V MARIE-AU-PAIN

Pendant que Jacques Baltus et sa fille traversaient les Hauts de Meuse, la mère, à Condé, entrait, vers onze heures, dans la boulangerie de madame Poincignon, pour acheter ce qu'elle appelait elle-même le pain des croix, de sorte qu'en ce même instant, trois âmes, et c'est beaucoup, étaient uniquement occupées du jeune fils tombé à Béthincourt, il y avait de cela six années. Elle était presque gaie, ce matin, étant libre de faire, pour le petit, ce qu'elle voulait, sans qu'on pût lui reprocher de quitter la maison. L'air était froid, le temps clair, le ciel maillé, très haut, de nuages blancs qui semblaient ne pas remuer, mais s'en allaient pourtant d'un mouvement tranquille : neiges fondantes sur de l'eau bleue. Marie Baltus ouvrit la porte, s'approcha du comptoir, tenant, bien ouverte, du revers de ses mains écartées, la poche à blé dont la toile, en bas, touchait le carreau de la boulangerie, et elle attendit que la boulangère apparût, au bruit encore vibrant du timbre. Celle-ci vint, sans se presser, du fond de son jardin, la mine éveillée, les cheveux mieux que jamais frisés, le long du front, des tempes et des oreilles que caressaient deux mèches dorées. Un coin de son tablier bleu était relevé et passé dans sa ceinture. En apercevant sa voisine, elle eut un léger mouvement d'épaules et, en même temps, un sourire, qu'elle faisait à toute rencontre de client.

— Vous apportez la poche, ce matin, madame Baltus ? C'est donc que vous allez loin ?

— Mais oui.

— Le prix du pain a encore augmenté : mais ça vous est égal, n'est-ce pas ?

— Ne faut-il pas nourrir les enfants ? Donnez-moi du bien cuit : c'est celui qu'il aime le mieux.

La dame aux yeux bleus prit, sur les étagères de métal, plusieurs pains de trois livres, les coupa en deux ou trois, selon la coutume, jeta les morceaux dans la poche. Alors, Marie Baltus tordit le haut du sac, en fit une sorte de câble, sous lequel, se courbant, elle passa le bras gauche et l'épaule, puis, se redressant, elle fut celle que les bourgs et les champs voyaient cheminer, deux ou trois fois par semaine : la mère porteuse de pain.

— Bonsoir et merci, madame Poincignon !

— Bonne chance, madame Baltus !

L'inconsolée descendit entre les maisons de la place. Elle était vêtue de sa robe noire, — la seconde, celle des voyages à présent, — qui était bien usée, et, sur sa tête elle avait mis, retombant sur les épaules, un châle tricoté qui descendait en lignes droites le long de ses joues, et lui donnait un air de religieuse. Au bas de la place, elle prit la rue qui s'en va vers le chemin de Lauterbach à Creutzwald, mais ne la suivit pas jusqu'en bas. Aux deux tiers de la rue, entre deux maisons, il y a un sentier qui remonte au nord, à travers les cultures, et sert aux gens du bourg, et à leurs troupeaux, à gagner le plateau bordant la frontière de la Sarre. Elle allait d'un pas régulier, les yeux un peu devant elle, mais sans regarder, songeant à l'unique objet. Le vent, sur ses cheveux gris, remuait en festons, vite effacés et reparus, les bords du châle. Marie se fatiguait à monter les pentes de ce long sentier ; elle ne s'arrêtait pas. Deux fois cependant, elle interrompit sa méditation, et, levant haut la tête, comme font les biches dans les bois, elle respira de toute sa poitrine, et dit : « Le printemps vient ! » Le vent soufflait d'Allemagne. De là-bas, il était parti, sentant les marécages de Poméranie, mais voici qu'au-delà du Rhin, il abordait la terre transformatrice : il avait touché nos premiers talus, où la primevère a toujours une fleur à ouvrir, humble et tout miel ; il avait rencontré le genêt qui risque sa voile d'or, les tulipes qui sonnent la cloche au-dessus de l'herbe, encore hésitante et courte, et, dans la forêt proche, ce petit daphné rose, plus précoce que le perce-neige, et qu'on nomme bois-joli. Ayant hurlé jusqu'au Rhin, il commençait à chanter dans les campagnes lorraines, et Marie au cœur triste le remerciait.

Elle était essoufflée, lorsqu'elle parvint à la lisière des grands bois d'Uberherrn, qui ne sont plus de France, mais qui regardent chez nous. Un peu de temps, elle suivit la frontière, vers la droite, cherchant un arbre parmi les arbres de toutes tailles, réserves et taillis. Elle se rappelait que Nicolas, avant le départ pour le régiment, ayant fait un pèlerinage au tombeau de Sainte Orane, qui est en Sarre, était passé par là pour s'y rendre, et qu'au retour, il avait parlé d'un sapin géant, brisé par la foudre, à l'ombre duquel il avait déjeuné. Le souvenir pouvait ramener l'enfant. Elle découvrit ce tronc d'arbre, brisé à une vingtaine de pieds au-dessus du sol, et qui portait, à cette hauteur, une couronne de branches sans pareilles. Les aiguilles de l'une rejoignaient les aiguilles de l'autre. Des débris de verre et de boîtes de conserves disaient que bien des promeneurs avaient dîné à leur ombre. Marie détordit la toile de son sac, prit un morceau de pain, un des gros, et le suspendit à un éclat coupant, vrai couteau de bois jailli de l'écorce, à portée de la main. Dans la croûte dorée, elle piqua un papier où elle avait écrit : « Si tu passes par ici, Nicolas Baltus, ne crains pas de manger le pain, ne crains pas de te faire connaître : c'est moi qui suis venue, ta mère, Marie. » Puis, ayant regardé autour d'elle, prompte, elle chargea de nouveau la poche sur son épaule, et reprit sa marche le long du massif forestier d'Uberherrn.

Après un temps, elle tira encore de son sac un morceau de pain, et le posa sur le haut d'une croix qui est dans les terres, à quelque distance de la route de Sarrelouis. Les cultivateurs du pays, revenus au travail après le repas de midi, la saluaient d'un « bonjour » quand elle passait, mais elle refusait de se laisser distraire et ne tournait point la tête vers eux, elle l'inclinait un peu, seulement, comme font ceux et celles qui remplissent une mission. Ils savaient, ces vieux, ces filles de Condé et des hameaux, que c'était une mère malade de son amour. Elle s'éloignait. Et, quand elle eut ainsi voyagé, et erré même dans les premiers massifs de la forêt du Warndt, elle rentra en Lorraine, traversa une route, et, dans le bois de sapins qui est de l'autre côté et près d'une ferme, trop lasse pour aller plus loin, se reposa. Elle s'étendit au pied d'un arbre, le dos appuyé à l'écorce du tronc, et s'endormit.

L'après-midi commençait de s'avancer, quand elle fut éveillée en sursaut. Autour d'elle, dans le bois qui est clair, une douzaine d'hommes assis, debout, vêtus de drap bleu, coiffés du casque, plaisantaient en la regardant.

— Eh ! la petite mère, le somme a été bon ?… La voilà qui s'éveille !… Qu'a-t-elle dans sa poche de toile ?… Dis, Clochet, va donc voir ce qu'il y a là dedans ? Elle ne veut pas ?… Elle est fâchée ?… Allons, laisse-la, puisqu'elle ne veut pas… Le sergent va lui parler… Sergent Prunier, avance à l'ordre !… Parlemente avec la dame du bois !

Elle s'éveillait, se relevait, un peu honteuse. Debout, elle leur parut grande, et de bonne mine. C'étaient des soldats du 146e d'infanterie, qui étaient venus de Saint-Avold. Il y en avait d'autres plus loin, entre les arbres, et on entendait des voix jeunes, du côté de La Brûlée, la ferme voisine, qui appelaient : « Par ici, les gars, y a du vin ! » Le sergent Prunier s'était avancé, il faisait le salut militaire, en riant, et il avait une petite figure pas méchante, et une moustache mince, toute dorée, ah ! mon Dieu, comme celle…

— Pardon, excuse, madame : mais les camarades veulent savoir ce que vous avez dans votre sac ?

Sans répondre, elle se baissa vers la poche, et la mit debout.

— Prunier, dit un des soldats couchés, et qui mordillait un brin d'herbe, ouvre le sac, je devine ce que c'est : c'est du tabac de contrebande, du tabac de la Sarre !

— Bonne affaire ! Ne craignez rien, on ne le dira pas ! La contrebande, ça nous connaît ! Tout le monde en fait, par ici ! Ouvre donc le sac, Prunier !

Six jeunes soldats s'approchèrent, dont le sergent. Marie Baltus avait eu peur d'abord, et voici qu'elle attirait le sac, le remontait le long de sa robe ; qu'elle rabattait les bords de la poche, et montrait la croûte brune du pain de madame Poincignon, et qu'elle disait, riant à moitié :

— Vous le voyez : je n'ai que du pain, du pain pour mon fils.

Ils s'approchèrent encore, penchant la tête, pour mieux voir.

— Du pain joli, ma foi ! Dites donc, il ne mangera pas tout ça, votre fils ! On va vous en acheter !…

Elle écarta deux bras qui se tendaient. Mais, par derrière, un homme s'était glissé, un homme à la bonne face rougeaude et qui riait ; il s'approcha, courbé, se redressa tout à coup, en levant au-dessus de sa tête un morceau de pain qu'il avait saisi.

— J'en ai un, les amis, j'en ai un !

Marie poussa un cri.

— Arrêtez-le ! Il a volé le pauvre !

Mais l'autre déjà courait sous les branches. La femme avait ramené ses deux bras sur le sac, et le tenait serré contre sa poitrine, comme si ç'avait été son enfant même ; elle se reculait jusqu'à faire plier les basses branches de l'arbre, et à s'appuyer sur elles. Au cri qu'elle avait jeté, des hommes s'étaient relevés. Ils l'enveloppaient dans leur demi-cercle, l'arbre lui-même achevant de la tenir prisonnière. Alors, des grands yeux sombres de Marie Baltus, deux larmes coulèrent, et deux autres… Le sergent écarta les hommes.

— Arrière, les enfants ! Voyons, la petite mère, c'est pas la peine de pleurer pour une miche qu'on vous a prise !… Je vais dire à Poriot de vous la rapporter… Eh ! Poriot ? Fais pas de bêtises ! Elle pleure, tu sais ; rapporte, mon vieux chien ! Faut être chic ! Tu es, comme les amis, ici, de la 1re du 2e, la plus belle compagnie du bataillon…

Poriot ne parut pas. Mais la femme laissa tomber la poche pleine à ses pieds, et, regardant les soldats, elle dit, de sa voix qui était son âme elle-même, émouvante, et tendre dans le reproche :

— Prenez donc tout ce que je lui portais !… J'ai plusieurs pains, parce je ne sais pas par où il va revenir chez nous, n'est-ce pas ?… Je les mets ici, et je les mets là, aux carrefours, sur les croix. Il a disparu dans la guerre, mon fils… Mais il n'est pas mort, vous comprenez… On aurait retrouvé son corps, depuis le temps. C'est à Béthincourt qu'il se battait…

Le sergent, qui avait combattu dans les derniers mois de la guerre, l'interrompit. Il était devant elle, et, tandis qu'il parlait, elle considérait les petits épis de barbe blonde qui se levaient et remuaient sur les lèvres du sergent Prunier.

— Béthincourt, autant dire Verdun. J'y suis allé. Il en est resté par là, ma bonne dame !

De la voir pleurer, et de penser à des mères, comme elle, qu'ils connaissaient bien, les jeunes hommes étaient émus, et tâchaient tous de ne point le paraître. Il y en avait qui la regardaient bien en face, et d'autres du coin de l'œil. Et ils virent, étonnés d'abord, que cette longue figure pâle souriait, de ce qu'avait dit le sergent.

— Non, monsieur le sergent ; j'ai des nouvelles de lui, des nouvelles pour moi toute seule, que je ne veux pas vous raconter. À mon avis, il a été tenté par les gros prix que gagnent les ouvriers dans les provinces dévastées… Je lui écris des bouts de billet ; — elle tirait, de la poche de sa robe, des carrés de papier, et les leur montrait ; — je ne veux pas qu'il ait trop faim, le pauvre petit, car la route est longue, longue… J'ai idée que vous l'avez peut-être rencontré ?… Il est par là, ou par là…

De son bras, qui tenait encore les billets, elle traçait une large ligne en l'air, qui désignait toute la campagne autour du bois. Et comme ces jeunes gens devinaient bien, à présent, qu'elle avait l'esprit troublé, plusieurs s'étaient mis à rire ; d'autres la prenaient en pitié. Un homme disait, en arrière : « Elle est folle ! » Un second, plus bas : « Tais-toi donc ! Folle de cœur, ça n'est pas méchant ! »

— La paix, vous autres ! cria Prunier. Laissez-la raconter ! C'est une mère, vous voyez bien !

Marie Baltus avait rajeuni. Ses lèvres fanées reprenaient du rose. L'espérance était revenue, sa compagne si souvent, et l'assistait.

— Je vous en prie, vous qui êtes soldats, comme il était, dites-moi que vous en connaissez, vous aussi, des disparus qu'on a vus revenir à la maison de chez eux ?

Deux ou trois jeunes gens, pour lui faire du bien, murmurèrent : « Parbleu ! » Elle les entendit, et puis elle écouta encore. Elle les considérait, de ses beaux yeux doux, l'un après l'autre, leur demandant : « Ce n'est pas assez, un petit mot ; rappelez-vous ? dites davantage ? »

Un gros du second rang, qui portait son casque sur la pointe du crâne et la visière en haut, parce qu'il avait chaud, se souvint de quelque chose.

— Positivement, madame, j'ai appris, par une lettre, qu'un menuisier d'un bourg, pas loin de chez moi, était rentré comme ça, après quatre ans…

— Il n'y en a que six à présent, dit-elle, c'est à peu près pareil.

— Moi, dit un autre, le plus haut de taille, et qui se tenait tout près de Marie, moi, madame, j'ai un parent qu'on a cru mort aussi : l'annonce avait été faite, on avait renvoyé à la famille des petites choses et le livret…

— Oh ! dites vite !

— Un soir que son père et sa mère dînaient, il a ouvert la porte : « Me voilà ! »

— Et ils ne sont pas tombés morts ?

— Ma foi non, madame, ils ont dit : « Il n'y a qu'un couvert à mettre… » Il a expliqué, comme ça, qu'il avait été retenu prisonnier chez les Russes… Il y en a d'autres, vous savez…

— Oui, mes enfants, oui, et c'est ce qui arrivera chez moi.

Le sergent se détourna.

— Poriot ? Rapplique ici ! Et en vitesse !

Tout le groupe fit demi-tour, pour voir Poriot revenir. Parmi les arbres, on vit s'avancer, tranquillement, celui qui avait chapardé un morceau de pain. Prunier se porta vivement au-devant de lui, et lui parla tout bas, puis le prit par le bras, et l'amena. Poriot avait encore, dans la main droite, une partie du pain, et le couteau ouvert… Quand il fut devant Marie, et que le sergent l'eut lâché, entendant les camarades qui lui disaient : « T'as été bête, Poriot !… Rends-lui donc !… Faut pas offenser les mères ! »… il tendit le pain, et s'excusa.

— J'en ai mangé un bout, j'avais faim, et il est bon, le pain de votre enfant. Mais je ne suis pas un voleur :… je vas vous le payer.

En même temps, il fouillait dans la poche de son pantalon, tirait son porte-monnaie, et, prenant une pièce de vingt sous, ostensiblement, il la jetait dans le sac de la voyageuse, avec le reste du pain.

Marie dit :

— Il ne vous en voudra pas, mon petit, pas plus que moi.

Un coup de sifflet. Rassemblement. Les hommes trottent vers la route ; on voit des ombres, entre les sapins.

— Bonsoir, madame ! Bonne chance ! Vive vot'petit gars !

Les voix s'éteignent. Une escouade, celle qui trouvait de son goût le vin de La Brûlée, accourt à grandes enjambées, et ne voit pas même Marie Baltus, qui recharge sur son dos la poche, et prend le chemin qu'ont pris les soldats. Quand elle sort du bois de sapins, le bataillon du 146e est déjà en marche, clairons sonnant. La route n'est qu'une tranchée dans la haute forêt. Marie suit les soldats qui vont plus vite qu'elle, et diminuent de hauteur et de couleur en s'éloignant. Elle n'en regarde qu'un, au dernier rang, celui dont l'allure dégagée rappelle celle de Nicolas ; elle se demande même si ce n'est pas lui. Car il s'est retourné une fois, deux fois. Qu'a-t-il cherché à voir ? Ne serait-ce pas la grande femme en noir, si mince, si droite, qui porte un paquet gris sur l'épaule ? L'équilibre de l'esprit est vraiment tout rompu, ce soir. L'espérance a grandi dans le cœur de Marie Baltus. Le vent froid de la matinée ne souffle plus. Le bataillon en marche n'est qu'un nuage de poussière à l'horizon. Marie a continué de suivre la route ; elle dépasse le bourg de Condé, dont elle aperçoit les maisons étagées ; elle distribue son pain entre les croix du plateau et les troncs d'arbres abattus, dans les réserves de bois nouvellement coupées.

Dans le soir apaisé, elle est revenue à Condé, épuisée et heureuse. La voisine, la petite veuve tranquille, lui a demandé : « Qu'avez-vous donc, madame Baltus ? Vous avez l'air d'une jeunesse. » Elle a répondu : « Celui qui me la rendra n'est pas loin. » Mais, son secret, elle ne le dit jamais, et, au surplus, les autres ne la comprennent pas. Peut-être, dans la nuit, Jacques et Orane seront-ils de retour ? La mère s'est mise à veiller. L'eau d'une bouilloire chante au coin du fourneau.

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