I

Ils sortaient des ateliers et des usines de la Ville-en-Bois, les mains et le visage rouillés par la fumée, par les débris du fer, du cuivre, du tan, par la poussière qui vole autour des poulies en marche. Sept heures sonnaient encore à des horloges en retard, et c’était vers la fin de mai. Une douceur était dans l’air. Ils sortaient. Le ronflement des machines diminuait ; au-dessus des cheminées de brique, les spirales de charbon en poudre commençaient à s’amincir ; des voix s’élevaient entre les murs de la rue de la Hautière et du vieux chemin de Couëron, dans la partie haute de Nantes, voisine de Chantenay.

Heure saisissante où le travail lâche son armée par la ville ! Recrues, vétérans, filles, femmes, petits auxquels on aurait donné dix ans, si le timbre de leur voix et la perversité précoce des mots n’avaient révélé en eux de jeunes hommes, ils se divisaient au-delà des portes des usines, montaient, descendaient, coupaient par les ruelles, vers le gîte où la soupe les attendait. Les groupes se formaient en route. Les femmes retrouvaient leurs maris ; les frères, les amants, les camarades logés dans le même garni se rejoignaient, sans hâte, sans plaisir apparent. Quelque chose de morne et d’usé, même chez les jeunes, ternissait l’éclat des regards ; le poids de la journée pesait sur tout ce monde, et la faim commandait en eux. On se disait de grosses choses lourdes, des plaisanteries sans entrain, des bonsoirs rapides. Cependant, il y avait, çà et là, des visages roses de gamines ; des têtes imberbes et vagues de jeunes Bretons des pays d’Auray et de Quimper, que l’usine n’avait pas encore entamés ; des yeux qui s’en allaient, levés, avec un rêve ; quelques anciens, rudes comme de vieux soldats, qui tenaient dans leurs mains des mains d’enfants, et marchaient sans rien dire, dans une joie lasse et muette. Le vent soufflait de la Loire, de la mer lointaine. Des grappes de lilas, débordant l’arête des murs, en deux ou trois endroits pendaient sur la foule grise.

Une partie de cette population ouvrière, – ceux qui étaient mariés ou vivaient en famille, – laissant les autres se disperser dans les quartiers bas, montait vers les collines de Chantenay, d’où venaient des groupes pareils qui retournaient à Nantes. Au milieu de ce chassé-croisé de blouses, de jaquettes, de corsages de percale mal ajustés sur des jupons défraîchis, un homme, un bourgeois, en haut du chemin de la Hautière, avait arrêté sa charrette anglaise. Il était grand, avec une figure jeune et empâtée déjà, qu’allongeait un peu la barbe noire en pointe. Son costume, de coupe soignée et d’étoffe commune, la façon dont il tenait les guides, indiquaient, aussi bien que le bon goût du harnais et les tons calmes de la peinture, une famille riche, parvenue depuis au moins quinze ou vingt ans. Que faisait-il là, au milieu de ce peuple des usines que tant de ses pareils évitent volontiers, quand ils le peuvent, et sans savoir pourquoi ? Il aurait pu tourner et descendre par quelque rue voisine, moins encombrée. Mais non, il restait, un peu penché en avant, sur le coussin de drap bleu, les mains gantées, le fouet croisant les guides lâches, les yeux fixés en avant, sur l’étroite rue en pente. Dévisagé par tous les ouvriers qui passaient, durement par quelques-uns, indifféremment par les autres, salué rarement d’un coup de chapeau honteux, montré, du bout du doigt, par les bandes de femmes en cheveux qui cambraient la taille et riaient, d’une mauvaise envie, fascinées par le nickelage des boucles et le vernis de l’attelage, il regardait les files d’hommes qui se suivaient, du même regard impassible de maître habitué aux foules. À peine aurait-on pu saisir, dans l’expression reposée et terne de son visage, une nuance de pitié et de tristesse, quand certains de ceux qui frôlaient les roues de la voiture affectaient de ne pas saluer, ou se retournaient en disant : « C’est le fils à Lemarié ! » Le mot courait, comme transmis par une force électrique, le long de la voie toute brune d’hommes en mouvement ; il courait et revenait, chuchoté sur tous les tons, de l’indifférence, de l’étonnement ou de la colère sourde : « Le fils à Lemarié ! le fils à Lemarié ! »

Lui, cherchait quelqu’un. Tout à coup, sa main qui tenait le fouet s’éleva au-dessus des guides, et fit signe. Un jeune homme d’une vingtaine d’années, qui montait au bras de deux autres de son âge, tourna la tête vers lui. Ses camarades essayèrent de le retenir, par enfantillage insolent et presque inconscient. Il s’échappa, s’approcha du marchepied, en touchant le bord de son chapeau de mauvais feutre, et il attendit. Ses yeux aigus, d’un gris changeant, avaient rencontré ceux du fils de bourgeois qui l’appelait, et il dressait sa figure en lame de couteau, barrée de deux petites moustaches droites, sa figure vivante, ardente, où se reflétait le continuel remuement de la passion, comme si des houles se fussent écroulées et reformées sans cesse au fond de ses prunelles.

– Antoine, dit posément M. Lemarié, est-ce que votre oncle va mieux ?

– Non, il ne va guère.

– La main ne revient pas ? A-t-il pris les remèdes que ma mère avait envoyés ?

– Il crie une partie de la nuit, des fois. Et puis, c’est le tremblement qui le gêne.

– Pauvre homme !

– En effet ! Des remèdes, est-ce que ça sert quand on a la main écrasée ? Personne ne croit qu’il guérira, voyons ! C’est de la comédie, tout ça. Lui faudrait sa pension, monsieur Lemarié !

Celui-ci, un peu embarrassé, répondit, en regardant le bas de la rue :

– Que voulez-vous ? Il fera bien d’essayer encore… mais qu’il aille lui-même ! Pas de lettre, pas de menaces timbrées, surtout ! Ça ne réussit pas avec mon père, vous le savez bien, Antoine.

– Il ira, n’ayez pas peur ! répondit le jeune homme, dont un rire haineux tendit en ligne droite les lèvres… Il ira, et puis on le mettra à la porte comme moi. En voilà un pourtant qui a travaillé trente ans dans l’usine. Vous lui devez un bon morceau de vos chevaux et de vos voitures…

De sa main gantée, Victor Lemarié, voyant que des camarades écoutaient, fit signe à l’ouvrier de continuer son chemin.

– Vous oubliez, dit-il froidement, que pendant trente ans mon père l’a fait vivre. Je voulais simplement vous demander des nouvelles de Madiot. Pour le reste, je ne suis pas le maître.

L’homme s’éloigna de trois pas, puis revint, en enlevant, cette fois, à moitié son chapeau :

– Et si vous étiez le maître, monsieur Lemarié ?

Victor Lemarié n’eut pas l’air d’entendre, et regarda de nouveau vers le creux du chemin, d’où montaient toujours des bandes inégales d’hommes et de femmes. Au-dessus de la terre piétinée, une grande poussière s’élevait maintenant, et le soleil couchant, à la hauteur des toits, la traversait et la dorait.

Pendant une minute, l’ouvrier, qui avait rejoint ses compagnons, attendit pour voir si le fils du patron lui répondrait ou s’il fouetterait le cheval. Puis, il tourna les talons, et se perdit dans les groupes qui avaient dépassé la voiture et que poussaient, d’un mouvement continu, les foules venues d’en bas.

Elles étaient déjà plus sombres, ces foules, et plus lamentables, dans le jour qui diminuait. Parmi elles, Victor Lemarié ne cherchait plus personne. Il assistait, les yeux vagues, à ce long défilé d’êtres inconnus, tous pareils, qui se succédaient à intervalles réguliers, comme les anneaux d’une chaîne. Et il souffrait, dans le fond de son âme qui n’était pas mauvais, dans son amour-propre aussi, de sentir contre lui et si près de lui tant de haine imméritée. Elle l’enveloppait, l’étreignait. Il était resté droit sur son coussin de drap, aussi froid d’apparence, ayant l’air d’être occupé de quelque scène lointaine, si bien que des gens se détournaient pour examiner la partie basse de la rue, vers l’usine ; mais il ne fixait son regard sur aucune figure ni sur aucune scène déterminée ; de toutes les images mobiles que recevaient ses yeux, une seule image se formait et il la contemplait : c’était la foule grise qui n’a qu’un visage et qu’un nom, l’ouvrier d’usine qui roulait, le frôlait, continuait son chemin, n’ayant que deux sentiments, la lassitude du travail et la haine du riche. « Que leur ai-je fait ? pensait-il. Pourquoi étendre leur inimitié jusqu’à moi, qui ne suis pas leur patron et qui n’ai pas affaire avec les ouvriers de mon père ? Une des choses qui ont adouci en moi le regret de ne pas être mêlé à la vie active de l’usine, c’était l’illusion que j’échapperais à la défiance de ceux-ci. Et ils me traitent en ennemi né. Quelle affreuse guerre, que celle qui nous range ainsi en deux camps, sans que nous le voulions ! Que de fautes il a fallu, de la part de ceux qui possèdent, pour en arriver là ! Et que c’est dur d’être détesté de la sorte, de l’être ici, ailleurs, partout, à cause de l’habit que je porte et du cheval que je conduis ! »

Ils montaient toujours. Cependant les rangs s’espaçaient. Quelques vieilles femmes, marcheuses traînantes, indiquaient que l’arrière-garde défilait. Les pointes des hautes branches, les tuiles des pignons, les cheminées blondes de lumière, émergeaient de l’ombre où les choses basses étaient plongées. Car là-bas, derrière Chantenay, le soleil devait mourir et tremper son globe fauve dans la verdure des herbes ; des voiles de bricks et de goélettes, tendues par le vent qui fraîchissait, blanches seulement au bout des hunes, remontaient sans doute la Loire, de l’autre côté des maisons, là, tout près. Dans l’ouverture du chemin, le peu qu’on apercevait de la ville, entre les toits d’usines, se voilait d’une brume venue du fleuve et qui gardait encore la transparence des eaux bleues. Une vitre étincelait, très loin. Victor remarqua aussi que les hautes cheminées des manufactures avaient cessé de fumer, et que les petites, autour de lui, partout, se couronnaient de l’humble panache couleur de cendre, qui se tordait, s’élargissait et se perdait dans l’air, signe qu’on était rentré ; que la famille se retrouvait ; que, pour une heure de veille, bien courte et bien douce, la mère avait tous ses enfants autour d’elle. La journée était achevée. Et de sentir cette harmonie rétablie, et de la savoir si brève, et de penser qu’il y en avait une autre, aussi nécessaire, et détruite cependant, brisée à jamais peut-être, il éprouvait une tristesse mêlée de colère contre ceux qui sont venus avant nous. Il était d’une génération qui souffre des rancunes amassées par les autres. Il se sentait, d’ailleurs, plus de pitié que de courage. Et cela encore l’assombrissait et l’humiliait.

À quelques pas de là, sans qu’il s’en doutât, sous le couvert de quelques arbustes et d’un cèdre qui formaient son jardin, un vieux prêtre, habitué de la paroisse Sainte-Anne, se promenait, regardant le même horizon et pensant aux mêmes choses. En dehors du quartier, il était presque aussi inconnu que ces humbles qu’il secourait. Chaque soir, quand l’armée de l’usine montait, ce vieil ami sans lassitude et sans récompense humaine sortait, gagnait la motte pelée de son cèdre entre les branches duquel on voyait toute la ville, et, écoutant marcher, de l’autre côté du mur, cette misère qu’il connaissait, ému de la même sorte depuis douze ans qu’il venait là, il disait cette prière qu’avait composée son cœur tout simple :

« Seigneur, bénissez la terre qui se voile, bénissez la ville et la banlieue, les riches là-bas pour qu’ils aient pitié, les pauvres ici pour qu’ils s’entr’aiment : surtout les pauvres, mon Dieu, et envoyez au-devant du père qui rentre les enfants avec l’ange qui les fait sourire. Écartez les querelles entre les époux ; mettez la paix entre les frères ; rendez heureuse pour tous la seule heure où ils sont ensemble, les petits et les grands, afin qu’aucun d’eux ne vous maudisse ; qu’ils vous aiment plutôt, Seigneur ! Je vous prie pour tous ceux qui ne vous prieront pas ce soir, je vous aime pour tous ceux qui ne vous aiment pas encore, je vous donne ma vie pour que la leur soit meilleure et moins dure. Prenez-la, si cela vous plaît. Amen. »

Dieu ne la prenait pas. Il la savait utile.

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