II

Le chemin était devenu tout sombre et presque désert. Victor Lemarié rassembla les guides, et descendit au pas. Bientôt, tournant par les rues du faubourg, il gagna l’avenue de Launay, et coupa au plus court vers le boulevard Delorme, où il demeurait. Les becs de gaz étaient allumés dans le jour très diminué. L’heure du dîner rendait rares les passants. Victor Lemarié menait à grande allure. Au moment où il arrivait à l’angle de la rue Voltaire, une jeune fille, qui allait traverser, recula, un peu effrayée, et remonta sur le trottoir. Elle leva la tête, et, comme il la saluait, s’inclina légèrement. Dans le salut du jeune homme, il y avait eu cette hâte qu’un homme éprouve à se découvrir devant une femme jeune et agréable, et aussi quelque chose d’étonné qu’on aurait pu traduire : « Est-il possible que cette charmante fille soit la sœur de l’ouvrier qui m’a parlé là-haut ? » Dans le salut d’Henriette Madiot, rapide, à peine indiqué, rien ne trahissait la coquetterie, la surprise, ou même une attention vive.

Elle était de ces ouvrières fines, souples, toujours pressées, qu’on rencontre le matin dès huit heures, deux par deux, trois par trois, filant sur le trottoir, vers l’atelier de la couturière ou de la modiste. Un rien les habille, parce qu’elles sont jeunes, – que deviennent les vieilles dans ce monde-là ? – et ce rien est délicieusement chiffonné, parce qu’elles ont des doigts d’artistes, un petit goût à elles et vingt modèles à copier. Quand elles ont passé, la rue perd une grâce. Il y en a qui toussent et qui rient. Elles sont du peuple par le geste quelquefois, et toujours par leurs mains piquées, par l’ardeur fiévreuse et la vaillance de leur vie ; elles n’en sont ni par leur métier, ni par le monde où leur esprit pénètre, ni par les rêves qu’il leur donne. Pauvres filles, dont la mode affine le goût et désoriente l’imagination ; qui doivent aimer le luxe pour être habiles ouvrières, et sont par là plus faibles contre lui ; guettées à la sortie de l’atelier, considérées comme une proie facile à cause de leur pauvreté élégante et de leur liberté nécessaire, entendant tout, voyant le mal d’en bas et devinant celui d’en haut, ressaisies par l’étroitesse de leur condition quand elles rentrent le soir, et toujours comparant, qu’elles le veuillent ou non, le monde qu’elles habillent avec celui d’où elles sortent. L’épreuve est dure, presque trop, car elles sont jeunes, délicates, aimantes, et plus que d’autres sensibles à la caresse des mots. Celles qui résistent ont vite pris une dignité à elles, une indifférence voulue, de regard, qui est une défense, une allure vive qui en est une autre. Henriette Madiot était de celles-là. Elle avait reçu beaucoup d’hommages, et s’en défiait.

Son salut fut donc bref. Elle était pressée. On veillait, ce soir, dans le « travail » de madame Clémence. De sa main gantée de gris, elle ramassa plus étroitement les plis de sa robe, et, légère, les yeux un peu au-dessus des passants, elle traversa la rue.

Victor Lemarié trouva quelques personnes dans le salon de l’hôtel qu’habitait son père, boulevard Delorme. C’était d’abord sa mère, puis deux vieux commerçants, M. Tomaire et M. Mourieux, et une demoiselle de trente ans, Estelle Pirmil, deuxième prix du Conservatoire, qui donnait des leçons, connaissait toute la ville, et passait pour originale.

Comme il s’excusait d’être en retard, sa mère l’embrassa.

– Est-ce que nous ne sommes pas en famille ? Mourieux et Tomaire sont des sortes de cousins, n’est-ce pas, Mourieux ?

– Trop honoré ! répondit le gros homme en s’inclinant.

– Vous m’oubliez ? dit mademoiselle Pirmil.

– Je ne vous compte pas, ma chère, vous êtes chez vous.

Heureusement M. Lemarié n’avait pas encore paru. Il était sévère sur l’exactitude.

Un moment après, il entra, petit, maigre, les cheveux tout blancs et en brosse, la barbiche longue au-dessous des moustaches courtes. D’un regard habitué à dénombrer le personnel d’une salle, il compta les convives, s’aperçut qu’il n’en manquait pas, et alors, la main tendue, il s’avança. M. Lemarié ne s’abandonnait jamais, et parlait bien. Il avait l’espèce de raideur d’esprit et de corps d’un homme qui a beaucoup lutté pour parvenir, et qui lutte encore pour se maintenir. Quand il serra la main de son fils Victor, il dit, du bout des lèvres :

– Jolie promenade aujourd’hui ? L’air était bon ?

– Médiocre.

– Dommage. Moi, j’ai eu une journée fiévreuse.

On dîna, et, comme la soirée était belle, on passa, aussitôt après le dîner, dans le jardin, vaste carré humide, enveloppé de hauts murs, mal entretenu, et qui faisait contraste avec la tenue confortable de la maison. La mousse envahissait l’allée tournant autour de la pelouse ; les arbres, plantés en bordure, sur trois côtés, avançaient en désordre leurs branches au-dessus des massifs de géraniums épuisés.

La conversation, assez vive jusque-là, subit un refroidissement. Les hommes se groupèrent sur un banc, les deux femmes sur un autre qui faisait suite, tout au fond du jardin, dans l’ombre des acacias. Devant eux la pelouse s’étendait, d’une teinte funèbre, et au delà, loin semblait-il, les trois marches du perron, toutes jaunes, éclairées violemment par le feu des lampes et des bougies qui continuaient de brûler dans la salle à manger. Dans cette découpure lumineuse, qui attirait le regard et le fatiguait, la silhouette d’un domestique faisait, par moments, un dessin noir, mouvant comme une fumée. Bien haut, si haut que personne ne pensait à elles, les étoiles, d’un bleu léger, dormaient entre les feuillages.

Un coup de sifflet aigu, prolongé, fendit l’air.

– Tiens, ce sont les ouvriers de chez Moll qui partent, dit M. Lemarié. Ils veillent, depuis un mois, à cause des grandes commandes de la marine chilienne.

– C’est dur, dit Victor.

– Tu les plains ?

– Sincèrement.

Les quatre hommes, M. Lemarié, M. Tomaire, M. Mourieux et Victor, étaient en ligne sur le banc. La fumée de leurs cigares formait, à la hauteur de leurs yeux, un petit nuage qu’ils regardaient monter. M. Lemarié demeura ainsi un moment, et tira de son cigare quelques bouffées rapides. Son visage s’était comme affermi encore et resserré, au premier mot de contradiction. Les sillons marqués au coin des lèvres et entre les sourcils s’étaient creusés. Il reprenait sa physionomie de chef d’usine, prompt et autoritaire dans la défense de ses intérêts. Cela lui déplaisait, cette divergence de vues entre son fils et lui, conséquence d’une différence d’éducation, d’époque et de milieu. Toute allusion aux souffrances de l’ouvrier avait le don de le blesser, dans sa conscience de patron certain d’avoir été juste, de respecter la loi, et d’être impopulaire. Il répondit, d’un ton d’ironie batailleuse :

– La journée de huit heures, n’est-ce pas ?

– Non.

– Ou de dix, ça m’est égal. Eh bien ! moi, mon cher, je travaille quatorze heures par jour, et je ne me plains pas. Si tu crois que le métier de patron soit enviable aujourd’hui, c’est que tu ne le pratiques pas. Nous gagnons peu, nous risquons tout, nous sommes en butte à des revendications ineptes de gens qui n’y connaissent rien, sans parler de celles des ouvriers qui s’y entendent trop bien. Profits nets : beaucoup d’ennuis et beaucoup d’ennemis. N’est-ce pas, Tomaire ? n’est-ce pas, Mourieux ?

– C’est bien vrai, dit Tomaire.

– Pas entièrement, dit Mourieux.

– Oh ! je sais bien que vous êtes une âme tendre, vous, Mourieux, et ce que vous faites pour vos employées de la mode le prouve bien. Vous les placez, vous les aidez, vous leur donneriez votre maison pour les loger. Mais enfin, on n’est pas obligé à cela. Et est-ce qu’elles vous le rendent ? Vous n’êtes pas assez naïf pour le croire. Elles se fichent de vous.

– Quelques-unes, fit tranquillement Mourieux.

– Moi, je n’aime pas qu’on se fiche de moi. Je ne le souffrirais pas dans mes ateliers. Je n’admets pas davantage que des journalistes, des théoriciens, qui n’ont jamais eu seulement un employé sous leurs ordres, des pleureurs de la misère d’autrui, comme il en pleut depuis dix ans, viennent se mêler de critiquer le patron et de plaindre l’ouvrier. Quand Victor voit un homme en blouse, il s’émeut.

– Pas à cause de la blouse.

– Il lui voudrait des rentes. Parbleu, ils en auraient des rentes, au prix que nous les payons, s’ils savaient économiser ; mais ils veulent toujours gagner davantage, se reposer de même, et se faire donner des retraites qui les dispensent d’épargner. Voilà ! Peux-tu me dire…

– Je ne suis pas de force à discuter avec vous. Ces choses-là ne sont qu’un sentiment, chez moi. Seulement je sens qu’il y a un malaise grandissant, un besoin nouveau.

– Pas du tout, mon cher, il y a toujours eu une question de tout, une question de la vie, plus ou moins aiguë selon les temps. Rien n’est nouveau.

– Si, quelque chose.

– Et c’est ?…

– L’absence d’amour, de fraternité, si vous préférez. Presque tout le mal vient de là, et le reste serait vite résolu, si l’on s’aimait. Tenez, je viens d’en voir défiler plusieurs milliers, de ces ouvriers, et ils avaient l’air de me regarder comme un ennemi. Par naissance, je leur suis suspect. Ils ne me connaissent pas, et ils me détestent. Ils n’entrent pas chez moi, et je n’entre pas chez eux.

– Ils entrent chez moi, par exemple !

– Pardon, ils n’entrent pas chez vous. Ils entrent dans votre usine, ce qui est différent. D’un bout de l’année à l’autre, ces hommes-là ne voient guère que deux représentants du patron : son argent et ses contremaîtres. Il n’y a pas là de quoi les toucher beaucoup. En cas de renvoi, le patron opère lui-même, c’est vrai ! Mais où sont le lien, la fête commune, la marque journalière ou seulement fréquente de cordialité, de bon vouloir, capables de compenser la jalousie qui renaît sans cesse et les conflits d’intérêt qui ne manquent pas ? Cherchez ; moi, je n’en trouve pas. Quant aux autres bourgeois, qui ne fabriquent rien et ne vendent rien, comme moi, ils ne s’égarent pas souvent dans les quartiers pauvres, puisqu’il est entendu que les riches et les pauvres ont leurs quartiers séparés, dans les villes d’à présent. Ils naissent, vivent, s’amusent ou pleurent à côté, tout à fait à côté. Pas même une apparence de relations, d’estime, de quoi que ce soit. Je vous dis que cela fait souffrir quelquefois, et que moi, j’en souffre. La haine qu’ils ont est faite de cela, bien plus que de revendications positives.

– Bravo ! cria mademoiselle Estelle Pirmil, désireuse d’opérer une diversion. Vous prêchez très bien, Victor, vous aviez la vocation !

Le jeune homme, qui s’était animé contrairement à toutes ses habitudes, et, du bout de ses bottines, remuait le sable de l’allée, répondit avec humeur :

– C’est bien possible.

– Ma foi, ajouta la petite femme qui, de toute la conversation, n’avait retenu que le mot d’amour, je ne comprends pas ce que vous dites, Victor. Pas d’amour ? Ils n’ont pourtant pas l’air de s’en priver chez les gueux. Vous n’avez qu’à compter les enfants dans les faubourgs : ma boulangère en a sept.

Elle se mit à rire de ce qu’elle disait, et sa voix grêle monta seule un moment dans la grande nuit tranquille.

– Ces gens-là ne devraient avoir qu’un ou deux enfants. Ça serait raisonnable. Qu’en pensez-vous ?

Madame Lemarié, la mère, dont le visage lourd et commun trahissait rarement les émotions, remua les lèvres sans parler, et posa le bras sur le bras du second prix du Conservatoire, pour l’engager à se taire. Celle-ci ne comprit pas la leçon, mais elle se tut.

Et le silence qui suivit fut d’autant plus pénible que ce chant de linotte écervelée, ne provoquant aucune réponse, prouvait que la discussion entre Victor et son père, sous des formes courtoises, cachait une mésintelligence et tendait les esprits.

M. Lemarié, toujours renversé en arrière, appuyé au dossier, jeta son cigare qui étoila le gazon, comme un gros ver luisant. Tout le monde se mit à regarder le point rouge au milieu du rond noir. Et cela durait. Ni Mourieux, ni l’autre ami de M. Lemarié n’avaient envie de s’engager dans la querelle, le premier parce qu’il savait ce qu’elles valent toutes, le second par précaution d’hygiène et de peur des émotions. Mais leur présence seule et leur silence étaient une excitation.

M. Lemarié haussa la voix, et dit :

– C’est charmant à toi de parler de l’amour du peuple. Cependant il serait bon de donner l’exemple. Le donnes-tu ?

– Aucunement, reprit Victor en relevant la tête. Je suis parfaitement inutile, et je le sais. Et probablement je le resterai.

– Alors ?

– J’aurais pu avoir une tout autre vie. Je vous ai demandé d’entrer dans l’usine : vous avez refusé.

– Je le crois bien ! J’ai trop de peine à maintenir ma fabrique contre les concurrences. Je le fais pour mes ouvriers, quoi que tu en penses. Toi, mon cher, tu la laisserais tomber.

– Merci.

– J’en suis si persuadé que, après moi, la fabrique fermera ses portes. Je le veux, et j’aurai soin que cela soit.

– Ne craignez rien, allez ! C’est bien fini, à présent : l’habitude du travail est perdue…

Le jeune homme s’aperçut de l’inconvenance de cette scène, et essaya de rompre sans paraître céder.

– J’ai vu Madiot, le fils, ce soir…

– Triste sujet.

– Oui. J’ai rencontré sa sœur également.

– Ah !

M. Lemarié tourna la tête, sur le dossier du banc, et regarda, avec une curiosité âpre et singulière, du côté de son fils qu’il pouvait à peine voir dans l’ombre.

– Tu lui as parlé ?

– Non. Elle est gentille, et si différente de son frère ! N’est-ce pas, monsieur Mourieux, qu’elle est bien ?

Le vieux marchand, qui ne s’attendait pas à être mis en cause, fit une grimace, hésita, et répondit avec un désir évident de ne pas s’avancer :

– Mais oui, pas mal, comme beaucoup d’autres de la mode. Elles viennent toutes chez moi.

Puis, élevant la voix, de façon à être entendu des deux femmes, qui s’étaient remises à causer sur le banc voisin :

– Ne trouvez-vous pas qu’il fait un peu frais, mesdames ?

Les hommes eux-mêmes furent d’avis que la soirée était fraîche, bien qu’il ne fît ni rosée, ni vent, ni brume. Et tout le monde se leva.

Quand les invités rentrèrent au salon, madame Lemarié, restée en arrière avec Mourieux, lui dit tout bas, en traînant les mots :

– C’est triste, n’est-ce pas, Mourieux ? mais je crois que c’est Victor qui a raison.

– Oui, madame, répondit le brave homme ; seulement ces choses-là ne s’enseignent pas, et ne se discutent guère.

– Il a bon cœur, mon Victor ?

– Mais oui, dit Mourieux timidement.

Elle cachait entre ses doigts deux pièces d’or qu’elle avait prises dans sa poche. Elle les mit dans la main de Mourieux.

– Prenez cela… pour vos apprenties, pour la bibliothèque…

Mourieux pensa : « Elle est vraiment la seule de cette maison qui soit bonne. Elle l’est tout à fait. Cela lui sert d’esprit. Et cela vaut mieux. »

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