VI TARD DANS LA NUIT

Très tard, dans la grande nuit d'onze heures, Baltus et Orane descendirent à la gare de Condé-la-Croix. Baltus portait, sur l'épaule, la petite valise recouverte de peau poilue de sanglier, qui l'avait suivi en voyage. Nuit très pure ; des étoiles, en corps d'armée, au-dessus des forêts. Ce n'était pas la saison où la nuit chante. Aux frontières de l'Est, en ces premières semaines d'avril, la vie a le sommeil encore des petits enfants : à peine un rêve, un appel, une plainte la traverse. Il ne gelait pas ; la sève, dont la saison était venue, s'en allait au travail et montait à la découverte ; l'air mouillé commençait d'ouvrir les bourgeons des arbres et la spirale des herbes. Une odeur de résine descendait des falaises boisées. L'instituteur et sa fille, après avoir marché quelques centaines de mètres, sur la route, s'engagèrent dans la première des deux rues du village.

Les voyageurs avaient déjà l'âme à la maison : « La mère, pendant ces jours passés, qu'est-elle devenue ? Les voisins m'ont promis de prendre soin d'elle, de veiller sur elle, sans qu'elle s'en aperçoive, … car il ne faut pas la contrarier : mais ils n'ont pu la suivre. Elle fait de si longues courses, Marie-au-pain ! Nous aussi, nous étions à la recherche de Nicolas : toute la famille à la poursuite de l'ombre. La mère est-elle rentrée ? A-t-elle songé que nous revenions cette nuit ? »

Voici le bureau de poste, bâti au temps allemand, troisième maison du bourg quand on vient de la gare ; un énorme toit brun couché sur des murs bas. Le bureau est fermé ; la receveuse est dans sa chambre, au-dessus, car la lucarne, là-haut, fait un dessin pâle dans l'ombre. On veille aussi dans la villa du maire. Les autres maisons, à droite, à gauche, dorment. Le pas de Baltus et celui d'Orane, rapides, peuvent sonner sur la route, pas une tête n'apparaît derrière les rideaux, pas un retardataire, revenant du café, ou d'une course dans la vallée, ne se retourne, la clé déjà engagée dans la serrure, pour voir qui peut passer, à pareille heure, dans Condé-la-Croix. Voici des boutiques de marchands ; la mairie, dont le drapeau de fer fut repeint le 22 novembre 1918 ; à présent la route s'infléchit en montant ; voici la forge, et le ferblantier Coppat, et puis l'espèce de place, au sommet de laquelle est bâtie la chère école : Marie est rentrée ! Marie attend ! le phare brille ! la fenêtre à gauche, en bas, est éclairée !

— Il faut entrer doucement, dit le père. Tu sais, un peu de bruit : elle aurait peur.

Il longea la partie gauche de la façade, et, à l'endroit où l'immense gerbe d'un laurier faisait ombre, même la nuit, sur les murs et sur le toit, il revit la petite porte de sa maison à lui. Il aurait pu ouvrir la porte, ou sonner : il préféra s'annoncer comme il faisait au temps heureux, lorsque les deux enfants vivaient et que le ménage était jeune encore. Regardant sa fille, qui avait déjà deviné, et touchant de la tête les feuilles basses et épuisées des hautes piques de l'arbuste, il chanta à demi-voix : « Je suis un enfant de Lorraine… » Aussitôt, l'âme qui veille avec nous, la lumière, s'agita : elle quitta la cuisine, elle apparut, faible, puis violente, derrière les vitres qui, au-dessus de la porte, formaient bandeau, et la porte s'ouvrit, et la mère, avec sa lampe à bout de bras, se pencha. Elle n'avait pas sa figure hagarde, elle souriait, elle disait :

— Mes amis, vous avez mis bien du temps à faire votre voyage !

Lorsqu'ils furent tous trois dans la cuisine, Marie embrassa Orane, et son mari, puis elle fit signe à sa fille : « Sers-le et sers-toi : tout est prêt. » Et elle vint s'asseoir près d'une table de ferme, massive, longue, et elle éteignit la lampe à pétrole, parce qu'Orane venait d'allumer la grosse lampe électrique pendue au plafond. C'était encore une des manies de la femme de Baltus ; Marie-au-pain, dans son travail quotidien, aux heures du soir et du matin, se servait, pour s'éclairer, d'une vieille lampe en cuivre qui avait une anse et pouvait s'accrocher aux murs. On la laissait faire : Baltus avait deviné la raison de cette apparente singularité. La lampe datait des années anciennes, où Condé-la-Croix n'avait pas d'éclairage électrique ; elle avait été maniée par tous ceux de la famille, par les petites mains, par conséquent, de celui qui n'était pas revenu de la guerre. L'instituteur s'était assis en face de sa femme, et il la regardait, tandis qu'Orane apportait le café et le lait chaud, le sucrier, le bol de faïence à fleurs bleues. Il trouvait le pauvre long visage moins fané que de coutume, les yeux moins inquiets, car ils ne se détournaient point. Mais, retirés au fond de l'ombre bleue qui les cernait, où ils s'ensevelissaient de plus en plus, ils luisaient pourtant d'une petite douceur, d'une nouvelle qu'ils offraient sans la dire encore : « Tu dois deviner qu'il a passé une joie en moi, et qu'elle m'a laissé au cœur un calme inaccoutumé, fragile : ne le détruis pas. Traite-moi avec cette tendresse enfermée dans ta rude coque de Lorrain, et que j'ai connue, en nos années plus jeunes. » Il comprenait le regard de celle qu'il n'avait point cessé d'aimer, mais qui était devenue sa pitié à présent. Il mangeait vite, car le voyage et la course lui avaient donné faim, puis, soulevant le bol, de ses deux mains en corbeille, il buvait : et ses regards ne la quittaient guère. Orane, debout au fond de la salle, près de la fenêtre, mangeait aussi, et elle se demandait pourquoi sa mère était, ce soir, plus pareille à la mère d'autrefois.

Ayant bu l'avant-dernière gorgée de café, l'instituteur posa les deux bras sur la table, et il avait l'air de les tendre vers sa femme.

— Qu'y a-t-il, ma bonne ? dit-il.

Les lèvres s'entr'ouvrirent, la voix qui avait chanté près des berceaux retrouva des notes chantantes, mesurées au sommeil sacré, prudentes.

— Il est revenu ! répondit-elle.

Les paupières de Baltus s'abaissèrent un moment ; ses cils jaunes battirent dans la lumière, quand il rouvrit les yeux. L'illusion avait peu de prise sur cet homme maître de soi, et qui savait. Mais les mots ont une puissance, même si nous ne les croyons pas ; ils remuaient la douleur dans ce cœur résigné.

Baltus passa son mouchoir sur ses moustaches, pour essuyer les gouttes de café, et il mit longtemps à renfoncer ensuite, dans sa poche, le carré de linge de coton. Ce fut la femme qui reprit :

— Tu n'as eu de lui aucune nouvelle à Verdun ?

— Non.

La mère leva les mains, pour signifier :

« Est-ce étonnant ? » et sa robe de grosse laine fit des plis sur les épaules tombantes et belles de cette Lorraine.

— J'aurais dû t'empêcher de partir. J'avais le pressentiment que vous ne pourriez pas rapporter de nouvelles, qu'elles étaient réservées pour une qui ne vit que pour les apprendre elle-même, et de lui. Quelle réponse ont-ils faite ? La même toujours ?

— Oui : « disparu », un qui n'a, sur la terre, ni tombe, ni maison.

— Ils se trompent : sa maison, c'est la nôtre ; il y sera bientôt.

— Comment le sais-tu donc, ma pauvre ?

— Il a mangé le pain que j'avais placé pour lui ! En deux endroits, parmi les champs, dans la forêt, le pain a été enlevé…

— Un oiseau ou un chien…

— Un oiseau ne pourrait enlever un si gros morceau ; un chien ne peut monter jusque-là…

— Un errant…

— Nicolas en est un…

L'homme éprouvait une douleur cruelle ; ses yeux se détournèrent de celle qui les interrogeait avec passion.

— Je voudrais te croire, ma pauvre Marie… Peut-être, en effet, as-tu raison contre tous et contre le temps…

— Attendre, Baltus, qu'est-ce que cela, quand la joie est certaine ? Il est près de nous !

— Ne te fâche pas, Marie ; ne t'excite pas en me répondant ; je veux seulement bien savoir ta pensée… Tu dis : « Il est près de nous » ; je souhaite tant de le revoir que je le crois presque…

— N'est-ce pas ?

— Pas tout à fait autant que toi : mais, à ton avis, ma femme, pourquoi ne serait-il pas déjà venu ici, tout droit ?…

Elle se leva, et elle dit, semblable à une reine, et le regardant de haut :

— Il m'aurait tuée, tu ne comprends donc rien ! Tous les Baltus que vous êtes, vous ne valez pas une femme, pour le sentiment !

— Oh ! crois-tu ?

— Vous ne devinez pas ce qui nous arrivera. Il faut que vous alliez tout droit, advienne que pourra ! Mais lui, qui est de moi et de toi, il est tout imagination et tendresse. Mon fils Nicolas, je ne le verrai que peu à peu ; il s'annonce ; il se fait espérer, par pitié d'amour. Je l'aime encore plus pour la peur qu'il a de nous saisir…

Alors, Baltus se leva aussi, et il demanda :

— Viens, ma Marie, tu dois être bien lasse !

— Non ! pas ce soir : je suis heureuse !

— Il faut que tu dormes ; demain, je te laisserai partir, sans essayer de te retenir, comme j'ai fait quelquefois…

— Tant mieux ! je te remercie. J'aurai, un jour prochain, un signe de mon enfant…

— Viens, Marie… Il est la grande nuit.

— Peut-être a-t-il passé sous nos fenêtres, et ne l'avons-nous pas entendu ?

— Viens, minuit est sonné.

— Bah ! tes vacances ne seront pas finies demain matin !

La voix était jeune encore qui répondait cela. Marie Baltus s'avança vers la porte. Comme si le premier pas, hors de cette place où elle venait de parler de son fils, la libérait de l'obsession, elle détourna la tête, en marchant, et dit à Orane, témoin immobile au fond de la cuisine, appuyée au mur et songeant :

— Orane, demain matin, il y aura le linge à donner à la blanchisseuse ; tu prépareras deux assiettes de soupe, pour la femme Barisey, qui viendra de bonne heure, pour parler à ton père : elle veut mettre son petit garçon à l'école, après Pâques…

Elle ajouta, plus bas :

— Mets tout en ordre, ce soir : cela vaut mieux… Tu iras aussi, demain matin, chez la boulangère, et tu achèteras cinq pains d'une livre, tu comprends ?

— Oui, maman.

— Bien cuits : il aime que la croûte soit dorée.

La mère disparut dans le corridor, et monta l'escalier derrière son mari. La jeune fille remit tout en ordre. Elle donnait à ce travail plus de temps qu'il n'en eût fallu. La conversation qu'elle venait d'entendre lui tenait, malgré la fatigue et malgré l'heure tardive, l'esprit éveillé. Comme les filles issues d'honnêtes ménages, et qui voient, à l'âge où elles commencent d'aimer, leurs parents s'aimer encore, faire effort pour ne point s'offenser, et porter l'épreuve ensemble, Orane avait trouvé l'occasion de songer à elle-même : nous y cédons toujours. Elle se réjouissait de l'exemple donné ce soir ; elle se promettait, si elle pouvait, seule à seul, s'entretenir avec le grand Mansuy de la Horgne-aux-moutons, de lui dire : « Chez nous, il n'y aura pas un temps et puis un autre temps, mais le cœur que j'ai en moi ne se reprendra jamais. » Et la joie qu'elle aurait à dire cette chose, et à parler, toute frémissante, de ces longues années graves où l'on ne changerait point, la tenait ravie, tendre et reconnaissante, tandis que, dans la cuisine de l'école, elle continuait à veiller. Un à un, elle serra les bols, les cuillers, les assiettes, dans l'armoire basse, faite de planches antiques, veinées semblablement, rouges encore du même rouge pourpré dont s'étaient nourries les guignes forestières.

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