XXXIII

Elle attendait une occasion, un signe.

Le 15 mai, une lettre arriva, enveloppe timbrée de Paris, adresse grossièrement écrite : « À mademoiselle Henriette Madiot, modiste, rue de l’Ermitage, vers le milieu. »

Henriette déchira l’enveloppe. Elle avait déjà reconnu l’écriture. « Enfin ! » dit-elle.

La lettre contenait ces quelques lignes :

« Il faut que je t’écrive, Henriette, et que tu me pardonnes. Je n’osais pas, mais maintenant je suis malade. J’ai eu trop de chagrins. À quoi bon tout te raconter ? Quand je suis revenue à Paris, je toussais beaucoup déjà. Je n’ai pas pu me soigner. Peu à peu il m’est devenu impossible de travailler, et, au moment où je croyais que j’allais mourir d’abandon, une amie a écrit pour moi aux sœurs de Villepinte. Il y a huit jours que je suis ici, bien soignée et même gâtée, mais ça ne va guère mieux. Je souffre tant de l’estomac que ça me correspond jusque dans le dos. On dirait des aiguilles qui me piquent continuellement. Les sœurs me disent que je guérirai. La vie n’est pas si gaie, et je n’y tiens pas tant ! Si tu voyais ma belle mine ! Tu ne me reconnaîtrais pas : même au moral, j’ai changé, va ! Je voudrais te voir, quoique ça ne soit pas raisonnable, ni même possible. Il me semble que ça me ferait du bien, mais je serai contente si tu me pardonnes. Permets-tu que je t’embrasse encore ?

» MARIE. »

Henriette répondit, le matin même. Elle dit, en s’asseyant à sa place, dans l’atelier de madame Clémence :

– Vous savez, Marie Schwarz ? Elle est malade.

Mademoiselle Irma répondit :

– C’est comme moi, n’est-ce pas, la poitrine ? Le mal des ouvrières tombées, et quelquefois de celles qui ne tombent pas.

Il y en eut deux ou trois dont les yeux se cernèrent subitement d’une angoisse. Mademoiselle Anne, qui avait des fossettes dans ses joues roses, dit :

– Elle était forte pourtant !

Reine ajouta, à demi-voix :

– Moi, je l’aimais bien. Elle était si gaie, par moments !

Ce fut tout. On causa d’autre chose. Il faisait un clair soleil dehors. Le haut de la fenêtre était tout bleu, et la cime du peuplier ressemblait, tant elle avait de rayons, à l’aigrette poudrée d’argent que mademoiselle Mathilde posait en ce moment sur une paille.

Dix jours plus tard, une seconde lettre :

« Henriette, je suis mieux. Je sais que cela va te réjouir. Ici on n’entend pas le bruit de mon grand Paris, et l’air est bon. Tous les matins, je bois un bol de lait chaud, et je redors après l’avoir bu. Je pense que c’est le grand air, qui me fait dormir depuis neuf heures du soir jusqu’à sept heures. Je me promène, figure-toi, dans le parc, qui est si beau ! Il est vrai que je suis accompagnée, parce je ne suis pas encore forte. Il y a des pelouses avec des vaches, des marronniers sous lesquels je m’assois, et, quand je me sens vigoureuse, je vais jusqu’à la pièce d’eau qui est tout au fond, entourée de grands arbres. Je rencontre des jeunes filles. Elles ne me connaissent pas, et souvent elles me sourient, pour me faire plaisir. Aussi, je vaux mieux qu’avant, vois-tu. Si tu peux m’écrire encore, n’écris pas si fin : ça me fatigue les yeux. »

Deux semaines passèrent. Un matin qu’elle sortait, un peu en retard, pour se rendre à l’atelier, elle croisa le facteur qui montait la rampe.

– Mademoiselle Madiot, j’ai une lettre pour vous.

– Ah ! tant mieux ! Donnez.

Elle pensait : « C’est Marie qui me répond. » L’homme donna la lettre, et s’éloigna. L’écriture n’était pas de Marie, une écriture longue, régulière, disciplinée. Henriette eut un mouvement de peur. Elle lut ces mots, datés de Villepinte :

« Mademoiselle, notre petite pensionnaire Marie Schwarz a eu une rechute ; nous craignons, et le docteur craint qu’elle ne s’en relève pas. La pauvre enfant n’a qu’un rêve : vous revoir. Elle vous appelle, et nous parle de vous toutes les fois qu’elle peut parler. J’ai promis de vous faire sa commission, et elle vient de me dire : « Dites-lui que je l’attendrai pour mourir. » S’il vous est possible, mademoiselle, hâtez-vous quand même…

» SŒUR MARIE SYLVIE. »

Henriette pleurait le long du chemin. Avant d’entrer chez madame Clémence, elle sécha ses yeux, et serra la lettre dans son corsage. Aux camarades qui l’interrogèrent, elle dit seulement : « Je suis souffrante. »

Tout le jour, elle réfléchit, penchée sur l’ouvrage.

Un peu avant l’heure où les employées allaient se lever et se séparer, elle sortit, pour parler à la patronne. Quand elle revint, toutes les jeunes filles remarquèrent la pâleur de la première, et son air d’intense émotion. Elles étaient encore assises, la plupart ne travaillant plus ; quelques-unes achevaient de coudre ou de chiffonner un ruban. Les têtes brunes, blondes, châtain, qu’éclairait la splendeur du soir de juin dont un reflet arrivait jusque là, se tournèrent vers Henriette, l’une après l’autre, comme si elle les eût nommées. Et, en effet, son regard faisait le tour de ces deux tables vertes près desquelles tant de journées s’étaient écoulées. Elle tâchait de fixer dans ses yeux, à jamais, l’image de ces jeunesses qu’elle ne verrait plus ; elle caressait de sa pensée muette leurs fronts, leurs lèvres rieuses ou tendres ; elle les enveloppait de ses souvenirs tout à coup ravivés, comme une grande sœur qui s’en ira le lendemain au bras de son époux, et qui compte les sœurs auxquelles elle va manquer. L’avaient-elles toutes aimée ? Qu’importait à cette heure dernière ? Elles avaient partagé la vie d’humble travail qui finissait. En peu d’instants, elle eut revécu sa vie avec elles, et fait à chacune l’adieu sans réponse qu’elle voulait faire. Puis, surmontant l’émotion qui l’étreignait :

– Mesdemoiselles, dit-elle, j’ai reçu d’autres nouvelles de Marie. Elle est plus souffrante.

Alors, toutes les jeunes têtes, les tristes, les douces, les folles, les amoureuses, se tendirent dans la même expression de pitié.

– Oh ! dit Irma, comme elle a été vite !

– Elle a mon âge, dit Jeanne qui, venait d’avoir vingt ans.

Et plusieurs demandèrent à la fois :

– Où est-elle ? À Villepinte toujours ? Souffre-t-elle beaucoup ? Elle en reviendra, n’est-ce pas ? Est-ce elle qui écrit ?

Henriette répondait, debout près de la porte, pâle dans la belle lumière, et ne sachant pas où allaient ses larmes : à celles-ci qu’elle allait quitter, ou à celle qui mourait là-bas. Lorsqu’elles eurent jeté ce premier cri de détresse, le même sous la variété des mots, il y eut un silence, comme il arrive après que le coup a porté, et tandis que la douleur chemine jusqu’au fond de nous-mêmes. La voix qui le rompit s’éleva tout près d’Henriette. Et c’était une voix chantante, émue et claire, celle de Reine, qui disait :

– Si vous vouliez, mesdemoiselles, j’ai une idée. Je suis sûre que cela lui ferait plaisir…

L’apprentie seule interrogea :

– Quoi donc ?

Les autres regardaient Reine, qui reprit :

– Faisons-lui, à nous toutes, un chapeau, un joli, que nous lui enverrons ?

– Puisqu’elle ne pourra pas le mettre ? fit la petite.

La voix chantante répondit :

– Peut-être, mais elle se dira : « Je guérirai donc ? Elles croient donc que je guérirai ? » Ça lui fera un moment de plaisir. Les malades, il faut si peu de chose !…

– Accepté, dit Irma. J’en suis : c’est très bien, mademoiselle Reine.

– Moi aussi, moi aussi !

– Reprenez vos dés.

– Moi, mes aiguilles ne sont pas serrées, voici mon fil.

– Ce sera un chapeau rond, en paille, n’est-ce pas ?

– Un gentil petit feutre ? Vous ne croyez pas ?

Les mots se croisaient. Mademoiselle Jeanne tira son porte-monnaie, et jeta une pièce d’un franc sur la table.

– Je donne ma cotisation. Qui en fait autant ?

Les pièces d’un franc, ou de cinquante centimes, formèrent bientôt une petite tache blanche sur la lustrine. L’apprentie, plus décoiffée encore que d’habitude, avança la main, tendit deux sous, et dit en rougissant :

– Je n’ai que ça.

– Peut-être que madame Clémence nous aiderait ? fit une jeune fille.

– Je vais demander la permission de veiller, dit Henriette.

La permission accordée, elles rangèrent tous les tabourets autour de la même table, et, coude à coude, se disputant pour avoir chacune son rôle, elles commencèrent le chapeau de Marie. Avec le dé qui luisait au bout de leur doigt, elles avaient repris déjà un peu de l’insouciance et de la gaieté ordinaires. Deux ou trois fouillaient dans des boîtes de rubans, de plumes, de coupons démodés, de passementerie. Plusieurs mains ensemble se levaient :

– Voulez-vous un ruban à reflets, mademoiselle Henriette ? En voici un bleu et jaune. Non ? Alors une aile grise ? Oh ! la jolie ! Ça doit être une mouette. Voyez donc, mesdemoiselles. Et ce satin, quel amour ! Peut-être que vous avez raison ; le rouge ira mieux : elle est brune. Pauvre fille ! Pauvre Marie ! N’est-ce pas, on lui dira tous nos noms ? Car il y a eu des changements à l’atelier. Je voudrais la voir, quand elle recevra le carton, bien enveloppé, avec la marque de la maison. Ça sera triste tout de même !

Henriette avait laissé Jeanne et Irma garnir le chapeau de Marie, une paille blanche, ornée de coques rouges et d’un piquet en arrière, de roses très pâles, dont on ne voyait guère que l’enveloppe mousseuse, d’un vert éteint et mordoré. C’était artistement composé, avec l’image présente de la beauté sombre et forte de celle qui ne porterait jamais le chapeau à roses mousseuses et à coques rouges. Trois paires de ciseaux se tendaient, quand il y avait un fil à couper. Toute la jeunesse de ces enfants, et leur esprit, étaient en éveil autour du chef-d’œuvre de deux d’entre elles. Elles oubliaient le dîner, la maison, la fatigue, pour faire plaisir à Marie, une passante parmi elles, et qui ne reviendrait pas. Et quand Irma montra, au bout de son poing, le chapeau achevé, l’une dit :

– C’est dommage : on ne parlera plus d’elle à présent ! Comment va-t-on lui envoyer ?…

Henriette, qui se levait avec les autres, répondit :

– Je me charge de le faire parvenir.

Mais, au ton dont elle dit cela, deux ou trois des employées de madame Clémence se détournèrent vers elle.

Reine qui était fine, Reine qui l’aimait, s’approcha, pendant qu’Henriette prenait son chapeau et son boa gris dans le placard.

– Henriette, dit-elle tout bas, vous ne partez pas, au moins ? Ce n’est pas vous qui portez le chapeau, dites ? J’ai toujours si peur de vous voir partir !

– Pour où donc ?

Les yeux de Reine, les yeux charmants se levèrent, et elle dit :

– Je sais bien, allez !

Henriette ne voulut pas répondre. Les camarades d’atelier, pressées de rentrer, avaient déjà quitté l’appartement. Elle attira la petite Bretonne ; elle posa tendrement sa tête blonde sur la joue de son amie :

– Je vous aime, ma chérie, dit-elle ; je vous aimerai toute ma vie. Courez bien vite chez vous : je suis sûre que le fiancé vous attend.

Puis, la dernière, elle traversa la maison déserte, si lentement qu’elle n’avait jamais mis tant de temps à sortir de chez madame Clémence.

Dehors, un orage menaçait. Des nuées venaient de l’ouest, monstrueuses, dans l’air d’une extrême pureté.

. . . . . . . . . . .

Ils ont veillé bien tard, le vieil Éloi Madiot et Henriette, dans le logis de la rue de l’Ermitage. Chacun d’eux avait une peine si vive, qu’ils se sentaient un peu réconfortés de s’aimer tant. Ils finirent par former des projets. Madiot dit :

– Je ferai le voyage. Je reverrai ma petite.

L’orage rôdait sur les côtes, et barrait de noir une moitié du ciel.

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