V Le cortège d’Anna

Le 3, le 4, le 5 mai, les nouvelles de la maison des Plaines furent mauvaises. Le 6, mademoiselle Birot distribuait des livres de la bibliothèque scolaire. Plusieurs élèves et quelques grandes filles du bourg, déjà sorties de l’école, étaient venues à onze heures, parce que c’était le premier jeudi du mois. Elles rapportaient les livres qu’elles avaient lus : elles en demandaient de nouveaux. L’institutrice se tenait devant la petite bibliothèque en sapin verni, où étaient rangés, sous la protection d’un grillage en fil de fer et d’un rideau de lustrine verte, deux cents volumes reliés en toile. Elle connaissait la plupart de ces livres, et elle savait où il fallait prendre, quand l’élève arrivait, saluait, disait : « Je voudrais un roman, quelque chose de rigolo. » Ce mot-là, que de fois elle l’avait entendu ! Avec quel dépit ! Elle venait de l’entendre encore, et c’était la grosse Lucienne Géboin, qui l’avait dit. Davidée voyait les grandes s’en aller en lisant, et les petites en galopant, le livre dans la poche ou sous le bras. Elle allait fermer le meuble et regagner la maison, lorsque Ursule Morin entra, Ursule, mince comme un brin d’avoine, indolente, secrète, mais qui riait tant aux moindres compliments. Elle était triste.

– Comment, vous, Ursule ? Vous vous mettez à lire ? Qu’est-ce que je vais vous donner ? Un journal de modes ?

La maîtresse avait parlé avant d’avoir vu ce visage long, de jeune chèvre rétive, qu’Ursule Morin portait incliné de côté, comme d’habitude, mais tout rayé de larmes mal séchées. Trois pas de plus et elle demanda :

– Qu’y a-t-il ? Anna Le Floch est plus mal ?

Ursule, les lèvres serrées, baissa la tête.

– Très mal, alors ?

L’enfant baissa de nouveau la tête.

– Elle meurt ? Je veux la revoir ! J’y vais !

– Non, mademoiselle ; c’est pas la peine d’y aller ; c’est trop triste : elle est morte.

Ce fut une après-midi très cruelle, très longue, comme les fait une peine non partagée. Mademoiselle Renée, en apprenant la nouvelle, – l’apprenait-elle par l’adjointe ? – pensa tout de suite au cortège.

– Que voulez-vous, mademoiselle, c’était à prévoir, n’est-ce pas ? C’est une délivrance pour la mère.

– Oh ! mademoiselle, dites un remords, un coup terrible, qui va tout changer !

– Vous les connaissez mal. Peu importe. Je vous charge de surveiller les enfants, le jour de l’enterrement. Vous aurez soin de faire mettre une robe blanche, si elles en ont, aux enfants du cours supérieur. Pour aujourd’hui, je suis retenue ici, j’ai la migraine. Il ne convient pas, d’ailleurs, que nous allions, vous ou moi, vous entendez, dans cette maison de Phrosine… Si vous allez vous promener du côté de la ville…

– Mais je n’en sais rien : je n’ai pas de projet…

– Je dis simplement que si vous allez de ce côté, vous ferez bien de commander une couronne. Mes enfants donneront pour cela. Je suppose que les vôtres en feront autant. Quelque chose de convenable, sans excès : pas d’exaltation, n’est-ce pas ?

Davidée ne répondit pas. Dès qu’elle put quitter l’école, elle sortit, et, pour bien montrer qu’elle ne se rendait pas chez Phrosine, remonta par la Maréchère et le village de Malaquais, jusqu’à la route des Justices, où elle devait trouver le tramway. La pensée d’Anna l’accompagnait. L’enfant était plus présente que le paysage et que les hommes ou les femmes qui travaillaient dans les jardins, battaient du linge dans les étangs, ou marchaient sur le même ruban de route. L’enfant avait disparu d’entre les images visibles. Mais se pouvait-il qu’elle fût anéantie ? Ne s’être pas épanouie, pas une heure et mourir ! Quelle injustice, si la compensation ne lui était pas donnée à présent, et à jamais, assurée, éternelle ! Ces courtes destinées malheureuses, comme elles exigent une survie ! La pensée qui occupait l’âme de Davidée n’était pas cruelle, il s’y mêlait une consolation, une persuasion qui agissait dans les profondeurs abritées de l’esprit, et qui créait des mots, toute une suite de paroles que la jeune fille écoutait en elle-même, et qu’elle sentait s’élever sans qu’elle eût conscience d’un effort, d’une volonté, d’une activité personnelle. « Je n’ai pas perdu mes jours ; la peine est passée ; elle a été féconde. J’avais été mise auprès d’âmes en péril, celle de ma mère, la vôtre, d’autres peut-être. Toute l’explication de ma vie est dans sa pureté. J’ai eu un amour mystérieux pour la loi que je connaissais à peine ; j’ai souffert pour cet amour, j’ai été immolée par lui, et à cause de lui je suis victorieuse. Victorieuse pour moi, et peut-être pour la femme qui avait formé mon corps et dont j’aurai sauvé l’âme, si vous le voulez, ma maîtresse, et si elle le veut. Je vous donne maman. Ne la regardez pas comme font les autres, à travers son péché, mais à travers ma peine. Essayez de la relever. Elle pleure, aujourd’hui. Mademoiselle Davidée, continuez l’œuvre que nulle autre que moi ne pouvait commencer. N’écoutez pas les répugnances ; ne vous rebutez pas. »

Davidée avait des élans de tendresse qui étaient sa réponse.

Dans la banlieue, elle s’arrêta, quittant le tramway, et entra chez un marchand de couronnes funéraires. C’était un homme gras, qui sentait le vin, mais qui avait des formes.

– Si madame veut bien examiner nos dernières nouveautés, je crois qu’elle sera satisfaite.

Il se tenait derrière un comptoir, entre deux meubles de bois, très profonds, qui portaient, disposés par étages, des couronnes de perles et de fleurs artificielles, des médaillons de zinc, des croix de fonte, des plaques de marbre avec inscriptions.

– C’est pour une petite, dit-elle.

– De quel âge ? L’âge est un élément très important. Cette année, par exemple pour le nouveau-né, ce qui se fait le plus…

– Vous ferez, dit Davidée, une grande couronne de fleurs blanches, et vous y nouerez un ruban, avec le nom de l’école… Faites-la grande : ce sera la seule, la mère est pauvre.

Elle paya d’avance, et continua vers la ville.

*

* *

Le surlendemain matin, l’adjointe conduisait une quarantaine de petites filles, entre les murs déjà chauds, du côté de la maison des Plaines. Elle n’en avait pas plus de quarante en partant de l’Ardésie ; mais, à chaque carrefour, à la barrière d’un champ, à la porte entr’ouverte et bientôt tout ouverte d’une maison, une enfant habillée de blanc, ou de noir et blanc, ou de bleu, apparaissait, et se joignait au cortège. De crainte d’un scandale, les deux institutrices avaient convenu qu’on n’irait pas jusqu’à la maison, qui était d’ailleurs l’une des plus éloignées de l’Ardésie. Il eût été fâcheux qu’on vît Maïeul dans l’enclos, comme chez lui, donnant des ordres, ou recevant les invités. Une femme avait passé dans les villages, la veille, ayant à la main un rectangle de papier sur lequel, d’une grosse écriture, étaient écrits ces mots : « La sépulture de mon enfant aura lieu demain samedi à dix heures. Vous êtes prié d’y assister. – La mère Le Floch. » Qui viendrait ? Quelle sorte de considération ou quelle pitié obtenait cette femme qu’on ne voyait guère hors de l’école ou de la maison des Plaines ? Au second carrefour, non loin du lieu qui se nomme le Cloteau, et comme les enfants étaient rangées le long du mur qui donnait une ombre courte, à leur mesure, Davidée étant la plus rapprochée de la maison des Plaines, le chant essoufflé du chantre de l’Ardésie s’éleva dans la campagne ardente. La croix de métal blanc portée par un enfant de chœur apparut, à l’angle du chemin et de la route, et elle jeta un éclair en tournant, puis le curé, précédé de son chantre, monta le petit raidillon, puis le cheval noir, traînant un corbillard sans ornement d’étoffe, ni franges, ni lettre initiale. Mais quelle étrange décoration, tout de même ! Toutes les petites filles avaient allongé la tête hors de l’ombre, dans le soleil. « Qu’est-ce que c’est ?… Il y en a partout, à droite, à gauche ; ça retombe ; ça reluit ;… c’est joli :… quand ça sera tout près, on verra bien ce qu’ils ont mis autour d’elle. » Au pas lent du cheval, la voiture approchait ; on entendait le cahotement léger de sa toiture et de ses roues, quand finissaient les mots psalmodiés par le chantre. Et bientôt on put voir et nommer la fleur qui fleurissait le cercueil de la petite Anna. Autour du drap blanc, c’étaient des gerbes de genêt, les plus belles quenouilles d’or, les plus fournies, qui formaient une couronne plus somptueuse que celles des marchands, plus éclatante que celle qui était pendue à l’arrière et que nouait un ruban blanc. Oh ! l’étonnante parure de printemps qu’avait la petite morte ! Quelqu’un avait dû courir à travers les buttes, tout un jour, et fourrager dans les buissons, et choisir les tiges où rien n’était fané. Quelqu’un avait sans doute payé les employés de la mort pour que la permission fût donnée de laisser les genêts autour de celle qui les avait aimés.

Derrière le char, il y avait une femme, la tête couverte d’un grand voile noir, une autre femme âgée, une voisine, qui lui donnait le bras, et un homme, le père Moine, un ancien aussi, d’au moins quarante-cinq ans, qui avait connu le père autrefois. Il avait son chapeau de soie. Personne au delà. Les enfants de l’école se mirent deux par deux, à la suite des femmes et de l’homme. Elles ne pensaient guère à la compagne qui avait ri avec elles, joué avec elles, écouté les mêmes leçons. Les deuils sont d’une minute à ces âges-là. Elles ne parlaient pas entre elles d’Anna Le Floch, mais, à petits mots, sachant qu’il fallait bien se tenir et qu’elles étaient observées, des perreyeurs qu’elles nommaient, qui se redressaient au passage de la voiture noire et levaient leur casquette, tous émus, debout, les vieux, les jeunes, devant leurs claies de paille ; ou encore elles parlaient des femmes qui se signaient, – non pas toutes, – derrière les vitres et qui songeaient à plus de choses que les hommes, et surtout à la mère endeuillée. Elles disaient encore : « Voici les cloches qui tintent. On nous a vues du haut du clocher. » Elles se donnaient rendez-vous pour le lendemain qui serait dimanche. Les genêts ployaient au mouvement de la voiture. La volée de martinets, dont ce n’était pas, pourtant, l’heure de sortie, tournait autour de l’église. Et Davidée qui était la dernière, et qui voyait monter ce petit cortège, murmurait entre ses lèvres : « Il n’y aura plus que la mère et moi, demain, pour nous souvenir. » Elle approuvait Maïeul, non seulement de n’être pas venu, mais de ne s’être pas montré. « Quelle grande puissance que la mort ! Comme elle tient en respect les affections qui n’ont pas le droit de s’exprimer comme les autres et de la saluer ! Je vous remercie, monsieur Maïeul, pour la petite enfant qui ne peut plus le faire. »

C’était la première fois, depuis qu’elle habitait l’Ardésie, que l’adjointe assistait à l’enterrement d’une élève. Elle avait pris, avant de partir, dans le tiroir fermé à clef, le seul livre de piété qu’elle eût jamais eu, le paroissien relié en maroquin fauve et doré sur tranche. Quand elle fut dans l’église, elle ouvrit le livre, et plusieurs des petites filles, poussant du coude l’une ou l’autre voisine, montraient en riant la maîtresse qui lisait la messe.

Davidée ne lisait guère. Elle abaissait vers le texte ses yeux, et les relevait. Quelques mots, quelques phrases de l’office liturgique ramenaient aussitôt sa pensée enrichie, vers l’enfant qu’elle revoyait si nettement, et qui avait là, une dernière fois, rassemblée autour d’elle, toute la vie d’une cour de récréation, toute la vie ordinaire un peu remuante, et moins bruyante. Laquelle des élèves priait ? C’était si jeune ! si peu habitué au recueillement ! Peut-être une ou deux avaient-elles récité un Ave Maria, au commencement de la messe. Phrosine, courbée, assise au premier rang à droite, était si parfaitement étrangère aux cérémonies du culte, qu’il fallait que sa voisine la prît par le bras, pour lui indiquer qu’il fallait se lever, se rasseoir, s’agenouiller. L’homme, l’ami du père, devait attendre, au cabaret, la fin de la messe. Et la jeune fille, alors, émue par cette détresse des morts, se sentant l’unique amie implorante, s’associait, de tout son cœur, à des idées qui lui semblaient belles, et qu’elle retrouvait là, dans le paroissien peu familier. Était-ce une prière ? À qui s’adressait-elle ? C’était le cri d’une grande pitié et d’une grande amitié qui n’avaient plus aucun moyen humain de s’exprimer et de servir, et qui cherchaient au delà. « Ne la livrez pas aux mains de l’ennemi, et ne l’oubliez pas éternellement, mais ordonnez qu’elle soit reçue par vos saints anges… Nous ne voulons pas que vous ignoriez ce qui regarde les morts, afin que vous ne vous attristiez pas, comme les autres qui n’ont pas d’espérance… Le Seigneur lui-même descendra du Ciel, et ceux qui seront morts en Jésus-Christ ressusciteront les premiers… Je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi, vivra… Que l’éternelle lumière luise pour elle ! » Les plus grandes paroles qui eussent retenti dans le monde soulevaient jusqu’au paradis le souvenir d’une enfant et le nom qui revenait dans les prières : Anna ! Anna !

Quand la messe fut finie, l’humble cortège se reforma, et n’eut guère plus de deux cents mètres à faire. Le cimetière de l’Ardésie était un champ en longueur, et où, à l’abri des remblais de pierre, tout revêtus de soleil, de mousses, de ronces, de genêts aussi, des chênes verts avaient poussé. Ils tenaient la place des ifs ; ils se répandaient en lourdes ondes superposées, chaque arbre ayant poussé deux ou trois gerbes, dont la plus basse touchait le sol, et la plus haute, comme une rosace d’église, laissait passer du ciel. Ils formaient, pour les carriers de l’Ardésie, un bosquet comme on en voit sur les collines de Provence exposées au midi. Les croix se levaient parmi eux, couvertes jusqu’à moitié, en cette saison, par le fumeterre rouge et le bouton d’or. Il y avait des sentiers dans l’herbe drue, et des endroits où l’on s’était agenouillé.

C’est là qu’on mit le cercueil de la petite Anna. Le chantre et le curé psalmodièrent un dernier chant. La mère, au bord de la fosse, jeta un grand cri, sauvage, et se pencha, en sanglotant, sur l’épaule de la femme qui ne l’avait pas quittée et qui l’emmena, vite, à travers le champ, en disant : « Pauvre ! Pauvre ! » Davidée pensa : « Je voudrais être celle qui la secourt. » Elle surveilla le défilé des élèves qui aspergèrent d’eau bénite, l’une après l’autre, devenues graves un moment, le drap blanc, la terre ouverte, et qui se détournèrent. Puis, sur la route, on reprit l’ordre accoutumé, deux par deux, les petites en avant. Le bruit de l’acier taillant l’ardoise, dans l’air léger, comme chaque jour volait et s’en allait.

Davidée avait tant de chagrin, elle se sentait si fortement retenue par l’enfant dont le corps allait descendre dans la terre, qu’ayant donné le signal du départ, elle se détourna, afin de revoir encore le chêne vert, les herbes foulées, et la boîte de bois recouverte du drap blanc. Et à ce moment, le curé de l’Ardésie sortait du cimetière, ayant sur la tête sa barrette, et sur le bras son surplis empesé qui faisait comme un arc et pliait à chaque pas. Jamais elle ne lui avait parlé. Dans les chemins, on s’était salué, quelquefois ; elle, prenant soin de montrer, par la rapidité et la raideur du geste, qu’elle saluait un adversaire de l’enseignement public, et lui ne pouvant cacher entièrement le déplaisir qu’il éprouvait à rencontrer une des deux femmes qui instruisaient des enfants, ses enfants de l’Ardésie, sans croire aux âmes, et probablement, – il le supposait, – avec le secret dessein de les détourner du salut. Il ne pouvait voir mademoiselle Renée ou l’adjointe sans songer qu’il était trop pauvre pour avoir une école libre, sans regretter, sans envier, sans souffrir. Et comme en aucune occasion, il n’avait échangé une seule parole, soit avec l’une, soit avec l’autre institutrice, il ne pouvait que les confondre dans une même suspicion. C’était un homme qui commençait à vieillir, haut de taille, extrêmement maigre, qui avait les cheveux rouges, les sourcils rouges, le visage ravagé par la peine de vivre dans la contradiction, les lèvres gercées et pâles, habituées au silence et au pain dur, et des yeux d’une limpidité extraordinaire. Dans l’ombre des arcades fortement creusées, il avait des yeux bleus dont il se défiait toujours, et qu’il tenait le plus souvent baissés, des yeux d’enfant par la sincérité, et d’homme par la gravité, des yeux qui auraient voulu que le monde fût beau, et qui ne se posaient sur les choses et sur les humains qu’avec précaution et à petits coups. Quand il parlait de Dieu, on ne pouvait pas ne pas voir ce que la fidélité à la grâce ajoute au plus ingrat visage. Mademoiselle Birot n’avait jusque-là observé que le geste gêné du salut de l’abbé, et que sa soutane déteinte ; elle les vit de plus près, mais il lui sembla que ce serait une grossièreté de ne pas dire un seul mot à ce prêtre qui venait de bénir la tombe d’Anna, qui s’était hâté, dès le dimanche soir, elle le savait, d’aller à la maison des Plaines.

– Je vous remercie, monsieur, dit-elle.

Il eut un petit sursaut, en entendant cette voix inconnue et inespérée.

– D’avoir été administrer la petite ? Mais, c’est moi qui vous remercie, mademoiselle. Vous m’avez fait prévenir, dimanche, par Jeannie Fête-Dieu… C’est très bien… C’est même admirable ;… positivement… admirable.

– Que voulez-vous, monsieur, je connaissais les sentiments d’Anna, et je l’aimais bien.

– Martyre, mademoiselle ; il y en a qu’on ne soupçonne pas, beaucoup, beaucoup. Ils montent tout droit.

Davidée regarda l’abbé, et l’abbé regarda l’adjointe, et chacun d’eux s’aperçut que l’autre avait une larme au bord des paupières. La jeune fille fut touchée ; elle dit, vivement, voulant retrouver les enfants qui s’éloignaient :

– Pouvez-vous quelque chose pour la mère ?

– Humainement, rien, mademoiselle. Elle ne m’a reçu, dimanche, qu’à cause de son enfant. Mais je prierai pour elle demain matin, à ma messe… C’est admirable, positivement.

Davidée fut tentée de rire, malgré sa peine, mais, en même temps, elle vit, dans le visage de l’abbé, le rayonnement d’une pensée qui tenait toute l’âme épanouie et vibrante, comme la lumière d’été qui possède l’air pur. Elle salua, et se mit à marcher très vite, son livre sous le bras, car les élèves avaient déjà dépassé les maisons qui sont autour de l’église, et une voiture aurait pu s’approcher et surgir tout à coup au tournant du chemin.

Toute l’après-midi, Davidée pensa, tantôt à Anna, tantôt à Phrosine et à Maïeul Jacquet. Qu’allait devenir cette femme, qui n’avait pour vivre, si elle avait vraiment rompu avec Maïeul, que la somme infime votée chaque année par le conseil municipal, « pour le balayage des classes et locaux scolaires » ? Davidée se sentait bien neuve dans le rôle de conseillère qu’elle avait pris ; elle prévoyait que le conseil de la misère serait vite plus fort que le sien, que le souvenir de l’enfant diminuerait, que la vie mauvaise recommencerait, avec l’un ou l’autre. Comment cette femme arriverait-elle à gagner deux francs par jour, ou seulement un franc cinquante ? C’était un gros problème. Laver le linge, dans les ardoisières abandonnées ? Non, Phrosine n’accepterait pas tant de fatigue. Coudre dans les fermes, pour les fermières empêchées ? Les lingères étaient déjà nombreuses à l’Ardésie ; chacune avait sa clientèle ; il fallait être jeune pour s’engager sous les ordres et à l’ombre de quelque maîtresse déjà mûre, en possession de la confiance rurale. Il y avait, d’ailleurs, des chômages. Que faire ? Entrer comme ouvrière à la fabrique d’allumettes, ou dans quelque grande usine de la ville ? Quelle aventure, pour une femme d’un tel passé, et qui n’était pas laide encore, non, pas assez, il s’en fallait ! Ces projets et quelques autres, traversaient l’esprit de l’adjointe, qui ne sortit pas, jusqu’au soir, de l’école, ayant des devoirs à corriger, et les classes de la semaine à préparer. Cependant, la limpidité du jour était invitante. Toutes les facettes d’ardoise, sur les buttes, et tous les toits luisaient, le tuffeau du clocher était enveloppé d’une fourrure de rayons. On ne savait pas d’où venait le vent. Chaque girouette avait son avis. La paix s’immensifiait avec le soir tombant.

Dans le jardin de la cure, qui était à peu près inculte, car la terre y manquait et la cosse abondait, le curé achevait de réciter son bréviaire. Il était assis sous une tonnelle de vigne sauvage, qui avait de petites feuilles poilues sur des sarments énormes. De son pouce, glissé entre les pages du livre, il marquait l’endroit où, tout à l’heure, il reprendrait la leçon interrompue. Au-dessus des très vieux poiriers moussus, et de l’arête du mur assouplie et vallonnée par les herbes, il regardait la belle lumière répandue au-dessus de son Ardésie. Occupé du soin et du souci de son médiocre troupeau, il soupirait, en abaissant les yeux vers les cheminées ou les pignons qu’il pouvait apercevoir, vers les pointes de cerisier qui lui rappelaient une maison invisible et le nom du locataire. Et il disait : « Mon Dieu, je m’attriste trop, je me tourmente trop, je me fais trop de mauvais sang. Dans nos plaintes sur la méchanceté des hommes, dans nos prévisions, nous oublions que vous êtes Dieu, et que vous êtes là, et que vous nous aimez, et qu’il y a vous partout, et par conséquent espérance partout. Vous me le montrez. L’enfant que vous avez retirée à vous était une espèce de colombe, une sainte qui avait la belle horreur de l’impureté. Qui eût pu le croire ? Rien ne l’avait munie contre la vie. Mais vous glissez votre grâce avec une habileté admirable. N’est-ce pas admirable encore, que cette laïque ait eu l’inspiration de m’envoyer quérir ? Cela lui sera compté, n’est-ce pas ? Orientez son âme. Soutenez la pauvre mienne, qui est par trop sensible à l’ampleur du mal, à son épais aveuglement. Ils m’enlèveraient la charité si vous ne la remplaciez par une autre toute neuve, à tout moment. Je ne me plains plus. Je ne veux plus. La cloche qui chante a passé par le feu. Je chanterai un jour. Il faut que j’oblige mon esprit à ne pas s’assombrir. Comme le ciel est clair ! Le remède premier contre la misère matérielle est dans le développement du surnaturel. Il y a de la graine de paradis encore, de quoi ressemer tout un champ, toute ma paroisse, toute la France. N’ai-je pas des consolations ? Cette mère Fête-Dieu : exemplaire fatigué de l’Évangile éternel !… Le soir est doux. La nature est comme les hommes, tantôt dans le péché et tantôt dans la grâce. Le délicieux sommeil de l’enfant tombe sur le monde. Délivrance ! Délivrance ! Le vent, ce charretier, a fini son ouvrage ; on n’entend pas seulement la vie du Nord ou de l’Ouest, mais celle de tout le voisinage, qui s’en retourne vers la maison. L’air a bon goût. Le jour meurt bien. Magnificat ! »

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