XII Blandes aux volets verts

Blandes aux volets verts ! Quand Davidée s’éveilla, très tard, le matin du 31 juillet, dans la chambre où jamais personne n’avait habité, si ce n’est-elle, où des fleurs, pour elle cueillies, pour elle mourantes et donnant leur parfum de lande, l’avaient enveloppée de souvenirs, à l’arrivée, elle ne voulut pas appeler tout de suite la servante. Au coup de sonnette, c’est la maman qui serait venue la première, la maman que Davidée devinait depuis longtemps coiffée, le petit chignon blanc retenu au sommet de la tête par le même vieux peigne d’écaille blonde, la maman menue de plus en plus, et qui devait épier sûrement, dans la chambre voisine, parmi tous les bruits familiers du matin, l’inhabituel, le désiré, le rêvé qui la ferait accourir : « Maman ? Je suis éveillée ! Maman ? » Non, pas tout de suite. Elle se leva d’abord, avec précaution, mit une jupe, fit un bout de toilette, et entr’ouvrit la fenêtre, poussant les persiennes où la lumière taillait de chaque côté vingt petites barres, de plus en plus ardentes. « Il doit être plus de huit heures, pensa-t-elle, et nous étions en classe, à l’Ardésie, avant-hier, à pareille heure ! » La fenêtre qu’elle ouvrait, celle du Nord, donnait sur le rivage de la baie sans falaise et sans dune. Il fallait se pencher pour apercevoir la mer vaseuse. On ne voyait devant soi qu’un marécage, que continuaient des prairies, puis des terres lointaines, à peine montantes, qui se perdaient dans les brumes d’horizon. Les arbres n’occupaient point de place appréciable, ni les routes, ni les maisons, dans cette Beauce marine. Les herbes y étaient tout, fauves jusqu’où vont les grandes marées d’hiver, et plus vertes au delà, en éventail sans fin. Ouvrez-vous, mes yeux ! Reconnaissez votre jeunesse, qui est là, qui se lève des joncs et des talus, et vient avec des rires ! Davidée s’était promis une grande joie de ce retour et de ce premier bonjour au paysage d’enfance ; elle l’avait éprouvée plusieurs fois : mais ce matin, malgré le soleil, dont le vent promenait en houles la chaleur sur les herbes et sur les épis encore souples, elle demeura insensible, et s’étonna, et découvrit qu’elle avait le cœur pris par la vie de là-bas, par l’infertile Ardésie, par ses enfants, ses ennuis, et peut-être par la chanson de ce Maïeul, qui avait changé de pays afin de se mieux retirer de l’amour de Phrosine. Elle eut une déception, comme si elle voyait défleurie la fleur de son corsage…

– Bonjour, chérie ! Bonjour, bien-aimée !

La maman Birot était entrée, elle embrassait l’enfant, elle s’écartait aussitôt pour la mieux voir et juger de la mine. Toute la désillusion n’avait pas eu le temps de s’effacer dans le regard et sur le visage de la jeune fille ; il en restait une brume qui se dissipait : mais la mère l’avait vue.

– Tu es souffrante ?

– Pas du tout ! Ravie d’être à Blandes ! Papa est-il mieux ?

– Tu es lasse de ta nuit de voyage ?

– Je viens de m’éveiller, de moi-même. De deux heures du matin à huit, c’est un bon somme. Non, je ne suis pas lasse du tout, maman.

– Alors tu as de la peine ? Quelqu’un t’a contrariée ? Tu t’es disputée avec la directrice ? Ils n’ont pas eu assez d’égards pour toi ? N’est-ce pas que c’est ça ? Je le devine : ces gens de l’Ardésie ont rendu la vie difficile à mon enfant ! Ils n’ont pas compris la trésor que tu es et qu’ils ont ! Pauvre bien-aimée, pourquoi m’as-tu quittée ? Moi qui comprenais tout ! Dis-moi ce qu’ils t’ont fait ?

L’adjointe avait souri ; elle s’était assise en face de sa mère, dans le grand jour ; elle avait pris dans les siennes les chères mains maigres, noueuses, que le sang faisait trembler à chaque battement du cœur ; elle laissait voir la joie, la tendresse véritable, et tout le remerciement qui étaient en elle ; à sa manière, qui était vive et gaie, elle racontait la distribution des prix, le départ, les adieux sans émotion à mademoiselle Desforges, le voyage de l’Ardésie à Nantes et de Nantes à Blandes, dans la nuit. La mère, sans l’interrompre, et seulement pour ne pas remettre à plus tard le plaisir des mots qui accueillent, et qui aiment, murmurait : « Tu es jolie encore plus !… Tes lèvres ont un peu pâli, Davidée, mais comme elles ont de l’esprit ! Plus encore qu’autrefois ! Comme elles ont de la bonté aussi !… Tes élèves sont heureuses… Je crois que tu deviens châtain… En as-tu des cheveux !… Plus que dans ta petite jeunesse !… Quels bandeaux ! C’est comme une statue de musée !… Et elle n’est pas encore coiffée !… Ah ! la jolie que j’ai mise au monde ! » Cependant, lorsque le récit devint un peu plus languissant, elle l’arrêta, et, de nouveau, inquiète, elle demanda :

– Qu’as-tu ? Dis-moi le secret ? Tu n’es pas toute pareille à celle qui m’a quittée à Pâques.

Davidée aurait voulu ne pas raconter, si vite, la visite de l’inspecteur, les incidents qui l’avaient amenée ; elle s’était promis de laisser passer quelques jours dans la paix, et de choisir l’heure où elle parlerait à son père. Mais la tendresse impétueuse de la mère ne pouvait souffrir un délai ; son imagination grossissante, trop habituée à manquer d’objet, aurait, sur un soupçon, pour une nuance observée dans les yeux ou le sourire de sa fille, inventé vingt histoires, et cette petite personne, confinée entre les murs d’un village, se serait épuisée en rêves et en larmes, si l’enfant avait refusé de tout dire. Mieux valait troubler la paix, en disant la vérité, moins redoutable. Dès que madame Birot connut le procès de tendance qu’on faisait à sa fille, elle dit :

– Moi, je céderais, parce que ce n’est pas une question de ménage, mais tu es comme ton père : vous mettez votre dignité dans la politique… Il faut prévenir Birot.

– Aujourd’hui ?

– Oui.

Elle redevint la femme de décision qui ordonnait sans bruit, d’un air de soumission, tout ce qui devait se faire dans la maison.

– Le jour est cependant plus mal choisi que tu ne pourrais le croire, dit-elle. Je ne comptais pas que tu arriverais cette nuit ; j’avais mis des fleurs afin qu’il y eût plus de témoins lorsque j’entrerais dans ta chambre, pour me dire : « Elle est en route ; elle vient ; nous serons encore fraîches quand elle sera ici. » Mais je ne pensais pas à tant de hâte. Écoute : ce matin, tout à l’heure, le médecin va venir.

– Mon père est plus souffrant ?

– Non, très malade, depuis longtemps, depuis qu’il ne fait plus rien. C’est triste, quand un homme intelligent se repose. Le mien se tue en buvant. Ses doigts font plus de chemin qu’il ne veut, la tête lui tremble sur les épaules. Il essaye de s’occuper d’affaires, toujours, mais il met plus de temps à faire moins de choses.

– Pauvre père !

– Mais la cervelle est bonne, tu sais ! Il est redouté, comme dans sa jeunesse, et plus terrible : seulement, ses ennemis ont augmenté de nombre ; il n’a plus de chef à abattre, mais il a des troupes qui le guettent à mourir ou à faiblir, et il le sent. Je te le dis : il est terrible. La maison est partagée entre mon silence et ses colères.

Elle ajouta, et ses lèvres habituées à se contraindre indiquèrent à peine le sourire intérieur :

– Cependant, avec moi, il est plus doux qu’autrefois.

Elles causèrent peu de minutes ; le timbre de la porte d’entrée, placé au-dessous de la fenêtre de Davidée, annonça l’arrivée du médecin.

– Viens, mignonne.

Dans le « cabinet de travail », – cretonne à dessins orientaux et boiseries en pitchpin, – M. Birot sommeillait, lorsque Davidée entra.

– Oh ! la petite !

Le sang empourpra la face, et deux larmes coulèrent, dénonçant l’usure précoce. Le maître de carrière s’était levé ; il embrassait la petite, il appuyait sa grosse tête, tantôt contre la joue droite, tantôt contre la joue gauche ; il avait saisi sa fille par les épaules, et il la serrait, à la façon d’un ours, et il disait :

– Tu vas me guérir ! On ne m’avait pas prévenu que tu étais chez moi ! Pourquoi ne m’a-t-on pas…

À ce moment, la porte s’ouvrit de nouveau, et madame Birot entra, suivie du docteur.

– Bougre ! cria Birot. Que me veut-il, celui-là ?

Birot, dont une nouvelle vague de sang gonflait et empourprait le visage, refusait audience au médecin. Du regard, il le défiait, il se moquait, il lui ordonnait de sortir ; le bras tendu montrait la porte : la parole était en retard. Elle attendait l’effort de la mâchoire inférieure encore pendante, mal saisie par la volonté qui ne reconstituait plus la physionomie que par morceaux.

Tout à coup, il éclata de rire, se laissa tomber sur le fauteuil de cretonne, et, reprenant l’usage de sa mâchoire, qui se ferma et s’ouvrit en tirant sur les câbles du cou :

– Parbleu, ma fille, tu vas voir le peu que savent ces messieurs ! Vous voulez me guérir, docteur ? Vous êtes venu à la demande de madame Birot ? Oui, je comprends. Elle vous a dit sans doute mes maladies ? J’en ai plusieurs. Mais ce qu’elle vous a dit abrégera la visite. Que m’ordonnez-vous, voyons ?

Le médecin, qui avait la barbe rousse, dure et égale comme une javelle de blé, homme patient de la patience de sa race paysanne et de l’autre patience, acquise dans le métier, répliqua avec lenteur :

– Il faut d’abord ausculter, palper, monsieur Birot.

– Faites !

D’un geste sûr, comme s’il cassait une pierre, le maire de Blandes arracha le faux col, ouvrit la chemise, déboutonna le gilet :

– Voilà le coffre !

Et, par-dessus la tête du docteur, qui s’était penché pour ausculter le malade, il regardait Davidée, pour lui montrer qu’il se faisait, à cause d’elle, et d’elle seule, obéissant.

– Eh bien ! dit-il quand l’examen fut achevé, que me conseillez-vous, docteur ; que me demandez-vous ? Je le sais d’avance. Ma femme vous a soufflé l’ordonnance : ne plus boire ?

– C’est cela même.

– Ne plus vivre !

– Au contraire : vivre plus longtemps.

– Sans ressort, sans compagnons, sans plaisir ! Dites donc, j’ai trimé quarante ans pour gagner ma fortune ; j’ai plus travaillé que les camarades ; j’ai été plus sage ; j’ai été aidé aussi par une femme économe…

C’était la première fois qu’il rendait publiquement justice à sa femme, qui demeura muette, dans le coin de la pièce, mais qui fit un signe d’approbation, en regardant sa fille, leur juge.

– Eux, les compagnons de la pierre, mes ouvriers, continua Birot, ils boivent : moi qui suis riche, je ne pourrais pas ? Alors, que voulez-vous donc que je fasse ?

Le jeune médecin, assis, intimidé à cause de Davidée, et se frottant les genoux avec les mains, d’un mouvement de va-et-vient, qui courbait et redressait tout le buste, fit une petite moue, pleine de réponses.

– Il y a dix choses à faire pour un homme intelligent comme vous, monsieur Birot.

– À savoir ?

– Vous pouvez lire.

– Quoi ?

– Mais, ce que vous voudrez : des romans…

– Ça m’embête, c’est des mondes que je ne connais pas.

– Des journaux.

– Le second que je lis ressemble au premier.

– Des ouvrages de vulgarisation scientifique…

– Je ne les comprends pas. Vous perdez votre temps, docteur. Je sais né pour la pierre, pour commander des ouvriers, pour me reposer ensuite en me soûlant avec eux, mais pas pour lire. C’est ma fille qui lit pour moi ; moi je bois pour elle : voilà le train de la vie.

Il se mit à rire une seconde fois, ayant jugé que la riposte portait.

– Jardinez, reprit le médecin. Un jardin comme le vôtre…

– Au bout d’une heure, je n’en puis plus.

– Voyagez alors. Dépensez votre argent à faire de beaux voyages.

– J’ai essayé.

– C’est vrai, dit Davidée, nous sommes allés à Biarritz, aux dernières grandes vacances…

– Oui, dans les hôtels riches ; mais, ce qu’elle ne dit pas, c’est que je me sens ridicule là-dedans…

– Allons donc !

– Vous ne m’en remontrerez pas ! Je suis un ouvrier, moi, un tailleur de pierre, et j’ai des habitudes d’ouvrier ; ça ne se refait pas, les plaisirs de chacun ; c’est dans l’habitude et dans le sang ; pourquoi ne me proposez-vous pas d’être médecin ?

– Jouez aux cartes, plutôt !

– Dès que j’ai perdu dix sous à la manille, j’ai du regret comme si j’avais perdu ma maison : c’est encore dans mon sang, l’économie. Je ne peux pas mener la grande vie, je ne peux pas jouer, je ne peux pas m’habiller, je ne peux pas parler comme eux, ni m’amuser comme eux. Laissez-moi tranquille !

Il se leva, lourd et solide encore. La veine de patience et de belle humeur était épuisée.

– Laissez-moi tous avec vos remèdes ! J’ai soif parce que la pierre a soif. On meurt de son métier ; je mourrai du mien, qui boit trop. Assez causé ! Il est temps d’aller retrouver mes amis !

– Attends, dit madame Birot, pendant que Davidée reconduisait le docteur résigné : j’ai à te parler.

– Plus tard !

– De notre fille, à qui on a fait du tort.

– Alors, c’est différent. Si on touche à l’enfant, moi je ne pardonne pas.

Davidée rentra.

– Qui est-ce, petite ?

– L’inspecteur primaire…

Birot, plié en deux pour se rasseoir, s’arrêta à moitié course, et la regarda de côté.

– Une affaire de curé, je parie ?

– Oui, papa.

– J’aime pas ça. Viens tout de même.

La petite s’assit sur une chaise, devant le père et tout près. Et il lui caressa les mains, et elle comprit qu’elle avait gagné sa cause. À mesure qu’elle parlait, l’admiration du père grandissait, pour cette fille qui lui ressemblait, qui n’avait pas peur, qui avait tenu tête, qui réclamait sa liberté et qui parlait bien. Les yeux s’animaient, les lèvres se tendaient et laissaient échapper un juron bref, et Birot se dilatait, esprit et corps, et rajeunissait dans la colère. Ses facultés de discuteur s’exerçaient en lui-même ; les mots qu’il allait dire passaient en reflets sur son visage, faisaient se hausser ses épaules ; et il se redressait et se mettait à tirer, de haut en bas, les grosses moustaches qui allaient se démener bientôt, se séparer en mèches sous la poussée des mots violents, jetés à pleine voix, à qui ? Il savait tout cela ; il avait combiné l’affaire ; il avait préparé une plaidoirie de sa façon, quand il dit, frappant sur la joue de Davidée :

– Je ne bois pas ce matin, décidément. Maman, fais-nous déjeuner de bonne heure : je vais trouver le préfet.

– À La Rochelle ?

– Oui.

– Tu ne pouvais pas marcher, hier, tu avais la goutte ?

– Je ne l’ai plus.

Une joie inusitée libérait les mouvements de Birot, et sa voix, et la flamme de ses yeux, devenue fumeuse en ces derniers temps, et qui se rallumait. Quand il quitta la maison, coiffé de son feutre noir à large bord, vêtu du complet d’épaisse cheviote qui était, été comme hiver, son habit de cérémonie, cravaté de rouge et le bâton à la main, sa femme lui dit :

– Birot, on jurerait que tu vas à une réunion publique !

– Précisément, et ce n’est pas autre chose.

– Tu ne peux pas faire la route à pied, voyons ! Demande à Caderotte d’atteler sa jument : il ne refusera pas, il est ton obligé…

– Ma pauvre femme, il se croirait quitte. Laisse-moi faire.

Il avait calculé qu’à l’heure où il partait, – un peu avant onze heures, – il n’aurait guère de chance, s’il ne trouvait pas sur la route quelque carriole, ou, à défaut, la charrette d’un marchand de moules ou d’un marchand d’œufs. Ce fut le coquetier qui se présenta, et prit le gros homme en supplément. Il avait un cheval qui trottait comme un poulain qui suit sa mère, tout déhanché et la tête en éveil. Dix minutes avant midi, M. Birot pénétrait dans l’antichambre de la préfecture.

– Je vais annoncer monsieur Birot ? dit l’huissier.

– Supprimez « monsieur », dites : « C’est Birot qui est là. » Quand je n’ai pas que des politesses à faire, j’aime mieux me nommer Birot tout court.

– Comme vous voudrez.

Le maire de Blandes fut introduit dans le cabinet préfectoral, et le préfet, jeune et chauve, vint à sa rencontre, la main tendue, mais discrètement, sans allure : il se défiait, et n’était jamais bonhomme qu’en reconduisant ses visiteurs.

– Mon cher monsieur Birot, je n’ai que cinq minutes.

– Cela suffit, monsieur le Préfet.

– Asseyez-vous. Est-ce une permission de moisson que vous venez me demander ? Elle est à vous.

– Non.

– L’indemnité pour une vache morte ?

Il riait, d’un quart de rire, en homme puissant. Birot ne riait pas.

– Non, une permission, pour une institutrice, d’emporter un gros paroissien, quand elle assiste aux obsèques d’une de ses élèves.

La ride sourcilière de M. le préfet se creusa et remonta jusqu’aux poils follets, chaumes clairsemés des cheveux tombés.

– Vous vous moquez de moi, je suppose ?

– En aucune façon. J’ai recours à vous : l’institutrice est ma fille.

– Mademoiselle Birot ?

– Davidée, adjointe à l’Ardésie. Elle a été dénoncée. Je ne veux pas qu’elle ait des embêtements : vous entendez, je ne veux pas !

– Mais c’est dans un ressort qui n’est pas le mien, mon cher monsieur Birot, et je ne puis rien pour vous.

Le père Birot, qui s’était un peu trop enfoncé dans le fauteuil bergère désigné par le préfet, se souleva, s’assit sur le bord, tenant les deux mains appuyées sur ses cuisses, les doigts en dehors. Par-dessus le lorgnon qu’il avait posé sur son nez, il considéra un moment le personnage officiel, comme il faisait avant de répondre à ses adversaires. Il les intimidait presque toujours, tant ses yeux juraient, et ajoutaient de fureur aux mots qu’il allait dire. Les mains ne serraient les jambes que pour ne point montrer avec quelle violence elles tremblaient. Le préfet, au contraire, s’appuya au dossier de son fauteuil de rotin, et fit la moue d’un homme qui aurait une cigarette entre ses lèvres.

– Monsieur, dit Birot, d’une voix difficilement frénée, dont les soubresauts martelaient la poitrine et le visage du préfet qui se recula un peu, monsieur, je m’adresse à vous parce que vous êtes notre commis…

– Par exemple ! Commis ?

– Je ne m’exprime peut-être pas bien, mais je sais bien ce que je veux dire. Vous êtes commis pour tirer d’affaire, toutes les fois qu’ils en ont besoin, les gens de notre bord et pour enfoncer les autres.

– C’est une conception simpliste, monsieur Birot.

Le rire du préfet déplut au tailleur de pierre, qui ne contint plus sa voix.

– Qu’elle soit simpliste, je m’en fiche ; elle est vraie. Je m’adresse à vous parce que je vous ai sous la main, et que je ne peux pas, moi, m’adresser à d’autres. Qu’est-ce que c’est que le père Birot en dehors du département ? Rien. Tandis qu’ici, je suis une puissance…

– Un homme qui a rendu de grands services, je n’en disconviens pas.

– Des services ? non ; je suis un homme qui dompte les hommes, qui les connaît autrement que vous, parce qu’il connaît toutes leurs faiblesses particulières, qui les voit vivre, qui les amène à voter pour lui et à voter comme lui. Je me sers d’abord, je veux bien vous servir ensuite, voilà ! Mais à une condition…

– Je n’admets pas ces sortes de menaces.

– Il importe peu : moi je puis les exécuter. Je vous dis qu’il faut que l’inspecteur qui a mal noté ma fille répare son injustice !

– Je ne peux pas m’occuper de votre affaire.

– Eh bien ! moi, je vais m’occuper de la vôtre, vous entendez !

Birot était debout, les bras tendus vers le haut fonctionnaire qui s’était levé, lui aussi, stupéfait et vaguement ému de voir, si rapprochés de lui, deux yeux si furieux et des poings si violemment énervés.

– Monsieur le maire !

– Je vais vous la démolir, votre commune de Blandes ! Je vais l’arranger, votre administration ! Je dirai vos dénis de justice et comment vous traitez la démocratie !

– Monsieur Birot, vous demandez l’impossible.

– Vous me croyez vieux, vous aussi ! Vous me croyez usé ! On vous l’a dit ? Eh bien ! monsieur le préfet, ça sera peut-être ma dernière campagne, mais je vous jure que je gagnerai la partie ! J’ai bien l’honneur !

Il prit son chapeau, s’en coiffa par inadvertance, et marcha vers la porte.

Le préfet lui toucha le bras.

– Je suis désolé de vous refuser, mais vous devez comprendre que, directement, je ne peux pas vous donner satisfaction.

Le maire de Blandes ne répondit pas, haussa les épaules, et descendit.

Il emportait triomphalement l’adverbe. « En a-t-il eu du mal à sortir son « directement », grommelait le bonhomme en descendant l’escalier. En a-t-il eu ! J’ai cru que ça ne viendrait pas ! »

L’après-midi était avancée ; les heures exaspérées où les mouches, les taons, les guêpes, fauchent dans l’air la moisson invisible, faisaient place à la langueur des soirs qui attendent le vent, lorsque Birot, que personne n’avait entendu rentrer, s’avança vers la tonnelle où sa femme et sa fille travaillaient à l’ombre. Le sable écrasé fit plus de bruit que tout Blandes ensemble. Les deux femmes levèrent la tête et mirent leur aiguille la pointe en l’air. « Eh bien ? » demanda Davidée. Madame Birot ne demanda rien, et c’est à elle que le gros homme répondit, essoufflé, morfondu, s’épongeant, mais l’œil vif au-dessus du mouchoir qui passait d’une joue à l’autre.

– Je n’ai pas besoin de médecin, maman Birot, je roule encore mon préfet comme un jeune homme !

Puis, caressant la joue de la jeune fille :

– Petite, je suis sûr qu’ils vont t’écrire. Je serais étonné s’ils ne te disaient pas que, pour leur faire plaisir, tu devras emporter aux enterrements, désormais, un livre de lutrin !… Je vous raconterai ça. Je vais me rafraîchir.

Il eut, pour le remercier, le regard profond de Davidée, le regard qui disait aussi : « Pourquoi, vous qui commandez aux autres, êtes-vous si faible contre vous-même ? Pauvre père qui allez sombrer dans la démence ! »

Les aiguilles, ensemble, percèrent la toile blanche ; les fils, entre les grains serrés, coulèrent avec un menu bruit, et, sous les branches du chèvrefeuille, moites de miel et rongées de pucerons, la conversation continua, lente et pour la première fois intime entre madame Birot et sa fille.

– Alors, maman, tu n’as jamais senti le besoin de croire ?

– Ton père m’aurait défendu de faire autrement que je n’ai fait. Il a sa politique. J’aurais cassé mon ménage en deux. D’ailleurs, je suis croyante comme on l’est ici. Qu’est-ce que tu appelles croire, toi ?

– Accepter Dieu, et par Lui s’élever au-dessus de la vie qu’on mène et la juger.

– Je laisse ton père juger, et mes voisins aussi me jugent, et ma conscience. Ta conscience ne te suffit pas ?

– Non, c’est si difficile, sans règle fixe… Quand tu ne savais pas, est-ce que tu demandais conseil ?

– Jamais.

– Tu n’as pas connu mon mal, évidemment.

Une abeille, demi-soûle de miel de chèvrefeuille et serrant entre ses pattes une feuille morte, tomba sur la toile. Davidée, d’une détente brusque du doigt que le dé protégeait, la jeta à terre.

– J’essaye de former des consciences, ma pauvre maman, et je sens qu’elles m’échappent, qu’elles meurent comme des nouveau-nées, qu’on m’a chargée de nourrir, et pour qui je n’ai pas de nourriture. Je n’ai que l’angoisse maternelle.

– Que dis-tu là ? Est-ce que tu ne suis pas le programme ?

– Ah ! maman, je ne l’observe que trop ! J’ignore tout en dehors de lui. Je doute de tout l’essentiel. J’ai juste assez d’intelligence pour voir les difficultés ; je ne puis pas les résoudre. Je suis tentée de croire et de prier.

– Toi !

– Et je demeure incertaine et troublée. Cela ne me fait ni assez bonne, ni assez sage, ni gardienne véritable, ni sœur, ni mère, et ma famille est immense et crie autour de moi. Je me demande pourquoi on m’a envoyée vers mes petites, si démunie pour moi-même !

– Si ton père t’entendait, il se mettrait dans une colère !

– En ces questions-là, maman, la colère ne fait pas une solution. Il me semble que je reçois des petites bougies allumées, tiens, comme celles que tu piquais dans un biscuit de Savoie le jour anniversaire de ma naissance : neuf ans, neuf bougies ; dix ans, dix bougies ; et je ne souffle pas sur elles, oh ! non, mais elles s’éteignent entre mes doigts. Et le goût de leur fumée morte me poursuit.

Madame Birot, qui ne s’interrompait pas plus qu’une araignée de travailler, quand elle avait commencé à tendre un fil, blanc ou noir, laissa tomber ses deux mains sur sa robe relevée en deux plis sur les genoux.

– Davidée, dit-elle gravement, tu m’inquiètes, et j’ai du chagrin, parce que je ne peux pas pénétrer où tu vas, je ne dois pas. Mais je sais bien où tu vas !

– Moi, je ne sais pas, maman. Mais il est sûr que je n’ai plus l’esprit de ma jeunesse, que je n’ai plus le sommeil de Blandes.

La mère soupira, reprit l’aiguille, et, courbée, les yeux rougis par la longue application, dit :

– J’aime mieux ne pas parler de cela. Laisse-moi mon sommeil, que j’appelle la paix.

– La paix, je l’imagine comme une respiration dans la certitude, si pleine, si fraîche, si pure et si aisée ; je ne l’ai pas.

– Parlons d’autre chose, Davidée. C’est trop fort pour la vieille mère que je suis.

Elles ne parlèrent plus de rien. Jamais des mots semblables n’avaient passé entre les treillages de la tonnelle, jamais ils n’avaient été prononcés dans la maison blanche, et les maisons voisines n’en connaissaient pas le sens.

Du carnet vert. – 31 juillet. – « Mon père devait nous raconter pendant le dîner son entrevue avec le préfet. Mais la fatigue et d’autres raisons quotidiennes, hélas ! ne lui ont permis que de pauvres essais, des départs de phrases, des mots qui cherchaient à se rejoindre, et ne se reconnaissaient pas l’un l’autre, quand ils se trouvaient ensemble. Le plus pénible, c’était la conscience qu’avait mon père de cette déchéance, et de la cause, et de ce qu’elles ont d’irrémédiable. Ma mère s’efforçait de causer avec moi et d’emplir les silences, mais chaque tentative irritait mon père, qui n’y voyait qu’une interruption et un manque d’égards. Il me prenait à témoin. Je souffrais de penser que cette soirée, la première, avait été désirée, rêvée par ma mère, comme l’une des grandes joies de l’année, une revanche des soirs ordinaires, une consolation. À huit heures, maman est montée, pour être sûre que mon père allait se coucher, qu’il ne serait pas repris de l’idée de boire, de rejoindre là, au carrefour des rues de Blandes, ceux qu’il appelle ses amis. Je suis sortie. Il faisait clair et chaud encore. Les mères étaient dans les maisons, et passaient dans le demi-jour des couloirs ou des chambres ouvertes. Je voyais le blanc des soupières qu’elles emportaient, ou des oreillers qu’elles posaient sur les traversins. Toute la jeunesse, tous les anciens se tenaient devant les façades peintes, assis, debout, presque tous mornes. Mon passage éveillait des yeux, et provoquait des mots, les mêmes, dans les groupes qui attendaient la nuit. J’étais saluée, ici ou là, d’un petit signe de tête, mais comme ils me signifiaient tous, involontairement, d’instinct, que je ne suis plus l’une d’entre eux, plus la compagne, plus l’amie, et que j’ai perdu ma place dans le bourg ! Il faudrait bien du temps pour la reprendre, et ce ne serait plus tout à fait la même que je retrouverais. Je suis d’ailleurs. L’éducation et l’absence ont fait de moi une étrangère.

» Les chemins dans les herbes marines, les sentiers qui marquent la courbe des plages très anciennes m’ont mieux accueillie : j’ai retrouvé leur silence, leur sol craquelé, et la lueur de lune rousse que met le soleil tombant sur ces espaces qui ne sont plus à la mer qu’un jour ou deux par an, mais qu’elle a confits dans le sel, qu’elle a ensemencés, pour de longs jours, de ses végétations à elle. Je voyais la mer, mais si loin, lame d’eau luisante, qui n’a plus assez de profondeur pour former une vague, éternellement plate, et tailladée par des palissades, comme par des haies noires, où s’attachent et s’engraissent les moules. Image qui m’a poursuivie. Je n’avais vu que son éclat quand j’étais petite. Aujourd’hui j’ai pensé : il y a eu, sur ces côtes, des flots soulevés, des navires, des sillages, le bruit des rames, l’ombre des voiles, des ports, des hommes qui vivaient la vie d’aventure et de danger. Mais la terre s’est exhaussée : ils ne viennent plus les beaux coureurs du large ; l’eau ne porte plus que des bachots informes, poussés du pied, et qui glissent entre les bancs de vase.

» Peu à peu, je me suis figurée que j’étais promise au sort de ce paysage. J’en ai senti l’abandon comme une douleur personnelle. Non ! Je ne vivrai pas là ! Je ne laisserai pas la terre m’envahir. J’appartiens déjà aux douleurs que je consolerai, mais qui sont de la vie. Et alors, la pensée m’est venue que je puis aimer Maïeul Jacquet. Il n’a point de culture, mais du moins il n’est pas déformé par le grand orgueil du petit savoir. Il est capable de courage, même du plus difficile ; que les hommes n’ont plus quand ils se croient des dieux : il se sait un homme, un pauvre homme ; il a écouté une voix qui était la mienne et plus encore celle de l’enfant morte, et il a pris nos plaintes pour un devoir. Et, pour tenir sa promesse, il a quitté le pays. Il doit être là-bas comme je suis ici, un étranger. Il souffre. Peut-être songe-t-il encore à moi. Si j’en étais sûre, si je me mariais avec lui, il serait mon grand élève ; je chercherais ma voie et nous irions ensemble ; il ne m’arrêterait pas, si je voulais être meilleure ; il aurait confiance, et je ne sais pas si je monterais bien haut : mais il monterait avec moi. »

5 août. – « J’ai essayé de lire, chez nous, des livres religieux. Comment en existe-t-il dans la bibliothèque d’un homme comme mon père, qui a des idées anticléricales ? Comment sont-ils venus, dans ce lot de trois cents volumes, relégués au grenier ? Je n’ai pas osé le demander à maman. Mais j’en ai trouvé deux. Le plus moderne est de Gratry. C’est celui qui me convient le mieux. J’y trouve une foi souffrante, ou mieux, une intelligence des souffrances de ceux qui cherchent, par quoi je suis attirée. Mon état est le trouble, la contradiction, la volonté faible, l’appréhension de déchoir si je ne change pas, le dégoût qui précède l’effort, l’extrême solitude morale. Les maîtres contemporains de la vie spirituelle ont connu mon angoisse. Et c’est ici que je l’apprends, chez mon père ! »

6 août. – « Ma mère, qui a le don de pénétrer dans les vallées de l’esprit, et qui a perdu, ou n’a jamais eu le goût des sommets, m’a fait lui raconter, par le menu, ma vie d’institutrice. Elle n’oublie rien ; elle classe silencieusement les noms, les dates, les descriptions ; elle devine ce que je ne dis pas. Ce matin, nous revenions du village voisin : j’ai encore le bras fatigué par le poids du panier de provisions, légumes, œufs et poulet, que je portais. Nous causions de moi, qui suis son grand sujet de méditation depuis vingt-trois ans. Elle a revécu, par la puissance d’amour qui est en elle, presque tout l’inconnu de ma vie, mes années d’école normale et surtout mes premiers mois à l’Ardésie. J’observais sa joie d’être près de moi, et quelle plénitude de contentement exprimait son pauvre petit visage tout blanc, tandis qu’elle marchait, ayant mon ombre sur elle, ayant mon souffle, ayant ma voix, ayant mon âme penchée. Il tombait une brume de marée, tiède et fine. Elle ne s’en apercevait pas. Elle jouissait d’avoir les mains libres, d’être deux, et je croyais que la pensée de l’avenir ne se mêlait pas à cette félicité émouvante. Je me trompais. Elle songeait à mon avenir. Elle m’a dit, comme nous arrivions près de l’école de Blandes, à l’entrée du village qu’elle a coutume de traverser en silence, de peur des échos :

» – Tu dois te marier, Davidée. Le père ne vivra pas longtemps. Moi, je ne te protégerai pas. Ton frère n’est plus guère de la famille, et tu auras de lui plus de peines que d’égards. Seulement, tu es difficile à marier.

» – C’est ton rêve, maman, plus que le mien.

» – Tu ferais ce que je n’ai pas su faire : l’éducation de ton mari.

» – Avec quoi ? Avec mon alphabet et mes livres de classe ?

» – Non, tu as une force en toi, pour le bien des autres.

» – C’est pourquoi je vous ai quittés tous les deux : mais, à l’épreuve, j’ai vu ma faiblesse.

» J’ai été très troublée de ces mots-là : une force pour le bien des autres. »

Du carnet vert. – 14 août. – « Phrosine appelle au secours. Elle m’écrit : « Mademoiselle, j’ai retrouvé Le Floch ; il travaille dans la forêt de Vouvant, qui est loin de la Sologne en effet. Il m’a vue, il a eu peur, il n’a pas reparu chez la logeuse où il venait, une fois la semaine, changer de linge et dormir dans un lit. Je sais qu’il a dit : « Elle voudrait que je la reprenne ! Mais si je la retrouve ici, je quitte le pays. » Il n’avait pas l’enfant avec lui. Je sais que l’enfant vit, qu’il est placé dans une ferme, mais où ? Venez m’aider. Vous n’avez pas un bien long voyage à faire. On est en Vendée, à ce qu’ils disent. Vous parlerez pour moi à Le Floch. Il ne m’écouterait pas. Si vous ne venez pas, mon enfant est perdu, mon dernier. Et je peux vous dire aussi que je n’ai plus d’argent, que je dois à plusieurs, et que je suis à la fin de mon courage. »

La lettre était datée d’un petit village qui est sur la lisière de la grande forêt vendéenne.

Davidée hésita. Quel service rendrait-elle ? Lui demandait-on autre chose que le paiement de quelque note de boulangère ou de logeuse à la semaine ? En quelle compagnie allait-elle se risquer ? Pourquoi quitter Blandes ? Comme elle doutait encore, elle se souvint de la parole qu’avait dite la petite Anna : « Je vous donne maman », et, quand l’Assomption fut passée, elle partit.

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