CHAPITRE XII TAMANRASSET

Dès le dimanche de la Passion 27 mars 1909, afin qu’il y eût, ce jour-là, messe à Beni-Abbès, le Père de Foucauld, faisant le chemin en grande hâte, reprenait possession du premier ermitage. Il y passa le temps pascal, pour être jusqu’au bout à la disposition des officiers et des soldats chrétiens qui voudraient faire leurs Pâques, recevant des visites de Français, de Berbères et d’Arabes, et, aux heures de solitude, mettant la dernière main aux statuts de l’association pour le développement de l’esprit missionnaire, selon les indications de Mgr Bonnet, qui s’était intéressé à ce projet. Elle est belle, en effet, la pensée qu’a eue le grand moine africain, de grouper les chrétiens de France et d’Algérie, avant tout les Sahariens qui sont des deux pays ensemble, mais les sédentaires aussi, et ceux qui, de leur vie, ne traverseront la mer, et de les faire prier, chaque jour, pour la conversion « de nos frères musulmans, sujets de la France ». Idée simple aussi, et pratique, et qui pénétrera dans la profonde France chrétienne, habituée, de temps immémorial, à comprendre ces sortes de développements fraternels et comme indéfinis de la communion des saints. Déjà, bien que l’œuvre soit demeurée humble et sans moyen de propagande, des voyageurs, des officiers, des marins, des parents et parentes de missionnaires, des communautés d’hommes et de femmes ont promis d’intercéder pour ces peuples délaissés et qui sont nôtres. Je dirai à la fin de ce livre ce qui a été fait, et ce qu’est le règlement, bien simple, de cette union de prières, legs du Père de Foucauld à beaucoup qui n’en savent rien.

Un mois de séjour, à peu près, dans l’ermitage de Beni-Abbès, puis l’ermite se refait pèlerin : il fabrique ou achète les deux paires de sandales nécessaires ; il chaussera la seconde quand les pierres auront usé les semelles de la première, ou que la chaleur en aura durci et racorni le cuir ; et le voici en route. L’accueil qu’il reçoit partout lui est une récompense. Sans doute, les quêteurs sont nombreux, parmi ceux qui abordent le marabout. Mais à présent, et pour beaucoup, il est l’ami que l’on consulte. Tandis qu’il chemine près de son chameau, quand il traverse un ksar, ou que, dans l’ardeur du jour, à l’heure de la gaïla, il s’étend à l’ombre d’un arbre ou d’une roche, quelqu’un se glisse près de lui et lui confie une inquiétude, une peine : il y en a tant ! Si l’on veut un exemple de cette sorte d’apostolat, je puis le donner. Vers le temps que je raconte ici, un soldat vint trouver le Père. Il vivait avec une négresse, une esclave que ses maîtres arabes avaient été contraints de libérer parce qu’ils la maltraitaient. Cette femme voyait avec effroi s’approcher l’époque où le soldat retournerait en France. Celui-ci l’aimait et l’estimait ; bien qu’il vécût irrégulièrement, il avait au cœur la foi du vieux pays, et peut-être un peu par remords, et parce que nous sommes naturellement missionnaires, il enseignait à cette femme les principes de la religion chrétienne. Même il assurait qu’on la pouvait déjà regarder comme étant de notre religion, tant elle avait l’âme disposée à la recevoir. Mais comment ferait-elle quand il l’aurait quittée ? Sachant qu’elle avait les Arabes en horreur, et qu’elle ne pourrait plus vivre dans le pays où elle avait tant souffert par eux, il se tourmentait. Il exposa l’affaire au moine ambulant, au frère universel. Et je trouve la réponse qui lui fut faite, dans une lettre au Père Guérin. « Je l’ai engagé à vous demander d’accepter cette femme dans votre ouvroir de Ghardaïa. Il l’y amènerait, elle y resterait, vivant entièrement chez les sœurs, où son travail paierait sa pension. Elle est fort bien d’apparence, et le caporal l’estime et l’aime beaucoup ; de plus, ce serait sauver une âme… Elle a toujours eu une vie régulière ; à l’heure où elle a été affranchie, le Français l’a recueillie ; d’après ses idées à elle, elle n’a donc jamais cessé d’être en position régulière. » Qu’advint-il de la pauvre négresse de trente ans, « tranquille et laborieuse » ? C’est une des innombrables histoires dont nous ne saurons jamais la fin.

Rentré à Tamanrasset, le Père de Foucauld trouve son ermitage quelque peu agrandi, par les soins de ses amis de Motylinski et des Harratins du village. Il a même la surprise, que lui a faite un jeune officier, d’apercevoir, dans le couloir encombré qu’il appelle sa maison, un lit, un lit de camp apporté à dos de chameau… Il ne gronde pas, il accepte le cadeau, il remercie, et, pour la première fois depuis vingt-sept ans, persuadé par la grande lassitude, il dort étendu sur une toile. Dès qu’il a repris possession de l’ermitage, il se remet, avec la même ardeur que par le passé, à ses travaux de langue touarègue, ayant hâte de les achever, « pour travailler plus directement au but unique : voir davantage les personnes, et donner plus de temps à la prière et aux lectures religieuses ».

Cette idée d’évangélisation progressive, qui n’a jamais cessé d’être la sienne et d’inspirer ses actes, le porte à inventer, pour ses pauvres Sahariens, quelques formules de prière, et, dans la même lettre, il soumet au Père Guérin un projet de chapelet simplifié, à l’usage des infidèles. Ils diraient, au commencement, l’acte de charité, puis en n’importe quelle langue, sur les petits grains : « Mon Dieu, je vous aime » et sur les gros grains : « Mon Dieu, je vous aime de tout mon cœur ! » « Jugeriez-vous bon, conclut-il, de demander des indulgences pour ce chapelet très simple, qui est bon à dire aussi pour les chrétiens ? » Et la lettre se termine par cette belle échappée, où l’on voit quels souvenirs secouraient cette grande âme dans la vie misérable et presque sans réponse :

« C’est aujourd’hui la fête de saint Pierre et de saint Paul. Il m’est doux de vous écrire en ce jour. Ne nous effrayons d’aucune difficulté, ils en ont vaincu bien d’autres, et ils sont toujours là. Pierre est toujours au gouvernail de la barque. Si des disciples de Jésus pouvaient se décourager, quelle cause de découragement auraient eu les chrétiens de Rome, le soir de leur martyre à tous deux ? J’ai souvent pensé à cette soirée-là : quelle tristesse et comme tout aurait semblé avoir sombré, s’il n’y avait pas eu dans les cœurs la foi qu’il y avait ! Il y aura toujours des luttes, et toujours le triomphe réel de la Croix dans la défaite apparente. Ainsi soit-il. »

Il attend de jour en jour le colonel Laperrine ; il note, événement heureux, la nomination, comme secrétaire de Moussa, d’un jeune homme élevé à Tlemcen, parlant bien français, ayant une bonne instruction française et une excellente instruction arabe, très francisé et nullement fanatique ; on peut espérer que ce nouveau personnage détruira la mauvaise influence des prétendus thalebs, ignorants et fanatiques, qui venaient de Rhât. « Quand aurons-nous à nous réjouir, ajoute-t-il, non plus de l’arrivée de musulmans, mais de l’arrivée des prêtres catholiques ?… Avec quelle ardeur je désire un compagnon qui soit prêtre, pour instruire par l’exemple, et les conversations quotidiennes, afin d’amener peu à peu les âmes à un autre enseignement ! »

Laperrine, « après une très heureuse et fructueuse tournée poussée jusqu’à Gogo », passe une semaine à Tamanrasset, et emmène avec lui son ami le Père de Foucauld ; ils font le tour de l’Ahaggar, de manière à voir les principaux cantons habités. Cette fois, il avait résolu de recenser les guerriers Hoggars, de passer en revue les troupes disponibles contre les Azdjers, et il avait fait distribuer des fusils du modèle 1874. Preuve de confiance et gageure tout ensemble. Moussa, ayant examiné, avec le colonel, en quel lieu il convenait d’ordonner le rassemblement, s’était décidé pour la haute vallée de l’oued Tméreri, qui est « fournie d’eau et de pâturage », et couverte de très beaux éthels.

Au jour et à l’heure convenus, Laperrine se trouvait au sommet d’un mamelon, vers le milieu de la vallée, et la vallée était déserte encore. Autour de lui, se tenaient le lieutenant de Saint-Léger, le lieutenant Sigonney, le docteur Hérisson, le Père de Foucauld et quatre ordonnances. Près du chef français, on avait placé le tambour de guerre, le tebbel, qui donne le signal de l’appel aux armes.

D’une vallée voisine, où il avait convoqué ses guerriers, Moussa ag Amastane commençait à faire passer ses troupes dans la plaine de Tméreri. Entre les arbres, on vit briller les armes, on vit des boucliers, les silhouettes des premiers combattants, haut perchés, et les têtes en mouvement des méharis. Alors, le colonel fit battre le tocsin, et la poussière s’éleva entre les éthels, et 525 méharistes de Moussa s’élancèrent vers le grand chef de France immobile et secrètement enthousiaste.

Après la fantasia, il y eut une longue causerie. Laperrine parla des usages à conserver, des autres qu’il fallait abandonner, par exemple celui des razzias. Le bruit ayant couru qu’il voulait interdire l’ahâl, c’est-à-dire l’assemblée galante et « mondaine », Laperrine, qui savait imparfaitement le tamacheq, tourna la tête, cherchant un bon interprète qui pût démentir la nouvelle. « Il y avait bien, a-t-il raconté dans les Annales de géographie, il y avait bien le Père de Foucauld, mais je n’osais guère lui demander ce service… Il se mit à rire, et après m’avoir dit que je lui faisais faire des traductions peu canoniques, il traduisit ma phrase, à la grande joie de tous les jeunes gens, et en particulier d’Alkhammouk, qui apercevait là une superbe occasion de taquiner le Père pendant leurs longues chevauchées. »

Au retour de cette expédition, et vers la fin d’octobre, le Père reçoit, à Tamanrasset, la visite du capitaine Nieger. Le fort Motylinski est construit ; pour un voyageur comme Frère Charles, 50 kilomètres sont une promenade, et lorsqu’un soldat français est gravement malade, on avertit l’ermite, qui sort aussitôt de l’ermitage et va confesser le mourant. « Il n’y a rien de nouveau, écrit-il au Père Guérin, dans le pays que la présence continuelle des officiers met de plus en plus en main ; plus on va, plus il se trouve préparé à l’arrivée de vos Pères. Dans le présent, l’œuvre des officiers est tout ce qu’on peut désirer de meilleur, elle ouvre les voies, établit le contact, fait régner la sûreté, et donne bonne opinion de nous, car le colonel, le capitaine Nieger, M. de Saint-Léger, et les autres, sont d’une bonté incomparable avec les indigènes. »

Tant d’efforts ne sont pas, ne peuvent pas être vains. Les témoignages concordent, pour signaler les débuts d’une civilisation au Hoggar « L’apprivoisement marche à grands pas. » Le Père de Foucauld en rapporte l’honneur aux officiers ; mais nous savons qu’il eut, dans ce commencement de civilisation, une part très considérable. « Partout où a passé un officier, la population, de farouche et de méfiante, est devenue amicale… Une foire bisannuelle a été établie au fort Motylinski (Tarhaouhaout), en mars et en octobre ; on y est convié de tous côtés, d’Agadès, de Zinder, de l’Aïr, comme d’In-Salah, d’Ouargla, etc. La présence en tout temps, dans l’Ahaggar, d’un détachement d’une centaine de soldats, a mis en lumière les ressources de la contrée. Ce détachement trouve sur place tout son approvisionnement de blé, de viande, de légumes, ainsi que l’orge pour ses chevaux. Le blé revient à 40 francs le quintal, l’orge à 30, une chèvre à 7 fr. 50, un mouton à 10 francs, le beurre à 1 fr. 50 la livre ; tous les légumes de France se récoltent dans les jardins ; leur qualité est excellente. L’eau et la terre abondent ; on pourrait cultiver bien plus qu’on ne cultive ; les bras seuls manquent. »

Pour connaître, dans le détail, la vie quotidienne de l’ermite, et précisément les choses qu’il ne raconte pas, nous avons eu quelques pages du Frère Michel, hôte passager de Beni-Abbès. Eh bien ! nous aurons, pour nous peindre la vie à Tamanrasset, les notes qu’a bien voulu me remettre le major Robert Hérisson, et qui se rapportent aux années 1909 et 1910.

Le docteur Hérisson a séjourné au Hoggar, pendant de longs mois, comme aide-major attaché au poste de Motylinski, et chargé de mission médicale parmi les tribus touarègues. Lui aussi, et dans l’ordre scientifique, il a été l’un des agents précieux du système « d’apprivoisement » imaginé par Laperrine.

Il était dans l’oasis tripolitaine de Djanet, lorsqu’il reçut, du colonel, une lettre de service dont il fut quelque peu surpris. Le colonel lui écrivait de se rendre au Hoggar, et là, de se mettre à la disposition du Père de Foucauld, de recevoir de celui-ci des instructions sur la manière d’agir vis-à-vis des Touaregs, de lui demander, notamment, dans quelles tribus, d’accord avec Moussa ag Amastane, il convenait d’abord de faire des vaccinations et de donner des soins médicaux. À peine eut-il causé avec le jeune médecin, le Père de Foucauld l’invita, comme il avait coutume de le faire, à assister à la messe du lendemain. M. Robert Hérisson répondit qu’étant protestant, il avait le regret de ne pouvoir accepter l’invitation.

« J’abordai le Père de Foucauld avec curiosité et une certaine réserve, sachant qu’il allait être « mon instructeur ».

« Je vis un homme d’apparence chétive au premier aspect, d’une cinquantaine d’années, simple, modeste. Malgré son habit, rappelant celui des Pères Blancs que j’avais vus à Ouargla, rien de monastique dans le geste, dans l’attitude. Rien de militaire non plus. Sous une très grande affabilité, simplicité, humilité de cœur, la courtoisie, la finesse, la délicatesse de l’homme du monde. Bien qu’il parût mal vêtu, sans aucun souci d’élégance, et qu’il fût d’un abord très facile pour tous, ouvriers français, brigadiers indigènes, la vivacité de son regard, sa profondeur, la hauteur de son front, l’expression de son intelligence en faisaient « quelqu’un ». Il était de taille au-dessous de la moyenne ; il paraissait, au premier aspect, peu de chose, mais j’eus vite l’impression que le Père de Foucauld était une grande intelligence, un cœur sensible, délicat… Il me fut très sympathique. Je me sentis attiré vers lui.

« Je vis qu’il était adoré de tous les Français qui le connaissaient déjà, et qu’il y avait même, chez les sous-officiers, artisans, une certaine fierté de pouvoir causer avec le Père de Foucauld et correspondre par lettre avec lui, aussi simplement, aussi familièrement qu’avec un de leurs vieux camarades.

« Ce Père était réellement curieux.

« Que me conseillez-vous de faire auprès des Touaregs, mon Père ? lui dis-je. J’ai l’ordre de prendre vos instructions.

« Il causa longuement.

« Il fallait être simple, affable et bon vis-à-vis des Touaregs, les aimer et leur faire sentir qu’on les aimait pour en être aimé.

« Ne pas être aide-major, même pas le docteur avec eux ; ne pas se froisser de leurs familiarités ou de leur désinvolture ; être humain, charitable, être toujours gai. Il faut toujours rire, même pour dire les choses les plus simples. Moi, comme vous le voyez, je ris toujours, je montre mes vilaines dents. Ce rire met de la bonne humeur chez le voisin, l’interlocuteur ; il rapproche les hommes, leur permet de mieux se comprendre, il égaie parfois un caractère assombri, c’est une charité. Quand vous serez au milieu des Touaregs, il faut toujours rire.

« Donnez-leur vos soins médicaux avec patience, guérissez-les : ils auront une haute idée de notre science, de notre puissance, de notre bonté. S’ils vous demandent de soigner une chèvre, n’en soyez pas vexé.

« Je suis d’avis que vous séjourniez longtemps près d’un campement touareg, non pas mêlé à eux, mais en bordure, pas gênant, mais prêt à les recevoir s’ils veulent venir. Restez ici, sans bouger de place, trois semaines ; vous aurez le temps de les guérir et aussi de les connaître et de vous faire connaître.

« Ils nous ignorent. On a fait courir sur les Français des légendes absurdes. On raconte que nous mangeons les enfants, que la nuit nous nous métamorphosons en bêtes, etc.

« Racontez, en vous aidant d’un interprète, à ceux qui aimeront à venir causer avec vous, notre vie intime, familiale, nos mœurs, nos coutumes, la naissance, le parrainage, l’éducation religieuse des enfants, le mariage, les lois du mariage, les devoirs entre époux, vis-à-vis des enfants, les décès, les cérémonies, les legs, les testaments, quels faits on honore, quels faits on méprise… »

« Il me conseilla de montrer aux Touaregs des photographies vérascopiques, représentant les travaux des champs en France, nos troupeaux, la vie à la campagne, les rivières, les fermes, nos bœufs, nos chevaux… « Faites-leur comprendre que la vie des Français est faite d’honnêteté paisible, de labeur, de production. Montrez-leur que le fond de la vie de nos paysans est le même que le leur, que nous leur ressemblons, que nous vivons comme eux chez nous, mais dans un plus beau pays.

« Vous aurez sans doute des loisirs, car le pays est très sain, il y a peu de malades et puis la population est très clairsemée. Que comptez-vous faire ? – Le colonel, dis-je, m’a chargé de recueillir des échantillons de plantes pour les envoyer à Alger à M. Trabut, le professeur de botanique, qui en déterminera l’espèce. Je vais essayer aussi de créer un jardin potager à Tarhaouhaout. – Il serait intéressant, me dit le Père de Foucauld, de savoir si une autre race que les Touaregs a habité le désert. Il y a ici des tombeaux, très anciens, des tombeaux de païens, antérieurs à l’islamisme. Ce sont, très vraisemblablement, les ancêtres des Touaregs, mais ils ne veulent pas en convenir. Vous pourriez faire des fouilles. Ils ne verront aucun mal à ce que vous exhumiez ces ossements. Vous pourrez ensuite déterminer la parenté de race existant entre ces païens et les Touaregs d’aujourd’hui. »

« Le Père de Foucauld était l’âme du Hoggar. Le colonel Laperrine ne faisait rien sans prendre son avis, et Moussa ag Amastane agissait de même.

« Les indigènes avaient une telle estime pour lui qu’ils le prenaient pour juge. J’ai assisté, un matin, à cette scène fort curieuse. Il était devant sa porte, un peu incliné vers la terre, vêtu de blanc ; devant lui, au premier plan, deux immenses Touaregs, vêtus de noir, le visage voilé par le litham, en grande tenue cérémonieuse, l’épée au côté, le poignard à l’avant-bras gauche, la lance dans la main droite ; derrière, d’autres Touaregs, quatre ou cinq, accroupis, témoins ou auditeurs. Il s’agissait d’une histoire de vol de chameaux, et de coups donnés au nègre, esclave du propriétaire et gardien du troupeau.

« L’un accusait, l’autre niait. Tous deux avaient cette attitude emphatique, théâtrale des Hoggars, le geste impérieux, la voix martelée, mais assourdie par le litham qui leur faisait comme un léger bâillon.

« Finalement, on apportait un coran, et l’accusé protestait de son innocence, en jurant sur le coran devant le Père de Foucauld.

« Vers 10 heures, chaque matin, le Père appelait son nègre ; il lui donnait une écuelle en bois remplie de grains de blé, et une poignée de dattes. Le jour où il m’invita à déjeuner, il me prévint que le menu serait détestable. J’acceptai par politesse et par curiosité, mais je ne recommençai plus.

« Le nègre alla moudre le grain dans un moulin à main, en pierre, comme en ont les Berbères dans l’Atlas, les indigènes dans les campagnes marocaines. Ce moulin cassait le grain de blé mais n’en faisait pas de la farine. Avec le blé cassé, sans levain, il faisait une galette plate et ronde, qu’il mettait à cuire sous la cendre. Dans une petite casserole en fer battu, les dattes, grossières, pleines de sable et de poils de chèvre, avaient bouilli. Le déjeuner était prêt.

« Le Père de Foucauld enleva alors les livres, les feuilles qui étaient sur sa table, y disposa deux assiettes creuses et deux cuillers en fer battu, et me dit :

– Avez-vous jamais mangé du khéfis ?

– Non.

– C’est ma nourriture habituelle. Je ne sais pas si vous trouverez cela bon, mais je ne puis rien vous offrir d’autre. J’avais encore quelques petites boîtes « de singe » que le sergent de Saint-Léger avait voulu me laisser à son dernier passage : je les ai apportées au brigadier X… qui avait voulu m’inviter en passant ici. Le khéfis est une nourriture qui me paraît complète, qui est facile à préparer, et convient à mes pauvres dents.

« Voici la recette du khéfis. On prend la galette de blé, on la rompt en petits morceaux, toute fumante, dans l’assiette en fer battu. On retire les noyaux des dattes, on verse la compote de dattes sur les morceaux de galette. Puis, prenant du vieux beurre arabe liquide, on en répand sur la galette et les dattes. Il faut maintenant saisir tout cela à pleine main, le triturer, l’écraser, en faire une sorte de mastic. Le goût en est fade, sucré, mais pas mauvais.

« Un gobelet d’eau, et une tasse de café complètent le repas. « Ce soir, nous aurons un couscous sans viande, mon dîner habituel, cela vous plaira davantage. »

« Cela ne valait pas grand’chose.

« Avant le coucher du soleil, le Père se donnait une heure de récréation, il se promenait de long en large, devant son ermitage. Alors, il causait aimablement de tout. Nous nous promenions côte à côte. Il me mettait la main sur l’épaule, riait, me parlait des Touaregs, de ses souvenirs. Les premiers temps, il me demandait chaque fois comment j’avais employé mon temps dans la journée. Il me faisait faire une sorte d’examen de conscience, et me blâmait si je n’avais pas soigné des Touaregs, appris de l’arabe ou du tamacheq…

« Le jour où j’ai vu le Père de Foucauld réellement mécontent, c’est quand je lui ai avoué, quelques mois avant mon départ définitif du Hoggar, que je ne faisais plus de recherches anthropologiques depuis sept à huit mois.

« J’ai vu, lui disais-je, que je n’allais aboutir à aucun résultat, j’ignorerais aussi bien qu’avant à quelle race appartenaient ces païens. Étaient-ils les ancêtres des Hoggars, étaient-ils un autre peuple ? Mon travail était voué d’avance à la médiocrité.

« Le Père de Foucauld me reprocha d’avoir manqué de persévérance… « Le peu que vous auriez fait, et que vous auriez légué à vos successeurs, aurait été du travail déjà fait ; d’autres, en prenant les résultats, même négatifs, de vos recherches, et en continuant, auraient fait avancer la question. Vous la retardez, en vous abstenant de poursuivre vos recherches. Pour ce qui est d’être rebuté, à l’idée que votre travail serait une œuvre médiocre, ça n’est pas autre chose que de l’orgueil. Votre renoncement à poursuivre ces recherches peut décourager d’avance ceux qui viendront après vous. »

« Il fallait travailler. Un jour, il vint un nègre pendant que j’étais là, qui lui demanda l’aumône. Il mourait de faim, disait-il. Il était bien constitué, mais il paraissait maigre. Il avait environ vingt-cinq ans ; le Père de Foucauld lui demanda pourquoi il ne travaillait pas dans les centres de culture de Tit, Abalessa, etc. Il répondit qu’il n’y avait rien à faire. Alors le Père de Foucauld, lui montrant un petit coffre en bois qui avait servi de moule à briques, lui dit : « Fais-moi vingt briques, et je te donne une mesure de blé. » Il y en avait à peine pour une heure de travail ; il suffisait de faire vingt petits pâtés comme en font les enfants au bord de la mer : le nègre refusa. Le Père tint bon, et ne lui donna rien, si ce n’est le conseil de travailler pour vivre. »

Dans d’autres occasions, la leçon était pour les nobles Touaregs. Le major Robert Hérisson raconte, par exemple, qu’un soir, au coucher du soleil, c’est-à-dire à une des heures de la prière musulmane, cinq ou six Kel-Ahaggar et Kel-Rela causaient avec le Père de Foucauld et l’amenokal. Celui-ci, son cousin Akhammouk et Aflan, le mari de Dassine, se lèvent, ajustent leur litham bleu sur leur visage, et s’apprêtent à faire la prière. Les autres Touaregs, indifférents, continuent de causer. Mais le Père de Foucauld, sévèrement, les interrompt :

– Et vous, leur dit-il, vous ne priez pas ?

Il les excitait ainsi à honorer Dieu, de la seule manière qui leur fût connue et actuellement connaissable. Ils comprirent, et, aussitôt, se levèrent pour imiter Moussa.

Le docteur Hérisson a vu vivre, l’un près de l’autre, à Tamanrasset, Laperrine et le Père de Foucauld. Entre ces deux hommes, il y avait affection fraternelle et grande estime mutuelle, avec cette petite nuance de déférence que Laperrine savait garder, vis-à-vis de son grand ancien de Saint-Cyr, cavalier comme lui. Quand il se trouvait de passage dans le Hoggar, on prenait toujours les repas en commun.

« Pour déjeuner ou dîner, on étend une grande couverture par terre, à l’ombre de quelque arbre, s’il y en a, ou sous la tente du colonel, qui est assez vaste. Chacun donne son couvert, son quart, son gobelet au cuisinier qui les dispose n’importe comment. Il n’y a pas de préséance.

« Quand tout est prêt, on se met à table, on s’accroupit en tailleur, sur le bord de la couverture. Le cuisinier apporte le plat. Chacun a sa petite galette de blé cuite sous la cendre. Le colonel désigne celui qui doit se servir le premier, n’importe lequel. On bavarde ferme d’ailleurs, et personne ne fait attention. Le colonel invite toujours à sa table tous les Français du voisinage, maréchaux des logis, brigadiers, armurier, menuisier. Ils ne paieront rien à la popote. Il les fait quelquefois servir les premiers. Ils ont autour du plat une place quelconque, suivant le hasard. Le Père de Foucauld vient toujours à midi, avec une bouteille de muscat blanc, de son vin de messe. Nous en buvons la valeur d’un verre à bordeaux, à la fin du repas. On proteste, on se récrie chaque fois en voyant la bouteille : « Mon Père, vous vous démunissez, c’est trop, vous allez épuiser votre provision : on ne la boira pas ! » Mais lui, en riant, insiste : « Vous pouvez la boire, je n’apporte que ce que je puis donner. » Et on la boit avec délices, bien entendu.

« À table, on ne cause pas de choses sérieuses, on raconte des histoires, on plaisante, on taquine le cuisinier du colonel. Le Père de Foucauld rit. Le colonel a un répertoire très varié, très amusant, d’anecdotes qu’il dit être vraies. C’est un narrateur très séduisant. Le Père de Foucauld sourit, quand tout le monde rit. Mais si l’histoire sort un peu des limites permises, il n’entend plus, il devient sourd, il paraît penser à autre chose. Alors, quelqu’un fait remarquer que la conversation a pris « un ton badin » et que les oreilles du Père doivent être scandalisées. Mais si l’on s’excuse, celui-ci proteste qu’il n’écoutait pas et n’a pas entendu : aucune gêne.

« Pendant les « tournées », il venait avec un domestique nègre et un chameau de louage, sans tente, sans lit de camp. Il couchait par terre, dans ses couvertures. Il prenait la plupart du temps un chameau de bât, sans selle (sans rahla). Il aimait, pour ne pas perdre de temps, à nous laisser passer devant, et à venir nous rejoindre à l’endroit convenu, en doublant les étapes, en faisant 80 kilomètres par jour à 6 kilomètres l’heure, et en passant, autant que possible, par une route encore inexplorée des Français.

« Il arrivait alors avec des petits bouts de papier pleins de notes et de croquis, tout petits, mais très nets, comme ceux de son exploration au Maroc, et il remettait tout cela au colonel.

« Dans les assemblées, dans les palabres, il refusait de s’asseoir à côté du colonel, sur une chaise pliante ; il voulait être accroupi sur le sol, à côté de lui. Le colonel se servait de lui comme interprète : il y avait là, en effet, des Touaregs ignorant la langue arabe, ou la connaissant mal. Le Père non seulement les comprenait et s’exprimait parfaitement en langue targuie, mais, par sa connaissance de leur caractère et de leurs mœurs, il savait ce qu’il fallait éclaircir dans leur esprit, quel doute ou quelle appréhension pouvait naître, etc. Enfin, sa valeur morale était si réputée et si hautement estimée, que tout ce qui se disait par lui prenait encore plus de poids.

« Les Touaregs disaient : « Il connaît notre langue mieux que nous-mêmes. »

« Dans sa récréation du soir, quand il se promenait de long en large, devant son ermitage, au coucher du soleil, le bras appuyé sur mon épaule, il me disait que la distinction personnelle n’est pas due à la naissance ou à l’éducation, qu’elle est innée, et qu’il avait trouvé chez des simples, à la Trappe, une élévation de sentiments remarquable. « Nous vivions les uns à côté des autres sans connaître nos origines, notre nom, et chacun remplissait sa fonction suivant ses aptitudes. Il y avait un paysan sans aucune instruction, qui avait des inspirations, des pensées qui lui venaient du cœur, d’une beauté parfaite. Il ne s’en rendait pas compte. J’étaisdans le ravissement de l’entendre. Sans aucun art, très naturellement et très simplement, il était éloquent.

« Le Père de Foucauld, contrairement à ce qui se dit des hommes célèbres, grandissait démesurément quand on le voyait tous les jours et de près. »

Ces lignes, par quoi se termine le manuscrit du docteur Hérisson, ne rappellent-elles par les jugements qui furent portés sur l’ermite dans le temps qu’il habitait Beni-Abbès, et ceux-ci, déjà, ne faisaient-ils pas écho à tant de louanges qui s’étaient élevées d’Akbès, de Nazareth, de Jérusalem et de Notre-Dame-des-Neiges ?

Dans l’année 1910, deux grandes amitiés, deux appuis sont enlevés au Père de Foucauld. Le 14 mai, le courrier venant d’In-Salah apportait la nouvelle que le Père Guérin était mort, à trente-sept ans, épuisé par les fatigues de la vie saharienne. La longue, la volumineuse correspondance échangée entre celui-ci et le Père de Foucauld montre le respect que ces deux hommes éprouvaient l’un pour l’autre. Lorsque deux âmes, grâce à la foi qui les remplit, sont à peu près délivrées de l’amour-propre, qu’elles sont devenues, autant que la nature le permet, des puissances toutes nobles, attentives, obéissantes au moindre signe de Dieu, l’intelligence entre elles est aussitôt parfaite, silencieuse ou exprimée, et la confiance où elles se trouvent surpasse en douceur toute autre amitié.

Je n’ai pas trouvé, dans ces nombreuses lettres, la trace d’un dissentiment. Des deux côtés, même certitude que l’ami auquel on s’adressait, l’un demandant conseil, et l’autre répondant, ne pensait qu’au règne sur le monde de la Beauté souveraine. Le Père de Foucauld soumettait tous ses projets de voyage, de fondation, d’avenir lointain, à cette amitié directrice, et, s’il ne lui rendait pas compte, comme il faisait à M. Huvelin, des mouvements de son esprit, il ne marquait pas, néanmoins, la limite de ces deux domaines, l’un extérieur, l’autre intérieur, et bien souvent les confidences d’ordre spirituel, résolutions, hésitations, tristesses passagères, avaient été exprimées, dans les lettres que l’ermite de Beni-Abbès ou de Tamanrasset envoyait au préfet apostolique de Ghardaïa.

« Le bon Dieu vient de nous infliger, à vous et à moi, une épreuve, écrivait-il au Père Voillard, deux jours après l’arrivée du courrier. Vous avez perdu un bien bon fils, et moi un bien bon père : perdu en apparence, car il est plus près de nous que jamais… Je n’avais jamais songé que, peut-être, il ne me survivrait pas, et je m’appuyais sur son amitié comme si elle ne pouvait jamais me manquer. Vous sentez le vide que me laisse son départ. Jésus reste : qu’il soit béni de tout ! Qu’il soit béni d’avoir appelé à la récompense notre si cher Père Guérin ! Qu’il soit béni aussi de nous l’avoir prêté pendant quelques années !

« Ce départ imprévu me fait désirer avec plus de force la compagnie d’un prêtre qui continue la toute petite œuvre commencée ici. Il pourrait vivre à côté de moi, en vivant de ma vie ou sans en vivre. Je ne demande pas à être son supérieur, mais son ami, prêt à le laisser seul dès qu’il sera au courant…

« Dès 1905, le capitaine Dinaux, alors chef du bureau arabe d’In-Salah, demanda des Sœurs Blanches pour l’Ahaggar ; maintenant qu’il y a une garnison permanente, un officier français, un médecin, plusieurs sous-officiers et brigadiers français, une centaine de militaires indigènes en permanence dans le pays, avec la poste deux fois par mois, une grande sécurité et facilité de vie, il y aurait peut-être lieu d’y songer ? On n’envoie pas de Sœurs sans Pères Blancs : mais pour les Pères Blancs aussi, il y aurait peut-être lieu d’examiner la possibilité d’une fondation… Actuellement les Touaregs de l’Ahaggar ne sont musulmans que par l’acte de foi et de nom ; ils détestent les Arabes ; la soumission à la France introduit dans le pays des Arabes musulmans, des khodjas musulmans au service de la France, comme militaires ou interprètes ; elle permet aux Arabes du Tidikelt et d’autres pays d’y circuler librement, d’y commercer sans crainte d’être pillés ; d’où suivra probablement une propagande islamique et une rénovation de ferveur islamique : il serait utile de prendre les devants…

« Je prépare une action plus active sur les âmes, en faisant construire, à 60 kilomètres d’ici, au cœur des plus hautes montagnes de l’Ahaggar et des lieux où sont cantonnées les tentes les plus nombreuses, un petit ermitage qu’on pourra habiter à deux. J’y serai beaucoup plus au centre des populations qu’ici. J’ai l’intention, à partir de l’année prochaine, de me partager entre lui et celui de Tamanrasset…

« Je vous demande une prière pour mon directeur M. l’abbé Huvelin ; il est mon père depuis vingt-quatre ans ; rien ne saurait exprimer ce qu’il est pour moi, ce que je lui dois. Les nouvelles qu’on me donne de sa santé sont lamentables. À chaque courrier, je crains d’apprendre que, lui aussi, il a achevé son temps d’exil. »

Moins de deux mois plus tard, en effet, le 10 juillet, l’abbé Huvelin mourait. Celui qu’il avait ramené à Dieu pleura, puis, comme les meilleurs, leva les yeux vers le ciel, et y trouva l’immuable joie consolatrice. À un des Pères Blancs qui lui exprimaient de la sympathie, en cette occasion, il répondit :

« Oui, Jésus suffit ; là où il est, rien ne manque. Si chers que soient ceux en qui brille un reflet de lui, c’est Lui qui reste le Tout. Il est le Tout dans le temps et dans l’éternité. »

Comme si tous les étais dussent être enlevés à l’édifice achevé, un troisième ami du Père de Foucauld devait s’éloigner d’Afrique, dans cette même année. Le colonel Laperrine, qui commandait les oasis depuis neuf ans, avait demandé à prendre le commandement d’un régiment de France ; il laissait en paix ces territoires organisés par lui, agrandis de tout le pays touareg.

Pour quel motif le grand Saharien quittait-il son Sahara ? Pour le plus beau. Frère Charles, son confident, a dit en effet : « Il trouve, avec raison, qu’il ne faut pas paraître tenir à des fonctions. »Un homme très supérieur peut seul penser ainsi. La vie et la mort de Laperrine autorisent à croire que Frère Charles ne se trompait pas.

Laperrine ne retournera plus au Hoggar, si ce n’est vers le milieu de la Grande Guerre. Il ne reverra plus son ami vivant. C’est l’adieu, comme presque toujours, ignoré. Foucauld n’a pas seulement pour l’homme, son camarade de jeunesse, une affection éprouvée, il admire le chef qui a tant travaillé pour la grandeur de la France en Afrique, c’est-à-dire pour la civilisation des peuples qui nous sont confiés. Quelques mois avant ce départ, il lui rendait cet hommage, dans une lettre : « Laperrine se dépense sans mesure ; il a imprimé, à tout ce qui est sous ses ordres, un mouvement et une activité admirables ; ce qu’ont fourni de travail, depuis six ans, les officiers sous ses ordres, est inouï, et tout ce qui a été fait au point de vue militaire, administratif, géographique, commercial. »

Le voyant s’éloigner, il résume la carrière coloniale de Laperrine : « Depuis l’âge de vingt et un ans, il n’a pas passé trois ans en France ; un an à Saumur comme lieutenant, quinze mois comme capitaine, et six mois comme commandant : tout le reste en Algérie, Tunisie, et surtout au Sénégal, au Soudan et au Sahara. C’est lui qui a donné le Sahara à la France, malgré elle, et en y risquant sa carrière, et qui a réuni nos possessions d’Algérie et notre colonie du Soudan. »

Avant de quitter l’Afrique, le colonel avait décidé le voyage, en France, de Moussa ag Amastane. Quelques nobles Touaregs accompagnaient l’amenokal ; on les fit assister à des expériences de tir au Creusot ; ils visitèrent des haras, des usines, des villes, notamment Paris et ses « curiosités », parmi lesquelles une des moins parisiennes assurément, la plus cosmopolite : le Moulin-Rouge. Ce fut la visite express, sautillante et sans répit, faite pour étonner, non pour émouvoir, telle que la peuvent régler des gouvernants qui n’ont pas le sentiment de la paternité du pouvoir. Frère Charles recevait quelques nouvelles de la promenade, trop officielle à son gré ; il se réjouissait à la pensée du profit que tirerait quand même le chef touareg de cette expérience, bien incomplète, d’une civilisation supérieure. « À son retour, écrivait-il, je tâcherai de lui faire comprendre que trois choses sont nécessaires s’il veut travailler au salut éternel de son peuple : 1° Procurer l’éducation de l’enfance et de la jeunesse, qui reste aussi abandonnée à elle-même que les animaux ; 2° procurer son instruction dans une certaine mesure ; 3° travailler à rendre son peuple sédentaire, de nomade qu’il est, tout en le laissant un peuple pasteur.

« Cette troisième chose est la condition sine qua non des deux premières, car l’éducation et l’instruction semblent incompatibles avec la vie nomade.

« Pour les Kel Ahaggar, ou du moins pour la grande majorité d’entre eux, le passage de la vie nomade à la vie sédentaire serait facile : les plus fortes tribus sont presque sédentaires ; les chameaux, sous la garde de quelques bergers, vont paître à grande distance ; mais les tentes, avec les familles et les troupeaux de chèvres, sont presque fixes ; elles ne se déplacent que dans un rayon de 40 kilomètres environ… De plus, la paix, due à ces trois années d’occupation française, a déjà eu un résultat dans le sens de la fixation des habitants. À mon arrivée, il n’y avait qu’une maison à Tamanrasset, les autres habitations étaient des huttes ; maintenant, il y a quinze ou vingt maisons ; on en construit sans cesse ; les huttes auront bientôt disparu ; il en est de même, dit-on, dans les autres villages… Les cultures se multiplient. Tout Touareg un peu à l’aise a des champs. Malheureusement, ils ne cultivent pas eux-mêmes, ils font cultiver par des harratins du Tidikelt, ou des nègres. Surveiller les travaux, moissonner, les Touaregs le font, mais mettre la main à la houe, ils le dédaignent. L’installation, dans le pays, de religieux cultivant de leurs propres mains serait un grand bienfait… »

Le chef du Hoggar, à peine rentré sur la terre d’Afrique, s’empresse d’écrire à son ami le Père de Foucauld, et voici la lettre qu’il lui adresse, sur une feuille de papier de l’hôtel de l’Oasis :

« Louange à Dieu l’unique, – et la bénédiction de Dieu sur Mahomet.

« D’Alger, pour le Hoggar, le 20 e jour de septembre 1910. – À l’honoré, l’excellent, notre ami et cher entre tous, Monsieur le marabout Abed Aïssa, le sultan Moussa ben Mastane te salue, et te souhaite la grâce de Dieu très élevé et sa bénédiction. Comment vas-tu ? Si tu désires de nos nouvelles, comme nous demandons des tiennes, nous allons bien, grâce à Dieu, et nous n’avons que de bonnes nouvelles à te donner. Voici que nous arrivons de Paris, après un heureux voyage. Les autorités de Paris ont été contentes de nous. J’ai vu ta sœur, et je suis resté deux jours chez elle ; j’ai vu de même ton beau-frère ; j’ai visité leurs jardins et leurs maisons. Et toi, tu es à Tamanrasset comme le pauvre ! À mon arrivée, je te donnerai toutes les nouvelles en détail.

« Ouani ben Lemniz et Soughi ben Chitach te saluent.

« Salut ! »

L’ermite séjourne à Tamanrasset jusqu’à la fin de l’année, et entreprend un second voyage en France au début de 1911, voyage un peu plus long que le premier. Celui-ci avait duré trois semaines. En 1911, le Père de Foucauld met un mois à parcourir l’itinéraire assez compliqué que voici : Marseille, Viviers, Nîmes, Notre-Dame-des-Neiges, Paris, Nancy, Lunéville, Saverne, Paris, Bergerac, Angoulême, Paris, Barbirey, Lyon, Marseille.

Le 3 mai, il rentrait à Tamanrasset, après avoir fait une pointe sur Beni-Abbès, où il ne passa que trois jours. Le calme du Hoggar lui parut doux, après ces quatre mois de route, et l’accueil des Touaregs le toucha. Il écrivait, le 14 mai, au Père Voillard, devenu son directeur spirituel depuis la mort de l’abbé Huvelin : « En ce moment, il y a beaucoup de monde ici, à cause de la moisson ; j’y resterai encore trois semaines environ, pour profiter de ce rassemblement, voir les uns et les autres, causer avec Moussa, donner leur part d’aumônes aux pauvres du voisinage, puis j’irai à Asekrem, l’ermitage de montagne, pour un an au moins. J’y travaillerai, de toutes mes forces, à mes travaux de langue touarègue, de manière à les achever d’ici à un an et demi… J’ai été très bien reçu par toute la population ; elle fait des progrès en confiance et apprivoisement, elle en fait aussi matériellement… Un mouvement intellectuel suivra certainement. »

L’été arrive. Brusquement, les lettres s’espacent. Les correspondants du Père de Foucauld doivent s’imaginer qu’il est malade ou perdu dans le Sahara. Perdu serait presque vrai. Celui qui s’est établi sur un des points les plus inconnus du monde a été tenté par l’inaccessible : il est parti, le 5 juillet, pour l’Asekrem, il habite dans une masure, à 2 900 mètres en l’air, le plus haut point du globe, assurément, où jamais un ermite ait vécu. Pense-t-on qu’il ait été conduit là par un caprice, par je ne sais quelle fantaisie et outrance d’une nature aventureuse ? Ce serait mal le juger, et nous le savons déjà. La villégiature de l’Asekrem n’est qu’un témoignage nouveau de la charité et de l’intrépidité de cet homme. Il va chercher là-haut, dans le froid et dans la tempête, les âmes dont il s’est fait le pasteur vagabond. La sécheresse a chassé les Touaregs des plateaux de l’Ahaggar, ils sont allés camper dans les vallées de la Koudiat, où il y a un peu d’herbe verte pour les troupeaux. Et Frère Charles est monté vers eux. Ils ne sont pas venus seulement de Tamanrasset et des environs, mais de plusieurs déserts autour du massif du Hoggar, et des nomades de diverses tribus sont là pour un peu de temps, grelottants, mais non plus affamés.

La route est longue et rude. La dernière partie ne peut guère se faire qu’à pied : les chameaux trébuchent sur les éboulis de pierrailles. Il faut trois jours au moins pour atteindre l’Asekrem, citadelle du pays, plateau enveloppé d’un paysage fantastique de pitons, d’aiguilles, de tables géantes, de portiques, sculptés au sommet des montagnes plus basses. Au nord et au sud, rien n’arrête la vue. Çà et là, ce sont des statues d’hommes ou d’animaux dressées dans l’air limpide, et qui changent de couleur, d’ombres et d’expressions, selon la hauteur du soleil et son secret pouvoir. Dans nos montagnes d’Europe, la pluie ; ici le vent, toujours soufflant et charrieur de sable, a limé les roches friables et laissé debout des piliers plus durs, des angles résistants, des flèches fines ou énormes, comme le pic Ilaman qui domine le reste. Le plateau de l’Asekrem n’a pas seulement cette étrange beauté : il rappelle au savant les premiers âges du monde ; il est le point du partage des eaux. Les grands oueds sahariens, aujourd’hui desséchés, ont coulé de ses flancs. De tous côtés, on y peut suivre la trace des lits qu’ils ont creusés, et qui s’en vont, les uns vers le bassin de Taoudéni, d’autres vers l’Atlantique, d’autres vers le Niger, comme l’oued Tamanrasset.

Le Père de Foucauld aimait cette extraordinaire solitude, de toute l’ardeur de son âme de poète et de contemplateur. « C’est un beau lieu, disait-il, pour adorer le Créateur. Puisse son règne s’y établir ! J’ai l’avantage d’avoir beaucoup d’âmes autour de moi, et d’être très solitaire sur mon sommet…

« Cette douceur de la solitude, je l’ai éprouvée à tout âge, depuis l’âge de vingt ans, chaque fois que j’en ai joui. Même sans être chrétien, j’aimais la solitude en face de la belle nature, avec des livres, à plus forte raison quand le monde invisible et si doux fait que, dans la solitude, on n’est jamais seul. L’âme n’est pas faite pour le bruit, mais pour le recueillement, et la vie doit être une préparation du ciel, non seulement par les œuvres méritoires, mais par la paix et le recueillement en Dieu. Mais l’homme s’est jeté dans des discussions infinies : le peu de bonheur qu’il trouve dans le bruit suffirait à prouver combien il s’y égare loin de sa vocation. »

À l’Asekrem comme à Tamanrasset, il avait choisi l’endroit d’où l’on peut voir. Sa maison n’était qu’un couloir, bâti en pierre et en terre, et si étroit que deux hommes n’y pouvaient passer de front. Mais, dans ce pauvre refuge, il y avait une chapelle, et, au delà, une quantité d’objets merveilleusement en ordre, des livres en grand nombre, des provisions, des caisses ouvertes ou non ouvertes. Il couchait sur l’une de celles-ci. Dans le jour, elle lui servait de table. Autour de lui le vent soufflait, avec le bruit de la mer quand elle monte sa marée. L’abbé Huvelin avait envoyé deux cents francs à son ami, pour l’aider à construire cet abri ; il lui avait donné aussi le petit autel de la chapelle, et Frère Charles, enthousiasmé, reconnaissant, s’était écrié : « J’espère qu’on dira la sainte messe sur cet autel, bien longtemps après ma mort ! »

Là, plus d’une fois par semaine, il reçoit la visite de familles touarègues : hommes, femmes, enfants, on monte tous ensemble, des vallées innombrables cachées dans la Koudiat. C’est un pèlerinage et une partie de plaisir. On vient de grande distance, d’un jour, de deux jours de marche. Il faut donc se reposer là-haut, souper, passer la nuit. Frère Charles accepte avec joie de dépenser le temps précieux, pour accueillir ses hôtes ; il leur fait de petits cadeaux ; il partage ses repas avec eux. « Un ou deux repas pris ensemble, une journée ou une demi-journée passée ensemble, mettent en relations plus étroites qu’un grand nombre de visites d’une demi-heure ou d’une heure, comme à Tamanrasset. Certaines de ces familles sont relativement bonnes, aussi bonnes qu’on peut l’être sans le christianisme. Ces âmes se dirigent par les lumières naturelles ; bien que musulmanes de foi, elles sont très ignorantes de l’Islam, et n’ont pas été gâtées par lui. De ce côté, l’ouvrage qui se fait ici est très bon. Enfin ma présence est une occasion, pour les officiers, de venir dans le cœur même du pays. »

Tout le reste du temps, – et les journées sont amples quand on se lève bien avant le soleil, – Frère Charles prie ou travaille. Il a amené avec lui l’indigène qu’il appelle son « informateur de touareg », il lui donne cinq sous par heure, pour le payer de sa peine, mais, comme les séances d’interrogations et de réponses durent, en moyenne, neuf heures par jour, l’élève trouve que les honoraires du professeur sont une lourde dépense, et celui-ci que tant d’application fatigue la tête d’un nomade. Cette fatigue, si nouvelle pour un homme de l’Ahaggar, l’éloignement du puits où il va chercher l’eau chaque matin, l’austère solitude peut-être et peut-être le froid des nuits, avec l’hiver venant, font que le « coadjuteur » demande à être rapatrié. Frère Charles, qui avait fait toutes ses provisions de livres et de conserves « comme quelqu’un qui entreprend en mer un voyage de seize mois sans devoir relâcher à aucun port », est contraint de céder et de descendre. Au début de décembre, il rentre dans l’ermitage de Tamanrasset.

La vie coutumière y reprend, charitable, cachée, sollicitée par la misère, qui est toujours grande parmi les tribus. Frère Charles se met tout à l’aumône, et distribue ses provisions. Il vient d’apprendre une nouvelle ancienne déjà pour le reste du monde : la guerre entre les Italiens et les Arabes de Tripolitaine. Ses amis s’inquiètent des répercussions que cette guerre peut avoir dans le Sahara. « Soyez sans inquiétude, écrit-il à l’un d’eux, au sujet des prédications de guerre sainte. Le Sahara est grand, les Turcs font certainement leurs efforts pour faire prêcher la guerre sainte parmi les tribus arabes de la Tripolitaine, mais cela ne nous touche pas. Les Touaregs, très tièdes musulmans, ont dans une égale indifférence la guerre sainte, les Turcs et les Italiens. Cela leur est complètement égal ; ce qui les intéresse uniquement, c’est leurs troupeaux, les pâturages et les récoltes. Avant leur soumission à la France, ils joignaient à ces occupations celle de couper les routes ; maintenant qu’elle leur est interdite, ils s’adonnent avec autant d’ardeur aux autres.

« J’ai trouvé Tamanrasset et les populations voisines dans un état de misère effrayant, et j’ai cru devoir donner en aumônes beaucoup plus que je ne prévoyais. Le motif de cette misère est double : 1° la sécheresse règne depuis vingt mois ; de là il suit que le lait, le beurre, la viande de boucherie, qui sont la principale richesse du pays, manquent depuis vingt mois ; 2° en 1911, les deux récoltes (on fait une récolte de blé au printemps et une de mil en automne) ont été nulles, à cause des pucerons qui ont sucé l’intérieur des épis un peu avant maturité. Résultats : 1° il n’y a dans le pays rien à manger ; je n’ai pas pu trouver ici un litre de grains quelconques (blé, orge ou mil) à acheter ; 2° personne n’a de vêtements, parce qu’on se les procure en vendant du beurre, des animaux, etc. Moi, j’ai de quoi manger, parce que j’ai des réserves, mais il y a bien peu de gens ici qui fassent deux repas par jour, et beaucoup se nourrissent exclusivement de racines sauvages… Je ne puis nourrir les gens, mais j’ai donné beaucoup plus en vêtement que je n’en donne d’ordinaire ; c’est le moment du froid.

« Ma vie jusqu’à présent, depuis mon retour, n’a guère été occupée qu’à prier le bon Dieu et à recevoir les uns après les autres tous mes voisins… Je n’ai pas encore repris le travail du lexique et de la grammaire ; je ne m’y mettrai qu’après le jour de l’An ; d’abord, je voulais pouvoir me tenir un peu au pied de la Crèche pendant ce saint temps de Noël, puis il fallait que je voie tous mes pauvres voisins, qui commencent à être de vieux amis, car je suis dans ma septième année d’habitation à Tamanrasset. »

Il a rapporté de petits présents qu’il distribue aux visiteurs et aux visiteuses, et qui sont précieux au Hoggar. Le cadeau le plus ordinaire, ce sont les aiguilles à coudre ; au-dessus, il y a les épingles doubles, puis les boîtes d’allumettes ; on réserve les ciseaux pour les grandes dames, les couteaux pour les Touaregs les plus influents.

À mesure que le temps s’écoule et que s’accroît l’expérience, on sent se fortifier chez Frère Charles la conviction qu’il ne s’est pas trompé dans sa méthode d’apostolat. Le séjour parmi les campements de la haute montagne lui a fourni de nouvelles preuves à cet égard. « Je rends service en ce que je peux, je tâche de montrer que j’aime ; lorsque l’occasion semble favorable, je parle de religion naturelle, des commandements de Dieu, de son amour, de l’union à sa volonté, de l’amour du prochain… Les Touaregs ont le caractère de nos bons ruraux de France, des meilleurs de nos paysans : comme eux, ils sont laborieux, prudents, économes, ennemis des nouveautés et pleins de méfiance envers les personnes et les choses inconnues. Ignorants comme ils sont, ils ne peuvent recevoir l’Évangile que par autorité, et l’autorité nécessaire pour le leur faire adopter et leur faire rejeter tout ce qu’ils connaissent, aiment et vénèrent, ne peut s’acquérir qu’au bout d’un long temps, par un contact intime, une grande vertu et la bénédiction divine .

« … Quelques-uns, – rares, – m’interrogent sérieusement sur des points de religion ; dans mes conseils, je reste dans la religion naturelle, insistant sur la fuite du péché, la prière du soir avec examen de conscience, les actes de contrition et de charité. »

Ces bons ruraux du Sahara ne manquent pas de vices, que Frère Charles énumère, sans insister, de peur de laisser croire qu’il est mal entouré. Ils sont d’une extrême violence, d’un orgueil vraiment fou ; la licence des mœurs est générale ; les règles de l’honneur touareg permettent aux femmes et leur conseillent même de faire disparaître les enfants nés hors mariage, et le nombre des infanticides est tel, qu’on peut dire que « peut-être le tiers des enfants périssent à la naissance ».

« Envoyez des Sœurs Blanches, écrit-il à Mgr Livinhac ; elles établiront un tour pour les nouveau-nés, et ce sera le remède, en attendant la conversion. »

À chaque page, dans la volumineuse correspondance de l’ermite de Tamanrasset, on le voit préoccupé des meilleurs moyens humains de relever ce peuple, dont il est le premier apôtre. Il est venu avec toute une civilisation dans son cœur. Pour lui, la civilisation « consiste dans ces deux choses : instruction et douceur ». Rien ne lui est indifférent de ce qui peut aider à protéger l’enfant, à libérer l’esclave, à instruire les ignorants, à fixer les nomades, à les rapprocher de la France. Il préfère la solitude, et nous l’avons entendu la célébrer ; mais il faut, pour le bien des 100 000 âmes du Sahara dont il est l’aumônier, que cette solitude soit vivifiée, que le silence soit troublé. Postes, télégraphes, chemins de fer, foires bisannuelles, il appelle, avec une passion de conseiller général, ces « progrès » dont il se soucie médiocrement pour lui-même. Il se réjouit de l’arrivée prochaine d’une mission composée d’ingénieurs, d’officiers, de géologues, et chargée d’étudier le tracé définitif du chemin de fer transsaharien qui se développera selon la grande courbe que voici : Oran, Beni-Ounif, Beni-Abbès, le Touat, Aoulef, Silet (à 75 kilomètres ouest de Tamanrasset), In-Gezzam, Agadès, Tchad. « J’en suis extrêmement heureux, car le chemin de fer, dans ces régions, est un puissant moyen de civilisation, et la civilisation un puissant aide pour la christianisation ; des sauvages ne peuvent pas être chrétiens. » Surtout, qu’on se hâte de construire ce chemin de fer ! Et tout de suite après l’expression du vœu, cette phrase où reparaît l’officier, le grand Français fidèle : « C’est une nécessité pour la conservation de notre empire africain, mais aussi pour pouvoir porter sur le Rhin, en cas de besoin, le maximum de forces. »

D’autres bonnes nouvelles encore : dans le voisinage, à Fort-Motylinski, un officier vient d’arriver, « charmant et très distingué, le lieutenant Depommier » ; il y a aussi un médecin « extrêmement bien ». Sujets de joie auxquels un dernier s’ajoute, qui est d’un autre ordre, et depuis longtemps souhaité, appelé, attendu : le Maroc est entré dans le protectorat de la France. Des lettres l’ont annoncé à Frère Charles, qui répond aussitôt par ces lignes qu’un homme tel que lui pouvait écrire et que tous les autres doivent méditer : « Voilà notre empire colonial bien agrandi. Si nous sommes ce que nous devons être, si nous civilisons, au lieu d’exploiter, l’Algérie, la Tunisie, le Maroc seront, dans cinquante ans, un prolongement de la France. Si nous ne remplissons pas notre devoir, si nous exploitons au lieu de civiliser, nous perdrons tout, et l’union que nous avons faite de ce peuple se tournera contre nous. »

Lui-même, dans ce constant désir de civiliser qui tient son esprit en rêve et en projets, il médite de faire bientôt, dans quelques mois, au plus tard l’année suivante, un nouveau voyage en France, et d’amener avec lui un jeune Touareg de famille bourgeoise importante, « si l’on peut dire ainsi ». Déjà il prépare Mme de Blic et ses cousins de France à recevoir ce touriste vêtu d’un pagne, et dont les cheveux sont tressés et les joues couvertes d’un voile bleu. Il le présente, et fait de lui un portrait avantageux. À l’entendre, nul dans l’Ahaggar ne vaut son candidat, non seulement affectueux, intelligent, gentil, mais exceptionnellement sérieux. Fils d’un des principaux de sa tribu, cousin germain du chef, il a été à demi adopté par ce dernier, qui n’avait pas d’enfants ; il gère entièrement les affaires matérielles de son père adoptif, dont il va épouser une belle-fille. Il est bien de toute manière et de la meilleure famille plébéienne. Nous sommes ici dans un pays de castes, il y a des plébéiens et des patriciens, les premiers incomparablement supérieurs aux autres comme valeur morale, et faisant toute la force et l’espoir du pays. Mais, avant d’entreprendre ce voyage, Frère Charles a beaucoup de pages à rédiger, et le fiancé doit partir, avec les hommes valides du pays, pour aller, en caravane, chercher du mil au Damergou.

Le printemps, comme l’hiver, comme toutes les saisons, trouve Frère Charles enfermé dans son ermitage, penché sur la caisse de bois qui lui sert de table, entouré de ses manuscrits et de ses livres, consultant, aux passages difficiles, son « informateur » qui a mal à la tête. Il achève le dictionnaire, et se promet d’envoyer prochainement l’ouvrage à M. René Basset, qui le publiera « sous le nom de notre ami commun M. de Motylinski ». La mission du transsaharien traverse l’Ahaggar. Elle séjourne à Tamanrasset. « Très bien dirigée, bien composée, elle a accompli une somme de travail extraordinaire. J’ai vu les membres de la mission ; plusieurs sont mes amis depuis de longues années. Ils espèrent que, dans un an environ, les travaux commenceront. Quels champs s’ouvrent pour le saint Évangile : le Maroc, le Soudan, le Sahara ! » Les allées et venues sont fréquentes entre le camp et l’ermitage. Frère Charles nomme le capitaine Nieger, M. René Chudeau, le capitaine Cortier de l’infanterie coloniale, M. Mousserand, ingénieur des mines. Il note aussi qu’il reçoit de nombreuses visites des Touaregs, qui ont pris l’habitude de le venir voir au coucher du soleil, et le dimanche, jour pendant lequel ils ont observé que le marabout recevait plus volontiers encore et causait plus longuement que les autres jours.

La mission s’éloigne ; la grande chaleur accable le plateau de Tamanrasset. Tout à coup, un grave accident interrompt le travail : Charles de Foucauld est mordu par une vipère à corne. Presque toujours la morsure est mortelle. Les pasteurs et les noirs des environs de l’ermitage apprennent l’événement. Ils accourent, et trouvent leur ami inanimé. Aucun médecin européen n’est là. Ils soignent donc le marabout selon leur coutume, brûlent la plaie au fer rouge, brutalement, bandent le bras pour éviter que le venin ne se répande par tout le corps, puis, la syncope persistant, appliquent le fer rouge sur la plante des pieds : révulsif terrible, administré par compassion. L’ermite revient enfin à lui. Il est d’une extrême faiblesse ; on cherche partout, dans la vallée, du lait pour le nourrir. Mais la chaleur est grande, les chèvres ne trouvent plus d’herbe : Moussa devient inquiet, et ordonne que deux vaches soient amenées, de bien lointains pays, jusqu’au Hoggar, pour sauver le marabout. Longtemps, Frère Charles demeure incapable d’étudier ou de marcher. Il finit cependant par se remettre dela morsure de la vipère, et du traitement qui l’avait sauvé.

Pas une heure il ne songea à se plaindre. Je crois qu’il devait ressembler en cela à un vieux professeur que j’ai eu, et qui enseignait la chimie. Lorsque celui-ci, pris de fièvre, eut appelé le médecin et appris que la maladie serait grave, il s’écria, tout joyeux : « Quelle chance, je vais pouvoir me reposer ! » Charles de Foucauld se reposait un instant devant sa porte, et longuement dans sa chapelle, – il n’avait qu’un pas à faire, – en méditant et priant. Et nous savons que, dans cet automne de 1912, – l’automne, on s’en souvient, est la saison préférée des Européens qui ont vécu dans l’Ahaggar, – deux pensées principales tenaient son âme en joie et rendaient légère la vie de solitude. La première était : « Plus je vais, plus je jouis de la belle nature. Que les œuvres de Dieu sont belles ! Benedicite, omnia opera Domini Domino ! »Et la seconde : « Le temps de l’Avent, toujours si doux, l’est particulièrement ici. Tamanrasset, avec ses quarante feux de pauvres cultivateurs, est bien ce que pouvaient être Nazareth et Bethléem au temps de Notre-Seigneur. »

Je rapporte à cette époque une anecdote dont je n’ai pas trouvé la date précise, et qui fut racontée et l’est encore tout de travers. Dans des revues ou des journaux, on a pu lire que « la mère de Moussa ag Amastane » étant tombée très gravement malade, le Père de Foucauld fut appelé près d’elle, et, pour l’encourager dans le passage de la mort, n’aurait trouvé rien de mieux que de réciter quelques sourates du Coran : « Il vint, il fit son office de consolateur, et il endormit la vieille dame en Allah, avec les strophes du Coran appropriées. » Lorsque mes yeux passèrent sur ces lignes, – il y a des mois et des mois, – j’eus aussitôt le sentiment que la vérité devait être différente. Je me dis qu’un prêtre catholique aurait pu, en effet, suggérer à la mourante de réciter quelque sourate énonçant une vérité certaine, opportune, exhortant, par exemple, au repentir des péchés, à la confiance en Dieu. C’eût été la simple traduction, dans le langage que cette femme comprenait le mieux, d’un acte de contrition ou de charité chrétienne. Mais que le Père de Foucauld l’eût fait, je ne le pouvais croire, sachant qu’il redoutait l’extension de l’islamisme, et qu’il devait donc, le plus possible, éviter de prononcer une formule coranique, fût-elle acceptable. Je voulus savoir si j’avais raison, et j’écrivis à l’aménokal du Hoggar. Je lui demandai de se souvenir des paroles mêmes de son ami le Père de Foucauld. Il comprit admirablement le sens de la question que je lui avais posée. Ce non-civilisé avait de l’esprit. Il me répondit, quelques mois plus tard, une lettre, dont voici la traduction :

« Louange à Dieu l’Unique ! Nul ne subsiste que lui !

« Tamanrâset, 3 chabân 1338 (25 avril 1920).

« Au très honoré, savant entre les savants français, René Bazin, de l’Académie.

« À toi, mille et mille saluts, mille faveurs divines ! De la part du serviteur de la France, l’émir Moussa, fils d’Amastane, aménokal en Hoggar.

« Ta lettre m’est parvenue, où tu me demandes de te donner des détails sur le grand ami des Touaregs-Hoggar. Soit ! Sache que le marabout Charles m’avait en très grande estime, Dieu le rende bienheureux, et le fasse habiter en Paradis, si c’est Sa volonté !

« Maintenant, voici les détails que tu m’as demandés : sur sa vie, d’abord. Les gens d’entre les Touaregs-Hoggar l’aimaient très profondément durant sa vie, et maintenant encore ils aiment sa tombe comme s’il était vivant. Ainsi les femmes, les enfants, les pauvres, quiconque passe près de sa tombe, la salue, disant : « Que Dieu élève le rang du « marabout en Paradis, car il nous a fait du bien durant sa vie ! » Aussi tous les gens du Hoggar honorent sa tombe comme s’il était vivant, vraiment oui, tout autant.

« Ensuite, tu me demandes ce qui s’est passé, quand il a assisté à la maladie de ma mère, c’est-à-dire de ma tante (Tîhit), sœur de mon père, lors de la maladie dont elle mourut. Voici : il lui rendit visite en compagnie du médecin qui lui dit, en français, s’apercevoir qu’elle allait mourir. Alors le marabout Charles lui dit en tamacheq « oksâd massinîn »(« crains Dieu ! ») puis il la quitta. Elle mourut le lendemain. Nous portâmes le corps jusqu’à la tombe, et il était avec nous ; tandis que nous priions pour elle, il était debout, la couleur [du visage] altérée, à cause de sa mort. Il ne fit pas la prière pour elle avec nous. Quand nous la plaçâmes dans sa tombe, il se tint debout sur le bord, l’enterra avec nous, et nous dit : « Dieu augmente votre consolation au sujet de Tîhit ! Qu’il lui donne le Paradis, en sa tombe ! »

« Un jour d’entre les jours, un an avant sa mort, elle était venue le voir en sa cellule, et l’avait trouvé priant ; elle se tint immobile derrière lui, attendant qu’il eût fini sa prière, puis elle lui dit : « Moi aussi, je prie Dieu, à l’heure où tu fais ta prière. »

« Quant à la renommée du marabout, elle est toujours vivante au Hoggar, et les gens à qui, comme à nous, il fit du bien, c’est-à-dire tous les gens du Hoggar, honorent sa tombe comme s’il était vivant.

« Telles sont les informations que tu m’as demandées, données sans faute. Je remets pour toi cette lettre au capitaine Depommier, le commandant en chef de chez nous.

« Que Dieu te bénisse en ta vie ! Puisses-tu vivre en bonne santé ! Salut !

« (Cachet de) MOUSSA AG AMASTANE, »

La réponse est claire : j’avais eu raison d’écrire. L’incident aura même servi, plus que je ne l’espérais, la mémoire du Père de Foucauld. Elle amena, en effet, le thaleb de Moussa, Ba-Hammou, celui-là même qui a travaillé dix ans avec le Père de Foucauld, à faire de bien intéressantes déclarations qu’un témoin m’a transmises en même temps que la lettre. Les voici :

« Nous savons parfaitement que le marabout ne pouvait nous dire de prononcer la chahada (la formule de la prière musulmane), il n’y a aucun doute pour nous à ce sujet. Cela était incompatible avec ses fonctions de prêtre catholique, nous le savons tous. Un fait, que personne n’ignore ici, le prouve. Le Père de Foucauld recevait continuellement les pauvres, les vieillards, les malades, les femmes, les enfants, et de nombreux Touaregs qui venaient le visiter, et lui demander aide ou conseil. Au début de son installation, il arrivait que certains de ses visiteurs, sortant de chez lui aux heures de la prière musulmane, s’arrêtaient près de l’ermitage pour prier. Le Père de Foucauld les invitait aimablement à s’éloigner de l’ermitage, en leur disant qu’ils devaient comprendre qu’il désirait ne pas les voir prier près de chez lui, comme eux-mêmes ne pouvaient désirer le voir prier près d’une mosquée… Il disait ces choses en termes tellement aimables et bons, que, très peu de temps après, aucun de nous ne les ignorait, et ne se serait permis d’enfreindre ses désirs. »

Le témoin, particulièrement bien informé, qui me rapportait ces souvenirs du thaleb, ajoutait cette réflexion personnelle : « Si l’on veut bien dépouiller de toute question de forme les relations qu’avait le Père de Foucauld avec les Touaregs, il est absurde et mensonger de dire qu’il ait jamais rien fait ou rien dit qui ne visât à l’évangélisation, qu’en fin de compte, il poursuivait. »

Le voyage, en France, d’un jeune Touareg, était un des mille moyens auxquels sa charité songeait pour diminuer la distance entre la tribu musulmane et la France catholique : Frère Charles en attend beaucoup de bien. Déjà, il a obtenu la réponse favorable de sa sœur et d’autres parentes, qui acceptent de recevoir chez elles le Touareg. Les missionnaires d’Afrique, avertis du projet, ont promis également de donner, à Maison-Carrée, l’hospitalité aux deux voyageurs. D’autres lettres partent pour la France, demandant à des amis la même faveur, ou des recommandations. Il est touchant de voir le Père de Foucauld, si dur pour lui-même, s’appliquer à tout ménager et disposer pour que le voyage d’Ouksem soit le plus agréable, le plus « familial », le moins fatigant qu’il se pourra. Est-ce que le sort de beaucoup d’âmes ne dépendra pas, du moins un peu, du souvenir que ce jeune sauvageon rapportera de notre civilisation ? Un pareil voyage, « c’est le moyen de faire tomber, tout d’un coup, une foule d’erreurs, d’ouvrir les yeux, de se ménager, avec une âme choisie, un tête-à-tête de plusieurs mois. Il va sans dire qu’il n’est pas question de faire visiter les musées, ni les curiosités, mais de faire partager la douceur et l’atmosphère d’affection de la vie de famille dans les milieux chrétiens, et de laisser entrevoir ce qu’est la vie chrétienne, combien la religion imprègne toute la vie. »

Parmi ces lettres, il en est une que je veux citer presque entièrement. Charles de Foucauld y développe, avec force, des idées ailleurs effleurées. Elle est adressée à son ami le duc de Fitz-James, et datée du 11 décembre 1912.

Il commence par dire : « Je ne manquerai pas de t’avertir de mon passage à Marseille ; il me sera si doux de te revoir ! » Il annonce ensuite que le voyage est remis au mois de mai 1913. Ouksem ne sera guère prêt à partir avant cette époque, et, en outre : « Je n’ai pas voulu lui montrer la France par la neige, le froid, la bise, sans verdure et sans feuilles ; il eût même été bien imprudent d’exposer à notre froid et à notre humidité d’hiver cette poitrine saharienne. Aussi je me suis décidé à aller en France seulement cet été ; c’est donc vers la première quinzaine de mai que je débarquerai, avec mon jeune compagnon, à Marseille… »

Nous, Français, nous avons en Afrique deux devoirs essentiels à remplir : « La première chose, c’est l’administration et la civilisation de notre empire nord-ouest africain. Algérie, Maroc, Tunisie, Sahara, Soudan forment un immense et magnifique empire, d’un seul bloc, ayant cette unité pour la première fois… Comment nous attacher cet empire ? En le civilisant, en travaillant à élever ses habitants, moralement et intellectuellement, autant que faire se peut. Les habitants de notre empire africain sont très divers : les uns, Berbères, peuvent devenir rapidement semblables à nous ; d’autres, Arabes, sont plus lents au progrès ; les nègres sont très différents les uns des autres. Mais tous sont capables de progrès.

« La seconde chose, c’est l’évangélisation de nos colonies… Or, que faisons-nous pour l’évangélisation de notre empire nord-ouest africain ? On peut dire, rien. En Algérie, Tunisie, Sahara, les seuls prêtres s’occupant de l’évangélisation des indigènes sont les Pères Blancs ; ils sont, d’après leur bulletin 1910-1911, cinquante-six dans l’Afrique du Nord, onze au Sahara. C’est une goutte d’eau. Je comprends très bien que les Pères Blancs, voyant l’évangélisation des musulmans trop lente et difficile, aient tourné leurs efforts et envoyé la grande majorité de leurs missionnaires dans l’Afrique équatoriale, où ils font merveille, et opèrent des conversions aussi rapides que nombreuses, et procurent le ciel à une foule d’âmes. Ici ils eussent sauvé peu d’âmes, là ils en sauvent beaucoup, je comprends qu’ils aillent là. Il n’en est pas moins vrai que l’Algérie, la Tunisie et le Maroc (où il n’y a que les chapelains des consulats) sont entièrement délaissés… C’est une situation à laquelle il appartient aux chrétiens de France de remédier. C’est une œuvre de longue haleine, demandant du dévouement, de la vertu et de la constance. Il faudrait de bons prêtres, en assez grand nombre (non pour prêcher : on les recevrait comme on recevrait dans les villages bretons des Turcs venant prêcher Mahomet, et plus mal, la barbarie aidant), mais pour prendre le contact, se faire aimer, inspirer estime, confiance, amitié ; il faudrait ensuite de bons chrétiens laïcs des deux sexes, pour remplir le même rôle, prendre un contact plus étroit encore, entrer là où le prêtre ne peut guère entrer, surtout chez les musulmans, donner l’exemple des vertus chrétiennes, montrer la vie chrétienne, la famille chrétienne, l’esprit chrétien : il faudrait ensuite de bonnes religieuses soignant les malades et élevant les enfants, très mêlées à la population, éparpillées par deux ou trois, là où il y a un prêtre et quelques chrétiens… Cela se faisant, les conversions, au bout d’un temps variable, vingt-cinq ans, cinquante ans, cent ans, viendront d’elles-mêmes, comme mûrissent les fruits, à mesure que l’instruction se répandra… Mais si ces malheureux musulmans ne connaissent aucun prêtre, ne voient, comme soi-disant chrétiens, que des exploiteurs injustes, tyranniques, donnant l’exemple du vice, comment se convertiront-ils ? Comment ne prendront-ils pas en haine notre sainte religion ? Comment ne seront-ils pas de plus en plus nos ennemis ?…

« Après avoir attiré ton attention sur ces deux points si graves, j’ajouterai un mot : c’est que, soit pour bien administrer et civiliser notre empire d’Afrique, soit pour l’évangéliser, il est d’abord nécessaire de connaître sa population. Or, nous la connaissons extrêmement peu. Cela vient en partie des mœurs musulmanes, mais c’est un obstacle qu’on peut vaincre ; il reste ce fait déplorable que nous ignorons, à un degré effrayant, la population indigène de notre Afrique. Depuis trente-deux ans, je n’ai guère quitté l’Afrique du Nord (si ce n’est pendant dix ans, de 1890 à 1900, temps que j’ai passé en Turquie d’Asie, Arménie et Terre sainte) ; je ne vois personne, ni officier, ni missionnaire, ni colon ou autre connaissant suffisamment les indigènes ; moi-même je connais passablement mon petit coin de Touaregs, mais très superficiellement le reste… Il y a un vice auquel il faudra remédier : il faudrait aux administrateurs, aux officiers, aux missionnaires, un contact bien plus étroit avec les populations, de longs séjours dans les mêmes postes (avec avancement sur place pour les administrateurs et officiers), afin qu’ils connaissent, puissent renseigner exactement leurs supérieurs, et que ceux-ci connaissent par eux… »

Le diaire continue, un peu de temps encore, à mentionner les événements qui se produisent autour de l’ermitage. Il y en a un grand et plusieurs petits. Le grand, c’est l’arrivée du général Bailloud, au début de 1913, et la réussite parfaite de l’expérience dont il était chargé. Il devait s’assurer que des communications par télégraphie sans fil pourraient être établies entre Tamanrasset et Paris. Les essais furent tentés, et, à la satisfaction du Père de Foucauld, qui voyait décidément tous les progrès mécaniques s’annoncer, la capitale de l’Ahaggar put « causer » sans difficulté avec la Tour Eiffel.

Un peu plus tard, un vol de cigognes passe au-dessus de l’ermitage, allant du nord au sud.

Le 9 mars, le général Bailloud, voulant remercier les habitants du bon accueil qu’il a reçu, envoie aux pauvres une chamelle, que Charles de Foucauld fait abattre, et dont la viande est distribuée, par les soins de l’ermite, à tous les malheureux sans exception, à toutes les femmes de harratins, d’artisans, de bergers, aux mariées, aux veuves, aux répudiées.

« Le 18 au matin, fort brouillard humide et vent faible du sud : c’est le signal du printemps. Un homme d’In-Salah traverse le pays. Il me dit que la cour extérieure de ma maison, là-bas, est ensevelie sous les sables, et que le reste de la maison est menacé. » Pas de regret ; pas le moindre mot de propriétaire : on ira voir.

Enfin, avec un long retard, la plus importante des caravanes qui, chaque année, partent en septembre pour aller chercher du mil, rentre à Tamanrasset. Il était temps : la population commençait à souffrir. Parmi les chefs de la caravane était Ouksem, le fiancé, le candidat choisi pour le voyage en France.

« Je ne serai que le 25 mai à Paris, écrit Frère Charles à un ami. Priez pour mon petit Ouksem : il va se marier, une passion qui date de l’enfance. C’est arrangé depuis longtemps : il a près de vingt-deux ans ; elle, Mlle Kaubechicheka, en a dix-huit. Ils sont très proches parents, et ont été élevés ensemble. Elle est fort intelligente et a beaucoup de volonté. »

Le mariage d’Ouksem et de Kaubechicheka a lieu au commencement d’avril, et, le 28, le Père de Foucauld note sur le diaire : « Parti pour la France, à 6 heures du matin, avec Ouksem. » La veille, la maman était venue à l’ermitage, et elle avait dit : « Répétez ceci à votre sœur : ayez bien soin de mon enfant, je vous le confie. »

Pour éviter les frais d’un guide, on voyage avec la poste qui porte à In-Salah les dépêches de Fort-Motylinski. Les voyageurs sont à Maison-Carrée le 8 juin. On ne s’arrêtera que deux jours dans cette maison et ce pays où Frère Charles avait tant d’amis. Il en voit cependant quelques-uns, et pousse même jusqu’à Birmandréis, où les Sœurs Blanches ont leur établissement principal. Ceux qui connaissent les monastères savent qu’un voyageur, s’il est chrétien, surtout s’il est missionnaire, ne passe guère dans ces maisons sans être invité à raconter ce qu’il advient de Jésus-Christ et de ses serviteurs, dans les pays qu’il a visités. Il en fut ainsi, pour Frère Charles, dans la maison où les vieilles religieuses, revenues des missions des grands lacs ou de la Kabylie, forment les novices qui iront, joyeuses, vivre dans la brousse, catéchiser les nègres, élever les enfants abandonnés, soigner les malades, consoler des misères de bien des sortes, et vivre toutes pures dans des milieux qui ne le sont pas. Frère Charles, prié d’exposer ce qu’il avait fait et ce qu’il voulait faire, à Beni-Abbès et au Hoggar, parla donc dans une salle blanche que j’ai vue, à des auditrices vêtues de blanc, attentives au moindre mot noble ou plaisant, et qui s’inclinent lorsque le nom du Maître choisi est prononcé. Il n’était pas éloquent, mais la vie qu’il racontait était éloquente. En finissant, il eut l’idée de dire : « Qui de vous, mes sœurs, voudrait se dévouer pour les Touaregs ? » Silencieusement, toutes se levèrent, d’un seul mouvement.

Il faut croire que l’heure, pourtant, n’était pas venue. Frère Charles rentra à Maison-Carrée pour retrouver Ouksem. Le 10, ils s’embarquent sur le Timgad, et le pauvre marabout, habitué au régime des passagers de pont, loue, cette fois, des places de première classe, pour faire plaisir à l’infidèle qui vient visiter le pays des chrétiens ; le 13, on fait le pèlerinage de la Sainte-Baume ; le 15, Mgr Bonnet, évêque de Viviers, reçoit le Père de Foucauld, prêtre du diocèse, et Ouksem, – deux exemplaires bien différents de la civilisation, – dans sa demeure haut perchée sur les remparts de l’ancienne ville, à l’ombre de la cathédrale. Et, de ce sommet, lieu de prière et de mistral, le Touareg, pour qui les fleuves ne sont que des noms, et des lits de sable et de pierre parmi des pâturages, aperçoit le Rhône plein, nerveux, resserré, qui vient du nord entre des rives cultivées et toutes vertes, qui s’agite, tournoie, écume, et franchit, frémissant de toutes ses eaux, les portes de Provence.

Il est gai et bien portant. Tout le monde lui fait fête. Il comprend quelques mots de français. Il mange de tout, excepté du poisson et de la viande de porc.

De Viviers, on continue, le voyage par Lyon, où le Père et Ouksem deviennent les hôtes du colonel Laperrine ; puis l’on remonte en Bourgogne. Là, on s’arrête quelques heures dans une petite vallée que suit le canal, et qu’arrose une rivière bien courante, entre deux chaînes de collines boisées. À vol d’oiseau, si l’on franchissait un haut plateau vallonné, vers le nord, couvert de bois et de landes, on descendrait dans le pays des côtes célèbres et de la richesse, où les villages s’appellent Vougeot, Nuits, Musigny, Chambertin. Mais l’Ouches traverse plus d’ombre : un pli tranquille et modeste de nos campagnes de pâturage et de labour. On quitte le chemin de fer à Gissey. À 2 kilomètres de là, et touchant le bourg de Barbirey, il y a un manoir ancien à deux ailes, couvert en tuiles, où habite M. de Blic. Ce ne fut, cette fois, qu’une présentation. Ouksem, reçu par le beau-frère, la sœur, les neveux et nièces de son protecteur et ami, commença de voir ce qu’étaient une famille française et chrétienne, une habitation rurale, une journée de la vie terrienne. Il considéra avec étonnement la cour plantée et fleurie devant le château, la terrasse en arrière, la prairie qui descend, et, au delà d’un ruisseau, remonte à pente raide et rejoint les coteaux, et surtout l’extrême beauté et vigueur des arbres plantés dans le creux du parc : platanes, blancs d’Hollande, sycomores, sapins, ormes, tous branchages et feuillages nouveaux pour lui. Puis on prit congé, en se promettant qu’il y aurait, au retour, un séjour à Barbirey, d’une semaine au moins.

Les uns après les autres, les parents du Père de Foucauld se prêtent au dessein que celui-ci avait formé et reçoivent Ouksem. C’est d’abord le marquis de Foucauld, au château de Bridoire, dans le Périgord. Le souvenir est encore vivant, là-bas, de plus d’un trait émouvant qui marqua cette réception. « Je me rappelle, disait naguère l’un des témoins, je me rappelle ce sympathique enfant, son admiration pour le Père, et la bonté de ce dernier pour lui. Je les vois à quatre pattes, tous les deux, dans le fumoir, taillant sur le parquet, avec un couteau à découper, le pantalon que le jeune Touareg devait coudre pour occuper ses loisirs. Je le vois aussi, chaque soir, debout sur les marches de la chapelle, n’osant y pénétrer, par respect, ses grands yeux mouillés de larmes pendant la prière en commun. »

Après la visite au chef de la famille, on alla, en Périgord également, chez le comte Louis de Foucauld, au château de la Renaudie, puis chez la vicomtesse de Bondy, en villégiature à Saint-Jean-de-Luz. Traversant ensuite Paris, le Père revient à Barbirey vers le 20 juillet. « L’apprentissage de la vie française » se continue pour Ouksem, dans la gaieté d’une famille nombreuse et unie. Le Touareg apprend à tricoter, afin de donner des leçons, plus tard, aux femmes de sa tribu ; il devient vite adroit, tandis que son guide, le marabout, s’embrouille dans les aiguilles et les points. Ouksem monte à bicyclette, sur la route qui va vers Autun, et, pour l’aider à bien faire cet exercice, on transforme, avec quelques épingles doubles, la gandourah touarègue en culotte de zouave. « Apprends-lui le français disait le Père à son neveu Édouard ; en retour de tes leçons, quand tu viendras me voir en Afrique, il t’apprendra à monter à méhari, ce en quoi il est passé maître. » Le soir, on cause, Mllesde Blic chantent, au piano, des chansons de Botrel ; on joue au furet et à d’autres jeux de tradition. Ouksem comprend tout et rit quand il convient. L’épreuve paraît heureuse. Le Père, dans cette vie familiale, ne se singularise d’aucune manière. Il est Charles chez sa sœur Marie. Il mange ce qu’on lui sert ; ses longues prières, il les fait la nuit, quand il s’est assuré qu’Ouksem, « son enfant », est endormi. L’homme usé par la pénitence, vieilli, toujours rigoureux pour lui-même, n’a qu’une ambition, semble-t-il : ne pas empêcher toute cette jeunesse de jouir pleinement des vacances. Un dimanche, on lui demande : « Irez-vous aux vêpres ? – Cela n’est pas nécessaire. – Mais la population serait surprise de ne pas vous y voir. – Alors j’irai. »

Il s’occupait principalement de civiliser Ouksem, mais il s’était aussi promis de faire connaître, à quelques personnes choisies, l’association pieuse pour la conversion des infidèles, sujets de la France. Cette affaire devait le conduire en Champagne et en Lorraine ; il confia son projet au général Laperrine, chez lequel il s’était rendu, en quittant Barbirey, et dont Ouksem et lui étaient devenus les hôtes. Laperrine, promu général, depuis le 22 juin précédent, commandait, à Lyon, la 6ebrigade de dragons. Heureux de revoir son ami de Foucauld, il lui dit : « Votre Touareg ne connaît que ses montagnes de l’Ahaggar ; il faut lui montrer les Alpes et aller en Suisse : je serai de la partie. » Il en fut si bien qu’on aperçoit sa fine silhouette, dans le coin de plusieurs photographies qui représentent Ouksem épanoui d’admiration devant la Mer de Glace, ou escaladant les roches de je ne sais quelle aiguille du mont Blanc. Les voyageurs passaient à Chamonix le 3 août, le 4 à Lucerne, le 6 à Belfort. Après l’excursion en Suisse, il y eut une seconde halte à Barbirey, la plus longue : elle dura quinze jours. Le jeune Touareg, partout promené, partout gâté, s’apprivoisait. Quand il eut quitté la Bourgogne, et repris le chemin de Paris, il reçut, d’un ami du Père de Foucauld, un cadeau dont il fut ravi : un fusil de chasse. Aussitôt, il fallut chasser et faire parler la poudre, et cette lettre fut envoyée à l’un des fils de M. de Blic ; elle était écrite en tifinar et traduite par l’oncle Charles : « Ceci, c’est moi, Ouksem, qui dis : je salue Édouard beaucoup ; je t’aime beaucoup ; j’ai le temps long après toi. J’ai tué une perdrix, un lièvre et un écureuil. Je t’embrasse. »

Quelques autres visites, notamment une en Berry, occupèrent les dernières semaines. Le 25 septembre, le Père de Foucauld, descendant vers Marseille, s’arrêtait à Viviers, passait la journée près de son cher évêque Mgr Bonnet, qui autorisait, « dans le diocèse, la petite œuvre (la confrérie), et l’encourageait par une lettre ». Trois jours plus tard, les voyageurs, achevant un voyage de trois mois et demi en France, s’embarquaient pour regagner l’Afrique, et Charles de Foucauld écrivait à sa sœur : « À moins de circonstances exceptionnelles, un missionnaire ne passe pas un si long temps chez les siens à se reposer ; le bon Dieu a fait naître, par le voyage d’Ouksem, cette circonstance exceptionnelle. Je l’en remercie de tout mon cœur… Toi aussi, je te remercie, ainsi que Raymond et tes enfants, des douces semaines que vous m’avez fait passer et de votre extrême bonté pour Ouksem, bonté qui fait tant de bien à son âme ; je me rends compte que sa joie de retrouver les siens est très tempérée par le chagrin de quitter ceux qui l’ont si bien reçu en France. L’apostolat par la bonté est le meilleur de tous. » Ces vacances, – les seules que Frère Charles se soit cru en devoir de prendre dans le cours de sa vie chrétienne, – lui ont permis de revoir à loisir presque toutes les personnes de sa famille ou de son intimité. C’étaient les adieux, peut-être l’a-t-il pensé. À plusieurs d’entre elles, et aussi à quelques âmes pieuses, çà et là rencontrées et aussitôt reconnues, – parentes éternelles que Dieu montre un instant, – il a parlé de l’œuvre qu’il voudrait tant développer, l’association qu’a bénie l’évêque de Viviers ; et non seulement elles sont entrées dans l’esprit de cette charité supérieure, toujours prête à prier et à mériter pour toute misère nouvelle, mais il a semblé que certaines bonnes volontés seraient disposées à se dévouer, autrement encore, au salut de « nos frères musulmans « . Peut-être se trompe-t-il de date : il croit que, dans un temps prochain, quelques laïques se feront « missionnaires à la Priscille », comme il disait, et viendront en Afrique, préparer par l’exemple, par les soins donnés aux malades et aux pauvres, l’évangélisation des Berbères et des Arabes, qui est le grand devoir de la France. Alors, il compose une note très curieuse, qu’il envoie à l’une de ses parentes, et qui porte ce titre : « Que faut-il à une Française pour faire du bien chez les Touaregs ? »

« Il faut :

« 1° La volonté de passer chez eux assez longtemps pour savoir leur langue (qui n’est pas difficile), et être connu d’eux, car on ne fait du bien qu’une fois qu’on connaît et qu’on est connu ;

« 2° Beaucoup de patience et de douceur : les Touaregs manquent de nuances, ne savent pas la qualité des personnes, et passent vite de l’extrême sauvagerie à l’excessive familiarité ;

« 3° Des connaissances élémentaires de médecine, surtout en ce qui concerne les maladies des jeunes femmes et des petits enfants, de manière à pouvoir soigner les malades sans médecin et sans pharmacie ;

« 4° Savoir vacciner, et avoir ce qu’il faut pour vacciner ;

« 5° Être capable d’élever des enfants que leur mère abandonne dès leur naissance ;

« 6° Pouvoir donner des notions très élémentaires d’hygiène ;

« 7° Savoir un peu laver, par les moyens les plus simples, un peu repasser (mais non pas amidonner), faire un peu de cuisine, afin de l’enseigner ;

« 8° Être capable, et pour soi, et pour enseigner par l’exemple, de donner les ordres nécessaires à l’installation d’un jardin potager, d’un poulailler, d’une étable contenant quelques chèvres. Les chèvres abondent dans le pays, mais on ne sait pas les nourrir de luzerne ou d’herbes du jardin ; il y a des poules mais de trop petite espèce, et on ne sait pas les abriter des oiseaux de proie par des par des grillages ; on cultive quelques légumes, mais sans le soin nécessaire, aussi en récolte-t-on peu, tandis qu’avec la terre et le climat de l’Ahaggar, on pourrait avoir presque tous les légumes et fruits de France, d’aussi bonne qualité qu’à Alger.

« Il serait bon, mais ceci n’est pas indispensable, de savoir quand et comment on tond les brebis et les chèvres, comment on file leur laine et leur poil, comment on fait des tissus communs avec la laine et le poil ainsi filés ; quelques jours passés avec les Sœurs Blanches de Laghouat ou de Ghardaïa suffiraient pour l’apprendre : emmener avec soi une femme indigène, experte dans ces travaux, ayant l’habitude de les faire chez les Sœurs Blanches, et d’âge mûr, serait une excellente chose.

« Les Touaregs ont beaucoup de chèvres et de brebis, mais ils ne les tondent pas, et laissent leur poil et leur laine se perdre ; nul d’entre eux ne sait tisser.

« Il serait bon aussi de savoir le tricot et le crochet pour pouvoir, au besoin, les apprendre aux femmes. Celles-ci cousent très bien, préparent très bien les peaux et font, avec beaucoup d’habileté et de délicatesse, une foule d’ouvrages en peau. Elles regardent comme indigne d’elles de filer, tisser, tricoter, etc. Conservatrices à l’excès, elles sont on ne peut plus récalcitrantes devant tout travail nouveau.

« N. B. – Une des choses qui seront le plus à enseigner aux femmes touarègues, c’est la propreté personnelle. Elles ne se lavent jamais, ne lavent guère plus souvent leurs vêtements, se couvrent les cheveux de beurre, n’ont pas de puces, car la puce n’existe pas dans le pays, mais ont en abondance d’autres parasites. Elles disent que cela les rend malades de se laver ; c’est un peu vrai pour elles qui ne se lavent qu’en plein air sans s’essuyer ; il faudrait leur apprendre l’usage de la serviette, et celui de faire sa toilette à l’abri. Une Française au pays touareg fera bien d’avoir une bonne provision de savon de Marseille et de serviettes très communes pour en donner aux femmes.

« Les Touaregs sont gais et enfants ; si on veut vite les connaître et être connu d’eux, il faut les attirer ; un gramophone, sans grands airs mais avec des airs et des chants d’allure vive et gaie, des éclats de rire, des cris d’animaux, des airs de danse, etc., est un moyen de les faire venir ; il en est de même des images ; rien ne vaut, comme images, les photographies qu’on regarde au stéréoscope, non les photographies de monuments, ni de paysages, mais celles de personnes, d’animaux, de scènes animées ; les photographies qu’ils aiment le mieux sont celles de leurs propres compatriotes, prises dans leur pays. Emporter un vérascope, faire beaucoup de photographies de groupes touaregs, les montrer, attire de nombreuses visites. Une collection de cartes postales représentant des personnes et des animaux coloriés est aussi une bonne chose.

« Il ne manque pas de femmes qui viennent demander un remède qui noircisse les quelques cheveux blancs qui commencent à paraître sur leur tête ; des flacons de teinture noir jais entreraient avec avantage dans l’approvisionnement de pharmacie : ce serait une charité et le moyen d’avoir des amies fidèles.

« Plusieurs milliers d’aiguilles à coudre de toute dimension (très fines pour les jeunes, plus ou moins grosses pour les mûres et les vieilles), et un ou deux milliers d’épingles de sûreté par an, pour donner aux femmes, sont des choses utiles à avoir.

« Il n’y a pas à établir d’hôpital, mais un simple dispensaire, avec un local pour élever les enfants abandonnés dès leur naissance, et un « tour » avec sonnette pour les recevoir discrètement. »

Le voyage du retour dut être fait à petite allure, pour deux causes, l’extrême chaleur que les voyageurs rencontrèrent dès qu’ils eurent quitté le bord de la mer, puis l’état de maigreur des chameaux de selle et de bât, qui, pendant l’absence, avaient été peu soignés ; si bien que le départ de Maison-Carrée ayant eu lieu à la fin de septembre, le Père et son compagnon n’arrivèrent en vue de l’ermitage que le 22 novembre.

Ils étaient passés par Timimoun, sur la demande d’Ouksem. Frère Charles, qui n’avait pas revu l’oasis depuis sept ans, fut stupéfait des progrès accomplis : « Grand accroissement de commerce avec le nord et le sud, accroissement de l’industrie indigène des tissus de laine, mise en main et apprivoisement de la population, accroissement et embellissement des constructions ; infirmerie indigène bien tenue ; école tenue par un instituteur français, aidé d’un moniteur arabe ; l’école a environ quatre-vingts élèves. »

Le 22 novembre, on entra avant l’aube dans la vallée de Tamanrasset.

« Je tenais à arriver avant le jour, explique le Père à M. de Blic, pour descendre de chameau tranquillement, sans concours de monde, et pour avoir toute la journée pour mettre un peu d’ordre dans mon ermitage inhabité depuis sept mois. Ouksem n’a pas été malade ni triste une minute pendant toute la route, et il n’a cessé d’être aussi gentil que possible ; il a trouvé ici tous les siens très bien portants. Que de fois il m’a parlé de vous, de Marie, de vos fils, de Barbirey et de sa belle verdure ! Il a pris goût au français, a fait beaucoup d’efforts pour ne pas oublier ce qu’il en sait. Il en apprend quelques mots à certains de ses parents, qui s’extasient en l’entendant me parler ma langue ; et il va, j’espère, commencer à donner des leçons de tricot et de crochet : il est en train de recruter des élèves. Ce voyage a eu un effet que je sens dès ces premiers jours, c’est d’augmenter la confiance qu’on a en moi, et, par suite, en tous les Français. »

Une autre lettre datée de quelques jours plus tard disait :

« Le pauvre Ouksem n’a passé ici que vingt jours, il vient de repartir pour six mois, il va à 1 000 kilomètres d’ici, du côté de Tahoua, en plein Soudan, surveiller les pâturages des chameaux de la famille. Pendant sa première année de mariage, il aura passé quarante jours avec sa femme… Quand son âme viendra-t-elle tout à fait ? Lui, son père, son beau-père, sa mère, d’autres encore, sont des âmes de bonne volonté ; mais cesser de croire ce qu’on a toujours cru, ce qu’on a toujours vu croire autour de soi, ce que croit tout ce qu’on a aimé et respecté, est difficile. »

Dans les premiers mois de 1914, les visites du père et des sœurs d’Ouksem sont presque quotidiennes, et dans une lettre au duc de Fitz-James, Frère Charles annonce qu’à Tamanrasset, depuis son retour, il a vu quatre fois des Français, officiers ou sous-officiers.

Le passage des officiers, dans l’Ahaggar tranquille et moins résistant aux prévenances des civilisés, était une joie pour le Père de Foucauld. Celui-ci en faisait une occasion de fête pour les indigènes et pour ses visiteurs. Nulle part il n’a raconté les « séances récréatives » qui se tenaient non pas autour de l’ermitage, mais quelque peu à l’est, devant la porte de la « maison des hôtes ». Les jeunes officiers, heureusement, notaient souvent leurs impressions, et j’ai eu communication de deux carnets de route.

Le 20 janvier 1914, le commandant Meynier, le docteur Vermale, aide-major, M. Lefranc, rédacteur au Temps, étaient arrivés à Tamanrasset, où ils passèrent trois jours.

« Le grand intérêt de Tamanrasset, dit le docteur Vermale, est la présence du Père de Foucauld. Nous avons pris le thé hier soir à son ermitage, et il prend tous ses repas avec nous. Il a une tête admirable d’intelligence. Il a acquis par sa bonté, sa sainteté et sa science, une grande renommée parmi la population. Je me promets de passer près de lui des jours intéressants… J’ai dû interrompre ma conversation écrite pour assister au déjeuner avec le Père de Foucauld, puis à la grande fête, aux réjouissances données en notre honneur. Elles ont un cachet tout particulier, à cause de la présence des femmes de la tribu des Dag-Rali, qui se trouve actuellement à proximité de Tamanrasset. Dans notre zériba, elles se sont accroupies, vêtues de leurs plus beaux atours, grandes, beaucoup jolies. Parmi elles trônait la célèbre Dassine, femme d’Aflan, renommée autrefois pour sa beauté et ayant conservé, de sa splendeur de jeunesse, de très beaux yeux, beaucoup d’esprit et de distinction. On leur a fait une distribution de cadeaux, puis séance de phonographe au succès prodigieux ; les chants d’hommes les ont un peu offusquées, mais beaucoup intéressées, car le Touareg ne chante jamais devant les femmes. Puis on a fait une grande loterie de poupées, tandis qu’au dehors les nègres se livraient à des danses effrénées. Cela a duré trois heures. »

Le second témoignage dont je puis faire état est celui du lieutenant L…, que j’ai eu le plaisir de voir à Alger. Le détachement commandé par le capitaine de Saint-Léger et par le lieutenant L…, et chargé d’une mission au Hoggar, en juin 1914, se composait, outre les officiers, de dix méharistes de la compagnie saharienne du Tidikelt, et d’un guide dont j’ai déjà parlé, collaborateur du Père de Foucauld et ami des Français, M’Ahmed ben Messis. Parti d’In-Salah, le 13 juin, il entrait le 1erjuillet au matin sur le haut plateau de Tamanrasset.

« À quelques kilomètres du village, nous avons fait une petite halte pour faire notre toilette. C’est que nous allons faire notre entrée dans la « capitale » du Ahaggar, où se trouve la résidence de l’aménokal Moussa Ag Amastane, où se trouvent aussi de nombreux Touaregs nobles, et où se trouve surtout un des plus grands propagateurs de l’influence française au Sahara, celui qui, par son exemple et par la persuasion, a su contribuer dans une large mesure à rallier à notre cause le peuple touareg, réputé jusqu’à ce jour comme étant le plus inaccessible à toute idée de civilisation. Cet homme, savant autant que modeste, qui n’a pas craint de s’exiler au centre du Sahara à une époque orageuse, c’est le Père de Foucauld.

« Au premier abord, Tamanrasset paraît plus important que les autres centres déjà visités. On ne voit presque plus de zéribas ; elles ont disparu pour faire place à de nombreuses maisons faites en toubes, comme celles qu’on construit dans les ksours du Tidikelt. Ces constructions donnent à Tamanrasset l’aspect d’un petit village agricole, d’un centre producteur assez important.

« Quelques-unes de ces maisons ont même une forme européenne, avec terrasses et galeries agrémentées ; la plus jolie est certainement celle de l’aménokal Moussa Ag Amastane, qui a installé sa résidence à Tamanrasset et qui y possède même un jardin très bien cultivé. Cette maison, que nous avons visitée sur l’invitation de Akhamouk, le khodja de Moussa, est située un peu à l’écart ; elle sert de point d’appui à d’autres petits bâtiments dans lesquels habitent les familiers de Moussa, nobles Touaregs des Kel-Rela, et en particulier la célèbre Dassine, cousine de Moussa, réputée jadis pour la plus belle femme du Ahaggar.

« C’est grâce au révérend Père de Foucauld que Tamanrasset est dans une situation relativement florissante ; ce sont ses conseils et son exemple qui ont amené de nombreux Touaregs à travailler la terre généreuse qui les fait vivre. Parmi eux les Dag-Rali et leur chef Ouksem se sont intéressés tout particulièrement aux travaux agricoles, et leur persévérance porte aujourd’hui ses fruits. Les Dag-Rali étaient une tribu essentiellement nomade ; imrad des Kel-Rela, nobles Touaregs, elle avait été décimée au moment du combat de Tit, en 1902. Elle commence à se relever, les jeunes garçons sont devenus des hommes qui, sous l’énergique impulsion de leur chef Ouksem, ont renoncé presque entièrement à la vie nomade, aux longues randonnées stériles dans le désert, pour devenir des agriculteurs. »

Pendant le séjour du capitaine de Saint-Léger et du lieutenant L… à Tamanrasset, il y eut, devant la maison des hôtes, une assemblée des notables. Sur le banc de pierre placé le long du mur et qui regarde l’occident, le capitaine s’était assis ; il avait à sa droite le Père de Foucauld, et à sa gauche le lieutenant L… Devant lui, formant demi-cercle, se tenaient l’aménokal Moussa Ag Amastane, son khodja Akhammouk, le guide et interprète Ben Messis, la poétesse Dassine, et bon nombre d’hommes et de femmes dont les tentes faisaient des taupinières brunes dans la plaine rocailleuse et brûlée. Quel amusement pensez-vous que leur offrit le Père de Foucauld, leur vieil ami ? une lecture des fables de La Fontaine ! Il avait remis un exemplaire illustré des fables au capitaine, qui présidait la réunion. M. de Saint-Léger commençait par traduire les vers en arabe, et il les commentait. Ben Messis traduisait l’arabe en touareg, et il n’avait pas fini de parler que des éclats de rire s’élevaient de partout. Des conversations s’engageaient entre les assistants ; ceux qui avaient le mieux compris expliquaient aux autres le Lion et le Rat, la Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf, la Laitière et le pot au lait. On s’approchait de l’officier qui avait le volume sur les genoux, afin de voir les images. Après que La Fontaine, artiste entre les artistes, et qui écrit pour les plus simples et les plus raffinés des hommes, eut ainsi diverti l’assemblée des nomades du Hoggar, il y eut, comme à Paris, « une heure de musique ».

Jours de fête, auxquels succédaient les jours ordinaires, ceux du travail excessif. On peut juger de l’ardeur non diminuée de l’érudit et de la piété du moine par ces simples lignes que j’extrais du diaire.

« 8 mai 1914. – Commencé la mise au net du dictionnaire touareg-français, complet. »

« Même date. – Par permission reçue, placé, ce soir, la sainte Réserve dans le tabernacle. »

« 31 juillet. – Ce soir j’en suis à la page 385 du dictionnaire. »

« 31 août. – J’en suis à la page 550. »

Tout à coup, la grande nouvelle arrive au Hoggar : la guerre est déclarée entre l’Allemagne et la France. Le diaire porte la preuve matérielle de l’émotion qu’elle cause ; plus que des notes en style télégraphique. J’en transcris quelques-unes, qui disent les premières dispositions prises par les jeunes officiers représentant la France au Sahara, et l’immédiate agression contre les indigènes ralliés à notre cause.

« 3 septembre. – À 5 heures du matin, reçois courrier rapide de Fort-Motylinski, m’apprenant que l’Allemagne a déclaré la guerre à la France, envahi la Belgique, attaqué Liège. M. de La Roche (commandant le poste) part le 4 ou le 5 pour l’Adrar, avec tout son groupe. Il donne l’ordre à Afegzag de rassembler un goum, et à Moussa de venir, avec vingt hommes au moins, dans l’Ahaggar.

« Vu Afegzag ; il donne l’ordre à 10 Dag-Rali, 10 Iklan, 10 Agouh-n-Tabli, 10 Aït-Lohen, 10 Kel-Tazoulet, de se rassembler sur-le-champ ; de sa personne, il part ce soir pour Motylinski, où il sera demain matin. »

« 7 septembre. – M. de La Roche et le brigadier Garnier arrivent à 9 heures du matin. M. de La Roche partira demain matin pour Adrar. »

« 9 septembre. – Reçu 1 500 cartouches 1874, pour Moussa. »

« 10 septembre. – Courrier d’In-Salah ; lettre de Saint-Léger et nouvelles officielles. J’en prends connaissance et envoie sur-le-champ au fort Motylinski.

« 11 septembre. – Reçu courrier à midi. Capitaine de Saint-Léger ordonne à M. de La Roche rester Ahaggar avec tout le groupe. J’envoie, par exprès rapide, porter cet ordre. Mauvaises nouvelles : nous reculons sur toute la frontière, devant forces supérieures. Ne pouvons secourir la Belgique. Les Allemands occupent Bruxelles. »

« 24 septembre. – Reçu nouvelles du 11 septembre In-Salah et du 3 de Paris. Toujours on recule ; le gouvernement siège à Bordeaux. »

« 30 septembre. – Ce soir page 700 du dictionnaire. »

« 12 octobre. – Victoire ! une grande victoire qui paraît décisive ! Les Allemands avaient repoussé notre armée du Nord jusque sur la Marne, au delà de la Marne même… Alors a eu lieu, du 8 au 12 septembre, sur tout le cours de la Marne, une bataille générale qui a duré cinq jours… » .

Quatre jours plus tard, une lettre de Moussa, écrite de Tin-Zaouaten et apportée par méhariste, apprenait qu’il avait failli être enlevé par un parti d’Ouled-Djerir, qui entouraient leur camp de branches épineuses, et tiraient des balles en cuivre rouge. Prévenu par la sœur du courrier, échappée de leurs mains, l’aménokal était parti dans la nuit, vers les plus proches campements kel-ahaggar. Il n’avait que six hommes avec lui. Il en a laissé deux en arrière-garde, et en a envoyé un en avant, pour dire à ses hommes de venir à sa rencontre. Ainsi, il a été sauvé. Eux, les dissidents, ils sont entrés à Tin-Zaouaten, ont razzié 400 chameaux, fait 10 prisonniers, puis se sont éloignés. Mais vers le milieu de décembre, Moussa se met à leur poursuite. Il les rejoint, il les attaque, à 20 contre 20, en deçà de Bir-Zemile, leur tue 7 hommes, enlève tous les chameaux de prise, tous les méharis également, et laisse ses ennemis mourir de soif dans le désert.

L’attentat contre Moussa n’était que l’annonce d’événements plus graves et d’attaques plus directes. Des bandes armées, recrutées en Tripolitaine, essaieraient sans doute bientôt de pénétrer dans nos territoires ; des émissaires seraient lancés à travers le Sahara prêchant contre nous la guerre sainte, et aucune de nos tribus ralliées ne resterait fidèle sans avoir été tentée. Dès le premier jour, Charles de Foucauld l’a prévu. Que va-t-il faire ? Va-t-il se renfermer dans le poste fortifié de Motylinski, comme on le lui offre ? Pas un instant il n’en accepte la pensée. Le devoir présent est de ne changer ni de lieu, ni de manière de vivre : il est de sourire à tous, de donner à tous, comme hier, et de souffrir une grande douleur sans que personne le puisse voir.

« Les Touaregs ignorent de l’Allemagne jusqu’au nom ;… vous sentez qu’il m’en coûte d’être si loin de nos soldats et de la frontière ; mais mon devoir est avec évidence de rester ici, pour aider à y tenir la population dans le calme. Je ne quitterai pas Tamanrasset jusqu’à la paix ;… on nous enverra tous les neuf jours un courriel spécial, porteur des dépêches officielles. Les dépêches officielles mettent vingt-cinq jours à venir de Paris, les lettres et les journaux quarante ; la lettre la plus fraîche que j’ai reçue de Paris est la vôtre du 4 août, les dernières dépêches officielles (qui viennent par télégraphe jusqu’à El-Goléa), sont du 20 août. Rien n’est changé dans l’extérieur de ma vie calme et régulière, car il faut que les indigènes n’aperçoivent rien qui dénote une émotion ou un état différent de l’état ordinaire … »

Cependant, cet homme, que la pensée du mieux ne cesse de hanter, veut être confirmé dans la résolution qu’il a prise de demeurer dans l’Ahaggar. Sans doute, il lui apparaît clairement que son devoir est là, où nul ne peut le remplacer. Mais un ami, un soldat penserait peut-être autrement ? L’ermite écrit donc au général Laperrine, qui est « un esprit sage », qui se trouve en première ligne dans la bataille, et connaît aussi les choses d’Afrique. Il lui demande : « Ne serais-je pas plus utile sur le front, comme aumônier ou brancardier ? Si vous ne m’écrivez pas de venir, je reste jusqu’à la paix ; si vous me dites de venir, je pars sur-le-champ, et à bonne allure. » Par retour du courrier, deux mois plus tard, il reçoit la réponse : restez.

Provisoirement la question est tranchée. Je dis provisoirement, parce que, un an plus tard, Charles de Foucauld apprendra que des prêtres se battent, et, supposant qu’il y a peut-être une dispense accordée, il demandera de nouveau : « Et moi, n’en serai-je point ? Si je pouvais servir ! »

La correspondance entre les deux grands Sahariens, le moine et le soldat, commencée dès le début de la guerre, va se continuer jusqu’à ce que l’un d’eux disparaisse. J’ai feuilleté quarante et une lettres du Père de Foucauld, adressées à son ami, depuis décembre 1914 jusqu’au 16 novembre 1916, et que le général avait soigneusement classées. Elles sont toutes militaires. Elles racontent tout ce qu’il sait des tribus ralliées et des tribus dissidentes, leurs mouvements, les intrigues nouées par les Senoussistes, qui sont en étroite relation avec les Turcs de Tripolitaine et avec les Allemands, les coups de main, toute la chronique du désert. À l’occasion, il prend parti pour les nomades, ses clients, qui se plaignent de certaines lenteurs ou de certains excès de l’administration. Ses conclusions sont toujours nettes et fermes. Quand le danger d’un soulèvement, ou d’une incursion, devient pressant, il dit : « Voici ce que je ferais. » Et je ne doute pas que, dans plus d’un cas, son avis n’ait été suivi par Laperrine, qui, de loin, exerçait son droit de conseil dans nos affaires d’Afrique. En tout cas, le grand chef était averti.

Les lettres adressées à d’autres personnes, pendant cette période de la guerre, expriment surtout l’homme intérieur. Elles sont souvent très belles par leur accent de patriotisme, leur invariable volonté d’espérance, leur ton d’autorité, par l’inquiétude aussi, secrète et enchaînée, qu’on y devine parfois. Il disait : « Aussitôt la poste arrivée, je compte les jours jusqu’à la suivante. » Je crois qu’en choisissant des passages de ces lettres, en les disposant par ordre de dates, j’aurai donné, des deux dernières années de la vie du Père de Foucauld, un tableau sans redite, et que le résumé le plus attentif ne saurait égaler.

« 15 septembre 1914. – Mon esprit et ma prière sont à la frontière. »

« 21 octobre 1914. – Ceci est la guerre d’indépendance de l’Europe contre l’Allemagne. Et la façon dont se déroule la guerre montre combien elle était nécessaire, combien la puissance de l’Allemagne était grande, et combien il était temps de briser le joug avant qu’elle ne devînt plus redoutable encore ; elle montre de quels barbares l’Europe était à demi esclave, et près de le devenir complètement, et combien il est nécessaire d’ôter définitivement la force à un peuple qui s’en sert si mal et d’une façon si immorale et si dangereuse pour les autres. C’est l’Allemagne et l’Autriche qui ont voulu la guerre ; et c’est elles qui méritaient qu’on la leur fît, et qui, j’espère, en recevront un coup qui les mettra, pour des siècles, dans l’impossibilité de nuire. »

« 7 décembre 1914. – Les troubles de Tripolitaine n’ont pas franchi la frontière. On ne peut assez remercier Dieu des faveurs sans nombre qu’il a faites à la fille aînée de son Église ; le moindre n’est pas la fidélité de nos colonies…

« Envers moi, la confiance des Touaregs ne cesse de s’accroître. Le travail de lente préparation à l’Évangile se poursuit. Puisse le Tout-Puissant faire sonner bientôt l’heure à laquelle vous pourrez envoyer des ouvriers dans cette partie de votre champ… . »

« 20 février 1915. – Le sud de la Tripolitaine est troublé ; Saint-Léger et 200 ou 300 soldats sont sur la frontière, pour empêcher que des bandes révoltées contre les Italiens ne fassent irruption chez nous. Il ne reste, au fort Motylinski, qu’un adjudant français et 6 ou 7 soldats indigènes. Cet adjudant est fort bien. Nous nous écrivons souvent, mais nous ne nous voyons guère : étant seul, il ne peut pas quitter son poste, et moi, ayant beaucoup à faire, je ne me déplace pas sans raison grave. Il y a deux ans que je ne suis allé à Fort-Motylinski.

« 21 février 1915. – Comme vous, je trouve que l’œuvre (de prière pour la conversion des infidèles des colonies) est plus indispensable que jamais, à cette heure où tant de nos sujets infidèles donnent leur sang pour nous. La loyauté et le courage avec lesquels nous servent nos sujets montrent à tous qu’il faut faire pour eux plus que nous n’avons fait dans le passé. Le premier devoir est celui que nous savons, le salut des âmes ; mais tout se tient, et bien des choses qui ne sont pas l’action proprement dite des prêtres et des religieux importent beaucoup au bien de leurs âmes : leur instruction, leur bonne administration civile, leur étroit contact avec des Français honnêtes gens, pour certains leur sédentarisation et un accroissement de bien-être matériel. Aussi je voudrais que notre « union », qui doit avant tout porter chacun de nous à s’unir le plus possible à Notre-Seigneur, à se remplir de son esprit, à vivre selon sa volonté et de sa grâce, porte aussi chacun à faire, selon sa condition et ses moyens, tout ce qu’il peut pour le salut des infidèles de nos colonies. »

« 12 mars 1915. – Comme vous j’espère que du grand mal qu’est la guerre sortira un grand bien pour les âmes, – bien en France, où cette vision de mort inspirera des pensées graves, et où l’accomplissement du devoir dans les plus grands sacrifices élèvera les âmes, les purifiera, les rapprochera de Celui qui est le Bien incréé, les rendra plus propres à percevoir la vérité et plus forts pour vivre en s’y conformant ; – bien pour nos alliés qui, en se rapprochant de nous, se rapprochent du catholicisme, et dont les âmes, comme les nôtres, se purifient par le sacrifice ; – bien pour nos sujets infidèles, qui combattent en foule sur notre sol, apprennent à nous connaître, se rapprochent de nous, et dont le loyal dévouement excitera les Français à s’occuper d’eux plus que par le passé, à les administrer mieux que par le passé. »

« 15 avril 1915. – Saint-Léger quitte In-Salah, et prend le commandement d’une autre compagnie saharienne, celle du Touat… Il est remplacé par un autre ami, très aimé aussi, le capitaine Duclos, que j’ai connu là comme lieutenant, officier de grande valeur et beau caractère… Je vois sans cesse Ouksem. Marie me demande s’il tricote : il tricote à merveille, et presque toutes les personnes jeunes de son campement et du village se sont mises, sous sa direction, à tricoter et à faire du crochet : chaussettes de tricot, gilets et calottes au crochet. Cela a été long, mais, depuis son retour, grâce à une de ses belles-sœurs qui s’y est mise avec beaucoup de bonne volonté, c’est parti, et tout le monde s’y met. »

« 15 juillet 1915. Saint Henri. – Bonne fête, mon cher Laperrine, je pense bien à vous, et prie bien pour vous aujourd’hui…

« Les Touaregs d’ici se souviennent de vous, parlent de vous, vous aiment comme si vous aviez quitté hier le Sahara.

« Je vais bien ; malgré la sécheresse et les sauterelles, les jardins de Tamanrasset s’accroissent ; il n’y a plus maintenant une seule zériba ; il n’y a que des maisons, dont plusieurs avec cheminée. Quelques harratins commencent un peu à apprendre le français ; ils viennent d’eux-mêmes me demander, presque chaque soir, comment on dit tel ou tel mot. Presque toutes les femmes Dag-Rali des environs de Tamanrasset et un certain nombre de hartanis savent tricoter les chaussettes, les calottes et les gilets, à la grande joie des vieux et de pas mal de jeunes… »

« 2 août 1915. – Mon cher Laperrine, merci de votre lettre du 14 juin arrivée hier au soir. Je suis bien heureux de vous savoir en bonne santé. Que le bon Dieu vous garde et qu’il protège la France ! Je mène ma vie ordinaire, dans un grand calme apparent, mais l’esprit étant au front avec vous, avec vos soldats. Après le dictionnaire touareg-français abrégé, et le dictionnaire des noms propres, voici le dictionnaire touareg-français plus développé qui est terminé et prêt à être imprimé. Je viens de me mettre à la copie, pour l’impression, des poésies… Cela me paraît étrange, en des heures si graves, de passer mes journées à copier des pièces de vers !…

« L’Écho de Paris m’a appris la mort à l’ennemi du révérend Père Rivet, jésuite, professeur au Collège romain, qui a donné, en 1893, sa démission d’officier de chasseurs alpins… Il me semble qu’il devait avoir au moins quarante-sept ans, et que c’est, non pas comme appelé, mais comme engagé volontaire qu’il servait : le journal dit qu’on l’avait nommé lieutenant à la légion… Je ne croyais pas qu’il fût permis, par les lois de l’Église, à un prêtre de s’engager, bien qu’il soit obligatoire d’aller au régiment quand on est appelé. Il y a pu avoir des décisions pontificales récentes, que je ne connais pas. Nul n’était plus au courant que le révérend Père Rivet, professeur de droit canon. Au cas où les lois de l’Église me permettraient de m’engager, ferai-je mieux de le faire ? Si oui, comment m’y prendre pour m’engager et être envoyé au front (car mieux vaut être ici que dans un dépôt ou un bureau) !… Entre la petite unité que je suis et zéro, il y a bien peu de différence, mais il y a des heures auxquelles tout le monde doit s’offrir… Répondez-moi sans tarder ; par ce même courrier, j’écris pour demander si l’Église autorise quelqu’un dans mon cas à s’engager. »

« 2 août 1915. – Un jeune nègre qui connaît Ghardaïa, les Pères et les Sœurs, me disait il y a quelques jours : « Quand les sœurs viendront ici, je mettrai ma femme chez elles pour qu’elle apprenne à tisser, et je demanderai à être leur jardinier… »Le temps est proche où les Sœurs seront reçues par les indigènes, surtout par les cultivateurs sédentaires, avec grande reconnaissance… Le Bon Dieu arrangera-t-il les choses de manière à conduire ici Pères Blancs et Sœurs Blanches ? »

« 7 septembre 1915. – Il y aura demain, fête de la nativité de la Sainte-Vierge, dix ans que mon ermitage de Tamanrasset est construit et que j’y célèbre la messe. Je dois bien des remerciements et de la gratitude au Bon Dieu, pour toutes les grâces qu’il m’a faites ici. »

« 13 octobre 1915. – Je vous remercie, mon cher Laperrine, de votre lettre du 24 août, et du très joli insigne tricolore « espoir et salut de la France » que vous m’avez envoyé ; il est arrivé à très bon port, il est devant moi, sur ma table, souvenir de vous en cette grande année. »

« 19 novembre 1915. – Le courrier de l’Azdjer n’est pas encore arrivé. Mais j’apprends ceci : le poste de Tunisie Dehibat est attaqué par les Senoussistes, commandés par des officiers en uniforme kaki, avec jumelles et revolver (allemands sans doute). Le général Moinier a envoyé des renforts. La situation est grave sur toute la frontière tunisienne-tripolitaine. »

« Janvier 1916. – Jamais je n’ai senti autant que maintenant le bonheur d’être Français : nous savons tous deux qu’il y a en France bien des misères ; mais, dans la guerre présente, elle défend le monde et les générations futures contre la barbarie morale de l’Allemagne.

« Pour la première fois, je comprends vraiment les croisades : la guerre actuelle, comme les croisades précédentes, aura pour résultat d’empêcher nos descendants d’être des barbares. C’est un bien qu’on ne saurait payer trop cher. »

« 6 mars 1916. – Ouksem est toujours au loin, on n’a plus besoin de lui pour apprendre le crochet ni le tricot, toutes les jeunes femmes et jeunes filles et la plupart des enfants, pas mal d’hommes même, le savent dans le voisinage ; votre envoi de laine et de coton a mis bien des doigts en mouvement…

« On travaille actuellement avec activité à une route pour auto entre Ouargla et In-Salah…

« De plus, dans un an, nous aurons, à Motylinski, une station de télégraphie sans fil. Militairement et administrativement, ces progrès sont très heureux, politiquement aussi : ces travaux montrent aux indigènes que rien n’est changé en France, et que la France conduit la guerre légèrement et sans inquiétude. »

« 10 avril 1916. – Mon cher Laperrine, il paraît que quand, avec Moussa, vous êtes allé chez Fihroun, retour de Niamey, Fihroun a proposé à Moussa de vous assassiner avec votre escorte ; Moussa s’y étant refusé, Fihroun lui a reproché de n’avoir pas de cœur. Moussa lui a répondu : « Tu suis ta voie, je suis la mienne ; dans quelques années d’ici, nous verrons laquelle des deux est la meilleure. » C’est d’Ouksem, chef des Dag-Rali, que je tiens la chose ; je la crois vraie, et ma reconnaissance et mon affection en augmentent fort envers Moussa. »

Le 11 avril, nouvelle lettre au général. Le fort français de Djanet, sur la frontière tripolitaine, a été investi, au début de mars, par plus de 1 000 Senoussistes armés d’un canon et de mitrailleuses. Derrière les remparts, il n’y avait que cinquante hommes, commandés par le maréchal des logis Lapierre. Le bruit court, dans le désert, que la petite garnison a tenu tant qu’elle a pu tenir, et que, après dix-huit jours de siège, les défenses étant démolies, les soldats presque tous blessés, l’unique puits comblé, le sous-officier commandant a fait sauter le fort. « Les Senoussistes ont la route libre pour venir ici ajoute le Père de Foucauld. Par ce mot « ici », j’entends non Tamanrasset, où je suis seul, mais Fort-Motylinski, Capitale du pays, qui est à 50 kilomètres de Tamanrasset. Si on suit mon conseil, nous nous tirerons tous d’affaire en cas d’attaque. J’ai conseillé de se retirer, avec toutes les munitions et approvisionnements, en un lieu, inexpugnable et muni d’eau, de la montagne, où on peut tenir indéfiniment et contre lequel le canon ne peut rien. Si on ne suit pas mon conseil, et que l’on soit attaqué, Dieu sait ce qui arrivera… Mais je croie qu’on suivra mon conseil ; je ferai mon possible pour qu’on le suive. Ne vous inquiétez pas si vous êtes quelque temps sans lettre, il peut se faire que nos courriers soient interceptés, sans que pour cela il nous soit arrivé aucun malheur. Je suis en correspondance quotidienne avec le commandant du fort Motylinski, le sous-lieutenant Constant. Si je le crois utile, j’irai lui faire de courtes visites ; s’il est attaqué, je me joindrai à lui. La population est parfaite… Nous sommes tous dans la main de Dieu ; il n’arrivera que ce qu’il permet. »

Décision nette et digne de Charles de Foucauld : ne pas quitter Tamanrasset, ni les pauvres harratins, pour l’insuffisante raison qu’il peut y avoir, d’un moment à l’autre, une incursion tentée par les Senoussistes ; mais si les soldats du poste de Motylinski sont les premiers attaqués, se joindre à eux. Dans l’un et l’autre cas, être au danger. En attendant l’événement probable, chercher, dans les montagnes, un lieu facile à fortifier et à défendre, même contre le canon ; en attendant aussi, ne rien changer à ses habitudes, « garder une attitude de confiance et de sourire ». Il n’y a pas qu’en France, on le voit, que les Français avaient le sourire : ils l’avaient au Sahara, et, sûrement, sans avoir reçu le mot !

Dès le lendemain, Charles de Foucauld fait le voyage de Tamanrasset à Fort-Motylinski, afin de choisir ce lieu défendable où se retirerait, en cas d’attaque, la petite garnison du bordj. Il en avait indiqué quatre, lui qui connaissait toutes les pierres du pays. Avec le sous-lieutenant Constant, il en découvre un cinquième, à quelques kilomètres seulement de Motylinski, et il rappelle le paysage au général, l’autre omnisaharien : « ces gorges étroites, où s’enfonce la vallée de Tarhaouhaout, ces gorges à l’entrée desquelles il y a une épaisse forêt de berdis (c’est-à-dire de roseaux), et ensuite de l’eau courante, pendant près de quatre kilomètres, entre des flancs très escarpés. Il a été convenu que Constant organiserait défensivement le berdi et une partie des gorges en aval, au moyen de tranchées et de fortins, qu’il y transporterait des vivres et des munitions, qu’il y mettrait une garde, et qu’il s’y installerait lui-même à la première alerte. Par bonheur, Constant a en ce moment quatre autres Français, deux bons maréchaux des logis, un caporal du génie et un simple soldat, et trente militaires indigènes, dont un excellent sous-officier, Belaïd. Avec ce nombre de fusils ainsi encadrés, et la forte position choisie, il peut se défendre avec avantage contre des ennemis très nombreux, et le canon n’a pas de prise sur lui. »

L’absence de Charles de Foucauld dure seulement quarante-huit heures. Il revient au poste sans garnison ni défense : l’ermitage. La nouvelle de la prise de Djanet s’est déjà répandue. Le courrier, comme tous les courriers du désert, a été interrogé, et il a raconté, comme un facteur rural, les nouvelles qu’il savait. Le chef de la tribu imrad des Dag-Rali a aussitôt couru chez le marabout. Le représentant de Moussa l’y a suivi. Celui-ci a été troublé d’abord, mais quelques mots de l’autre, du chef Ouksem, et la tranquille physionomie du Père de Foucauld l’ont remis en confiance. Ensemble, les trois hommes ont tenu conseil et pris quelques dispositions : il a été convenu, par exemple, que des postes de vedettes seraient établis en cinq endroits, pour que Tamanrasset et Motylinski puissent être avisés de l’approche de l’ennemi.

Peu à peu, des récits plus exacts de la prise de Djanet parviennent dans la vallée. Non, le maréchal des logis Lapierre n’a pas fait sauter le fort. Après vingt et un jours de belle défense, n’ayant plus de provisions, ne pouvant plus approcher du puits de la redoute démantelée, il a fait une sortie, dans la nuit du 24 mars. Sa petite troupe a erré trois jours dans le désert, espérant d’y rencontrer quelque détachement de France. Après ce temps, elle a été enveloppée par les Fellagas et faite prisonnière. On a enjoint au maréchal des logis de prononcer la formule d’abjuration, il a refusé. Néanmoins, on ne l’a pas tué, mais emmené en captivité, d’abord dans l’oasis de Djanet, puis à Rhât, puis au Fezzan. L’histoire devient plus vraie, mais le danger n’est pas moins grand pour cela : les officiers de nos postes et le Père de Foucauld s’attendent à ce que les tribus révoltées, fières d’avoir pris aux Français une forteresse, et excitées par les agitateurs de Tripolitaine, préparent de nouveaux coups de main.

« 15 mai. – La pleine victoire est indispensable, autrement tout serait à recommencer dans quelques années, et probablement dans des conditions moins bonnes, car Dieu nous a visiblement protégés. La résistance de la Belgique, l’alliance de l’Angleterre et de la Russie, l’entrée en ligne de l’Italie, la fidélité de nos colonies et des colonies anglaises, ce sont, entre d’autres, entre bien d’autres, des grâces exceptionnelles sur lesquelles on ne peut compter. Ces grâces doivent nous donner tout espoir, car Dieu ne nous les a sans doute faites que parce qu’il veut que nous vainquions, et que nous protégions le monde contre l’inondation de paganisme allemand qui le menaçait ; que seraient devenues nos nations latines, si l’Allemagne victorieuse y avait imposé l’éducation germanique ? Quelle liberté serait restée à l’Église, si l’empereur d’Allemagne avait triomphé ? Les Alliés, le voulant ou non, le sachant ou non, font une vraie croisade. Ils combattent non seulement pour la liberté du monde, mais pour la liberté de l’Église et pour le maintien dans le monde de la morale chrétienne. »

« 30 mai 1916. – Ma promotion de Saint-Cyr sert bien la patrie : Mazel, d’Urbal, Pétain en sont. Mes anciens aussi : Maud’huy, Sarrail, Driant. »

« Lundi de la Pentecôte . – Chaque année, le mois de juin, en ramenant l’anniversaire de mon ordination, renouvelle et accroît ma gratitude envers vous qui m’avez adopté et avez fait de moi un prêtre de Jésus. De tout mon cœur je prie pour vous, qui m’avez accepté pour fils depuis plus de quinze ans, et je prie aussi pour le cher diocèse de Viviers.

« De corps je suis ici, où je resterai jusqu’à la paix, pensant y être plus utile qu’ailleurs ; mais combien souvent mon esprit est en France, au front, où la lutte doit être en ce moment plus ardente que jamais, et à l’arrière, où tant de familles pleurent ce qu’elles avaient de plus cher, ou sont dans de mortelles inquiétudes.

« Autour de moi, la population indigène reste calme et fidèle ; son attitude est excellente.

« Je garde le grand désir de voir établir en France la confrérie pour la conversion des colonies françaises dont vous avez bien voulu approuver le projet. En ces jours de la Pentecôte, je pense plus que jamais aux cinquante millions d’indigènes infidèles de nos colonies ; puisse l’Esprit Saint établir son règne dans leurs âmes, et puissent les Français, qui leur demandent de les aider à défendre leur patrie temporelle, les aider à obtenir la patrie éternelle ! »

Les menaces étaient trop graves pour que l’autorité militaire ne songeât pas à protéger le Père de Foucauld, et les Touaregs ou leurs serviteurs, ralliés à notre cause, et qui habitaient Tamanrasset. Au début de 1916, elle avait fait commencer, sur les plans et sous la direction du Père, la construction d’un fortin. L’ermite changea de domicile le 23 juin. Il passait ainsi de la rive gauche à la rive droite de l’oued Tamanrasset, et se trouvait plus près des maisons du village. On va voir que toutes les précautions avaient été prises pour que la petite forteresse pût soutenir un siège.

Elle formait un carré de seize mètres de côté, entouré d’un fossé de deux mètres de profondeur. Aux angles, elle était renforcée par quatre bastions garnis de créneaux, et à la terrasse desquels on montait par un escalier. Les murs, en toubes, avaient deux mètres d’épaisseur à la base, et cinq mètres de hauteur. Aucune ouverture extérieure, si ce n’est une porte très basse. Le danger était là : que la porte fût enfoncée ; que, par surprise, l’ennemi se glissât dans la place. On y avait paré autant que possible. La première porte ne permettait pas à un homme d’entrer debout ; il fallait se courber ; de plus, elle donnait accès, non pas directement dans le fortin, mais dans un couloir en briques, assez étroit pour qu’un seul homme y pût passer, et que fermait une seconde porte basse. Puis, juste en face de l’ouverture extérieure, et pour qu’elle ne fût pas attaquée à coups de pierre ou de piques, on avait élevé, sur le terre-plein, un muret solide, très rapproché de la façade, de sorte qu’il était impossible de tirer, de l’extérieur, sur une personne qui se fût trouvée devant la porte d’entrée. Celle-ci, d’ailleurs, était encore défendue par les deux bastions d’angle. Une croix, faite de deux branches de tamaris, était plantée au faîte du mur, au-dessus de la porte. Enfin, pour permettre de franchir le fossé, on avait laissé une crête de terre, qui aboutissait à gauche du muret de protection. L’intérieur était aménagé de manière à recevoir un groupe assez important de réfugiés et de combattants.

Le lieutenant L…, qui a séjourné à cette époque à Tamanrasset, décrit ainsi les diverses parties du nouvel ermitage fortifié.

« Au centre de la cour carrée, dont les côtés ont quatre mètres, un puits profond de six mètres environ, recouvert d’une épaisse porte en bois renforcée par des plaques de tôle. Eau abondante. Tout autour, des chambres assez spacieuses, toutes pareilles, de forme rectangulaire.

« L’une servait de chapelle au révérend Père ; une autre était réservée aux hôtes de passage ; une autre servait à entreposer les vivres, cotonnades, etc., que le Père destinait aux Touaregs, une quatrième enfin constituait l’appartement particulier du Père ; elle était à la fois chambre à coucher, cabinet de travail, salle à manger, toutes choses égales d’ailleurs et en laissant à ces dénominations, appliquées au Père de Foucauld, leur véritable signification.

« Seul le cabinet de travail méritait ce titre ; des livres partout, des manuscrits jonchaient la petite table, en bois de caisse, qui servait de bureau.

« Ainsi édifié, ce fortin est imprenable par une bande armée de fusils ; l’escalade en est presque impossible, et deux hommes, ou même un homme armé de grenades, suffiraient à en assurer la défense. »

« 16 juin 1916. – Le danger senoussiste paraît conjuré pour le moment. Notre fort de Djanet, à la frontière tripolitaine, enlevé par les Senoussistes le 24 mars, a été repris par nos troupes le 16 mai ; nos soldats poursuivent l’ennemi en fuite. Tant que les Italiens n’auront pas repris tout le sud de la Tripolitaine, qu’ils ont évacué, notre frontière tripolitaine sera menacée et des mesures sérieuses de surveillance seront nécessaires : espérons qu’on les prendra. Ce sont des pays lointains ; quand on en parle aux autorités qui résident à Alger, elles ne croient qu’à demi ce qu’on leur dit, n’accordent qu’à moitié ce qu’on leur demande, et ne consentent à prendre les mesures nécessaires que quand un accident est arrivé. »

« 16 juillet 1916. – Les missionnaires isolés comme moi sont fort rares. Leur rôle est de préparer la voie, en sorte que les missions qui les remplaceront trouvent une population amie et confiante, des âmes quelque peu préparées au christianisme, et, si faire se peut, quelques chrétiens. Vous avez en partie écrit leurs devoirs dans votre article de l’Écho de Paris : « Le plus grand service. » Il faut nous faire accepter des musulmans, devenir pour eux l’ami sûr, à qui on va quand on est dans le doute ou la peine ; sur l’affection, la sagesse et la justice duquel on compte absolument. Ce n’est que quand on est arrivé là qu’on peut arriver à faire du bien à leurs âmes.

« Ma vie consiste donc à être le plus possible en relation avec ce qui m’entoure, et à rendre tous les services que je peux. À mesure que l’intimité s’établit, je parle, toujours ou presque toujours en tête à tête, du bon Dieu, brièvement, donnant à chacun ce qu’il peut porter : fuite du péché, acte d’amour parfait, acte de contrition parfaite, les deux grands commandements de l’amour de Dieu et du prochain, examen de conscience, méditation à la vue des fins dernières, devoir de la créature de penser à Dieu, etc., donnant à chacun selon ses forces et avançant lentement, prudemment.

« Il y a fort peu de missionnaires isolés faisant cet office de défricheur ; je voudrais qu’il y en eût beaucoup ; tout curé d’Algérie, de Tunisie ou du Maroc, tout aumônier militaire, tout pieux catholique laïc, pourrait l’être. Le gouvernement interdit au clergé séculier de faire de la propagande anti-musulmane ; mais il s’agit de propagande ouverte et plus ou moins bruyante : les relations amicales avec beaucoup d’indigènes, tendant à amener lentement, doucement, silencieusement, les musulmans à se rapprocher des chrétiens devenus leurs amis, ne peuvent être interdites à personne. Tout curé de nos colonies pourrait s’efforcer de former beaucoup de ses paroissiens et paroissiennes à être des Priscille et des Aquila. Il y a toute une propagande tendre et discrète à faire auprès des indigènes infidèles, propagande qui veut avant tout de la bonté, de l’amour et de la prudence, comme quand nous voulons ramener à Dieu un parent qui a perdu la foi…

« Espérons qu’après la victoire nos colonies prendront un nouvel essor. Quelle belle mission pour nos cadets de France, d’aller coloniser dans les territoires africains de la mère patrie, non pour s’y enrichir, mais pour y faire aimer la France, y rendre les âmes françaises, et surtout leur procurer le salut éternel !

« Ma pensée est que si, petit à petit, doucement, les musulmans de notre empire colonial du nord de l’Afrique ne se convertissent pas, il se produira un mouvement nationaliste analogue à celui de la Turquie ; une élite intellectuelle se formera dans les grandes villes, instruite à la française sans avoir l’esprit ni le cœur français, élite qui aura perdu toute foi islamique, mais qui en gardera l’étiquette pour pouvoir, par elle, influencer les masses ; d’autre part, la masse des nomades et des campagnards restera ignorante, éloignée de nous, fermement mahométane, portée à la haine et au mépris des Français par sa religion, par ses marabouts, par les contacts qu’elle a avec les Français (représentants de l’autorité, colons, commerçants), contacts qui trop souvent ne sont pas propres à nous faire aimer d’elle. Le sentiment national ou barbaresque s’exaltera donc dans l’élite instruite ; quand elle en trouvera l’occasion, par exemple lors de difficultés de la France au dedans ou au dehors, elle se servira de l’Islam comme d’un levier pour soulever la masse ignorante, et cherchera à créer un empire africain musulman indépendant.

« L’empire nord-ouest africain de la France, Algérie, Maroc, Tunisie, Afrique occidentale française, etc., a 30 millions d’habitants ; il en aura, grâce à la paix, le double dans cinquante ans. Il sera alors en plein progrès matériel, riche, sillonné de chemins de fer, peuplé d’habitants rompus au maniement de nos armes, dont l’élite aura reçu l’instruction dans nos écoles. Si nous n’avons pas su faire des Français de ces peuples, ils nous chasseront. Le seul moyen qu’ils deviennent Français est qu’ils deviennent chrétiens. »

« 31 août 1916. – D’ici à In-Salah, la route pour auto est finie, ou bien près d’être finie. La première auto qui arrivera ici sera une joie pour moi : c’est un achèvement de prise de possession du pays. Il faudrait poursuivre immédiatement cette route jusqu’au Soudan ; il n’y a que 700 kilomètres d’ici à Agadès, premier poste soudanais, la même distance que d’ici à In-Salah : un travail de quatre mois. Ce serait un énorme avantage pour l’administration et la défense, et une énorme économie. »

« 1 er septembre 1916 . – Le coin de Sahara d’où je t’écris, mon cher Mazel, est toujours calme. Pourtant on se tient sur le qui-vive, à cause de l’agitation croissante des Senoussistes dans la Tripolitaine ; nos Touaregs d’ici sont fidèles, mais nous pourrions être attaqués par les Tripolitains. J’ai transformé mon ermitage en fortin ; il n’y a rien de nouveau sous le soleil : je pense, en voyant mes créneaux, aux couvents fortifiés et aux églises fortifiées du dixième siècle. Comme les choses anciennes reviennent, et comme ce qu’on croyait à jamais disparu reparaît ! On m’a confié six caisses de cartouches et trente carabines Gras qui me rappellent notre jeunesse…

« Je suis content que tu aies sous tes ordres notre brave Laperrine ; je souhaite que tu le gardes longtemps. C’est à lui que nous devons la tranquillité du Sahara algérien ; la sagesse et la vigueur de ses actes, et l’incomparable souvenir qu’il a laissé, sont la cause de la fidélité de ces populations réputées difficiles.

« Ci-joint la traduction d’une prière du neuvième siècle, qui a probablement été dite et chantée plus d’une fois dans la cathédrale de Reims.

« Dieu tout puissant et éternel, qui avez établi l’empire des Francs pour être dans le monde l’instrument de votre sainte volonté, la gloire et le rempart de votre sainte Église, prévenez partout et toujours, de votre céleste lumière, les fils suppliants des Francs, afin qu’ils voient ce qu’il faut faire, pour étendre votre règne dans le monde, et qu’ils grandissent toujours en charité et en vaillance, pour accomplir ce que votre lumière leur a aura révélé. »

« 15 septembre 1916. – Malheureusement, les nouvelles de la frontière tripolitaine sont mauvaises… Sans avoir subi d’échec, nos troupes se replient devant les Senoussistes : elles ne sont plus sur la frontière, mais bien loin en deçà ; après avoir repris Djanet, elles l’ont évacué ; elles ont évacué d’autres points encore ; cette reculade devant quelques centaines de fusils est lamentable. Il y a là (à quel degré de la hiérarchie, je l’ignore) une faute grave de commandement. Il est clair que si, sans même combattre, on recule, les Senoussistes avanceront. Si on ne change pas promptement de méthode, ils arriveront ici dans quelque temps. Je regrette de vous inquiéter encore, mais la chère vérité veut que je vous le dise. »

« 24 septembre 1916. – Ces jours passés, nous avons eu une forte alerte ; on a apporté la nouvelle que nous allions être attaqués ; mais la nouvelle était fausse, rien n’a paru, et les nouvelles d’hier montrent au contraire la situation comme très bonne. L’alerte n’a servi qu’à prouver la fidélité de la population : loin de faire mine de passer à l’ennemi, elle s’est groupée autour de l’officier qui commande le fort voisin, et autour de moi, prête à défendre le fort et l’ermitage. Cette fidélité m’a été très douce, et je suis très reconnaissant envers ces pauvres gens, qui auraient pu se réfugier dans les montagnes où ils n’avaient rien à redouter, et qui ont mieux aimé s’enfermer dans le fort voisin et dans mon ermitage bien qu’ils sussent que l’ennemi avait des canons, et que le bombardement était certain.

« Même époque. – Par la croisade qu’il fait faire par la fille aînée de son Église, Dieu donne l’occasion et la grâce d’actes de vertu innombrables : actes de dévouement, d’oubli de soi, de charité, de résignation, de miséricorde, sacrifices de la vie, du bonheur, de tout ce qui est cher, actes d’amour de Dieu. Sans doute, il y a aussi du mal ; le mal sera mêlé au bien jusqu’à la fin du monde ; mais depuis deux ans que dure la guerre, ont été faits une somme d’actes héroïques de vertu, et un nombre de sacrifices offerts à Dieu, en union avec celui de son Fils, comme n’en produit habituellement qu’une grande quantité d’années. Il y a là un total de mérites et d’immolations qui purifie et élève la France, et la rapproche de Dieu. J’ai bon espoir qu’elle sortira, non seulement victorieuse, mais meilleure, beaucoup meilleure, de cette croisade. »

« 1 er octobre 1916. – Je regarde les longs mois, pendant lesquels la guerre me retient au Sahara, comme un temps de retraite, pendant lequel je prie et je réfléchis, demandant à Jésus de me faire connaître la forme définitive à donner à notre confrérie. »

« 15 octobre 1916. – Moussa qui est à 600 kilomètres, ayant entendu dire que le fort voisin d’ici allait être attaqué, a tout de suite envoyé, à marche forcée, tout ce qu’il avait près de lui d’hommes disponibles, quatre-vingts hommes environ, pour nous aider à nous défendre… Moussa n’a cessé d’être on ne peut mieux depuis le début de la guerre. L’état des gens qui m’entourent est à faire pleurer. Ils sont tellement entourés de mal et d’erreur ! Il leur est si difficile de mener une vie même naturellement bonne ! Il y a de bonnes natures, mais dans le milieu où elles sont, et avec leur ignorance, comment se sauveront-elles ? »

« 31 octobre 1916. – En Azdjer, un seul événement militaire depuis ma dernière lettre : vers le 20 septembre, un gros convoi de ravitaillement, conduit par Duclos, de Flatters à Polignac, a été attaqué en cours de route, à l’oued Ehen, par 300 Senoussistes commandés par un ex-brigadier de la compagnie du Tidikelt, en dissidence depuis plusieurs années. Les Senoussistes ont été repoussés avec des pertes importantes ; toutes les charges du convoi sont arrivées à bon port à Polignac. De notre côté, il y a eu quelques morts et quelques blessés ; parmi les morts, un excellent adjudant, Lenoir, tué d’une balle au cœur ; on l’a transporté et enterré à Polignac. Les Senoussistes, battus, se sont retirés en hâte dans la direction d’Admer.

« Vous ai-je écrit qu’il y a environ quarante jours, un petit rezzou (vingt hommes) de Kel-Azdjer a opéré dans le Téfédest (versant est), à Amrah ? On a été assez longtemps sans avoir sur lui des détails précis : je viens d’en recevoir. Il n’a razzié que cent chameaux des Kel-Inrar et s’est replié rapidement. Il n’y a pas eu d’autres rezzou ennemi jusqu’à présent contre l’Ahaggar et, si les choses vont bien dans l’Azdjer, il n’y en aura pas d’autres.

« Un assez gros rezzou senoussiste a opéré dans le nord de l’Aïr ; au lieu de razzier, il a dit aux gens : déménagez et venez vous installer définitivement au Fezzan avec nous, et nous ne vous ferons aucun mal ; si vous refusez, nous vous razzions. Certains Kel-Aïr ont accepté, et les ont suivis en dissidence ; les tirailleurs soudanais d’Agadès les ont rejoints, ont battu les Senoussistes et ramené les dissidents. Certains Kel-Ahaggar, qui se trouvaient sur le passage du rezzou des Senoussistes, ont fait semblant d’accepter leurs conditions, les ont suivis un jour ou deux, puis de nuit, trompant leur surveillance, sont partis à marches forcées vers l’Adrar et leur ont échappé. »

« 16 novembre 1916. – Que le Bon Dieu est bon de nous cacher l’avenir ! Quel supplice serait la vie s’il nous était moins inconnu ! et qu’il est bon de nous faire connaître si clairement cet avenir du ciel qui suivra l’épreuve terrestre ! »

Celui qui écrivait ces lignes n’avait plus que deux semaines à vivre. Il ne le savait pas, mais il était prêt, quotidiennement, à recevoir la mort, de la main de ces hommes pour lesquels il avait tant prié, tant marché dans le sable et la rocaille, tant souffert de la soif et de la chaleur, étudié tant de jours et tant de nuits, accepté tant de solitude, et, au bref, tant peiné de son corps et de son esprit. Les lettres que je vais citer à présent expriment ses dernières pensées : sa fermeté y transparaît autant que sa charité. Ces lettres furent trouvées, parmi d’autres, après l’assassinat, dans le fortin de Tamanrasset ; elles devaient être remises, le1er décembre 1916, au méhariste arrivant de Motylinski, et continuant vers In-Salah, après avoir fait une halte à l’ermitage.

« 28 novembre 1916. – À la prieure des clarisses de Nazareth réfugiées à Malte. – La France, malgré les apparences, reste la France de Charlemagne, de saint Louis et de Jeanne d’Arc ; la vieille âme de la nation reste vivante dans notre génération ; les saints de France prient toujours pour elle ; les dons de Dieu sont sans repentance et le peuple de saint Remi et de Clovis reste le peuple du Christ… En choisissant la France pour le berceau de la dévotion au Sacré-Cœur et pour les apparitions de Lourdes, Notre-Seigneur a bien montré qu’il garde à la France son rang de premier né.

« Je puis dire régulièrement tous les jours la sainte messe. J’ai un autre bonheur : celui d’avoir la Sainte Réserve dans ma petite chapelle. Je suis toujours seul. Des Français viennent me voir de temps en temps : tous les trente ou quarante jours, j’en vois un, de passage.

« Nous vivons des jours où l’âme sent fortement le besoin de prière. Dans la tempête qui souffle sur l’Europe, on sent le néant de la créature, et on se tourne vers le Créateur. Dans la barque ballottée par les flots, on se tourne vers le Divin Maître, et on supplie celui qui d’un mot peut donner la victoire et faire renaître pour longtemps un grand calme. On tend les bras vers le ciel, comme Moïse pendant le combat des siens, et là où l’homme est impuissant, on prie celui qui peut tout. Devant le Saint-Sacrement on se sent si bien en présence de l’Être, alors que tout le créé paraît, avec tant d’évidence, toucher au néant !

« Priez bien, ma très révérende Mère, pour les pauvres infidèles qui m’entourent et pour leur très pauvre missionnaire. Avec vous, je prie pour la France. »

1 er décembre 1916. – Réponse à un officier, interprète militaire de l’armée d’Orient, qui avait écrit, de devant Monastir, sa décision de passer dans un régiment d’infanterie coloniale, et demandait une prière au Père de Foucauld :

« Très cher frère en Jésus, je reçois ce matin vos lettres des 3 et 9 octobre, ému à la pensée des dangers plus grands que vous allez peut-être courir, que vous courez probablement déjà. Vous avez très bien fait de demander à passer dans la troupe. Il ne faut jamais hésiter à demander les postes où le danger, le sacrifice, le dévouement sont plus grands : l’honneur, laissons-le à qui le voudra, mais le danger, la peine, réclamons-les toujours. Chrétiens, nous devons donner l’exemple du sacrifice et du dévouement. C’est un principe auquel il faut être fidèle toute la vie, en simplicité, sans nous demander s’il n’entre pas de l’orgueil dans cette conduite : c’est le devoir, faisons-le, et demandons au Bien-Aimé Époux de notre âme de le faire en toute humilité, en tout amour de Dieu et du prochain…

« Ne soyez pas inquiet de votre foyer. Confiez-vous et confiez-le à Dieu, et marchez en paix. Si Dieu vous conserve la vie, ce que je lui demande de tout mon cœur, votre foyer sera plus béni parce que, vous dévouant davantage, vous serez plus uni à Jésus et aurez une vie plus surnaturelle. Si vous mourez, Dieu gardera votre femme et votre fils, sans vous, comme il les aurait gardés par vous. Offrez votre vie à Dieu par les mains de notre mère la très Sainte Vierge, en union avec le sacrifice de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et à toutes les intentions de son Cœur, et marchez en paix. Ayez confiance que Dieu vous donnera le sort le meilleur pour sa gloire, le meilleur pour votre âme, le meilleur pour les âmes des autres, puisque vous ne lui demandez que cela, puisque tout ce qu’il veut vous le voulez, pleinement et sans réserve.

« Notre coin de Sahara est en paix. J’y prie pour vous de tout mon cœur, et en même temps pour votre foyer.

« Ceci vous arrivera vers Noël et le1er janvier. Cherchez-moi bien près de vous, en ces deux jours. Bonne et sainte année, nombreuses et saintes années, si c’est la volonté divine, et le ciel ! Que Dieu vous garde, et qu’il protège la France ! Que Jésus, Marie et Joseph vous gardent entre eux dans toute votre vie terrestre, à l’heure de la mort et dans l’éternité !

« Je vous embrasse, comme je vous aime, dans le cœur de Jésus.

« CH. DE FOUCAULD. »

Le Père de Foucauld avait la certitude qu’il serait attaqué, et son désir était, depuis bien longtemps, de mourir pour ses brebis perdues. Il continuait de vivre solitaire et en paix. Pas une ombre d’inquiétude ne diminuait l’expression de joie de son visage. Il parlait même de lointains projets à ses amis, parce que nous sommes faits pour sans cesse renaître et repartir, et que nous disposons toujours de notre vie pour plus de temps que nous n’avons à vivre. Au milieu de 1915, il avait achevé le dictionnaire touareg-français ; le 28 octobre 1916, le diaire porte : « Fini les poésies touarègues. » L’ermite était résolu à revenir en France, dès qu’il aurait appris la victoire, à y séjourner autant de mois qu’il faudrait pour implanter solidement, dans le pays généreux, l’œuvre de la prière pour les infidèles ; puis à rentrer dans l’Ahaggar, à s’y donner plus complètement et plus directement à l’apostolat religieux, à la préannonciation du Christ, maintenant que les outils de la conversion étaient préparés, les méthodes expérimentées, et qu’il avait aperçu les premiers brins d’herbes de ce qui sera la moisson.

Dieu ne l’avait fait que pour semer. Charles de Foucauld n’a pas vu la victoire ; il n’a pas revu la France ; il est allé parmi les bons serviteurs que Dieu reçoit et remercie, parce qu’ils ont sauvé leur âme et pris soin de l’âme des autres.

Pour comprendre mieux quelles causes amenèrent la mort du Père de Foucauld, il faut résumer la situation politique et militaire du Sahara oriental, à l’époque où nous sommes arrivés de notre récit. Au sud de la Tripolitaine, dans le Fezzan, Si Mohamed Labed, chef religieux senoussiste, a son quartier général, et il a rassemblé dans ce camp les Touaregs Azdjers, nos ennemis. Senoussistes, Azdjers, partisans, hors la loi, que les gens du Hoggar désignent sous le vocable commun de Fellagas, occupent Rhât, en Tripolitaine, place abandonnée par les Italiens, et où ils ont trouvé vivres, matériel, munitions de guerre. À quelques dizaines de kilomètres de Rhât, et dans nos possessions mêmes, le poste de Djanet, pris par les Fellagas, repris par nous, a été définitivement évacué, à cause d’insurmontables difficultés de ravitaillement. Évacué également le fort Polignac, un peu plus au nord. Une bande de dissidents, opérant dans la région soudanaise, assiège Agadès, sous la conduite de Rhaoussen. Sauf quelques tentes disséminées dans les montagnes du Hoggar, la plupart des campements qui relèvent de Moussa ag Amastane sont, avec les troupeaux, dans cette même région. Les méharistes de Fort-Motylinski les ont suivis et les protègent. La garnison du fort, ainsi réduite, est peu mobile, et incapable de porter secours au Père de Foucauld et à ses harratins.

Le 1erdécembre, un vendredi, à la tombée de la nuit, le Père était seul chez lui, la porte close au verrou. Son domestique était au village, ainsi que deux méharistes du poste de Motylinski, venus pour affaires de service, et qui attendaient la nuit pour regagner le fort.

Or, une vingtaine de Fellagas étaient, à ce moment, près de Tamanrasset, et cherchaient à s’emparer du marabout, qu’ils eussent gardé comme otage, et à piller le fortin, où ils savaient qu’il y avait des armes et des provisions. Le pays étant dégarni de troupes, ils étaient à peu près sûrs de réussir. Néanmoins, ils recrutèrent, pour leur coup de main, quelques nomades touaregs et aussi quelques harratins, parmi ceux-là même que le Père de Foucauld soignait, secourait et traitait en frères, et, en particulier, un cultivateur d’Amsel nommé El Madani. Les gens du rezzou étaient armés de fusils italiens (chargeurs à cinq coups), leurs auxiliaires n’avaient pas tous des armes. Ensemble, les uns à pied, les autres montés sur des chameaux, ils s’avancèrent jusqu’à 200 mètres du fortin, firent accroupir les chameaux le long d’un mur de jardin et enveloppèrent silencieusement la demeure du « marabout des roumis ». Ils étaient une quarantaine. Mais il fallait qu’un familier du Père fût avec eux pour faire ouvrir la porte. El Madani, connaissant les habitudes et les mots de passe de celui qui avait été son bienfaiteur, s’approcha de la porte du fortin, et frappa. Le Père arriva après un moment, et demanda, selon sa coutume, qui se trouvait là et ce qu’on voulait ? « C’est le postier de Motylinski », fut-il répondu. Comme c’était, en effet, le jour du passage du courrier, le Père ouvrit la porte, et tendit la main. La main fut saisie et retenue fortement. Aussitôt des Touaregs, cachés tout près, se précipitèrent, tirèrent le prêtre hors du fortin, et, avec des cris de victoire, lui lièrent les mains derrière le dos, et le laissèrent sur le terre-plein, entre la porte et le muret qui la masquait, à la garde d’un homme de la bande, armé d’un fusil. Le Père de Foucauld ploya les genoux, et se tint immobile : il priait.

Je transcris ici, en les combinant, les dépositions du domestique nègre Paul, et celles d’un autre harratin, telles qu’elles ont été consignées dans deux rapports officiels, et je les compléterai d’après les données de divers documents.

« Le 1erdécembre, après avoir servi le dîner du marabout, je m’en fus à ma zériba, située à environ 450 mètres de là. Il était environ sept heures, et il faisait nuit.

« Peu après, alors que j’achevais moi-même mon repas, deux Touaregs armés surgirent dans la zériba, et me dirent : « C’est toi Paul, le domestique du marabout ? Pourquoi te caches-tu ? Viens voir de tes yeux ce qui se passe : suis nous ! » Je répondis que je ne me cachais pas, et que ce qui se passait était la volonté de Dieu.

« En arrivant près de la maison du marabout, j’aperçus ce dernier assis, adossé au mur, à droite de la porte, les mains liées derrière le dos, regardant droit devant lui. Nous n’échangeâmes aucune parole. Je m’accroupis, sur l’ordre qui m’en fut donné, à gauche de la porte. De nombreux Touaregs entouraient le marabout ; ils parlaient et gesticulaient, félicitant et bénissant le hartani El Madani qui avait attiré le marabout dans le guet-apens, lui prédisant en récompense de son œuvre une vie de délices dans l’autre monde. D’autres Touaregs étaient dans la maison, entraient et sortaient, apportant divers objets trouvés à l’intérieur, fusils, munitions, vivres, chegga (toile), etc. Ceux qui entouraient le marabout le pressaient des questions suivantes : « Quand vient le convoi ? Où est-il ? Qu’apporte-t-il ? Y a-t-il des militaires dans le bled ? Où sont-ils ? Sont-ils partis ? Où sont les militaires de Motylinski ? » Le marabout resta impassible, il ne prononça pas une parole. Les mêmes questions me furent ensuite posées, ainsi qu’à un autre hartani, qui passant dans l’oued fut appréhendé sur ces entrefaites.

Le tout dura moins d’une demi-heure.

La maison était entourée de sentinelles. À ce moment, l’une des sentinelles donna l’alarme, en criant : Voilà les Arabes ! Voilà les Arabes ! (les militaires de Motylinski). » À ces cris, les Touaregs, à l’exception de trois, dont deux restèrent devant moi, et un autre debout, de garde près du marabout, se portèrent du côté d’où venaient ces appels. Presque aussitôt une vive fusillade éclata. Le Touareg qui était près du marabout porta la bouche du canon de son fusil près de la tête de ce dernier et fit feu. Le marabout ne bougea, ni ne cria. Je ne le croyais pas blessé ; ce n’est que quelques minutes après que je vis le sang couler, et que le corps du marabout glissa lentement en tombant sur le côté. Il était mort.

« Les Touaregs ne tardèrent pas à revenir, après avoir tué les deux militaires qui, de passage à Tamanrasset, venaient, selon la coutume, saluer le marabout, avant de reprendre la route de Motylinski. Ils dépouillèrent entièrement le marabout de tous ses effets, et le jetèrent dans le fossé qui entoure la maison. Ils discutèrent ensuite sur ce qu’ils allaient faire de son corps, et s’ils allaient ou non me tuer, en kafer (mécréant), comme mon maître. Sur l’intervention des harratins du bled et de leur chef qui, au bruit de la fusillade, étaient accourus, je fus épargné et rendu libre. Pour le marabout, les uns voulaient l’emporter et le cacher, les autres voulaient l’attacher à un arbre qui se trouve non loin de la maison, dans l’oued, et le livrer en pâture aux chiens du Touareg Chikkat de la tribu des Dag-Rali, qu’ils savaient être l’ami personnel du marabout.

« Enfin d’autres Touaregs encore, qui se désintéressaient de la question, et trouvaient suffisant de satisfaire leurs désirs à l’aide des victuailles trouvées dans la maison, mirent fin à la discussion, en obligeant chacun à veiller à sa part de butin.

« Le corps du marabout fut momentanément oublié. Les assassins passèrent la nuit à boire et à manger. Le lendemain matin, la discussion fut reprise, sans qu’une solution définitive fût adoptée, et le corps du marabout fut abandonné sans avoir été mutilé.

« Dans la matinée, les Touaregs purent encore tuer par surprise un militaire isolé, qui, ignorant tout du drame, venait de Motylinski et se rendait chez le marabout, porteur du courrier d’In-Salah.

« Vers midi, ils quittèrent Tamanrasset, emportant leur butin. Les harratins donnèrent alors une sépulture au marabout et aux militaires. Le soir, je me mis en route pour aller aviser le poste de Fort-Motylinski, où j’arrivais le 3 décembre à midi. »

Le capitaine Depommier ajoutait au récit de Paul les observations suivantes :

« Quel était le but des assassins ? À quels sentiments obéissaient-ils ?

« Parmi les sentiments primordiaux qui firent agir les assassins, il faut voir, à coup sûr, le fanatisme, « guerre aux Roumis ». Depuis longtemps, la propagande en faveur de la guerre sainte était active dans la région, de nombreux propagateurs venaient de l’est, de chez les Senoussistes, et avaient acquis à leur cause la fraction des Aït-Lohen, tribu hoggar, limitrophe de la région Azdjer. Le Père de Foucauld n’en ignorait rien (le Père de Foucauld avait eu lui-même connaissance d’un complot ourdi en septembre par des hartanis d’Amsel, dans le but de l’assassiner. Des papiers trouvés après sa mort par le capitaine de La Roche en font foi. Le Père de Foucauld ne s’en ouvrit jamais à personne). Ce n’est cependant pas là, vraisemblablement, l’unique cause de la conduite des assassins.

« Pourquoi s’attaquèrent-ils au Père de Foucauld, seul et prêtre, qui avait forcé, par mille actes de charité et de bienveillance, la sympathie sinon la reconnaissance de beaucoup de ceux qui l’approchaient ? Doit-on n’y voir que l’œuvre de fanatiques, et penser que ceux-ci méconnurent les prescriptions du Coran, qui recommande d’épargner les prêtres ?

« Une autre cause du crime paraît beaucoup plus simple. La voici. Peu de choses étaient cachées chez le Père de Foucauld, et tous savaient qu’il avait en dépôt des fusils, des carabines et des munitions ; il s’agissait de s’approprier ces armes ; on trouverait peut-être, par surcroît, une forte somme d’argent chez ce généreux bienfaiteur. La bande n’ignorait pas enfin que la garnison de Motylinski, réduite à quelques hommes, ne pourrait rien contre elle.

« Mais alors, pourquoi les armes prises et la maison en leur possession, les pillards assassinèrent-ils le Père de Foucauld ? Certains bruits recueillis pourraient laisser croire que ce ne fut que l’effet de la fatalité, des circonstances. Le gardien du Père de Foucauld n’aurait pas reçu l’ordre de le tuer ; au contraire, Ebeh, suivant la consigne reçue de Si-Labed, son chef, aurait recommandé de le garder prisonnier, n’ignorant pas l’importance énorme que pouvait avoir ultérieurement un otage tel que le Père de Foucauld (on sait que l’ennemi agit ainsi plusieurs fois avec les Français faits prisonniers, à Djanet et en région Azdjer). La venue de deux militaires sur les lieux du drame, et la fusillade qui s’ensuivit, auraient été les causes déterminantes de l’acte de l’assassin. Ebeh et le meurtrier pourraient seuls faire la lumière sur ce point.

« Il convient de fixer ici un autre point. Ce n’est pas pour faire la guerre que le Père de Foucauld avait chez lui un petit arsenal ; il pouvait personnellement trouver refuge et protection au poste de Fort-Motylinski, et le commandant de poste, le capitaine de La Roche, s’était fait un devoir d’insister à plusieurs reprises auprès de lui, depuis que des craintes d’insurrection et de pillage existaient, pour qu’il vînt s’installer en lieu sûr à Ta-rhaouhaout, ou au bordj même de Motylinski. Le Père de Foucauld opposa toujours un refus obstiné. Il aimait les pauvres gens au milieu desquels il vivait depuis dix ans, et il ne voulait pas les abandonner au milieu du danger, alors qu’il estimait pouvoir leur être de quelque utilité. Il voulait les protéger, et c’est dans ce but unique, que, s’exagérant sans aucun doute les risques qu’ils couraient, il demanda des armes et fit construire un véritable petit fortin qui, en cas d’attaque, devait servir de réduit aux habitants de Tamanrasset et les aider à repousser les pillards. Eût-il été assassiné s’il n’avait eu chez lui aucune arme ?

« Quelle fut la conduite des Hoggar dans ce triste événement ? Il est possible et probable même qu’aucun des habitants présents à Tamanrasset le jour du drame n’a été au courant de la venue de la bande d’Ebeh. Il n’y avait dans le village que les harratins. Le Père de Foucauld, n’ayant aucune confiance dans le principe fondamental de la méthode senoussiste : « Guerre aux infidèles et union des croyants », craignait pour ses amis Hoggar, et il avait lui-même fait éloigner du centre les quelques imrads de la fraction des Dag-Rali qui l’habitaient en permanence ; il leur avait conseillé de demeurer dans la Koudia, en pleine montagne, avec les tentes, les femmes et les enfants.

« Beaucoup de ces pauvres gens parurent regretter leur bienfaiteur ; ils pouvaient être sincères, ne déplorassent-ils que la disparition de ses nombreux dons.

« Les meneurs de la bande des pillards assassins étaient des étrangers Azdjers, auxquels s’adjoignirent des Hoggar (Aït-Lohen) fanatiques, gagnés à la cause de la guerre sainte, habitant une région éloignée de Tamanrasset de plus de 100 kilomètres de l’autre côté du massif montagneux, et l’on ne peut s’étonner qu’ils aient pu facilement s’acquérir, en région hoggar, le concours d’un ou de plusieurs fanatiques, si nombreux dans l’Islam, parmi les hartanis, nègres au vil tempérament d’esclaves-nés.

« Rien, jusqu’à ce jour, ne laisse croire qu’un seul imrad ou noble Touareg de la région de la Koudia ait favorisé le plan des meurtriers. Toutefois l’événement est encore bien récent, et une sage prudence conseille de laisser le temps accomplir son œuvre de perquisition, avant que d’être affirmatif sur ce point…

« Au point de vue général, on peut dire qu’au moment de l’assassinat du Père de Foucauld, la totalité des cœurs Hoggar était acquise à la cause de nos ennemis, et que leur plus cher vœu était celui de notre disparition très prochaine et définitive de la région.

« Motylinski, le 11 septembre 1917.

« Le capitaine,

« Signé : DEPOMMIER. »

À la suite du rapport officiel, le général Laperrine a fait écrire, sous sa dictée, une note concise et importante que voici :

« À mon avis, l’assassinat du Révérend Père de Foucauld doit se rattacher à la lettre trouvée à Agadès, dans les papiers de Kaoucen, et dans laquelle un Européen (turc ou allemand) lui conseillait, comme première mesure, avant de soulever les populations, de tuer ou de prendre comme otages les Européens connus comme ayant de l’influence sur les indigènes, et les chefs indigènes dévoués aux Français.

« Ouargla, le 30 octobre 1917.

« Pour le général Laperrine, commandant supérieur des territoires sahariens.

« P. O. Signé : BETTEMBOURG. »

Le général, causant avec le Père Nouet, des Pères Blancs, le 7 septembre 1919, a de nouveau exprimé cette conviction que l’une des causes de l’attentat du 1erdécembre 1916 doit être cherchée dans la puissante influence que le Père de Foucauld exerçait sur les populations du Hoggar. Le Père Nouet résume ainsi les paroles du général :

« La Turquie, poussée par l’Allemagne, voulait faire se soulever contre nous les Touaregs d’abord, puis toutes les tribus du désert. Les agents de cette politique se rendirent compte très rapidement que leur but ne pourrait être atteint si le Père de Foucauld restait au milieu des Touaregs du nord, d’où rayonnait son influence. Ils décidèrent de s’en emparer et de le garder comme otage, mais leur résolution n’était pas, d’après le général, de le mettre à mort. Une bande fut lancée vers Tamanrasset, etc. »

En effet, il paraît tout à fait vraisemblable que, la guerre sainte étant prêchée dans toute l’Afrique française, le chef de la bande qui s’empara du Père de Foucauld ait voulu faire disparaître la cause principale qui s’opposait à la défection des Touaregs Hoggar, c’est-à-dire l’influence de ce grand personnage aimé qu’était l’ermite de Tamanrasset. Si l’on prétend que ce chef était de trop chétive espèce pour se laisser conduire par des considérations d’ordre général, et que l’appât du gain suffit pour expliquer son agression et l’acte des bandits de sa troupe, il est très facile d’admettre que les chefs principaux du mouvement insurrectionnel se servaient de ces bandits de second ordre, et les associaient à des desseins plus vastes. Il faut se persuader que le monde musulman obéit à des chefs très bien renseignés, et capables de très amples desseins.

Je dois faire plusieurs autres remarques sur ce dernier acte de la vie, la mort, à laquelle toute la vie nous prépare, si nous l’avons voulu. Le Père de Foucauld, depuis sa conversion, n’a pas cessé un jour de songer à cette heure après laquelle il n’y a plus d’heures, et qui est la suprême occasion offerte à nos repentirs et à notre puissance méritante. Il est mort le premier vendredi de décembre, jour consacré au Sacré-Cœur, et d’une manière qu’il a souhaitée, ayant toujours désiré une mort violente donnée en haine du nom chrétien, acceptée avec amour, pour le salut des infidèles de sa terre d’élection : l’Afrique. Trahi, garrotté, il a refusé de répondre aux injures comme aux questions de ceux qui l’entouraient, et n’a pas dit un seul mot, imitant, en cela encore, le modèle divin : Jesus autem tacebat. Peut-on prétendre qu’il est mort martyr, au sens exact de ce vocable, d’après la doctrine catholique ? Je dirai là-dessus ce que je sais.

Cinq semaines après l’assassinat, quand les renseignements recueillis furent apportés à In-Salah, le bruit courut que les assassins avaient enjoint au Père de Foucauld d’apostasier, en récitant la chehada c’est-à-dire la formule de prière musulmane, et qu’il avait refusé : une lettre adressée à M. de Blic, pour lui annoncer la mort de son beau-frère, en fait foi. Ni le rapport du capitaine de La Roche, ni celui du capitaine Depommier ne le mentionnent. Mais que le Père de Foucauld, pendant cette demi-heure de mauvais traitements et d’insultes qu’il a subis avant d’être tué, ait été sommé d’abjurer, cela demeure très vraisemblable, pour deux raisons : d’abord, ainsi que me l’écrit un officier saharien, parce que le contraire serait l’exception chez des musulmans, qui ne séparent jamais la mort de la chehada ; en second lieu, parce que le propos rapporté par le nègre Paul a été, par ce dernier, répété en 1921. J’ai appris, en effet, qu’interrogé de nouveau au sujet du meurtre, le serviteur du Père de Foucauld a répondu : « En ma présence, les ennemis ont simplement demandé : où est le convoi ? où sont les gens ? Après la mort de Foucauld, je les ai entendus dire, entre eux : on lui a demandé de prononcer la chehada, mais il a répondu : « Je vais mourir. » Cette dernière phrase a été dite par des Aït-Lohen dont j’ignore les noms. »

Aujourd’hui, il paraît donc probable que, selon la coutume, le Père de Foucauld a été sommé d’abjurer ; il paraît certain que l’assassinat ne suivit pas immédiatement le refus : l’arrivée des méharistes de Motylinski fut la cause déterminante de la mort. L’idée primitive était de faire prisonnier le Père de Foucauld ; l’occasion s’offre de le tuer, et on le tue, de peur qu’il ne s’échappe ou qu’on ne le délivre. Cependant la haine du chrétien ne saurait être considérée comme étrangère à ce drame, et le domestique Paul est de cet avis, puisque, dans sa déposition, il dit qu’on l’a menacé de le tuer lui aussi, comme mécréant.

Il faut remarquer encore que le Père de Foucauld, ayant construit le fortin pour que les pauvres gens du village fussent à l’abri avec lui, ne voulut jamais les abandonner, et que c’est donc de sa charité obstinée qu’il est mort.

Lorsque les gens du rezzou se furent retirés, du côté de Debnat (ouest de Fort-Motylinski), les corps des victimes ne restèrent pas longtemps abandonnés. Les harratins, n’ayant plus peur, s’approchèrent et inhumèrent les victimes dans le fossé du fortin, à quelques mètres de l’endroit où était tombé le Père de Foucauld. Le corps de celui-ci ne fut pas débarrassé des liens qui tenaient les bras attachés, mais après l’avoir déposé dans la fosse, les harratins, qui savaient que les chrétiens mettent les morts dans un cercueil, disposèrent autour du cadavre des pierres, des feuilles de papier et des fragments de caisses en bois. Puis ils murèrent la porte du fortin.

La première chose que fit le commandant du secteur du Hoggar fut de se lancer à la poursuite de la bande des Fellagas. Le rezzou fut « accroché » le 17 décembre, et perdit plusieurs hommes. Ce ne fut que le 21 décembre que le capitaine de La Roche put se rendre à Tamanrasset. Il y vint accompagné d’un sergent et d’un soldat. Dès son arrivée, il alla reconnaître les tombes, fit augmenter la couche de terre qui recouvrait les corps ; sur la tombe du Père, planta une croix de bois ; puis, à ces morts pour la France, il fit rendre les honneurs militaires. Alors seulement l’officier pénétra dans l’ermitage fortifié.

« L’intérieur de la casbah avait été mis au pillage ; les bandits ont emporté tout ce qui pouvait avoir de la valeur. Le reste a été bouleversé, déchiré, brûlé en partie. Toute la bibliothèque et tous les papiers avaient été éparpillés dans la pièce qui servait de chapelle et de chambre. Ci-dessous, les divers objets retrouvés :

« Quelques objets du culte, des objets de piété, livres de piété, les quatre volumes du dictionnaire et les deux volumes de poésies ont pu être reconstitués intégralement : fournitures de bureau ; un casque colonial, une table de campement, un lit de campement, un grand thermomètre, un certain nombre de lettres écrites par le révérend Père dans la journée du 1erdécembre, cachetées et timbrées, etc. »

Parmi les « objets du culte » et les « objets de piété » retrouvés dans le fortin, il y avait le chapelet du saint prêtre ; un chemin de croix fait de planchettes sur lesquelles, à la plume et très finement, il avait dessiné les scènes de la Passion, une croix de bois, portant aussi l’image dessinée et très belle du corps du Christ. En remuant du pied le sol où toutes sortes d’objets avaient été jetés, le jeune officier découvrit, dans le sable, un tout petit ostensoir où paraissait être encore enfermée l’Hostie sainte. Il le ramassa avec respect, l’essuya, et l’enveloppa dans un linge. « J’étais bien ennuyé, racontait-il plus tard, car je sentais que ce n’était pas à moi de porter ainsi le Bon Dieu. » Lorsque l’heure fut venue de quitter Tamanrasset, il prit le petit ostensoir, le mit devant lui, sur la selle de son méhari, et fit ainsi les 50 kilomètres qui séparent Tamanrasset de Fort-Motylinski : ce fut, dans le Sahara, la première procession du Saint-Sacrement. Arrivé au poste, son embarras fut grand. M. de La Roche s’était souvenu en chemin d’une conversation qu’il avait eue un jour avec le Père de Foucauld. Comme il lui disait : « Vous avez la permission de garder le Saint-Sacrement ; mais, s’il vous arrivait malheur, que faudrait-il faire ? » le Père avait répondu : « Il y a deux solutions : faire un acte de contrition parfaite, et vous communier vous-même, ou bien envoyer par la poste l’Hostie consacrée aux Pères Blancs. » Il ne pouvait se résoudre à ce second parti. Ayant alors appelé un sous-officier du poste, ancien séminariste et demeuré chrétien fervent, M. de La Roche tint conseil avec lui. Il leur parut meilleur que l’un d’eux se communiât lui-même. L’officier « mit des gants blancs qui ne lui avaient jamais servi » pour ouvrir la custode de l’ostensoir, et s’assurer qu’il ne s’était pas trompé, que l’hostie y reposait. Elle était bien là, telle que le prêtre l’avait consacrée et adorée. Les deux jeunes gens se demandèrent l’un à l’autre : « est-ce vous qui la recevrez ? est-ce moi ? » Puis le sous-officier s’agenouilla, et se communia.

Parmi les témoignages nombreux de respect et d’admiration qui furent adressées à la famille du Père de Foucauld, obligé de choisir, je publierai seulement la lettre du chef des Touaregs Hoggar, et celles de l’évêque de Viviers.

« Lettre de Moussa ag Amastane à M me  de Blic. – Louange à Dieu unique !

« À la seigneurie de notre amie Marie, la sœur de Charles notre marabout, que les traîtres et trompeurs, les gens d’Azdjer, ont assassiné, de la part du Tebeul Moussa ag Amastane, aménokal du Hoggar. Que le salut soit beaucoup sur notre amie Marie la dénommée ! Dès que j’ai appris la mort de notre ami, votre frère Charles, mes yeux se sont fermés ; tout est sombre pour moi ; j’ai pleuré et j’ai versé beaucoup de larmes, et je suis en grand deuil. Sa mort m’a fait beaucoup de peine.

« Moi je suis loin de l’endroit où les traîtres voleurs et trompeurs l’ont tué, c’est-à-dire, ils l’ont tué en Ahaggar, et moi je suis en Adrar, mais, s’il plaît à Dieu, les gens qui ont tué le marabout, nous les tuerons jusqu’à ce que nous ayons accompli notre vengeance.

« Donnez le bonjour de ma part à vos filles, votre mari et tous vos amis, et dites-leur : Charles le marabout n’est pas mort que pour vous autres seuls, il est mort aussi pour nous tous. Que Dieu lui donne la miséricorde, et que nous nous rencontrions avec lui au paradis ! Le 20 de safar 1335 (le 13 décembre 1916). Traduit à Fort-Motylinski, le 25 décembre 1916. »

Lettre de Mgr Bonnet, évêque de Viviers, à M me  de Blic. – « Évêché de Viviers, 17 janvier 1917. – Madame, le deuil qui vous afflige m’atteint trop douloureusement pour que je m’abstienne d’unir aux vôtres mes légitimes et profonds regrets.

« J’ai le sentiment bien vif de ce que vous perdez en la personne du révérend Père de Foucauld. J’ai peu connu, dans ma longue vie, d’âmes plus aimantes, plus délicates, plus généreuses et plus ardentes que la sienne, et j’en ai rarement approché de plus saintes. Dieu l’avait tellement pénétré, qu’il débordait par tout son être en effusions de lumière et de charité.

« Vous savez mieux que moi quelle prise avaient sur son cœur et quelles ardeurs y allumaient les grandes et saintes amours de l’Église, de la patrie, de la famille ; vous savez à quel point fut héroïque son zèle pour le salut des âmes : un départ pour le ciel sera, pour les contrées dont il préparait si habilement et si courageusement le retour à la foi, un irréparable malheur, à moins que le sang qui vient de les arroser ne leur soit une semence de chrétiens.

« Je ne me consolerais pas de ce malheur qui vous frappe, si je ne songeais que votre cher et vénéré martyr est plus vivant que jamais, qu’il a cessé de souffrir, mais qu’il n’a pas cessé de nous aimer ; qu’il est plus près de ce Dieu, plus puissant sur son cœur, et qu’il l’incline vers l’Église affligée, vers la France meurtrie, vers mon diocèse qui l’implore, vers sa famille qui le pleure.

« Veuillez agréer, madame, l’hommage de mes respectueuses et bien vives condoléances.

J. M. FRÉDÉRIC,

Évêque de Viviers. »

La même année, remerciant Mme de Blic du mémento qu’il avait reçu, Mgr Bonnet écrivait cette seconde lettre, datée de la Toussaint :

« Évêché de Viviers, 1ernovembre 1917.

« Cette précieuse image ne pouvait m’arriver plus opportunément que le jour où ma pensée le cherche, pour lui adresser un ardent souvenir et une fervente prière, dans l’immense légion de saints que l’Église propose aujourd’hui à notre particulière intention. Ce culte public que je lui rends aujourd’hui, d’une façon collective, je le lui rends tous les jours dans le secret de mon âme : je lui dois tant ! Il a si souvent prié efficacement pour mon diocèse et pour moi durant sa vie, et je dois taire tout ce qu’il m’a accordé de faveurs depuis qu’il est plus près de Dieu. »

En décembre 1917, le grand ami du Père, le général Laperrine, passa dans le Hoggar. Quelques semaines plus tard, il écrivait, de Tombouctou, à Mme de Blic :

« Je suis passé à Tamanrasset le 9 décembre 1917. J’ai estimé que l’on avait pris trop à la lettre les dernières volontés de votre frère, disant qu’il voulait être inhumé où il tomberait, et on l’avait laissé dans la tombe provisoire faite par son serviteur Paul, dans le fossé de la maison, fossé qui avait des chances de se remplir d’eau aux premières pluies.

« À mon retour de Motylinski, le 15 décembre, je l’ai fait exhumer et inhumer sur le sommet de la colline où est son bordj, et à 200 mètres environ à l’ouest de celui-ci (cette colline est un simple mouvement de terrain, mais isolé au milieu de la plaine et se voyant de très loin). Les trois militaires indigènes tués en même temps que lui dont deux, en essayant de le délivrer, ont été la cause involontaire de sa mort, sont enterrés à ses pieds. La tombe fort simple, et sans aucune inscription, est surmontée d’une croix en bois noir, mais plus grande et plus solide que celle qui était sur la tombe du fossé. De plus, par sa position même, elle se voit de très loin.

« M. Lutaud, gouverneur général de l’Algérie, fait voter une somme pour lui élever un monument à Tamanrasset ; pour le faire sans manquer à ses dernières volontés, je compte laisser la tombe telle quelle, mais, à 5 mètres environ de la tombe, sur la crête même du mouvement de terrain, je compte faire élever une grande croix en granit du Hoggar, genre croix de mission, croix qui se verra de très loin.

« Votre frère était comme momifié lorsque nous l’avons exhumé, et l’on pouvait encore le reconnaître. Ce transfert a été bien émotionnant… »

Dans une autre lettre, adressée au Père Voillard, des Pères Blancs, le général disait : « La balle entrée derrière l’oreille droite est sortie par l’œil gauche. Il a été enterré dans la position dans laquelle il a été tué : à genoux, les coudes attachés derrière le dos. Nous avons été obligés de l’enterrer dans cette position pour ne pas briser ses membres ; nous l’avons simplement enveloppé dans un linceul. »

Pendant que se faisait ce dernier ensevelissement de son ami, le général était bien ému ; il s’étonnait aussi que le corps fût demeuré sans brisure et la figure si reconnaissable, tandis que ce qui restait des Arabes enterrés près de lui n’était qu’un peu de poussière. Un des soldats indigènes lui dit alors : « Pourquoi es-tu étonné de ce qu’il est conservé ainsi, mon général ? Ce n’est pas étonnant, puisque c’était un grand marabout. »

Ces mots m’ont été rapportés par un témoin qui les a entendus.

Quand il donnait ainsi à Charles de Foucauld une sépulture définitive, et la plaçait sous le signe de la croix qui seule explique la vie et la mort de l’ermite, le général ne se doutait pas qu’il marquait la place de son propre tombeau. On sait que cet autre grand serviteur du pays, conquérant ménager du sang de la France et du sang de ses ennemis, après avoir parcouru tant de fois, à la tête de ses méharistes, le Sahara qu’il avait pacifié, fut amené à tenter la traversée de son royaume par la voie de l’air, en février 1920. L’avion, parti de Tamanrasset et qui devait le porter en peu d’heures jusque dans notre colonie du Sénégal, se perdit parmi les brumes et s’abattit dans le désert. Blessé dans la chute, ayant souffert sans se plaindre pendant de longs jours, épuisé par la soif et la faim, Laperrine mourait dans la région d’Anesbérakka, le 6 mars, et son corps, enveloppé dans les toiles de l’avion, chargé sur le dos d’un chameau, reprenait le chemin de Tamanrasset. Il fut inhumé là, près de son ami : le Père de Foucauld l’a retenu au passage.

Que sont devenus les ermitages habités par le Père en divers points du Sahara ? J’ai tâché de l’apprendre, et des témoignages me sont venus.

La « Fraternité » de Beni-Abbès a été mise sous la garde des officiers français du bureau arabe. Elle sert d’abri aux pauvres nomades qui traversent le plateau. La chapelle, sans doute, n’a plus son prêtre, qui chaque matin ordonnait au Christ d’y descendre plus inconnu qu’à Bethléem. Mais l’autel est demeuré ; les toiles où sont représentés Jésus, Marie et quelques saints, pendent aux murs ; les grosses colonnes rapprochées continuent de soutenir les soliveaux en bois de dattier et le toit de feuilles et de terre que la pluie avait un moment traversés. On a gardé le jardinier Hadj ben Ahmed, qui reçoit ses gages, de France, régulièrement. Quelques légumes poussent dans le jardin, et la palmeraie a prospéré.

À In-Salah, plus rien. Le pied-à-terre du voyageur a été recouvert par les sables, qui menacent à présent les murailles de l’enceinte, et les feront éclater au premier jour de simoun.

J’ai de mauvaises nouvelles aussi de la cabane de la Koudiat. On apprendra sans doute quelque jour que l’observatoire du Père a été détruit ; il était, au mois de mars 1920, fortement endommagé par les mulots, qui foisonnent là-haut.

Le fortin de Tamanrasset a bien tenu. La France l’occupe et le répare. Il sert de logement au lieutenant et d’abri aux bureaux du détachement de la compagnie saharienne. Les soldats cultivent le jardin ; ils y ont même semé des fleurs, qu’un voyageur de mes amis a vues épanouies en février 1920.

On peut souhaiter que ces reliques de terre et de pierre ne disparaissent pas trop vite. Mais le souvenir subsistera et s’épandra, de l’homme qui ne chercha point, comme le reste des hommes, une maison commode, défendue contre le froid, le chaud et le passant. On citera le nom de Foucauld parmi ceux des serviteurs de Dieu ; il sera exalté dans les communautés chrétiennes qui ne manqueront pas de se lever au sein de l’Islam. Des Kabyles, des Arabes, des noirs, des Hindous, l’âme ouverte à la vérité, et voyant de quel prix leur rançon fut payée, se rappelleront les apôtres qui ont travaillé pour eux dans la pauvreté, l’obscurité, l’extrême indigence de consolation. Puissent des missionnaires nouveaux hâter l’œuvre d’évangélisation préparée par le cardinal Lavigerie, par les Pères Blancs, par le grand moine fraternel Charles de Foucauld, envoyé à l’Afrique en signe de miséricorde, et comme l’annonce du salut qui va venir pour elle.

Seigneur Jésus-Christ, mêlé à nous, mêlez-vous à cette foule de peuples et de tribus qui dépendent de nous. Seul remède à la mort, Dieu vivant, amenez à vous les âmes des musulmans, depuis si longtemps abandonnées à l’erreur. Et, pour cela, touchez d’abord quelques cœurs de notre France, par essence missionnaire, mère encore incertaine et trop peu tendre de millions de sujets africains ou asiatiques. Votre serviteur Charles de Foucauld a montré la route : il a supporté leur orgueil, leur dureté, leur trahison parfois ; il vous a pour eux tant supplié ; il a été le moine sans monastère, le maître sans disciple, le pénitent que soutenait, dans la solitude, l’espoir d’un temps qu’il ne devait pas voir. Il est mort à la peine. À cause de lui, ayez pitié d’eux ! Faites part de vos richesses aux pauvres de l’Islam, et pardonnez leur trop longue avarice aux nations baptisées !

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