XXXIV

À l’asile de Villepinte, une après-midi chaude et voilée, apaisante.

– Ma sœur, mademoiselle Marie Schwarz ?

– Oui, mademoiselle.

– Vivante ?

– Bien mal.

– Oh ! menez-moi vite !

Henriette suivait déjà la religieuse, dans la vaste maison bien blanche, bien propre, avec ses couloirs clairs, ses boiseries, ses escaliers et ses parquets cirés. Presque un palais, bâti par une Pitié plus tendre, pour des souffrances plus grandes : des femmes, et des femmes jeunes, atteintes d’un mal qui pardonne si peu ! Elle s’était ingéniée pour adoucir les vies finissantes qu’elle recevrait, pour donner mieux que l’hôpital, si monotone et si froid, aux épuisées qu’elle guérirait. Elle les enveloppait d’air, de lumière, de verdure, d’un peu de luxe même qui caresse les yeux, et qui tient compagnie pendant les heures longues.

Henriette passait devant de grandes chambres à quatre ou cinq lits, portant des noms de saints : Saint-Denis, Saint-Martin, Saint-Stanislas, Saint-Louis de Gonzague. Des figures charmantes et ravagées apparaissaient, des regards curieux et humides, des résilles blanches avec des nœuds bleus. Une toute petite essaya de monter l’escalier derrière Henriette, et s’arrêta après trois marches, essoufflée, tenant sa poitrine.

– Nous n’allons pas trop vite, mademoiselle ? demanda la religieuse.

Elle avait l’habitude d’être suivie plus lentement.

Henriette portait à la main le carton, que recouvrait un papier avec le nom de la maison de modes de Nantes.

Mère Marie-Sylvie, qui la guidait, arriva devant une porte du deuxième étage, salle Sainte Agnès. Un grand frisson saisit Henriette.

La mère, une main sur la porte, se pencha en arrière, et dit tout bas : « C’est ici… », et, sans aucun bruit, d’un mouvement glissant, elle entra, comme un souffle.

La salle était semblable aux autres, plus lumineuse encore. Huit lits faisaient des raies blanches, perpendiculaires aux fenêtres. Au fond, sur une table, entourée de fleurs et de petits ornements, une statue de la Vierge de Lourdes était posée. La ceinture bleue semblait voler ; les pieds, étoilés d’une rose d’or, quittaient la terre. Et en face, Henriette aperçut la chère créature qu’elle cherchait.

Marie ne dormait pas ; elle ne souffrait pas ; elle attendait, comme elle avait promis. Ses mains étaient cachées. La tête, entre le double flot de cheveux ondés qu’aucune résille n’aurait pu tenir, touchait l’oreiller et l’enfonçait à peine. Elle avait encore ses lèvres rouges d’autrefois.

Henriette s’avançait, dans l’épouvante secrète, regardant l’immobile visage et le fuseau si mince et si droit que faisait le corps sous la blancheur des draps. Jours passés, jours d’éclatante jeunesse, jours si voisins où on courait dans la prairie de Mauves ! Mais quand elle fut dans le rayon des yeux de la malade, elle vit s’éclairer le visage, et Marie sourire à son amie.

Le sourire revenait des profondeurs où s’étaient retirées la pensée et la vie ; il était d’une douceur tranquille et rayonnante que la vie ne connaît pas. La voix murmura, sans plus aucun timbre, toute semblable au sourire, immatérielle comme lui :

– Que tu es gentille !

D’un effort lent, la tête s’inclina un peu vers Henriette penchée, qui l’embrassait :

– Et que tu es belle ! Moi, tu vois, je suis en paix. Dieu a oublié. Dieu ne sait plus. Mon Henriette, dis-moi encore que tu m’as pardonné ?

– Oui, ma bien-aimée, depuis longtemps, depuis presque toujours, dès que je t’ai sue délaissée…

Les yeux noyés d’ombre parcoururent un tout petit cercle de la chambre, la sœur, la Vierge, Henriette, le lit :

– Je ne le suis plus.

Et ils prirent une expression enfantine. Elle demanda :

– Qu’est-ce que c’est ? Un modèle ?

C’était le carton dont elle reconnaissait l’enveloppe.

– Chérie, toutes nos amies se souviennent de toi. Quand elles ont su que je venais te voir, elles ont voulu t’envoyer quelque chose, et elles ont fait pour toi un chapeau que tu mettras un jour, quand tu seras mieux… Veux-tu que je te montre ?…

Pour la première fois, une larme roula sur les joues creuses de Marie Schwarz.

– Non, ne défais pas ! c’est inutile… Mais comme elles sont bonnes ! Tu leur diras merci. Tu retournes ?

– Non.

– Où vas-tu ?

– Religieuse.

Henriette s’était un peu redressée. Elle vit la joie monter encore jusqu’à ce visage de douleur ; elle se sentit enveloppée dans la dernière flamme d’amour, d’admiration, de désir infini qui rayonnait de cette âme ardente.

– Ah ! bienheureuse ! dit Marie.

Elle ferma les paupières. Quelles visions passèrent dans son esprit ? Sans doute une dernière fois ce furent les jours écoulés, les occasions perdues, les fautes rachetées par la souffrance.

Elle demeura longtemps immobile, recueillie en son rêve.

Quand elle revint à elle, Henriette était à genoux près du lit.

Elle la regarda de ses yeux éteints qui n’avaient plus la force d’être tendres, et qui disaient seulement :

« Pourquoi restes-tu ? Qu’attends-tu ? Je suis lasse. Nous nous sommes tout dit. »

Elle ne comprenait pas.

Mais Henriette demeurait agenouillée, les yeux dans les yeux de sa sœur misérable et mourante.

Alors Marie comprit ce qu’elle demandait. Une mystérieuse grandeur en parut sur ses traits. Lentement, elle tira du lit son bras droit ; elle se pencha : et celle qui était la Pardonnée bénit celle qui était pure, et traça sur le front de la vierge le signe de la Croix rédemptrice.

FIN

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