IV Le triomphe des genêts

Il se passa peu de chose pendant plusieurs semaines, si c’est peu de chose pourtant que le printemps qui vient.

Anna Le Floch reparut à l’école dès le lundi suivant. Le mal, les maux dont elle souffrait n’étaient pas diminués. Elle demeurait assise, pendant les récréations, dans le préau. Des camarades allaient chercher une chaise, et l’y faisaient asseoir avec les mêmes précautions qu’elles auraient eues pour une poupée ; elles causaient toutes ensemble, afin de distraire, croyaient-elles, l’enfant qui ne pouvait jouer, puis, prenant prétexte d’une balle qui roulait, d’un cri, d’un regard, elles partaient au galop bondissant, et elles se donnaient beaucoup de mal, pour s’amuser plus que les autres et plus bruyamment, estimant qu’elles avaient droit à une compensation. La malade était habituée. Elle ne s’étonnait ni ne se chagrinait d’être seule dans le préau. Mais ses yeux sauvages, qui évitaient autrefois le regard des maîtresses, cherchaient maintenant celui de Davidée. Ils se pénétraient, pendant des minutes, sans changer d’expression, de cette image, lointaine ou proche, et on eût pu croire que la curiosité seule les orientait vers cette jeune fille qui se promenait avec les grandes ou prenait part aux jeux ; puis, tout à coup, ils s’attendrissaient, ils se voilaient, ils disaient le secret de l’âme silencieuse. Davidée n’en savait presque jamais rien. Elle apercevait chaque matin Phrosine. On se saluait par nécessité administrative, parce que les deux femmes dépendaient d’une troisième, qu’elles servaient dans la même école et qu’il ne leur était pas permis de s’ignorer l’une l’autre. On ne se parlait pas. Mademoiselle Renée, au contraire, était devenue si expansive qu’on l’eût dite bienveillante. Elle espérait de l’avancement. Des mots qu’on lui avait répétés, dans une réunion d’instituteurs et d’institutrices, lui faisaient espérer un changement de résidence, peut-être un poste dans une école de la ville. L’inspecteur primaire n’avait pas dit formellement « la ville », mais on pouvait interpréter dans ce sens la formule louangeuse qu’il avait employée en parlant de mademoiselle Desforges. Quitter l’Ardésie, ne plus « végéter », comme elle disait, ne plus avoir à élever seulement ces filles de pauvres et de « sauvages », – c’était encore une de ses expressions favorites, – mais vivre dans la compagnie des petits fonctionnaires et des commerçants d’un quartier ; pouvoir faire des visites et en recevoir ; se promener sur le pavé et sur l’asphalte : elle aspirait à ces joies avec la même âpreté de désir que si elles avaient dû être pleines et éternelles. Pour les obtenir, il n’était rien qu’elle ne fût, d’avance, résolue à faire. Elle se persuadait, d’ailleurs, que son mérite, depuis longtemps, comblait la mesure. Quand elle ouvrait une lettre, elle espérait toujours qu’il y serait question de la promotion attendue. « Je ne vous oublierai pas, disait-elle à l’adjointe ; je considère que vous êtes trop intelligente, et, laissez-moi le dire, trop jolie, trop sympathique, pour qu’on vous impose l’exil indéfini à la campagne. – Je vous assure, répondait Davidée, que je me sens casanière : j’ai déjà pris racine dans l’Ardésie. »

Maïeul Jacquet ne s’était pas vengé, comme il avait menacé de le faire. On ne l’avait pas revu à l’école, ou dans le chemin qui passe devant l’école. Une bonne femme qui accompagnait sa petite fille, quelquefois, jusqu’à la porte, avait dit à Davidée, un matin : « C’est drôle, je rencontrais souvent ce grand Rit-Dur, quand il allait à son atelier, et je ne le vois plus : il faut croire qu’il a changé son heure, ou sa route. » C’était la veille du jour où commençaient les vacances. Sans y manquer, depuis cinq ans, Davidée passait ses vacances de Pâques à Blandes. Elle fit comme de coutume. Elle vit son père, affaibli, fantasque, plus autoritaire que jamais ; sa mère qui vieillissait ; la belle maison neuve qui faisait envie à tout le bourg, et qui ne portait d’autre signe des hivers déjà subis que de minces rayures de moisissures vertes, en forme d’épées, comme des feuilles d’iris, montant du sol le long des pierres blanches des fondations. Pour la première fois, Davidée causa, avec sa mère, d’autres sujets que du temps, du ménage, de la difficulté de trouver une servante, et des rivalités renaissantes qui se levaient contre la fortune, la puissance, la rude discipline de Birot, et que Birot, d’un revers de main, une à une, brisait. Elle n’eut pas de peine à se faire raconter le dernier scandale de Blandes ; une jeune femme trompée par son mari, la fuite du mari avec une autre.

– Que c’est vilain, tout ça ! concluait madame Birot.

– Tant d’autres en font autant !

– Qu’est-ce que tu dis ? Est-ce que tu l’approuves, par hasard ? Quand tout Blandes lui donnerait raison, moi je la blâme, et nettement, et je dis qu’elle est une coquine !

– Tu me fais plaisir, maman, car c’est un gros mot pour toi.

– Oui, une coquine… Je puis bien te dire que j’ai été jolie, moi aussi, et jeune, et bien tournée…

En parlant, elle tirait les plis de sa jupe, qui s’étaient déplacés et grossissaient la hanche.

– … On m’a regardée. On m’a fait entendre des musiques de mots, comme il y en a dans les vers que tu récites. Mais, Dieu merci, je n’ai pas à me reprocher seulement un coup d’œil de contrebande.

– Parce que tu es la meilleure des femmes, maman, et aussi parce que tu n’as pas aimé.

– Mais si, j’ai aimé ton père, comme on peut l’aimer, en me disputant avec lui, des fois.

– Je veux dire : pas aimé d’autre.

– Il n’aurait plus manqué que ça ! Tu es folle !

– Qui te le défendait, puisque tu n’as pas de religion ?

– Pas de religion ! J’en ai un peu, tu sais bien,… ce que le père en permet ; ça n’est pas beaucoup… Mais on n’a pas besoin d’être dévote pour être fidèle. Il y a…

– Il y a quoi ?

– Il y a l’honneur !

– Ah ! ma pauvre maman, j’ai vu des gens qui mettaient leur honneur à ne pas quitter la femme qu’ils aimaient, et qui n’était pas leur femme… Nous avons toujours des mots à notre service, vois-tu. L’important, l’angoissant, c’est de connaître leur vraie signification. Les hommes y mettent ce qu’ils veulent, et les femmes aussi.

Madame Birot, qui ne se sentait point armée pour les discussions d’idées, prit sa fille dans ses bras, et lui dit avec passion :

– Tu vois bien des tristes choses dans ton métier, ma fille, je m’en doutais ; j’aurais voulu te garder près de moi, et tu n’as pas voulu ! Dis-moi la vérité : est-ce le cœur qui est malade ?

– Non, maman ; c’est plutôt la tête.

Madame Birot ne chercha pas la réponse. Elle la trouva dans son cœur de mère, dans le rêve commun qu’elles font toutes. Elle dit :

– Pourquoi ne te maries-tu pas ?

Et il ne fut plus question, entre elles, de morale ou d’idées.

Le printemps était venu. Quand Davidée rentra à l’Ardésie, il avait déjà renouvelé le ciel, qui est le premier à fleurir, et il verdissait la plus pauvre motte de terre. Même l’ardoise avait son printemps. Chaude, elle faisait danser l’air au ras des buttes, elle relançait en grosses touffes les rayons qui tombaient ; on aurait dit, sur les pentes, qu’elle coulait en cascade, tant le soleil la faisait vivre ; de près, on ne voyait pas son grain, mais des mailles, de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, qui remuaient sur la pierre. Du fond des plaques de mousses, autrefois gonflées par l’hiver et maintenant affaissées, des tiges minces, hautes, dorées au bout avaient jailli. Les saules, dans les très vieux fonds de carrières, levaient leur pelote verte. Dans les creux, où le sol n’avait point été envahi et recouvert par les déchets d’ardoises, les jardins, autour des maisons, abrités et encerclés par les talus bleus, tendaient au jour leurs plates-bandes bien bêchées, leurs arbustes taillés, et leurs lignes de groseilliers, ou de tulipes, ou de giroflées au-devant des portes. Il n’y avait point de matin sans chant de merle, ni de nuit sans rossignol. Mais surtout la fleur du genêt avait éclaté, et, par elle, toute la contrée bleue était couverte d’or, toute la pierraille était réjouie. Il est maître des talus, des plateaux, des ronciers, de ces lieux où la terre a été ensevelie sous la pierre, et la pierre brisée et abandonnée. Il pousse dans la maigre poussière. Il est enveloppé par la chaude réverbération du sol. Son heure vient vite d’avoir des bourgeons pâles sur ses balais verts, d’avoir des carènes et des voiles jaunes tout le long de ses branches, de la pointe à la fourche, et d’ouvrir tout son trésor de parfums. Oh ! qu’il est généreux pour le vent nouveau qu’il embaume ! Avec les primevères, un peu d’aubépine, et les tiges de menthe encore bien tendres et cachées, il compose la divine senteur du premier printemps. Le genêt couvrait le désert que les hommes avaient fait. Aux alentours des fonds les plus anciens, entre les trous énormes et remplis d’eau plus qu’à moitié, c’est là que la genêtière était la mieux fournie et c’est là qu’habitait Maïeul Jacquet.

Sa maison, la Gravelle, bâtie en long, à la crête d’un remblai, était flanquée à droite d’un pavillon muni d’un belvédère. Plus exactement, le vieux maître maçon qui l’avait construite, pour séparer le pavillon en deux logements, avait accolé à la petite façade de l’Est un escalier extérieur, qui tournait à la hauteur du premier étage, s’appliquait en grosse verrue carrée à la grande façade du Sud, et formait une sorte de loge, de cour aérienne que protégeait un toit avançant. Le logis avait-il connu des hôtes bourgeois ou nobles, au temps de sa jeunesse ? On l’assurait, parmi les carriers. Il n’avait plus que de pauvres locataires : deux familles bretonnes qui se partageaient le long rez-de-chaussée, et le fendeur Maïeul Rit-Dur, auquel appartenaient l’escalier de pierre, et deux vastes pièces, à fenêtres très hautes et très larges, avec le grenier au-dessus. Toute cette Gravelle ouvrait au midi ses fenêtres et ses portes. Elle voyait loin. Elle dominait, comme un phare, tout le pays ardoisier, et les terres qui s’abaissent vers la Loire, et où la fumée des machines et le brouillard s’en vont mêlés chaque matin. En arrière, sur des remblais de la même ancienneté, à une centaine de mètres, et en contre-bas, il y avait encore une maison, beaucoup moins importante, qui était celle de la mère Fête-Dieu, et plus loin encore, le fond du Lapin, celui de la Gravelle, et à droite celui de la Grenadière. Nulle part, dans la commune de l’Ardésie, la nature n’avait repris autant de place et de puissance que sur les buttes délaissées qui environnent la Gravelle. Entre la maison de Maïeul et celle de la bonne femme Fête-Dieu, c’était comme un jardin doré. Pentes raides autour de la Gravelle, sentier en bas, talus remontants, terrains houleux, où l’effort du travail se devine encore, tout était couvert de genêts, et les branches de genêts n’étaient qu’une grappe d’or. Les bords des deux fonds du Lapin avaient aussi leurs bordures dorées, et des lignes de genêts, comme des fusées, s’enfonçaient encore, tout autour, dans la verdure renouvelée des ronciers et des maigres taillis. Tout ce sol feuilleté, creusé, fouillé, sonore sous le pied du passant, donnait sa gloire avant les autres, avant les terres lourdes à peine dégourdies par le soleil nouveau. Et celui qui voyageait par là respirait de la joie.

C’est ce que pensait Davidée, le jeudi 22 avril, qui était le deuxième après Pâques, en approchant du fond de la Grenadière, où une femme lavait, courbée au bout d’une planche et parmi les roseaux. Elle suivit le bord de l’étang, écouta le bruit de l’eau qui coulait par la bonde et se perdait sous des branches, puis elle gravit un raidillon, et elle aperçut le pavillon de la Gravelle, dressé dans la lumière à cinq cents mètres en avant, et l’or des genêts qui descendait de là jusque vers elle. En même temps, le vent qui balance parfois et berce les parfums avant de les emporter, l’enveloppa dans son souffle traînant. « Ah ! quelles délices, dit-elle ; tout le printemps est en l’air ! S’il pouvait souffler sur l’école ! S’il pouvait souffler sur mon cœur ! »

Elle allait voir la mère Fête-Dieu, comme elle l’avait promis avant les vacances. Mais la pensée lui vint aussi de Maïeul Jacquet. « Il passe pour un faiseur de chansons et pour un beau chanteur. Il ferait mieux de vivre honnêtement, et tout au moins d’être poli. Quelle façon il a eue, l’autre soir, de courir après moi sur les chemins, et de crier mon nom ! J’ai croisé vingt fois Phrosine, depuis lors, et elle ne m’a pas parlé. Lui, il a changé de route, pour gagner son atelier, et pour en revenir. C’est tout ce que j’ai obtenu, d’elle et de lui. » Elle se souvint que, depuis une semaine déjà, elle n’avait pas revu Anna, et qu’elle savait seulement, comme tout le monde, que l’enfant était plus mal, et ne sortait pas de l’enclos. Par la trace, foulée çà et là et ailleurs couverte d’herbe drue, qui serpentait à travers une pâture, elle fut bientôt au milieu des genêts. Elle inclina à droite, grimpa sur un talus, parmi les tiges fleuries qu’elle écartait en marchant et qui frôlaient son visage, et, dans un pli, elle découvrit un long toit évasé, sous lequel il y avait des murs très bas. Elle frappa à la porte. Une voix toute jeune répondit. Davidée entra. Dans l’ombre de la chambre, et venant à elle, elle vit la petite Jeannie aux yeux ronds, qui s’épanouit, et qui dit :

– Que vous êtes gentille ! Grand’mère est là. Elle va mieux, vous savez ?

– Ça va toujours mieux jusqu’à ce qu’on s’en aille ! dit une voix faible au fond de la pièce.

Dans le lit, sous les rideaux de serge verte, la mère Fête-Dieu, à demi paralysée, était couchée. Elle avait encore un œil très bon et vif ; l’autre était lent et voilé. L’œil très bon considérait Davidée Birot, et y prenait plaisir. Il la regardait comme si elle était un genêt fleuri, ou un géranium ouvert au soleil sur la marge de la fenêtre, comme si elle était, dans la pauvre chambre, un rayon de jour de plus. Il ne changeait pas d’expression, quand il cessait de considérer le visage aimé de la petite Jeannie et qu’il revenait, la paupière se soulevant un peu plus, au visage de l’adjointe, qui baissait la tête, souriait et demandait :

– Un si beau printemps ! Vous allez guérir, mère Fête-Dieu !

La bonne femme suivait une autre idée.

– C’est donc vous, disait-elle, la nouvelle maîtresse ?

– Mais oui. Depuis sept mois bientôt.

– Elle m’avait bien dit que vous étiez aimable. C’est fin, vous savez, ces petites-là ! Ça devine les cœurs.

– Mais je vous assure, mère Fête-Dieu, que je n’ai pas le cœur meilleur qu’une autre.

– Oh ! que si ! Les yeux répondent pour lui : c’est jeune, ça veut bien faire. Asseyez-vous, mademoiselle. Qu’est-ce que tu fais donc, sacrée petite Jeannie, qui ne donnes pas une chaise à la demoiselle ?

Elles se mirent à causer, la vieille racontant sa vie, la jeune faisant la charité d’abord d’écouter, puis écoutant sans effort, parce que la mère Fête-Dieu, ayant dit quelques dates et quelques noms, des naissances, des maladies, des morts, et sa dernière épreuve, le mal qui la tenait couchée depuis des mois, rendait grâces pour soixante-dix années, et ne se permettait qu’un tout faible gémissement pour les souffrances présentes.

– Je ne suis pas bien patiente, disait la bonne femme ; le temps me dure quand Jeannie est à l’école ; heureusement il vient des Bretonnes de la Gravelle, quelquefois, me voir comme vous venez. J’accomplis mon temps, je finis mon mérite : Dieu est au bout de ma peine.

Comme elle était un peu lasse, elle ferma les paupières. Elle perdit la notion du temps, et une souffrance plus vive venant à traverser son corps, elle rouvrit les yeux, brusquement ; elle ne vit pas la visiteuse, déjà oubliée ; elle regarda les poutres enfumées, et, rapprochant sa main vaillante de l’autre qui n’obéissait plus, elle dit :

– Mon Dieu, je souffre bien : je peux, tout de même, si vous voulez, souffrir un peu plus…

Elle se reprit, elle ajouta, baissant la voix :

– Un tout petit peu plus.

La maîtresse d’école était devenue toute pâle. Elle éprouvait ce même saisissement que lui causaient les belles paroles attribuées à des personnages illustres, et qu’elle faisait réciter aux élèves. Elle considéra un long moment l’infirme qui s’était assoupie, et elle s’en alla, sans faire de bruit, accompagnée par Jeannie, et par le chat qui se frottait au bord de la robe.

La Gravelle était droit en face, bien haute sur sa butte, plongeant la ligne dentelée de ses toits, de ses cheminées, de ses murs et de sa loge dans la splendeur de trois heures du soir. Mais on la voyait de dos, et ses fenêtres, ses treilles de vignes, ses Bretonnes avec leurs enfants, toute la vie de la maison pendait à l’autre espalier, du côté de la Loire. On n’entendait aucun bruit, si ce n’est celui des mouches affolées par le genêt. L’adieu même de la petite Jeannie se perdit dans leur bourdonnement qui n’empêchait pas le silence.

« Comme je serais attrapée, songea Davidée, si Maïeul descendait la butte et venait à moi ! Je crois que j’aurais peur ! »

Elle avait le projet de revenir par le village de la Martinellerie et par celui de l’Ardésie. Elle prit donc à droite, au travers des genêts, longea et tourna la butte, et elle allait déboucher dans un chemin qu’on trouve là, un chemin que personne n’entretient et qui ne vit que par l’usure, lorsque, devant elle, à quelque distance, debout et l’attendant, elle aperçut Maïeul Jacquet.

Le carrier était en habits du dimanche. Il avait sa jaquette bien brossée, ses souliers sans clous, sa chaîne double au gilet, sa cravate verte et la moustache tortillée et relevée, comme s’il allait aux noces. Quand il vit Davidée, il se découvrit, et il eut l’air si intimidé qu’elle n’eut pas peur. Elle pensa seulement : « Je passerai devant lui, je le saluerai d’un petit signe de tête, et il comprendra que je n’ai pas gardé bon souvenir de notre rencontre dernière. Comment ce garçon est-il ici ? M’avait-il vue sortir de l’école, lui dont l’atelier n’est pas très éloigné ? En montant sur un mur, ou sur un tas de pierres, peut-être est-il possible, quand on a comme lui des yeux vifs de guetteur, d’apercevoir la porte de la maison. Alors, il se serait dépêché, prenant au plus court, tandis que je flânais le long de la Grenadière, et il aurait changé d’habits pendant que je faisais visite à la mère Fête-Dieu. Et qu’a-t-il à me dire ? S’il croit qu’il suffit, pour me faire oublier qu’on m’a manqué, de se mettre sur mon passage ! »

Elle eut le temps de penser cela et plusieurs choses encore, car elle avait ralenti le pas pour ne point paraître effrayée. Elle venait, baissant à demi les paupières à cause de l’ardente lumière, les relevant aussi pour regarder le chemin. Mais en regardant le chemin, elle voyait l’ouvrier, qui était à gauche le long du dernier genêt, et qui tenait son chapeau à deux mains devant lui. Elle le trouva drôle, et sourit involontairement. Et comme elle reprenait sa physionomie digne et un peu apprêtée :

– Mademoiselle, dit Maïeul, je n’ai pas bien agi avec vous !

– C’est vrai.

Elle ne s’arrêta point.

– J’ai été malappris, je ne savais ce que je faisais, j’en ai honte.

– Je vous remercie de me le dire, monsieur Maïeul.

Elle continua d’avancer. Elle dépassa le genêt et l’homme, et commença de tourner.

– Il n’y a pourtant pas une seule personne, sur la paroisse, – il trouvait le vieux mot parce que son cœur parlait, – pas une seule à qui je serais plus fâché de faire de la peine.

Davidée s’arrêta.

– Pourquoi donc, monsieur Maïeul ?

– Parce que vous m’avez dit mon fait, oui, et joliment.

– Moi, j’ai pensé que j’avais eu tort d’être aussi franche.

– Non, par exemple !

– À quoi ai-je servi, puisque rien n’a changé ?

Elle le regarda, un peu hautaine, et toute rouge de visage. Il réfléchit un moment.

– Changer, dit-il, c’est plus dur que de parler, ou que de trouver que vous avez raison. Mais si je changeais tout de même ?…

Il n’acheva pas son idée, mais il regarda pour la première fois, bien en face, la petite jeune fille fière qu’il avait attendue un quart d’heure dans cette genêtière. Et elle n’eut pas de doute sur ce qu’il avait voulu dire.

– Alors, je vous estimerais davantage, fit-elle.

Et à cause de ce mot qui n’était pas une condamnation définitive, et qui était rude pourtant, il se mit à marcher à sa gauche et à peu de distance, car elle avait repris sa route. Et pendant qu’elle descendait, et qu’elle détournait la tête, pour qu’on ne la crût pas trop attentive aux paroles de cet homme, il disait, lui-même levant les yeux au-dessus de l’Ardésie, et comme s’il s’adressait à toute la vallée :

– Je n’ai pas eu d’instruction comme vous, je n’ai eu ni mère, ni sœur, ni personne qui m’ait parlé comme vous pour mon salut et mon paradis.

– Ai-je nommé le paradis ?

– Non, mais on ne s’y trompe pas !… J’ai des amis qui vivent comme moi… Les voisins, ça leur est égal… Le compteur d’ardoises n’a pas à s’en mêler, le directeur non plus… N’y a que le curé : il dirait comme vous, mais je le connais pas.

Davidée ne répondait rien. Elle arrivait à un carrefour où sont bâties quelques maisons, des très anciennes. Maïeul se hâta de dire :

– Je vois bien que ça vous déplaît de causer avec moi. Je n’ai pas voulu vous offenser… Vous n’êtes pas si parlante que l’autre jour. Moi je voulais vous dire aussi que la petite Anna crie après vous. Allez la voir, mademoiselle… Vous ferez mieux de ne pas entrer… Mais vous la verrez par-dessus la haie.

Ils firent encore trois pas.

– Au revoir, mademoiselle.

– Adieu, monsieur Maïeul.

Il descendit vers la gauche, pour retrouver le chemin de sa carrière ou celui de la Gravelle ; Davidée remonta vers la droite. Sans le dire, elle avait résolu d’aller jusqu’à la maison des Plaines. « Oh ! songeait-elle, comme chacun de nos actes est plein de conséquences, et chacune de nos paroles de retentissement ! Pour une indignation que j’ai eue, me voici placée comme un juge, entre une enfant, sa mère et l’amant de sa mère ; voici un cœur attendri, celui d’Anna ; un cœur troublé, celui de Maïeul ; un cœur ennemi, celui de Phrosine. Même si je voulais, je ne détruirais pas le changement que j’ai causé, les sources que j’ai ouvertes, les mésintelligences que j’ai approfondies, le bien ou l’inutile trouble que j’ai fait. Car je ne sais pas pourquoi j’ai eu tant de sévérité. J’ai agi comme ma mère aurait agi, et je ne puis me défendre qu’en disant : mon instinct m’a poussée ; quelque chose en moi a été plus fort que les leçons de mes maîtresses. Ceux que j’ai blâmés savent mieux que moi au nom de quoi j’ai parlé : l’unique, l’unique puissance. »

Elle se sentit une pauvre fille ; elle vit, de l’autre côté du mur de gauche, bas et écroulé par endroits, des fendeurs qui travaillaient à l’abri des tue-vent. Ils se détournaient, les plus jeunes du moins et les plus rapprochés, et ils la suivaient du regard, gouailleurs, disant entre eux des mots qu’elle n’entendait pas. Les vieux avaient l’air bien indifférents au passage de cette jeunesse, comme ils l’étaient au vent doux qui descendait des buttes et qui traversait les chantiers. De son pas alerte, l’adjointe allait sur le chemin. Dans le champ tout bleu, elle voyait la ligne des tue-vent, les ardoises posées sur champ, rangées et empilées, les blocs devant l’ouverture des abris, puis une autre ligne, une autre, une autre encore ; à droite le chevalement de la carrière, et partout des hommes qui avaient des mouvements calculés, sans hâte, guidés par l’habitude du travail et mesurés. Quelques visages étaient farouches ; la plupart n’étaient que sérieux ; bien peu reflétaient la gaieté, la paix, la santé qui se moque de la besogne. « Je voudrais élever pour vous, pensait l’adjointe, des petites qui entreraient dans vos maisons comme le printemps auquel on ne songe pas et qu’on respire. Je leur apprends à lire, mais c’est pour elles ; à écrire, mais c’est pour elles ; et je leur dis d’être bonnes, et c’est pour vous. Mais le plaisir parle aussi. De combien d’entre elles obtiendrais-je qu’elles renoncent à acheter un chapeau neuf ? »

Quand elle passa dans la rue qui porte le nom de village de la Martinellerie, Davidée rencontra plusieurs élèves de la classe élémentaire, qui vinrent, et l’entourèrent un moment. Des mères, derrière les vitres, firent signe : « bonjour ! » ; mais elle prit un chemin qui coupait le village, puis, par des sentiers, elle gagna les abords de l’enclos où était la maison de Phrosine. Doucement, elle s’approcha de la haie vive, toute feuillue à présent, et qui tendait encore au vent de la route, parmi des feuilles pressées et luisantes, de courtes grappes de fleurs blanches. Les maraîchers ne travaillaient pas. Des pies faisaient cercle autour d’une chouette posée sur une motte. Elles seules remuaient, dans le champ montant, elles seules avec les tiges de blé d’une large planche, qui se courbaient à chaque souffle de brise, mêlant leurs reflets, plongeant de la pointe, frémissant, jouant ensemble à l’eau qui coule. La porte de la maison était fermée. Davidée se demanda si Anna Le Floch n’allait pas apparaître, soutenue par Phrosine, et revenant d’une promenade. Elle s’avança de quelques pas, jusqu’auprès de la barrière à claire-voie. La malade était là, à moitié couchée sur deux chaises, à l’ombre d’un des pruniers, la tête appuyée sur un oreiller, les jambes protégées et réchauffées par une descente de lit dont les deux bouts traînaient à terre. Elle dormait. Elle était si pâle qu’on pouvait la croire morte ; sa poitrine, en respirant, ne soulevait pas le pauvre corsage, et les deux bras, abandonnés, pendaient, frôlant la pointe de l’herbe. Toute apparence de vie avait quitté cette forme frêle et usée, payeuse innocente pour les vices de plusieurs, qui mourait de l’alcool bu par le père, et qui était le terme des débauches anciennes. Cependant, comme si, à travers la distance et le sommeil, les âmes pouvaient se faire signe l’une à l’autre, et se rendre visite, et se faire reconnaître d’une manière non douteuse, Anna ouvrit les yeux ; son visage s’illumina ; la vie et la joie y reparurent ensemble ; les mains, comme si elles portaient une gerbe, se relevèrent lentement, d’un même geste égal, puis se joignirent, et l’enfant dit :

– Je pensais à vous !

– C’est le printemps qui m’a conseillé de venir.

La malade répondit, indifférente à tout ce qui l’écartait de son hymne d’amour :

– Oui, il fait assez beau…

Elle reprit son air de ravissement :

– Vous êtes venue… Depuis plusieurs jours, j’attendais votre visite… Je ne suis pas très bien sur la chaise. Mais vous ne pouviez pas venir à la maison… Non, il valait mieux ne pas entrer chez maman. Je pensais que vous ne voudriez plus entrer. Alors, j’ai demandé à être portée dehors. Le premier jour je ne vous ai pas vue, ni le second, ni le troisième : mais vous voilà !… N’ayez pas peur, mademoiselle, maman ne peut pas entendre ce que je vous dis. Et puis, elle est très bonne pour moi, ces jours-ci… Que je voie votre chapeau ?

– Regardez, est-ce comme ceci qu’il faut me tourner ?

– Oui, il est joli.

– Si j’étais plus près de vous, je vous l’essayerais…

– Oh ! non ! Vous êtes plus jolie ;… moi, c’est inutile…

Elle n’acheva pas, elle disait cela comme en rêve.

L’adjointe, espérant la distraire, commença à raconter plusieurs choses de l’école. Mais aux premiers mots, Anna s’assombrit : la lumière intérieure se retira des yeux, du front, des deux mains rapprochées ; il sembla que la jeunesse de cette petite diminuait et que l’âme d’une femme inquiète, attendrie, éclairait et modelait à présent ces traits menus de toute jeune fille.

– Mademoiselle ?

– Que voulez-vous, ma petite ?

– Je voudrais savoir de vous, parce que vous êtes bonne, parce que vous venez me voir…

Elle s’interrompit, oppressée ; le vert de ses yeux devint profond comme celui des grandes vagues.

– Faut-il que je prie ?

– Oui.

– Mademoiselle, n’est-ce pas qu’il y a un bon Dieu ?

L’adjointe eut un petit frisson que seule put surprendre la haie d’épine noire sur laquelle elle s’appuyait. Elle pensa : « Est-ce que je peux dire non ? Est-ce que j’ai le droit de la désespérer ? Est-ce que je sais, moi qui ai négligé volontairement… ? » Elle répondit, tutoyant Anna, sans s’en apercevoir, parce que l’intimité des mots échangés le voulait ainsi, parce que l’inégalité de l’âge et des conditions s’évanouissait :

– Anna, ma petite enfant, je t’aime bien.

Elle se sentit cruellement lâche de n’avoir pas répondu. La petite dit :

– Moi aussi, mademoiselle, je vous aime bien.

Davidée se hâta d’ajouter :

– Je reviendrai. Je réapparaîtrai ici. Mais il faut que vous me promettiez de dormir, comme si je ne devais pas venir.

La petite tête pâle se souleva un peu, et retomba sur ses mèches de cheveux roulées et dures.

– De ne pas même penser à moi ?…

Sur l’oreiller, la petite tête s’agita pour dire non. Et en même temps les lèvres eurent un sourire d’enfant, si pur, si tendre, et qui refusait si bien de ne plus penser à elle, que Davidée se recula pour ne pas pleurer.

– Au revoir, mignonne !

La haie cacha bientôt la malade. La ligne de pruniers et le toit de la maison disparurent derrière les murs du chemin. L’adjointe revint à l’Ardésie. Elle trouva l’école déserte, mademoiselle Desforges étant allée passer son après-midi de congé à la ville.

Du cahier vert : « Me voici seule dans la maison où le vent jette sa fleur invisible de genêt. J’ai ouvert au vent la fenêtre de ma chambre du côté de la cour. Il vient des buttes de la Gravelle et de la Grenadière ; il arrive suivant un angle aigu, heurte les vitres de gauche, rejaillit en ondes jusqu’à moi et tourne autour des murs. Il m’apporte la poussière de la cour piétinée par les élèves, celle des chemins et des chantiers de travail, et son parfum ne risque pas d’enivrer : il est mêlé comme la vie. Je suis troublée de me sentir faible dans un rôle que je n’ai pas voulu d’une volonté nette, qui devient plus grand, plus complexe, qui va m’obliger à des résolutions et à des paroles auxquelles je suis mal préparée. Je ne crains plus la vengeance de Maïeul Jacquet, mais autre chose, une passion que je n’ai pas provoquée, qui me révolte. Je l’ai aperçue, dans son regard, dans son geste, dans le soin qu’il a pris de mettre ses beaux habits, dans le choix de cette place où il m’attendait, loin des témoins, dans sa voix. Quelle injure ! Me parler comme il a fait, à moi qui sais comment il vit, et avec qui ! Et cependant, l’indignation que j’ai éprouvée, c’est à peine s’il a dû en être bien assuré. Pourquoi l’ai-je laissé continuer ? De quelle faiblesse suis-je faite, malgré l’apparence ? Comme mademoiselle Renée se moquerait de moi, si elle pouvait tout connaître ou deviner ! Mais j’ai été bien autrement lâche quand Anna Le Floch m’a interrogée. Ce qu’elle me demandait, c’est tout, c’est l’énigme de sa vie et de la mienne. Sa raison a grandi dans la souffrance et la solitude. Elle a cherché un appui. Elle a voulu savoir s’il y a un consolateur, un lendemain à la vie qu’elle sent s’échapper, et elle m’a choisie pour donner la réponse. Je suis sa maîtresse. Il n’est pas possible que la maîtresse ignore s’il y a un paradis ? L’enfant voulait croire mieux afin de souffrir mieux. Elle avait préparé la question ; elle y songeait, tandis que je l’entretenais d’autre chose. Et elle n’a pas eu de réponse. J’ai eu peur de dire non ; je n’ai pas été assez brave ou assez apitoyée pour dire oui. Je lui ai dit de prier, parce que cela ne compromet rien. Prier qui ? Devant la grande peine, j’ai eu la moitié de la réponse d’une chrétienne que je ne suis pas. Pauvreté ! Contradiction ! Mais pauvreté surtout ! Petite malade, tu avais cru à la fontaine : je suis sans eau ; je suis de la boue desséchée, de la pierre friable, comme les buttes d’ici, où ce qui désaltère le monde, l’espérance, est tout de suite tarie. Je n’en garde qu’un peu, pour moi, et qui s’évapore vite. Je ne sais pas ce que je suis venue faire en ce monde. Et depuis que je suis mêlée à la vie réelle, je vois qu’il n’y a point de science égale à celle-là. Tout est là : savoir de qui nous venons, et à qui nous allons.

» Je ne sais pas. Ma petite amie s’en ira. Elle fermera ses yeux verts. Je n’aurai pas répondu à la question qu’elle avait préparée… Voilà trois ans que j’enseigne. Ces petites, quand elles auront passé dans ma classe et dans celle de mademoiselle Renée, après quelques années, deviendront femmes d’ouvriers, de journaliers ou de fermiers. De quelle force les aurai-je munies ? Je ne sais pas. Je doute, ce soir, de moi, et d’elles. Je me demande si je n’aurai pas appesanti des cœurs et fourni de la pauvreté morale au monde de la misère matérielle. »

Dans l’espace de dix jours, Davidée retourna deux fois à la maison des Plaines. Elle aurait voulu y aller plus souvent, mais les devoirs à corriger, des visites de parents qu’il fallait recevoir, le conseil aussi de mademoiselle Renée qui disait : « Vous sortez trop », la retinrent à l’école. On ne parlait plus guère de l’enfant, maintenant qu’on ne la voyait plus jamais sur la cour. Le matin, Phrosine, évitant l’adjointe, disait à mademoiselle Renée : « Ça va toujours mal chez nous ; nous n’avons pas de chance. » Presque toujours, elle arrivait de très bonne heure, avant que les maîtresses ne fussent descendues ; elle faisait la besogne, balayait, ouvrait, arrosait le parquet, avec un entonnoir, pour « abattre la poussière », et comme elle n’avait plus de poêle à allumer, s’échappait en ouvrant pour les élèves la porte du chemin.

La première fois qu’elle revint aux Plaines, Davidée s’attendait bien à ne pas voir dehors son amie malade. Il tombait, par moments, de ces averses courtes, chaudes, limitées à une demi-douzaine de champs, et que les orages lointains lancent comme des obus à travers le ciel libre. Anna était là, cependant, la tête abritée sous un parapluie que Phrosine avait suspendu aux branches. Elle respirait mieux ; elle avait un peu de rose aux joues. À peine eut-elle salué son amie, que la petite demanda :

– Je vous en prie, vous ne m’avez pas répondu l’autre jour ?

Davidée, qui avait prévu l’insistance de l’enfant, répondit :

– Avez-vous fait votre première communion ?

– Bien sûr.

– Moi aussi. Vous voyez ! Priez-Le donc, puisque le désir vous y porte.

– Oh ! que faites-vous ? Prenez garde !

Davidée, d’un mouvement soudain, avait ouvert la barrière ; elle s’avançait, dans l’herbe, ses deux mains relevant sa robe, de peur du bruit des feuilles frôlées. Elle vint jusqu’à l’enfant, elle la baisa sur la joue, et tandis qu’elle était là, courbée, elle sentit l’odeur de la fièvre, et elle se redressa vite. Aussitôt elle pensa, – et l’idée lui sembla étonnante – : « Si j’avais la foi, je me pencherais de nouveau, souriante. » Elle demeura droite, mais elle dit, avec beaucoup de douceur :

– C’est vous qui me faites du bien, Anna.

La malade, dans la joie, avait fermé les yeux. Elle les ouvrit. Elle fit signe qu’on ne devait pas rester, qu’il y avait un danger.

– Il a fallu bien demander pour qu’on me laisse dehors malgré la pluie, mais je suis contente, contente !

– De ce que je viens de dire ?

– Surtout de ce que vous avez dit avant. Contente comme une reine.

– Comme une reine !

La petite murmura, tandis que s’éloignait Davidée :

– Bien-aimée mademoiselle Davidée !

Un moment encore, par-dessus la haie, les yeux de la maîtresse d’école purent apercevoir l’enfant. Ils virent qu’elle avait le visage rayonnant, que les lèvres remuaient et disaient toujours :

– Bien-aimée ! bien-aimée !

Elle conserva ces mots dans son cœur, et beaucoup de pensées en naissaient.

Davidée revint le 2 mai, qui était un dimanche. Les vêpres avaient fini de sonner au clocher de l’Ardésie. Il faisait un soleil vif. Anna, le corps ployé en deux, couchée sur les deux chaises et le visage un peu relevé seulement avait perdu tout le rose de ses joues, et la vivacité de son regard. Au moment où l’adjointe arrivait, – le bruit des pas avait-il été entendu ? – Phrosine entr’ouvrit la porte de la maison, au bout de l’allée de pruniers. La voici qui se penche au dehors. Son visage, habituellement dur, devient hostile. Elle ne veut pas que l’adjointe s’appuie à la barrière ; elle va la chasser, l’injurier, s’avancer jusqu’au chemin et emporter dans ses bras l’enfant qui ne doit pas entendre parler de sa mère par cette étrangère. La petite, qui ne peut se retourner, qui n’a pas la force de crier, a vu, dans les yeux de son amie, que la mère était là, en arrière, et que, chassée, Davidée ne reviendrait pas. Elle a étendu le bras par-dessus sa tête, et, de sa main, qui est comme un petit sceptre d’ivoire, elle a fait un signe, à plusieurs reprises : « Retirez-vous ! Laissez-moi ma dernière joie ! » Et Phrosine n’a pas ouvert la bouche. Elle a obéi au commandement de l’enfant. Sans quitter l’expression de colère et de mépris qu’elle veut que l’on connaisse et qu’on retienne, elle se redresse, puis elle se retire à l’intérieur de la maison.

Anna comprend que le danger est passé. Elle ne sera pas ramenée de force dans la maison. Elle se recueille, les paupières abaissées. La maîtresse a peur de la fatiguer. Elle s’éloigne un peu de la porte à claire-voie. La malade s’en aperçoit. Elle fait signe : « Revenez. » Elle met ses deux mains sur ses lèvres ; elle jette son âme, dans un baiser, à cette demi-inconnue qui va disparaître, et bien tendrement, comme une prière, comme une volonté dernière, elle dit :

– Je vous donne maman.

La jeune fille a ouvert la porte, elle a couru jusqu’à la malade, elle s’est agenouillée dans l’herbe, et elle a embrassé l’enfant. Cette fois, elle ne s’est pas redressée. Elle a senti, contre sa poitrine, battre un cœur épuisé qui se ranimait sous la douceur des mots, car elle répondait :

– Anna, je te promets, j’accepte, je t’aime à jamais !

Quand elle revint de la maison des Plaines, ce 2 mai, elle se sentait l’âme écrasée et vide de sa joie comme un grain de raisin qui sort du pressoir. Elle voyait des bouts de haie verte, des branches dépassant les murs, du bleu tendre dans le ciel, et elle n’y prenait aucun plaisir. Dans le chemin près de l’école, elle fut enveloppée par une grande vague d’air déferlante et pleine de la senteur des genêts, et elle dit : « Passez, ma fille va mourir. Allez à d’autres, vous n’avez pas de pouvoir sur ceux qui souffrent vraiment. Il faut un cœur à demi heureux déjà pour que vous l’épanouissiez. » Des hommes et des femmes sortaient de l’église, des ouvriers fermes de visage, résolus, tranquilles. Ils venaient d’assister au salut. C’était une élite, ancienne dans le pays, des gens établis depuis des générations en bordure de la vallée, des fendeurs de vieille lignée ardoisière, et, mêlés à eux, quelques Bretons, demeurés fidèles dans le pays où les clochers ne sont pas à jour. Ils passèrent. Quelques-uns saluèrent l’adjointe, d’autres la regardèrent avec défiance, parce qu’elle n’était point de celles qu’on rencontre aux offices, et qu’ils ne connaissaient rien d’elle, la famille étant étrangère et l’école un lien fermé et sans contrôle. Elle comprit ; elle avait le don de deviner les sympathies et les inimitiés. Elle ouvrit la porte de l’école, de « chez elle », et, comme mademoiselle Renée, au bruit du loquet retombant, apparaissait sur la dernière marche du seuil :

– Ah ! mademoiselle, dit Davidée, je suis bien malheureuse !

La blonde mademoiselle Renée, qui avait encore son beau chapeau sur la tête et enlevait les épingles ornées de strass, répondit, tout occupée d’autres pensées :

– Vraiment ?

– Nous allons perdre la petite Anna Le Floch ! Je l’ai vue : elle ne peut plus vivre !…

– Je m’y attendais.

– Vous ne souffrez donc pas comme moi ?… Cela ne vous fait rien ?

– Dans quel état vous êtes, ma pauvre mademoiselle Davidée ! Vous n’êtes aucunement raisonnable ! Venez ?

La directrice prit la jeune fille par la main, l’emmena dans le « salon », la fit asseoir sur une chaise, et s’assit tout près d’elle, dans le fauteuil unique, qu’on offrait deux ou trois fois l’an à l’inspecteur en tournée.

– Vous êtes beaucoup trop sensible !

– Mais je vous dis qu’elle meurt !

– D’abord, vous ne pouvez en être sûre. Elle est si jeune ! Et puis, vous ne serez pas institutrice de vingt ou trente enfants sans qu’il vous arrive d’en perdre… On meurt à tout âge.

Elle parlait d’une voix agréable, et qui voulait plaire, mais qui ne plaignait pas. Pour toute réponse, Davidée fondit en larmes, et, instinctivement, laissa pencher sa tête sur l’épaule de la créature humaine qui aurait pu consoler. Mademoiselle Renée l’embrassait, elle lui caressait les cheveux, et il y avait, dans sa caresse, une admiration pour cette souple chevelure sombre, une complaisance extrême.

– Ne pleurez pas, ma petite, vous vous faites du mal, vous vous épuiserez. Et personne ne vous en saura gré. Quand on a votre âge, on ne pleure pas ; on cherche à jouir de la vie. Chassez ces pensées tristes. Parlons d’autre chose : tenez, racontez-moi le commencement de vos amours avec Maïeul Rit-Dur.

Davidée se dégagea, se leva, et, repoussant la directrice :

– Que dites-vous là, mademoiselle ? Je ne permets pas… Vous m’insultez… Je n’ai d’amour pour personne, je n’en ai pas surtout pour cet homme-là… Mais si j’avais un jour une confidence à faire, je vous jure…

La directrice elle aussi, s’était levée.

– Continuez, mademoiselle, mais continuez donc !

– … Je vous jure que ce n’est pas à vous que je la ferais !

L’adjointe était près de la porte, elle l’ouvrit. Elle entendit derrière elle un éclat de rire.

– Vous êtes énervée, mademoiselle ! Ah ! je vous trouve aussi ridicule qu’il est possible de l’être ! Regardez-moi, je vous prie. J’ai le droit de commander ici.

Davidée tourna la tête. Elle vit un visage furieux, des rides creusées par la colère dans une chair devenue pâle, des yeux ardents de haine, et cette femme encore vêtue comme pour une visite qui tendait le poing, et qui disait, à mots entrecoupés :

– C’est fini, vous entendez bien ;… j’ai été trop indulgente… Ah ! vous me traitez de la sorte ! Vous verrez !… Il y aura une suite !… Je vous en réponds !… Pour le moment, je vous avertis que votre intimité avec cette Phrosine est parfaitement inconvenante… Votre vertu, mademoiselle, a besoin de leçons. Elle en donne, mais elle en recevra… Vous vous compromettez… Et vous ferez bien aussi de ne pas causer sur les chemins avec Maïeul Jacquet, votre jardinier en attendant mieux… Vous pensez que je ne sais rien… Je sais tout ce que vous faites : prenez garde !

L’adjointe ne répondit pas. Elle gagna sa chambre. Elle ne pleurait plus. Devant sa fenêtre, les yeux perdus dans le lointain, le sang brûlé par la fièvre, elle repassa les événements des dernières semaines. Ils traversaient en tumulte son esprit. La crainte n’avait aucune part dans l’émotion qui la tenait, tremblante, oppressée, mais qui la laissait parfaitement maîtresse de sa raison et de sa volonté. La jeune fille cherchait à reconnaître les motifs qui l’avaient fait agir, à se rappeler les mouvements de son âme, en chaque rencontre avec Maïeul, avec Phrosine, avec Anna, les imaginations qui l’avaient occupée. Elle aurait voulu qu’un secours extérieur lui vînt, et l’assurât qu’elle n’avait pas cédé à une irritation excessive, peut-être à une antipathie secrète et jusque-là cachée, lorsque, tout à l’heure, elle avait rompu avec mademoiselle Renée. Désormais, l’hostilité de la directrice était déclarée. Elle serait implacable. Cependant, Davidée ne regrettait rien. Ses paroles et son geste de colère, qu’était-ce autre chose que de l’honneur, peut-être ombrageux, mais qu’on ne peut désavouer ? Elle ne céderait pas. Coûte que coûte, dans la solitude, elle maintiendrait son droit de vivre à sa guise, et d’agir, en dehors de l’école, comme elle avait déjà fait. Plus que tous les raisonnements, ce fut le souvenir d’Anna Le Floch qui l’aida à sortir de cette crise morale et physique.

À l’heure où la nuit va tomber, souvent les enfants revenaient d’un village à l’autre, par petites troupes. Le dimanche surtout, celles qui avaient passé la journée chez une amie ne manquaient guère de rentrer pour le souper. Davidée descendit ; elle alla s’asseoir sur une pierre, à quelques mètres de l’entrée de l’école. Le soir était pur et froid. Le vent qui, tout le jour, avait été printanier, léger, tiède, soufflait en courtes rafales, qui faisaient frissonner les derniers promeneurs disséminés dans la campagne. Et sans doute les genêts avaient retiré leur parfum au profond des calices jaunes, car le vent n’apportait plus qu’une odeur de terre remuée et de jeune herbe. Quels guérets, ouverts dans l’étendue des plateaux, quels blés nouveaux s’éveillaient à leur tour et apprenaient au monde que le pain ne s’épuiserait pas ? La jeune fille serra ses bras dans les plis d’une pèlerine qu’elle avait jetée sur ses épaules. Elle levait la tête, elle avait le visage accablé et ensommeillé de ceux qui sortent d’une peine intérieure et, n’ayant plus toute l’angoisse, n’ont pas de consolation et n’ont plus de force. Elle regardait du côté de l’Ouest, le ciel qui s’assombrissait, et elle pensait à Anna Le Floch. Elle ressemblait à une mère retenue loin de son enfant, et qui la voit partout. Une ou deux étoiles commencèrent à cligner entre deux mauvais saules ébranchés qu’il y avait en face, dans la pâture. Il y eut un bruit de claquette, vers les buttes des carrières, plus près, plus loin, à gauche, à droite des maisons vieilles, on ne savait trop, un bruit qui s’approchait, qui s’enfuyait, qui revenait, à croire que par là tournait la roue d’un moulin. Mais ils étaient en pays charentais, les moulins que l’eau fait chanter, dans la plaine où la mer refoule, par tant de canaux et de ruisseaux, les algues arrachées qui lui reviendront ensuite. Dans la belle maison blanche et trop grande, une femme qui avait toute la semaine épousseté, rangé, ciré, brossé, attendait, une chaufferette sous les pieds, que le jour fût tout à fait clos, pour aller vieillir un peu plus dans le sommeil, pour oublier la fille unique, celle qui attendait aussi, bien loin, dans le chemin de l’Ardésie et qui soupirait, comme elle faisait jadis dans sa petite enfance, si longtemps après avoir pleuré.

Trois marmousettes, trois ombres qui se tenaient, s’en venaient de la région des buttes ; les sabots claquaient, les ombres hésitaient, entre le mur de l’école et la haie mal fournie et mêlée de tant de pierres levées. Elles avaient peur de cette forme accroupie, immobile, coiffée de blanc. Mais une voix connue appela, si doucement, que pas un oiseau ne s’échappa des buissons :

– Louise Tastour ? Lucienne Gorget ? Jeannie Fête-Dieu ?

Alors la saboterie fut déchaînée, la peur s’en alla par-dessus le chevalement de la Fresnais, les trois enfants coururent comme en plein jour. Elles entourèrent la maîtresse qui était assise. Louise Tastour avait un chapeau orné d’une plume d’autruche qui avait dû être arrachée à une dinde ; Lucienne Gorget une toque de feutre avec des fleurs tout autour ; Jeannie Fête-Dieu allait nu-tête, mais elle avait, selon sa coutume, son petit palmier de cheveux dressé au-dessus du front. Elles étaient si heureuses de rencontrer une amie, dans ce passage désert où elles craignaient de s’engager, qu’elles furent désappointées, toutes les trois, en voyant que la maîtresse avait pleuré. Pleurer ? Quand on commande ! Quand on n’a pas de leçons à apprendre ! Qu’avait-elle ? On ne pouvait pas le lui demander, si ce n’est avec les yeux qui ne parlent qu’à moitié bien, dans la nuit, même quand on se penche, même quand on est tout près.

– Votre camarade Anna Le Floch est très malade, mes enfants.

Alors, elles comprirent très bien pourquoi mademoiselle avait pleuré, et elles devinrent un peu tristes, mais beaucoup moins qu’elle.

– Oui, mademoiselle.

– Je crains bien que vous ne la revoyiez pas…

Il y eut un petit sanglot, d’une de celles qui écoutaient, mais on n’aurait pu savoir laquelle des trois avait le plus de chagrin, car elles baissaient la tête, et elles avaient le menton sur la poitrine.

La maîtresse eut envie de dire :

– Priez pour elle, votre amie.

Elle n’osa pas. Elle ne prononçait pas ce mot-là devant ses élèves, ni ailleurs, ni dans son cœur. S’il lui venait à l’esprit ce soir, c’est que la petite malade, elle-même, l’avait dit. Elle demanda :

– Vous l’aimez beaucoup, n’est-ce pas ?

Les trois têtes se relevèrent et se rabattirent ensemble.

– Oui, mademoiselle.

– Pensez à elle, n’est-ce pas ?

Une seule comprit ce que l’adjointe voulait probablement faire entendre : Jeannie Fête-Dieu, dont les yeux ronds brillèrent comme ceux d’une bonne petite chouette grise. Elle seule dit, cette fois encore, et avec gravité :

– Oui, mademoiselle.

De ses deux mains, Davidée, comme elle aurait poussé deux brebis, sans force et la main dans la laine, écarta Louise Tastour et Lucienne Gorget. Elle retint Jeannie.

– Penchez-vous pour que je vous parle à vous toute seule ? Encore plus ?… Vous allez faire une commission… Mais vous ne direz pas qui vous l’a donnée ?… À personne ?

– Non, mademoiselle.

– Vous me le promettez ?

– Oui.

– Écoutez bien.

Elle murmura plusieurs phrases à l’oreille de l’enfant, qui se redressa, faisant des signes menus d’intelligence, et si contente que la peine qu’elle avait éprouvée, en apprenant qu’Anna Le Floch allait mourir, était oubliée.

– Allons, mes petites, reprit tout haut la maîtresse, rentrez vite. Je vais écouter claquer vos sabots jusqu’à ce que vous ayez tourné au bout du chemin. Mais, j’y songe, Jeannie Fête-Dieu, comment avez-vous fait pour quitter si longtemps la grand’mère ?

– Quelqu’un la gardait, vous comprenez, dit l’enfant en levant les yeux : sans ça !…

– Qui donc ?

La petite se mit à rire, comme elle riait en arrivant :

– Un homme ! un voisin ! Monsieur Maïeul !

Elle se dépêcha d’ajouter :

– Depuis plus de huit jours il ne quitte plus la butte. Dimanche, lundi, il était là : on ne l’a jamais tant vu. Tous les soirs, à présent, il les passe à la butte. Alors il a promis aux Bretonnes, vous savez, les Bretonnes de la Gravelle, qu’il descendrait au moins deux fois de chez lui, pendant qu’elles seraient absentes et moi aussi, pour avoir des nouvelles de grand’mère. C’est gentil ! Bonsoir, mademoiselle !

Les trois enfants s’éloignèrent. Le bruit des sabots diminua, avec des reprises subites et des retours inattendus, comme il avait grandi. La jeune fille s’était penchée en arrière ; elle avait appuyé sa tête au revêtement de chaux du mur, et elle connaissait qu’une joie était née dans son cœur douloureux, une joie comme celle des mères qui sentent leur enfant vivre. Était-il possible ? Pour le pauvre courage qu’elle avait eu, de sortir de l’apathie, d’être la vierge qui parle de pureté, de prononcer le nom de la loi éternelle, – n’avait-elle pas dit quelque chose comme cela, dans le trouble, sans bien savoir ce qu’elle disait ? – voici que des âmes abîmées se soulevaient et qu’elles obéissaient, une au moins obéissait. Quelle lutte contre soi-même ! Et quelle force les avait aidées ? Quelle mystérieuse puissance s’était entremise, pour que le mot d’une jeune fille, et la plainte d’une enfant, eussent ainsi raison, même une fois, même pour un temps, de la passion, de l’habitude, de la pitié même qui se met si vite à pleurer auprès de notre amour ? Cela ne pouvait s’expliquer et cela était beau. La singulière expression de joie, l’espèce de ravissement d’Anna Le Floch avait là sa source cachée. La petite n’avait rien dit. Qui donc avait mis cette pudeur dans cette âme que l’exemple, les hérédités, les conversations, l’abandon, l’absence de culture auraient dû pervertir, ou rendre toute grossière et insensible ? Quelle miséricorde s’était préoccupée des vœux de cette pauvresse malade ? Y aurait-il par le monde une tendresse vigilante et relevante qui écoute les plus pauvres âmes, et seconde les plus légers mouvements de la charité, du repentir, du doute, du désir de purification, de la simple lassitude d’être mauvais et lourd à soi-même ? Davidée songeait. Elle avait le cœur pénétré de la présence de l’obscure destinée. Et mystérieusement, ce soir, elle sentait grandir en elle la provision d’espérance qu’il faut à chacun de nous pour traverser la vie.

Les étoiles avaient monté au-dessus des branches des saules. Elles luisaient, elles les premières apparues, presque au-dessus du chemin. « Tous les soirs à présent, il les passe sur la butte. » Davidée regarda du côté où la Gravelle et la maison de la mère Fête-Dieu reposaient dans le même lambeau de l’ombre immense.

Elle rentra. Pour elle, mademoiselle Renée avait laissé la lampe allumée sur la table de la cuisine, et un peu de soupe dans la soupière jaune, près des cendres encore chaudes.

Share on Twitter Share on Facebook