. Mais, presque tout de suite, il s'arrêta. Là, sur le talus de la route et du côté du plateau, il apercevait une pierre taillée, large, haute de plus d'un mètre, sur laquelle une croix était gravée profondément. Il la connaissait bien. Mille fois il avait passé, songeant : « Un homme tué sur la route, jadis, à la lisière des forêts ? Un laboureur écrasé par sa charrette ? Foudroyé ? » Il ne savait pas. Qui est-ce qui savait, hormis Dieu ? Mais cette nuit, au sommet de la pierre, un pain était posé, qu'éclairait la lune inclinée. Jacques descendit dans le fossé, et se tint debout, le cœur battant. Sa pauvre femme, celle qui dormait là-bas, dans le village, était venue ici, le matin même ou la veille. Sur la tombe de l'inconnu, elle avait mis de la nourriture pour l'enfant mort aussi, et qui n'était guère moins oublié que celui-là. Baltus, Baltus, il faut supporter cette tendresse maternelle qui ne veut pas croire à la séparation, accepter de n'être que le second amour de cette âme égarée, pardonner les silences, les inattentions, les longues courses à travers la campagne, et ne pas avoir l'air de t'apercevoir que la santé de Marie s'affaiblit, que les yeux sont de plus en plus cernés, et les lèvres aussi pâles que la lumière de la lune.

En ce moment, le pain boulangé par l'ouvrier de madame Poincignon luisait aussi, plus blanc qu'à dix heures, quand l'étalage recevait le soleil du matin et que le mitron tournait la roue dentée du store. Jacques Baltus étendit le bras, et prit le grignon de pain ; il avait faim, après cette longue veille à la Horgne, et puis vaguement, demi-combattue, puis accueillie, la tentation lui venait de faire ce qu'aurait fait le petit, s'il était revenu : de goûter au pain de la mère. Avec la pointe de son couteau, sur le plat de l'entame, il traça une croix à deux croisillons, comme c'était l'immémoriale habitude chez les Baltus, puis, coupant une tranche, il y mordit, et replaça le restant au sommet de la pierre. Un carré de papier, tout petit, avait glissé à terre. L'homme le ramassa. La lune éclairait si bien qu'il put lire les trois lignes d'une écriture un peu lourde et qu'il connaissait : « Mon Nicolas, tu as déjà mangé de mon pain, un peu partout. À présent reviens vite et droit chez nous. Tout sera pardonné. Six ans que je t'attends, et je suis ta mère Marie ! » Dans la poche de son veston, près du cœur, Jacques enfonça le carré de papier, il avait des larmes dans les yeux. Elles eurent le temps de sécher, tandis qu'il achevait de parcourir, au pas militaire, la route qui va vers Condé-la-Croix.

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