CHAPITRE XI POÉSIES ET PROVERBES

Rien n’est plus sobre que l’orgueil ; il se nourrit de rien et se désaltère au vent qui souffle. Ne soyons pas surpris que les habitants du Sahara se considèrent comme les premiers des hommes, les plus beaux, cela va de soi, les plus intelligents, les seuls dignes de conduire le monde et de lui servir de modèles. Je suis persuadé qu’ils considèrent leurs poètes, n’en connaissant pas d’autres, comme les plus grands qui soient. Ils sauront un jour qu’ils se trompent. Mais nous devons reconnaître que ces nomades sans instruction ne sont pas sans esprit. Ils écrivent des vers, où chantent l’amour, l’inquiétude, le défi, la fierté d’être jeune et brave, ou d’être belle et courtisée. Pièces de circonstance qui ne manquent pas de trait, mais d’où la composition est absente. C’est du raisin sauvage aigrelet, qui ne donne pas de vin, mais dont on peut manger les grains, et plus d’un auteur, que les petites revues de chez nous célèbrent, n’a pas trouvé encore autant de tours heureux que n’en met, dans ses vers, un pasteur guerrier du Hoggar, qui rime sa chanson pour le prochain ahâl.

Le Père de Foucauld a dit que, chez les Touaregs, « tout le monde fait des vers, toujours rimés, et rythmés d’après plusieurs rythmes ». Le vers libre serait donc condamné au Sahara ? On le dirait d’après ces lignes, mais les questions de prosodie, dans une langue qui nous est inconnue, sont de celles que la prudence conseille d’éviter. Laissons-les aux savants. Quand seront publiées les pièces recueillies, traduites et annotées par le Père, on en pourra juger ; je crois qu’il a tout dit.

Je ne veux rapporter ici qu’une des observations qu’il a faites :

« Les sujets habituels des vers des Kel Ahaggar et des Kel Azdjer et des Taïtoq sont les mêmes : amour, guerre, chameaux et voyages, épigrammes. Souvent les poésies guerrières et les épigrammes donnent lieu à des réponses ; un poète du parti ennemi, ou la personne attaquée riposte par des vers ; un duel poétique s’engage parfois, les pièces de vers, attaques et ripostes, se succèdent en grand nombre. Dans les guerres, les hostilités poétiques accompagnent toujours les hostilités armées.

« Comme langue, il n’y a pas de différence entre les vers des Kel Ahaggar, des Kel Azdjer et des Taïtoq. Comme fond et comme forme, il y en a.

« Les poésies de l’Ahaggar ont parfois quelque chose de sentimental et de philosophique ; celles des Kel Azdjer sont imagées, ardentes, belliqueuses ; celles des Taïtoq, élégantes de forme, sont peu nourries de pensée, les souvenirs islamiques y sont plus fréquents qu’ailleurs. »

J’ai parcouru un grand nombre des feuillets qu’on a trouvés dispersés dans la salle où travaillait, à Tamanrasset, le Père de Foucauld. C’étaient des brouillons de l’ouvrage qu’il avait achevé. Je citerai quelques-unes des pièces qui m’ont semblé savoureuses, ou curieuses, et, mêlées à celles-ci, d’autres poésies qu’a bien voulu me communiquer M. Henri Basset, chargé de cours à la Faculté des Lettres d’Alger.

Rezzou heureux de Moussa ag Amastane.

(Date : 1894.)

Moussa fils d’Amastan fait route au milieu des élévations sablonneuses.

Nous le suivons pendant qu’il presse du pied son méhari à liste,

Qui a une (haute) bosse et qu’on ne sangle qu’avec de la mousseline blanche,

Sur son flanc est appuyé le fusil,

Moussa lui a donné pour compagnon un grand nombre de chevaux.

Vous n’avez plus d’honneur, ô mauvais imrad !

Vous avez rejeté et laissé aller seul Moussa dans l’Ahnet, pays des violons, recruter des compagnons,

Point d’homme parmi vous dans lequel s’éveille le sentiment de l’honneur.

Regardez ! tout le monde suit Moussa, jusqu’aux boiteux et aux manchots, excepté vous !

Akamadou le boiteux, son chameau à balsanes chemine côte à côte de celui de Moussa,

Kaimi le manchot, avec sa trousse, marche serré aux côtés de Moussa et des siens.

C’est au puits d’I-n-belren que nous avons laissé nos femmes,

Dont les tempes et le bord des joues sont bleuis par l’indigo.

Bekki, l’amour que j’ai pour toi à qui le cacherai-je ?

Car il n’est pas dans la main, où il suffirait de le frapper pour le faire tomber,

C’est dans le cœur même qu’il est, là où il est solide.

Hekkou, sa peau a la douceur du pain

De sucre qu’aiment tous les jeunes gens ;

Elle est comme un faon d’antilope descendant l’oued Tigi,

Qui va de gommier en gommier broutant les feuilles pendant les nuits d’été.

Combat contre les Ioullemeden.

(Date : 1895.)

J’envoie à toutes les femmes qui prennent part aux réunions galantes un arrêt,

À celles de ce pays-ci et jusqu’aux femmes arabes :

Partout où se tiendront près de vous ceux qui se sont cachés durant ce combat,

Répandez sur ces lâches vos malédictions.

Nous les avons vus ce jour-là, au matin.

Lorsque vinrent à nous les Ioullemeden nous attaquant de front ;

Il s’est donné alors une fête avec la poudre et les balles,

Et les javelots lancés en tel nombre qu’ils formaient comme une tente au-dessus de la tête des combattants.

Quand les ennemis s’enfuirent, je mis la main à l’épée,

J’en frappai leurs jambes, elles volèrent comme des tiges de jerjir.

Je les défie de s’en servir à l’avenir pour marcher.

Combat de Tit.

(Tournée de police du lieutenant Cottenest dans l’Ahaggar.)

(Date : 1902.)

Je vous le dis, femmes qui avez de la raison,

Et vous toutes qui vous mettez du bleu entre la bouche et les narines :

Amessara, on s’y est mis réciproquement à bout de forces,

Avec les javelots, les fusils des païens,

Et l’épée « tahelée » dégainée.

Je suis allé à l’ennemi, j’ai frappé, j’ai été frappé,

Jusqu’à ce que le sang m’a couvert tout entier comme une enveloppe,

M’inondant depuis les épaules jusqu’aux bras.

Les jeunes femmes qui s’assemblent autour du violon n’entendront pas dire de moi que je me suis caché dans les rochers.

N’est-il pas vrai qu’à trois reprises, tombant, on a dû me relever ;

Et que sans connaissance, on m’a lié sur un chameau avec des cordes ?

À cause de cela,

Défaite n’est pas déshonneur ;

Contre le prophète lui-même, des païens ont jadis remporté la victoire.

Départ pour l’ Ahâl.

Mes parents m’avaient empêché de partir pour l’ahâl, ils étaient, semble-t-il, sans arrière-pensée.

Je restai, je répandis des larmes, je rentrai sous la tente,

Je m’enveloppai, me cachai la figure et me couchai ; on eût dit que cela même accroissait mon chagrin.

Je n’y tins pas : je mis ma ceinture croisée, je parcourus le lieu où étaient accroupis les chameaux ;

J’en fis saisir un bien dressé.

Je mis sur lui la selle à l’endroit où se termine la crête de poils de la bosse ;

Je me mis bien en équilibre sur lui, je le fis descendre dans la vallée d’Isten.

Lorsque je l’arrêtai court, en arrivant près de l’ahâl, on me dit :

Qu’est-il arrivé ?

Je leur dis : « Il n’est pas arrivé la moindre chose.

Si ce n’est tristesse et visage sombre.

Et maintenant, Dieu est unique ! il est écrit

Que je verrai celle aux dents blanches.

Déclaration.

Une chose nullement douteuse, certaine,

C’est que si le tourment de l’amour tuait,

Par Dieu ! je ne vivrais pas jusqu’à ce soir,

Le soleil ne se lèverait plus pour moi le voyant.

Geggé, ton amour est rude pour le cœur :

Il a dissous la moelle au dedans de mes os ;

Il a bu mon sang et mes chairs ; je ne sais ce qu’ils sont devenus ;

Il ne me reste que les os qui se tiennent debout.

Et la respiration qui souffle lentement et silencieusement sous eux.

Vous n’avez encore jamais vu une âme dans laquelle existe une ville entière

De tourments, et qui pourtant est vivante,

Va aux réunions galantes, joue et rit().

À l’Amenokal Amoud,

Kenoua oult Amâstân, femme de la tribu noble des Taïtoq, est, de toutes les personnes vivant actuellement chez les Kel-Ahaggar et les Taïtoq, et de toutes celles qui y ont existé depuis un demi-siècle, celle qui a la plus grande réputation de talent poétique.

Amoud el Mektar, personnage important, voyageant chez les Taïtoq, s’arrêta un jour pour passer la méridienne auprès d’un arbre, à proximité du campement de Kenoua. Pendant qu’il se reposait avec son compagnon, à l’ombre d’un burnous attaché aux branches, Kenoua vint à eux, et les invita à la suivre à ses tentes ; elle leur offrit l’hospitalité, et les retint deux jours. Le lendemain de leur arrivée, elle composa cette pièce de vers en l’honneur d’Amoud :

Moi, cette année, j’ai vu

Des dattes comme la main n’en donne pas à la langue ;

Moi, cette année, j’ai vu

Un dattier verdoyant chargé de dattes mûrissantes ;

Moi, cette année, j’ai vu

De l’or et de l’argent enfilés ensemble ;

Moi, cette année, j’ai vu

Le ciel, j’y suis arrivée et je n’y ai pas couché ;

Moi, cette année, j’ai vu

La Mecque, j’y ai prié et je n’y ai pas passé le midi ;

Moi, cette année, j’ai vu

Médine, j’y ai été et je n’y ai pas pris de repas ;

Moi, cette année, j’ai vu

Les eaux de Zemzem, et je n’en ai pas bu ;

Moi, cette année, j’ai vu

Des faons d’antilopes tendres comme des enfants qui parlent en adoucissant les sons :

Ils se faisaient, avec des étoffes de drap, une ombre sous laquelle ils passaient la méridienne ;

Faits pour le jeu, capables de jouer,

Ils étaient dans un lit de soie et d’argent.

Moi, cette année, j’ai vu

Un poulain dont l’amour m’a blessée :

Il est dans un champ de blé, debout, y paissant ;

Si seulement il était à vendre, je donnerais de lui

Un millier de jeunes adolescents !…

Poésie d’Eberkaou.

(Femme célèbre par sa beauté et son esprit.)

Le comparerai-je à un méhari blanc, à un bouclier de Tarmai

À une harde d’antilopes de Kita ?

À des franges de ceinture rouge de Jerba ?

À du raisin qui vient de mûrir

Dans un vallon où, à côté de lui, mûrit la datte ?

Amoûmen est le fil dans lequel sont passées les perles de mon collier.

Il est le cordon auquel sont suspendus les talismans qui sont sur ma poitrine ; il est ma vie ().

Remerciement.

Une femme pauvre, d’une tribu d’imrad, ayant reçu une aumône d’un officier français, l’en remercie par ces vers :

Je pars des tentes après la prière (du matin),

Je fais une marche pleine de réflexions soucieuses ;

J’ai laissé là-bas Tekâdeit et Lilli,

Ayant faim, exténués, pleurant ;

Les sauterelles sont la mort des pauvres gens.

Je suis allée au capitaine qui a pitié de moi ;

C’est un jeune homme qui fait des efforts pour tout bien ;

Il est valeureux à la guerre ; il est bienfaisant ;

Il a les cris de joie des femmes et les mérites devant Dieu ;

Son cri de défi, nul ne le relève ;

Tous les païens, il l’emporte sur eux.

Quand on a beaucoup lu d’improvisations des poètes touaregs, on s’aperçoit qu’ils se répètent, et qu’au Sahara plus qu’ailleurs, certaines métaphores, dont nous étions d’abord amusés ou émus, sont de style et fanées. Peu importe ici. J’ai voulu simplement ajouter quelques traits à l’image que nous pouvons nous faire de ce peuple, au milieu duquel le Père de Foucauld a vécu les dernières années de sa vie, auquel il s’est tant dévoué, dont il a passé tant d’heures à étudier les traditions, les coutumes, le vocabulaire, la langue et la poésie. Et dans cette même intention, je choisirai, parmi ceux qu’il a recueillis, des proverbes touaregs. L’on y voit mieux encore l’esprit vif de ces gens de l’Ahaggar, et leur bon sens, où devait tenir, comme en sa source, tout l’espoir humain qu’avait Charles de Foucauld.

Proverbes touaregs.

Éloignez vos tentes, rapprochez vos cœurs.

Quand tu vois la lune entourée d’un halo, c’est qu’un roi voyage à sa clarté.

Crains le noble si tu le rapetisses : crains l’homme de rien si tu l’honores.

Celui qui boit dans une cruche (le sédentaire) n’est pas guide.

Si longue que soit une nuit d’hiver, le soleil la suit.

La vipère prend la couleur des pays qu’elle habite.

Rire de terre cuite.

La main que tu ne peux pas couper, baise-la !

Celui qui t’aime, fût-il un chien, tu l’aimeras aussi.

Mieux vaut passer la nuit avec la colère qu’avec le repentir.

Les raisonnements sont l’entrave du lâche.

Une seule main, si elle n’a pas sa sœur, quoi qu’elle fasse, n’ouvrira pas un double nœud.

Lorsqu’un noble étend, pour te servir de tapis, le morceau d’étoffe qu’il porte comme vêtement, ne t’assieds pas en plein milieu.

Le déshonneur, l’enfer même l’a en horreur.

Entre vivants on est de revue.

Celui qui se met une corde au cou, Dieu lui donnera quelqu’un qui la tirera.

Au pays natal, la naissance ; en pays étranger, les habits.

La paume de la main n’éclipse pas le soleil.

Le coléoptère, aux yeux de sa mère, est une gazelle.

Le chemin frayé, même s’il fait des détours ; le roi, même s’il a vieilli.

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