II La famille Birot

D’où venait Davidée Birot ? D’un village situé au bord de la mer, dans ce pays des Charentes où la côte est taillée en biseau, et glisse ses plages indéfinies sous les vagues sans profondeur. Elle était de famille terrienne, mais née au bord du flot, en vue du large. Le père n’avait pas toujours vécu de ses rentes, comme il vivait à présent. Compagnon tailleur de pierre, adroit dans le métier, tenace en toute affaire, bourru, intelligent, Constant Birot avait fait son tour de France, fendu, martelé, sculpté un peu toute pierre marchande, la pierre dure et le tuffeau, le granit, le marbre, les vieilles laves du Massif Central, et les agglomérés, couleur de crème et de rouille, où il aimait trouver des coquillages.

Rentré au pays, ayant amassé quelques centaines de francs, il s’était associé avec un fils de famille nommé Hubert. À eux deux ils avaient acheté une carrière de pierre dure, à la porte du village, dans la plaine sans arbres qui enveloppe Blandes aux volets verts, et, Hubert fournissant les fonds, Birot faisant le métier de contremaître, l’affaire s’était lentement développées. Birot n’avait aucune instruction générale. Il en souffrit quelque incommodité dans son commerce ; il s’en irrita comme d’une injustice à mesure que son ambition grandissait, et, par une illusion où la vanité trouvait son compte, exagérant la vertu des études qu’il n’avait pas faites, il en vint à croire que cela seul lui manquait et le limitait. Aussi, quand il eut deux enfants, – toute ma charge, disait-il, – de son mariage avec une petite rentière du pays, il déclara que son fils serait ingénieur et que sa fille « aurait une bonne place aussi. » Le fils ne réussit pas. Médiocre élève au lycée, plusieurs fois menacé de renvoi, il finit par entrer comme employé aux écritures dans les bureaux d’une préfecture du Midi. On ne le voyait plus guère à Blandes. Les amies de madame Birot racontaient que l’employé n’était maintenu, dans ce poste secondaire, que grâce aux relations et à l’influence politique du père Birot. Celui-ci, en effet, déjà riche et continuant de travailler, rachetait la part de son associé, devenait le seul maître de la carrière, et prenait figure de personnage non seulement à Blandes, mais dans la région voisine et jusqu’au-delà de La Rochelle. À Blandes même, il régnait, il était maire, toujours réélu, sûr de l’être, autoritaire, de ceux qu’on peut appeler des maires absolus.

Il avait les dons qui conviennent pour la conquête violente de la primauté communale, en période de trouble et de jalousie. Son intelligence était précise, sa mémoire implacable, sa haine aussi, et sa serviabilité promise à tous ceux qu’il ne détestait point. Il était bon homme et jovial avec tout le monde au premier abord. Si on pliait, il restait ainsi, la paume ouverte pour la poignée de main, bavard en apparence, observateur soupçonneux sous le dehors de l’abandon. À la première faute, ou simplement à la première erreur commise contre sa magistrature ou contre ses intérêts, il répondait immédiatement, et avec une brutalité singulière. Les paroles, les gestes, les menaces, les histoires collectionnées depuis trente ans dans cette mémoire tenace, les insinuations, s’il le fallait, mais qu’on savait soutenues par des preuves toutes prêtes, accablaient le coupable. Le père Birot courait à la préfecture. Il ne dénonçait pas en cachette. Il criait sa colère. Il demandait vengeance. Il revenait avec une promesse, la promesse était tenue, l’instituteur déplacé, la receveuse envoyée en disgrâce, le conseiller municipal voyait refusée la demande de sursis faite par Auguste, réserviste, et le fils de la mère Michelin, soldat, n’obtenait pas la permission de moisson. Le sexe, la jeunesse, le regret du coupable, n’avaient nulle influence sur les décisions du père Birot, celles qu’il avait prises, celles qu’il allait prendre.

Jamais on ne l’avait vu pardonner. Jamais un débiteur n’avait obtenu un délai de ce gros prêteur rougeaud, qui riait en disant : « Payez, après nous verrons » ; mais qui riait uniquement de sa force, du sentiment de son droit, de l’inévitable légalité. Personne ne l’accusait de lâcheté. Il allait droit chez l’habitant inculpé d’avoir dit quelque mal de lui. « C’est-il vrai, que tu m’as dénigré ? C’est-il un mensonge ? Es-tu mon ennemi ? Es-tu mon ami ? Voilà le moment de te déclarer. » On l’accusait d’être impitoyable. Il l’était. On disait aussi couramment : « Cet homme-là n’a pas de cœur ». Et cela était faux.

Il continuait d’aimer son métier, sa carrière de Blandes, il aimait la pierre à bâtir, le beau moellon, les larges assises bien taillées et posées d’aplomb. Bien qu’il commençât à marcher péniblement, sur ses jambes arquées, au-dessus desquelles son ventre faisait clef de voûte, on l’eût conduit à six kilomètres à travers champs pour voir une façade neuve et réussie, une arche de pont construite de biais, un socle ou une borne qui faisaient honneur à l’ouvrier, ou à la mine. Mais surtout, il aimait sa fille. Davidée était née dans ce qu’il appelait « les temps durs », ceux où il travaillait de ses mains, avec une ardeur, une conscience, une régularité exemplaires. Quand il rentrait, le soir, elle était là, mignonne, les mains tendues, – des mains fines, dont il s’émerveillait, – le nez un peu levé, et les yeux tout à lui, pleins d’admiration enfantine, du souvenir des jeux de la veille, humides et brillants d’une tendresse qu’elle savait déjà puissante.

En elle, il se reconnaissait, non pas tel qu’il était, mais tel qu’il aurait pu être. Il lui disait : « Petite Davidée, tu es intelligente. Moi, je ne suis pas une bête, mais je manque d’instruction. Tu auras beaucoup d’instruction, toi ; je t’achèterai des livres, même des gros, très chers, tous ceux que tu voudras ; je te payerai des maîtresses de lecture, d’écriture, de calcul, de tout le reste qui s’apprend ; je dépenserai mes derniers sous pour que tu me fasses honneur, parce que ton frère, vois-tu, je ne compte pas sur lui. Viens m’embrasser ! »

Il l’enlevait dans ses bras dont les muscles, habitués au même effort, de bas en haut, portaient l’enfant comme si elle avait été en duvet. Il l’asseyait dans un fauteuil de rotin perché sur quatre échasses acheté pour Davidée au biberon, et qui servait encore, malgré les haussements d’épaule de la mère, à Davidée petite fille, déjà haute comme un épi. Le père le voulait ainsi, parce que ce cœur pesant n’avait qu’une joie et qu’il craignait déjà de la perdre, et qu’à voir l’enfant dans la chaise du bébé, il s’imaginait plus aisément que rien ne changerait. Birot approchait la chaise du feu que la mère avait fait maigre ; il jetait sur les braises et les brasillons une poignée de sarments dont il y avait provision dans la cuisine, sous la coquille limaçonne de l’escalier, et il disait :

– Chauffe tes menines, et ris de tes petites dents ! Voilà le feu que j’ai gagné pour toi, avec ces bras-là ! Voilà le bois de mes vignes dont j’ai vendu le vin aux brûleurs de Cognac. Approche-toi encore… Fichue journée, la mère ! Une pierre de taille fendue par la gelée, et un animal d’ouvrier qui s’est blessé au genou, et qui voulait me faire payer la casse ! Tu sais, Blaisoin, le bistourné, le bignole, qui a des poils qui lui mangent les yeux ? Est-ce que je n’ai pas été ouvrier, moi aussi ? Est-ce que je n’ai jamais eu la viande entamée ? Est-ce que j’ai fait des manières ? Je lui ai mis mes deux mains sur les épaules, et je l’ai secoué, que les os lui en craquaient. Il a eu peur : ça m’a servi de quittance… Dis, la mignonne, allonge tes pieds : les sarments brûlent comme un cœur.

L’enfant ne riait pas autant qu’il l’eût voulu. Elle se laissait gâter avec condescendance. Ils ont si vite deviné, tous et toutes, leur puissance et les moyens de l’accroître ! Davidée craignait plus la mère silencieuse que le père violent. Quand elle voulait une chose difficile, un voyage à La Rochelle, une pêche aux moules dans la baie, un goûter d’amies, une poupée de Paris bien habillée, elle demandait au père Birot, mais elle regardait la mère qui, en arrière, les pieds toujours chaussés de feutre, sans bruit, sans arrêt, noire et fluette, rangeait, époussetait, frottait, toujours lasse, jamais satisfaite. Ô cœur épris de l’ordre matériel, et qui mettait là sa perfection ! Lorsque la mère avait dit oui, d’un clignement de paupière, ou non, d’un quart de tour du menton tournant sur le pivot du cou, Davidée ne se souciait pas de l’avis du père Birot. La cause était gagnée ou perdue.

Bientôt la chaise fut trop haute pour l’enfant. Davidée, comme les grandes filles, prétendait toucher la terre avec ses pieds. Le père Birot, qui lisait lentement, et qui épelait les mots compliqués, lui demanda de lire tout haut le journal. Par un scrupule, qui eût étonné ses amis, cet homme mal embouché parcourait d’abord les titres de la feuille radicale, et disait : « Davidée, tu feras un saut par là-dessus, et puis, là encore, un petit saut de mouton. » Il penchait la tête, quand sa fille lisait, tâchant de comprendre tout, aussi vite que venaient les mots, au trot ou au galop, selon que l’article ennuyait ou amusait la lectrice. Elle avait une prononciation délicate, et une espèce d’esprit alerte qui se jouait entre les lignes comme un petit dauphin dans la mer. Ah ! quelle futée ! Elle aimait encore mieux lire pour elle-même, tout bas, des livres de classe, d’autres que madame Birot empruntait à une bibliothèque scolaire, ou à des amies, qui avaient deux ou trois douzaines d’in-18 dans un placard. Elle rapportait, de l’école, des notes remarquables. Quand elle était au lit, là-haut, précisément au-dessus de la salle à manger qui servait de salle de réception à madame Birot et de fumoir au bonhomme, les deux époux ouvraient le carnet de notes de Davidée, et l’orgueil leur entrait dans l’esprit, à repasser les gros chiffres qui signifiaient invariablement : très bien. Mais madame Birot, qui avait l’imagination moins emportée que son mari, et le jugement plus mesuré, ne concluait pas comme lui : « Elle ira loin ! » elle avait soin d’ajouter : « Sans doute, bien établie, près de nous, elle nous fera honneur. Il faut prendre garde, Birot, à ton ambition. Elle a déjà éloigné le fils ; il ne faut pas qu’elle éloigne la fille. » L’homme s’irritait de tels propos. Il traitait sa femme de « bourgeoise. » Il parlait de la science ; il répétait des mots qu’il avait entendus sur les chantiers, ou dans les réunions publiques, et qui lui revenaient à la mémoire, soudés ensemble, comme des maillons de chaîne. Lui, il connaissait le monde ; lui, il voyait des hommes, il comprenait le progrès ; lui, il sacrifierait ses intérêts, et même son plaisir, à l’avenir de la petite. Cependant il ne disait point ce qu’il ferait.

On le sut, avec le temps. La directrice de l’école de Blandes avait, depuis longtemps, exposé son plan à M. Constant Birot. Elle-même, gratuitement, elle se chargeait de préparer Davidée, de la faire recevoir à l’école normale : « Une enfant si intelligente, monsieur Birot, et qui est très aimée de ses compagnes, qui est adroite, qui a de la distinction, oui, je dis bien, de la distinction : elle est faite pour réussir dans l’enseignement. Peut-être a t-elle un peu trop de sensibilité. Mais la vie corrige ce défaut-là. » – « Ah ! je vous crois ! » disait Birot. La directrice répétait : « À quatorze ans, quand elle se sera reposée un peu, je me charge d’elle : vous n’aurez pas à vous en occuper, vous n’aurez que les fournitures à payer. »

Ce fut une après-midi de printemps, sous la volée des cloches, qui sonnaient la fin des vêpres dans la tour de l’église fortifiée et crénelée de Blandes aux volets verts, que le père Birot annonça à sa femme qu’il avait, lui Birot, choisi une profession pour l’enfant. Les deux époux étaient seuls, dans la chambre du premier étage, que meublaient un lit de noyer ciré recouvert d’une cretonne rouge, quatre chaises et une table ronde, apport du tailleur de pierre, « détaillé et prisé » dans le contrat de mariage qu’avait exigé le père de la future madame Birot. Une porte, restée ouverte, faisait communiquer cette chambre carrelée, nue et tout ouvrière, avec une pièce plus grande parquetée en sapin, où l’on apercevait les plis tombants d’un rideau de mousseline blanche, l’angle d’un lit de cuivre, une glace dont le cadre doré était toujours enveloppé de gaze, et de petits bibelots de porcelaine sur la tablette d’une cheminée. La chambre des parents était sans cheminée. Il faisait froid dans la maison plus que dehors. Davidée avait été emmenée, par une de ses amies, jusqu’au village de Villefeue, qui est tout en long sur une ondulation de la plaine, et la plus vaste chambre, la plus belle, la plus tiède, était donc vide. Madame Birot, debout sur une chaufferette de bois, ce qui la faisait paraître grande, tournée vers le jour, s’apprêtait à repasser les corsages de sa fille pour la saison nouvelle, trois loques humides, plissées, chiffonnées, l’une mauve et les deux autres blanches, jetées à cheval sur une ficelle qui allait d’un clou près de la porte à un clou près de la fenêtre. Elle avait devant elle une planche enveloppée de linge et posée sur le dossier de deux chaises. M. Birot, à droite dans le demi-jour, assis non loin de l’extrémité de la planche à repasser, surveillait une cafetière de vin rouge sucré, qu’il avait placée tout contre le petit fourneau sur lequel chauffaient les fers. Remède universel, qui devait, cette fois, guérir une toux opiniâtre que le maître tailleur de pierre avait rapportée du chantier. L’odeur oppressante du charbon se répandait dans la pièce, au ras du carreau. Birot qui n’avait rien dit depuis une heure, et qui mordillait sa courte moustache, leva tout à coup sa tête décidée.

– Alors, j’ai vu mademoiselle Hélène. Elle est prête à instruire Davidée, à lui apprendre tout, tout. Elle répond que l’enfant sera capable, dans trois ans, pas plus, d’entrer à l’école normale de la rue Dauphine, à La Rochelle.

La mince ménagère aux bandeaux bruns tressaillit. Elle ne répondit pas tout de suite. De la main gauche, elle saisit le corsage mauve ; elle l’étendit sur la planche, et elle le lissa, longuement, de ses doigts nerveux, qui tremblaient, comme des paupières qui retiennent des larmes. Le mari eut le temps d’ajouter :

– Rien à payer : des livres, des misères.

– Il faudrait savoir d’abord si elle veut être institutrice ? C’est un pauvre métier.

– Le plus beau de tous !

– Qu’en sais-tu ? Faire après les enfants des autres, quand on pourrait en avoir soi-même !

– Qu’est-ce qui l’empêchera de se marier ?

– Avec un instituteur, n’est-ce pas ? Avec un homme qui sera envoyé ici, là, toujours loin de chez nous, comme un officier. Tu ne les aimes pourtant guère, les officiers ! C’est tout pareil. Sans compter qu’il n’aura que du mépris pour moi, et pour toi aussi, va ! Tu ne seras pas capable de le faire taire, l’instituteur ! Mais tu as de l’orgueil qui t’empêche d’être intelligent.

– Dis donc que je ne réussis pas !

– Dans tes affaires, oui, dans tes élections, oui : mais ça ne va pas plus loin, Birot ! Le monde et toi ça fait deux.

– Le monde, et toi, et moi, ça fait trois alors, parce que tu n’es pas d’une autre espèce que ton mari, la bourgeoise. Tu n’es que la femme d’un ouvrier, une personne qui met des gants les jours de fête, mais qui n’est tout de même rien du tout, voyons ! De nous deux, c’est moi qui ai le plus voyagé, le plus entendu parler les uns et les autres. Je me tais, quand tes amies viennent te voir, si je les rencontre par hasard, et j’ai l’air d’un homme qui ne pense à rien. On m’appelle le père Birot. Je le sais. Mais je me rattrape avec les hommes, je t’en réponds ; je suis écouté ; ils tremblent quand je me mets en colère ; ils cherchent à savoir mon opinion, à la deviner, afin d’être d’accord avec moi, avant même que je n’aie ouvert la gueule ; les cantonniers, les gendarmes et des fonctionnaires de La Rochelle, même des gros, me saluent très bas, comme pour me demander, à chaque fois, la permission de garder leur place ; le curé ne me regarde pas, quand je le croise dans le chemin, de peur de voir, probablement, que je le déteste ; le préfet m’inviterait à dîner si je voulais, oui, moi le tailleur de pierre, et même avec toi, si je le voulais encore ; j’entrerais chez lui avec ma blouse, avec mes sabots, avec ma pipe, avec mon juron, et il rirait, le sacré lâche : j’ai une espèce de puissance qu’on n’a pas quand on n’est pas intelligent, voyons ! Tu ne peux pas comprendre ce plaisir-là, de commander sans galon, et d’être un gendarme en blouse. Seulement, ça crée des obligations. Moi, je suis obligé d’avoir des enfants qui servent mes idées, la cause, comprends-tu ? Davidée mariée, ça ne me grandit pas ; Davidée, institutrice publique, ça me grandit. Et, de plus, je la protégerai.

La petite madame Birot, qui lissait l’étoffe mauve, tendit le fer tout fumant vers son mari.

– Tu choisis pour elle ! C’est joli.

– Non ! Je veux qu’elle choisisse pour moi.

– Égoïste !

– Est-ce que ça n’est pas ma fille ?

– C’est encore plus la mienne, à moi qui suis la mère. Tu ne penses pas que tu vas me l’enlever ?

– Dans trois ans !

– C’est comme aujourd’hui, trois ans ! La peur de la perdre sera entre nous, tous les jours. Birot, ne fais pas ça ! Ni pour toi ! Ni pour moi ! Ni pour elle ! On souffrira tous, et chacun à sa manière.

Birot se leva, la face congestionnée, les yeux durs, et il avança le bras vers le fer chaud, que la femme retira, vivement, et qu’elle se mit à promener avec frénésie sur l’étoffe légère, en murmurant :

– Mauvais cœur ! mauvais cœur !

L’homme était déjà devant elle, entre la fenêtre et la planche à repasser. Elle cessa de travailler afin de le regarder en face, elle qui recevait la lumière jusqu’au fond de ses yeux bruns, et qu’il pût voir qu’elle n’avait pas peur de lui.

– Bourgeoise, dit-il après un moment de silence, pendant lequel il put reconnaître que la colère n’aurait pas raison, pour une fois, de cette mère blessée, qui faisait tête ; bourgeoise, tu es plus instruite que moi d’une manière, mais tu n’as pas le goût de l’instruction. Moi, je donnerais la moitié de mes économies pour être instruit, pour savoir bien parler, bien écrire, et lire des livres sans que la tête m’en parte, comme je vois faire à d’autres. Tu crois que je veux seulement plaire aux amis, en faisant de ma fille une institutrice ? Eh bien ! non, je veux qu’elle ait ce que je n’ai pas eu ; je veux qu’elle ne soit au-dessous de personne ; qu’elle n’ait pas de honte quand elle rencontrera des savants. La science, moi, je suis jaloux d’elle. Je ne le dis jamais aux compagnons ; ils me croient fort parce que je crie fort ; mais c’est parce qu’ils sont les derniers des lâches, tous, qu’ils me donnent raison. J’ai tort, quelquefois. Je ne peux pas tout inventer. J’enrage, quand j’ai répondu à un bourgeois, à un ennemi, à un compagnon qui ne veut pas m’obéir, et que je n’ai que des gros mots à leur crier. Je voudrais avoir des idées, la science, ce qui fait qu’on rit des autres, au lieu de se fâcher. Ma fille sera ma revanche. Elle parlera pour moi. Elle pensera pour moi. Les gens diront : « Comme elle parle bien, la demoiselle ! En a-t-elle appris des choses ! En a-t-elle de l’instruction ! » tandis que de moi, on dit seulement : « Le père Birot, il ne fait pas bon être de ses ennemis. Il cogne dur, et il ne craint personne. » Ça c’est vrai, mais ça ne me rend pas le cœur content.

– Qui donc est content, Birot ? Est-ce toi ? Est-ce moi ? Est-ce les compagnons de la pierre ?

Il avança son énorme main carrée, et il prit, entre deux doigts, le corsage à moitié repassé, gonflé par le coup de fer, et transparent dans la lumière. Sous la moustache dure, égale, roussie par la pipe, les lèvres s’allongèrent et s’ouvrirent :

– La jolie garce, Davidée Birot !

– Veux-tu pas dire des mots comme ça !

– Quand elle aura vingt ans, à la sortie de l’école, ils tourneront autour, les amoureux, comme les mouches autour des pierres qui sont au midi !

– Ne touche pas la mousseline, Birot ! C’est trop propre et trop fin pour toi. Donne-la-moi !

Il s’entêtait à rire, pour essayer d’adoucir sa femme.

– Je te dis de la donner ! Je te dis de ne pas la toucher !

Cette fois il jeta le corsage sur la planche. La femme saisit l’étoffe, regarda si la trace des doigts n’y était point, et, rendue furieuse, cria :

– Tu t’en repentiras, Birot ! qui vends ta fille aux enfants de n’importe où ! Tu auras du chagrin, quand tu ne seras plus rien qu’un vieux, et que ta fille ne sera plus là, près de nous, et que tu ne pourras plus la ravoir ! Tu ne cèdes jamais. La vieillesse te fera bien plier. Tu ne sauras plus qu’en faire. Tu pleureras d’avoir chassé la petite, la jolie, l’aimable, la bien-aimée !

Il sentit la puissance des images qui lui étreignaient le cœur. Il se détourna, toussa pour montrer qu’il était malade, appuya le front contre une vitre, et dit :

– La voilà !

Madame Birot descendit de dessus la chaufferette.

– Laisse-moi voir !

Elle le repoussa vers la droite, et il ne protesta point, car il obéissait en toute chose à sa femme, sauf quand il s’agissait « d’idées », et chacun avait sa tyrannie, l’une à la maison, l’autre dehors.

– Tu dis que tu l’aimes, ah ! la pauvre chérie, je ne le sais que trop, tu as une manière d’aimer les autres qui ne s’inquiète guère de leurs goûts, ni de leur volonté. Regarde-moi ça, comme ça marche bien, entre les deux demoiselles du ferblantier ! Comme c’est rose et content de vivre, et tendre de cœur ! Elle a déjà levé les yeux de notre côté… Tiens, encore… Elle m’a vue… Elle dit à ses compagnes : voilà maman ! Pauvre innocente ! Faire de ça une institutrice ! avec un sourire pareil…, et bouche comme une fleur de pommier, lui faire épeler b-a ba et mouiller des plumes de fer ! Elle traverse la rue, elle est seule à présent, elle fait bien attention à la voiture qui vient là-bas… Je lui ai tant recommandé de faire attention aux voitures !… L’entends-tu monter ?

Ils s’étaient détournés en même temps. Ils écoutaient le pas léger, régulier de Davidée, sur les marches de l’escalier de bois. Avec la même émotion, ils virent la porte s’ouvrir, ils virent, dans la niche d’ombre que faisait la cage de l’escalier, une tête de petite jeune fille qui se souleva encore de la hauteur d’une marche, une main preste, qui appliqua entièrement la porte contre la muraille, et, tendue en avant, Davidée, qui entrait dans la lumière.

– Bonjour, m’man ! Bonjour, p’pa !

Elle avait le teint bourgeonné, les lèvres hâlées et encore mal formées, deux tresses brunes défaites par la course, une robe à pois blancs, courte et tachée, de gros mollets gonflant des bas noirs, des bottines couvertes de boue, mais elle avait une jeunesse, une grâce brusque, un air de santé, une sève éclatante, une promesse évidente et mystérieuse d’intelligence, de puissance pour le bonheur ou pour la peine, de faire souffrir peut-être, de consoler peut-être, mais quelque chose, assurément, qui dépassait déjà le pauvre raisonnement des deux parents qui l’embrassaient, la mère longuement, le père brusquement.

– Bonjour, ma chérie, chérie, ma Davidée !… Bonjour, petite !

Elle s’assit sur les genoux de la mère, et s’appuya contre l’épaule maternelle, et le visage de madame Birot redevint jeune. Il se détendit, s’adoucit et s’embellit du plus parfait contentement. Pour un peu, elle eût bercé l’enfant. Birot lui-même, si peu porté qu’il fût aux vains attendrissements, considéra avec complaisance le groupe que formaient ces deux êtres qui lui appartenaient, sa femme, sa fille. Il avait l’intelligence inculte, mais elle commandait tous ses sentiments. Et son émotion, en ce moment, était tout intellectuelle. Il admirait le regard de Davidée, de Davidée heureuse et que le bonheur d’être câlinée n’empêchait pas de penser, il devinait que ces yeux bruns dont l’un était à demi fermé sur le corsage de la maman, et qui observaient tantôt le père, tantôt la chambre, la fenêtre, le plafond, avaient une singulière profondeur de vie, et il s’enorgueillissait, il s’affermissait dans son idée d’avenir, tandis que la mère jouissait de serrer contre elle, de défendre le corps et l’âme de son enfant. Elles se ressemblaient, Davidée et sa mère. Davidée cependant avait une mobilité de physionomie que la mère n’avait pas, et une oreille charmante, petite, bien bordée, qui ne venait ni du père ni de la mère. Ses lèvres rouges, entr’ouvertes, laissaient passer le souffle court, égal, frais, que la mère respirait comme le printemps. Et ils se turent tous les trois, le père, la mère, l’enfant, parce que leurs âmes étaient occupées chacune d’une pensée différente, et qu’elles avaient l’obscur sentiment de la distance.

Le père dit le premier :

– T’es-tu amusée ?

– Oui bien.

Elle disait souvent ainsi.

– As-tu couru ?

– Comme une chevrette !

– As-tu bu du lait ?

– J’ai mis le nez dedans.

– Une grande tasse ?

– J’avais de la crème jusque-là !

– Qui as-tu rencontré ? Des bourgeois ou des compagnons de chez moi ?

– Des compagnons.

– T’ont-ils saluée ?

– M’ont pas reconnue.

L’homme fronça les sourcils et grogna :

– Si tu étais la fille d’un patron qui ne fait rien, d’un demi-noble ou d’un noble, ils t’auraient reconnue, va ; mais la fille d’un comme eux, qui travaille plus et qui gagne gros, on passe à côté d’elle, morbleu, comme à côté d’un chou. Ils sont jaloux ! C’est dégoûtant de parvenir sans monter dans l’estime !

Il souffla dans ses moustaches, furieusement. La mère, penchée, déboutonnait les bottines de Davidée, peinant sur chaque bouton, les doigts pleins de boue et de cirage délayé. De sa main posée en travers elle tâtait le talon, la plante des pieds, le dessus.

– Ils sont mouillés, petite malheureuse ! Tu vas t’enrhumer ! Oh ! que je hais t’envoyer comme ça au loin ! Heureusement qu’il y a des bas secs dans l’armoire.

Détachant le lacet de coton blanc qui liait les bas au corset, prenant le tissu par les bords, elle tirait, comme sur une peau de lapin, et le bas gauche tombait à terre, puis le bas droit, et les jambes nues de Davidée fumaient dans la chambre. L’enfant riait, la tête appuyée maintenant sur le dossier de la chaise. Madame Birot l’avait soulevée dans ses bras et assise de la sorte, un peu de travers, en lui recommandant bien de ne pas « mettre ses pieds sur la place ». Elle courait vers l’armoire, et faisait mouvoir l’aigre serrure qui se défendait toujours. Le père Birot en profita pour s’approcher sans se lever, serrant sa chaise de paille contre le fond de sa culotte, et il prit la main droite qui pendait.

– Dis, la petite, dis-lui donc que c’est convenu !

– Quoi donc, p’pa ?

Elle savait bien ce qu’il voulait lui faire dire, mais elle hésitait, parce qu’elle avait un cœur très doux, et qui souffrait de la peine des autres. Elle devinait qu’en arrière, au bout de la chambre, une oreille tendue écoutait. Le tiroir aux bas glissait mollement sur ses charnières, et mollement il était remis en place.

– Dis que tu veux être institutrice ! Il faut être franche, maintenant que te voilà grande. Qui as-tu rencontré dans ta promenade ? N’as-tu pas vu une dame que j’avais prévenue, moi, ton père ?

Davidée était une résolue autant qu’une sensitive. Elle se leva, elle se tint debout, sur le carreau ; elle dit avec une espèce de solennité, d’un ton égal, comme si elle prononçait un serment :

– Je serai institutrice. J’ai rencontré madame la directrice. Je commencerai demain.

Et aussitôt qu’elle eut parlé et fait ce grand effort, le cœur reprit le commandement. Davidée voulut se jeter au cou de son père. Mais elle fut saisie par la taille, enlevée, assise violemment sur la chaise, et la mère s’agenouilla devant, prit les deux pieds, les serra à les rompre contre sa poitrine, puis elle déroula les bas noirs qu’elle avait dans la main.

– Laisse que je te pouille ! Veux-tu pas bouger !

Mais, soit que la peau fût trop humide, soit que la main de la mère tremblât, la laine glissait mal sur les jambes. Madame Birot penchait la tête, courbait le dos, n’était plus qu’une petite mère énervée et toute perdue entre le père et l’enfant. Elle murmura :

– Misère du bon Dieu !

– N’y a pas de bon Dieu ! répondit Birot.

Personne ne vengea Dieu blasphémé, ni la mère, ni la fille. Elles entendaient cela souvent.

Birot repoussa du pied la chaise, et se mit à se promener d’une muraille à l’autre de la chambre, sans cesser de surveiller la mère qui achevait péniblement d’attacher les bas, ne voyant plus clair. Davidée était devenue pâle. Sa jeunesse, pour un moment, avait quitté son visage. Là où elle s’épanouissait et jouait d’habitude, sur les joues rondes, sur les lèvres, sur le front, dans les prunelles abaissées entre les paupières presque jointes, il y avait de la pitié pour la mère qui pleurait, et la gravité de l’enfant qui, pour la première fois, se penche au bord de la douleur d’autrui.

– Tu lui ressembles, à la directrice ! oui, déjà ! dit le père.

Davidée voulut sourire, elle n’y réussit pas.

La mère essuya ses larmes avec le bord de sa robe, se releva, et dit :

– Va tirer de l’eau, Birot, pour que je me lave les mains !

Elle se vengeait d’avoir été vaincue. Elle avait cédé à l’homme qui n’admettait pas que l’on s’opposât à « ses idées », mais elle lui rappelait qu’à la maison, dans le ménage, elle commandait. L’homme ne résista point. Il descendit pesamment l’escalier. On l’entendit pousser la porte qui ouvrait sur le jardinet.

Quand il rentra, soufflant, le seau de fer au bout du bras droit, et l’autre bras tendu en contrepoids, il trouva Davidée pendue au cou de sa mère. La petite, avec la main, caressait les tempes de la mère, là où les cheveux étaient tirés et clairs.

– Je reviendrai, disait-elle. Tu verras, comme ça sera bon, les vacances ! Tu seras glorieuse de ta fille. Maman, ne me mets pas au cœur de la peine qui ne s’en irait plus ! Ne pleure pas ! J’ai une amie qui veut aussi être institutrice, et c’est la meilleure de la classe. Tu vois !…

Le père posa le seau d’où l’eau, balancée en marée, jaillissait sur le carreau.

– Tu ne pourrais pas faire attention, Birot ?

Il tira les deux bouts de sa moustache, et dit, d’une voix qui ne grondait pas :

– Je m’en vas voir les amis, qui m’attendent au café. Laisse faire, Davidée : avant que tu ne partes, j’aurai bâti une maison neuve, une belle, où il y aura un salon, et des robinets au premier étage, et l’année inscrite par moi sur une pierre de taille, et un perron, et aussi un jardin avec un jet d’eau. Si les affaires continuent d’aller comme elles vont, oui, je la bâtirai, la maison. Et toutes les dames de Blandes seront jalouses de madame Birot. Elle sera heureuse, la mère, dans sa maison neuve, où elle passera son temps à broder du linge pour toi, et à faire de la tapisserie.

Madame Birot tourna la tête.

– Seule, n’est-ce pas ? Tu crois que j’aimerai une maison où je serai seule ?

– Et moi ? Et le fils ? Nous ne comptons pas ?

Birot leva les épaules, et il descendit.

Le printemps vint. Davidée commença de travailler. Elle eut de bonnes notes et elle se portait bien. Peu à peu la mère, qui, dès le premier moment, avait reconnu l’inévitable, accepta de vivre avec sa peine, comme en mariage et sans se plaindre. Birot déclara : « Elle est habituée, elle est aussi fière que moi. » Cela n’était point. Cette femme, qui avait une grande possession d’elle-même, et chez qui, en d’autres temps et d’autres conditions, on eût vu se développer la vie intérieure et l’habitude de la méditation, demeura la révoltée de la première heure, mais devint silencieuse afin d’avoir la paix. À quoi eût servi la lutte ? Déjà le fils promettait peu de joie aux parents. Il ne retiendrait pas le père à la maison. Il n’était pas un lien entre les époux, mais un sujet de reproches : « Il te ressemble ! – Possible, mais tu l’as gâté » Si Davidée devenait l’occasion de querelles trop renouvelées, Birot était capable d’un coup de tête. La mère, ayant dit seulement son chagrin, le cacha comme son trésor à elle, comme son secret, au plus profond de son âme, et elle allait le visiter, quand elle était seule, et elle pleurait. Mais devant Birot, devant les amies, devant « le monde », elle avait une espèce de sourire poli, qu’on ne distinguait point, tout d’abord, d’avec l’expression d’un contentement tranquille, d’un amour-propre flatté par les succès de la petite. « Elle est ambitieuse, tout autant que monsieur Birot, disaient les voisines. D’ailleurs, qui est-ce qui mène la maison ? n’est-ce pas elle ? » Elles ne faisaient pas la distinction nécessaire, elles ne savaient pas quel phénomène curieux était ce tailleur de pierre, obéissant en toute chose ménagère, et tyran dès que les « idées » paraissaient engagées. Madame Birot, même devant sa fille, ne laissait pas voir le trouble qui ne la quittait guère. Elle avait seulement une petite manie, qui était de parler toujours du passé, comme si le meilleur, pour elle, était là déjà, dans les années écoulées.

– Je me souviens d’un jour, Davidée, quand tu avais quatre ans… Oh ! la gentille que tu faisais, avec tes cheveux bouclés, et tes bras que tu tendais si câlinement !… Je me rappelle un mot,… une promenade,… une nuit où tu as été prise de la fièvre et d’une grosse toux, si grosse que j’ai sauté de mon lit, que j’ai couru au berceau, en chemise, que j’ai crié : « Le croup ! Birot ? l’adorée a le croup ! »

Dans son cœur elle comptait les jours qui la séparaient des vacances, des rentrées, des examens qui viendraient si vite. Elle avait l’horreur, dissimulée à peine, des livres, des cahiers, du tableau noir qu’il avait fallu acheter et placer dans la chambre blanche.

Davidée travaillait avec application. Elle apportait à la tâche quotidienne une intelligence claire, le goût de l’étude, l’orgueil d’apprendre, et le père avait raison de dire : « Tu es mon portrait, en joli par exemple, quand tu lis dans les livres. Ah ! que j’aurais aimé ça ! » Mais la parenté avec la mère était plus profonde encore. Fille d’une mère tourmentée, inquiète, Davidée était songeuse déjà à l’âge où les jeunes filles ne pensent qu’à l’amusement d’aujourd’hui et à l’amour de demain. Esprit calme en apparence, comme la mère, elle n’avait point, pour limite à sa faculté de rêver et de souffrir, la maison et le village. Elle ouvrait des livres, elle lisait, elle cherchait, elle devinait, et elle eut conscience, assez vite, que son inquiétude ne serait pas apaisée par la maîtresse qui avait contribué à faire naître ce tourment de savoir et de comprendre.

Religieusement, elle était peu tourmentée. Madame Birot, pour plaire à son mari, avait renoncé, dès le début de son mariage, à toute pratique religieuse véritable. Aux grandes fêtes, Pâques, la Toussaint, on la voyait à l’église de Blandes, à l’endroit où un petit trois-mâts, chef-d’œuvre votif, se balance au bout d’une corde, et cela suffisait pour qu’on ne la dît point antireligieuse. Le père était nettement et violemment hostile à la religion, aux prêtres, aux écoles chrétiennes, et il considérait l’Église catholique comme une institution politique opposée à l’État déifié, tout-puissant, dont il sentait qu’il était un fidèle très écouté. À la maison, jamais un mot en faveur de la religion, aucune image pieuse, aucun livre d’exposition de la foi. Au dehors, en de rares occasions, Davidée avait entendu quelques hommes, quelques femmes, se plaindre de la tyrannie des lois ou des fonctionnaires, regretter les couvents fermés, et notamment ce pensionnat dirigé par des religieuses, où beaucoup de mères de famille avaient été élevées. Mais, n’ayant pas l’intelligence du monde religieux, elle ne compatissait pas à ces souffrances, qui sont d’un ordre supérieur à l’humain ; elle ne plaignait que les vieilles religieuses dont on lui disait : « elles meurent de faim ». Pour elle, le catholicisme était une religion qui a fait son temps. Elle confondait les plaintes des croyants avec l’opposition au pouvoir. Elle entendait parler des « cléricaux, éternels ennemis de la République », et elle trouvait gênants ces mécontents, que les journaux de M. Birot accusaient de ne point aimer le progrès. Un seul souvenir religieux, et que le temps commençait à affaiblir, traversait les solitudes du ciel, au-dessus de cette petite terre cultivée, retournée et débordante de sève. L’ombre de son aile était légère et cependant la terre la sentait. Davidée se rappelait une première communion, – elle n’avait point redoublé, – mal préparée, mais fervente. Certes, elle avait manqué bien des leçons de catéchisme, récité de travers bien des réponses, et bien peu de ses compagnes, même les moins intelligentes, s’étaient montrées aussi peu instruites dans la doctrine religieuse. À peine la mère consentait-elle à faire réciter la leçon. Encore fallait-il que Davidée demandât plusieurs fois : « Voulez-vous bien ? » et qu’elle attendît que le père fût sorti. Cependant, il y avait eu, un jour, entre cette âme encore pure, et la divine Joie, une rencontre dont elle demeurait étonnée. Un seul mouvement de son cœur, le désir d’être bonne à jamais, et une paix lumineuse était venue en elle. Pendant une minute, ou un peu plus, ou un peu moins, elle ne savait, elle avait eu la certitude très raisonnable et très douce d’être une âme, une puissance capable de vols audacieux, une toute petite chose perdue et glorifiée dans une grande.

Personne ne lui parlait plus de cette minute que tant d’autres minutes avaient recouverte et ensevelie. La robe blanche avait été donnée ; la couronne de roses, conservée plusieurs années, dans un tiroir de commode, s’était flétrie, racornie, puis, un jour, elle avait disparu, dans le déménagement, avec le chapelet de nacre, avec la médaille d’or, sans que le père, ou la mère, se souvînt de l’avoir touchée ou seulement vue. Il ne restait de tous les objets bénits, de tous les témoins matériels de la première et unique communion, qu’un paroissien relié en maroquin fauve.

Davidée Birot fut reçue au concours pour l’école normale primaire, en juillet 1902. Pendant les vacances, elle fit un petit séjour dans le Midi, près de son frère l’employé de préfecture. Pendant ce temps, le maître carrier faisait construire la belle maison bourgeoise qu’il avait rêvée : il étudiait les plans ; il dessinait lui-même les pierres du perron de six marches, celles des fenêtres et de la corniche ; il ne quittait guère le chantier ; il y recevait l’hommage envieux de ses compagnons qui disaient maintenant « monsieur Birot », qui calculaient, en esprit, la dépense, et qui louaient tout haut la qualité des matériaux, l’ampleur de cette salle à manger, de ce salon de réception, de ces chambres, et le dessin des deux jardins, le plus petit en avant, fermé par une grille, le plus grand, en arrière, montant vers l’église, et tout clos de murs, le long desquels Birot, d’un geste, expliquant l’avenir, plantait des pêchers, des chasselas, des cerisiers, et même un mimosa, « parce que madame Birot en raffolait », mais, pour dire toute la vérité, parce que personne, à Blandes, ne possédait un mimosa.

Les trois années d’école normale furent trois années de succès pour Davidée, et d’orgueil pour Birot. Davidée était devenue une jeune fille. À cause de ses yeux noirs, de ses cheveux noirs qu’elle relevait en casque, et de ses lèvres très rouges, on l’eût volontiers prise pour une fille du Midi. Elle avait la taille souple. Elle marchait très bien. Elle n’était pas grande, ayant un pouce de plus que sa mère et deux de moins que son père. Quand elle riait, on voyait ses dents bien rangées et blanches. Mais l’esprit n’était pas méridional. Elle avait une sensibilité que sa raison n’apaisait guère, mais qu’elle avait l’air de dominer. On ne la voyait pas pleurer ; le visage demeurait calme, la parole nette et ordonnée ; quelque chose de la robuste volonté du père commandait en elle la physionomie. Ses amies, peu avancées dans la connaissance des âmes, lui disaient : « Vous avez de la chance, d’être maîtresse de vos impressions ! Avez-vous même des émotions qui ne soient pas d’intelligence ? » Elles ignoraient que la terre immobile et verte, la terre peu épaisse, cache des fontaines profondes, et que tout tressaillement de la surface, toute vibration, même les plus petites, se communiquent à ces eaux frissonnantes et inconnues. Un reproche, une injustice, un chagrin, troublaient Davidée pour de longues semaines. Mais les idées aussi se prolongeaient chez elle en émotions. Elle se demandait : « Quelle est la puissance de cette petite lumière qu’on me donne ? Comment éclaire-t-elle ma vie ? celle des autres ? celle du monde ? Ai-je tout compris ? Jusqu’où vont les conséquences de ce principe ? Que demain, par exemple, il m’arrive ceci… Et, dans le passé, comment aurais-je dû agir, si j’avais su ? » Son esprit, par moments, s’épuisait à courir ces routes sans jalons, où elle savait bien que ses parents ne l’avaient pas menée d’abord, ni eux, ni personne. Elle y faisait des randonnées, comme un pauvre levraut poursuivi, à bout de souffle, et qui finit par se coucher sur le flanc. Elle eut une peine véritable lorsqu’elle entendit mademoiselle Hacquin, professeur de psychologie, et dès les premières leçons, déclarer que la morale devait être entièrement indépendante de toute idée religieuse ; elle se révolta, et, à la récréation qui suivit le cours, elle alla bravement, – car elle avait cette bravoure nerveuse qui n’attend pas, – elle alla exposer ses doutes au professeur. « Je vous attendais, dit mademoiselle Hacquin ; j’ai vu, au froncement de vos sourcils, que je vous avais étonnée, peinée, peut-être. » Cette maigre institutrice, rompue au maniement des scrupules, ironique avec des retours caressants, possédait l’art de calmer par des apparences, de laisser dans l’incertain, le possible, le licite, tout ce qu’elle ne voulait pas heurter de front. Elle détruisait ce qu’elle pouvait, comptant bien que les anciennes constructions, bâties d’une autre main, n’étant plus entretenues, ni réparées, périraient. Et il en était ainsi presque toujours. Les enfants perdaient la foi, mal assurée, quelquefois à peine consciente, qu’elles apportaient à l’école. En retour, elles recevaient les pensées de mademoiselle Hacquin, c’est-à-dire de grandes pauvretés, rédigées dans le style affirmatif et cauteleux tout ensemble, qui était celui du professeur, un système où il semblait, à première vue, qu’il y eût quelque raisonnement. Mais à la moindre épreuve, celles des jeunes filles qui se rappelaient encore le cours de morale de leur maîtresse, s’apercevaient que les leçons de la sagesse de mademoiselle Hacquin ne leur pouvaient être d’aucun secours, n’ayant ni lumière, ni force, ni aucune puissance d’aucune sorte pour la direction ou la consolation de la vie. La plupart demeuraient désemparées à jamais.

Davidée Birot se résigna, comme les autres, avec plus de peine, à appeler Dieu l’Inconnaissable. Elle souffrit de se sentir non appuyée, non aimée, de songer que le ciel était sans amour, et qu’elle n’avait pas au-dessus d’elle de protection invisible, de juge d’appel, de beauté parfaite et régulatrice de la vie intérieure, pas de rédempteur, pas de recours contre la lointaine et certaine mort. Comme les autres, elle notait avec soin, réduites en formules, les philosophies contradictoires de tous les incrédules du temps présent, et de quelques-uns du temps passé : elle essayait d’y trouver le repos de son esprit. À cette recherche, elle se fatiguait. Du moins la continuait-elle. Beaucoup de ses compagnes n’éprouvaient pas la même inquiétude. Rapidement elles s’étaient mises à dédaigner toute religion. Davidée ne se moquait pas, comme elles. Elle se disait : « Plus tard, j’étudierai, je verrai » Quelles anciennes grand’mères, fidèles au rosaire, quels aïeux de foi robuste et d’honnêteté influençaient encore ce cœur douloureux et secret ? Cette douleur n’était pas de tous les jours, d’ailleurs ; elle n’empêchait pas la jeune élève de l’école normale d’être gaie, d’être la plus ardente au jeu, à la course, à la promenade, à l’étude. Birot exultait, quand venait Davidée. « Père, disait-elle, pourquoi me présentez-vous à chacun de vos amis, comme une merveille ? Je n’en suis pas une. Et ils me connaissent depuis ma petite enfance ! » Mais lui, à chaque séjour, il ne manquait pas de réunir quelques compagnons, dans la grande salle à manger nouvelle. « Camarades, disait-il, c’est la fleur de Blandes, une fille qui sait tout. Elle réciterait sans se tromper la liste des rois d’Égypte ; elle sait ce qu’il y a dans la terre, dans les étoiles, dans le ventre d’un lézard ; elle compte sans s’aider de ses doigts, plus vite que je ne donnerais une taloche ; elle est mon orgueil. Compagnons ! vous voyez en elle ce que je serais si j’avais reçu son instruction. Tout le travail de ma vie, il a servi à faire ce morceau-là. Hein ? est-ce réussi ? – Il t’a aussi permis, Birot, de bâtir une maison comme il n’y en a pas deux ici. – Vraiment oui. Mais de ma maison, je suis moins fier que de ma fille. Allons, Davidée, lève-toi et récite une fable à ces messieurs ! – Mais non, papa, je ne suis plus d’âge. J’ai dix-neuf ans ! – Alors des vers de… tu sais bien, ce qui fait pleurer quand tu as la voix claire ? – Le Lac ? – Oui le Lac. Vous allez voir ! Toi, la mère, apporte une bouteille de liqueur des Îles ! » Et, devant ces lourds compagnons, et tandis que le père, avec précautions, versait la liqueur, Davidée, debout, récitait Lamartine. Ils écoutaient cela comme une romance, recueillis et attendris, sans bien tout comprendre, si ce n’est que le cœur a besoin d’être bercé. La mère, en pareil cas, madame Birot, dont les cheveux avaient grisonné, se tenait dans l’encadrement de la porte. Elle se retirait dès que les bravos éclataient, n’aimant pas le bruit. Et sa discrète personne, soupirant après l’heure où les hommes auraient quitté la maison qu’ils salissaient avec leurs gros souliers, continuait de parcourir les chambres, la cuisine, le salon, la cave même confiée à sa vigilance silencieuse. Le mimosa, au midi, était devenu un arbre. Les massifs de fusains dorés faisaient la pyramide, sous les platanes et les tilleuls sagement conduits.

Au mois d’octobre 1905, Davidée fut nommée institutrice adjointe stagiaire dans une grande école à trois classes, à Rochefort-sur-Mer. Elle y passa trois années, à la fin desquelles, avec éloges, elle obtint le certificat d’aptitude pédagogique. Sa santé s’était affaiblie. Le médecin, consulté, déclara que la jeune fille devait s’éloigner d’un pays trop humide, trop soumis aux influences de la mer, qui sont d’une extrême puissance et mal connue. Ce fut un grand chagrin pour les deux vieux Birot. Mais ils aimaient leur fille. Birot, maire de Blandes, n’eut qu’une parole à dire, un désir à exprimer, et Davidée reçut sa nomination d’institutrice adjointe à l’Ardésie, département de Maine-et-Loire.

Elle était en fonctions depuis six mois ; elle avait vingt-trois ans depuis le 2 janvier, lorsque Maïeul Jacquet vint bêcher le jardin ; lorsqu’elle apprit la faute de Phrosine, et la peine cachée d’Anna Le Floch.

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