IX « À LA PETITE DONATIENNE »

Depuis huit ans, elle avait quitté son mari, ses enfants, la closerie de Ros Grignon au pays de Plœuc, pour servir à Paris, et il y en avait sept depuis que Jean Louarn, à cause d’elle, désespéré, son bien vendu, son cœur trahi, s’était jeté hors de la Bretagne, et avait pris la route de Vendée, celle qui mène partout. Dans le café qu’elle tenait à présent, et qui portait son nom « À la petite Donatienne », un café de banlieue, au coin d’une rue de Levallois-Perret, un client laissait refroidir le bol de chicorée qu’elle venait de poser devant lui. Ce n’était pas un habitué. Les deux coudes sur la table, la tête avancée au-dessus du bol dont la fumée caressait son menton rasé et les lourdes moustaches déteintes qui cachaient ses lèvres, il regardait devant lui, en remuant machinalement le liquide noir avec la cuiller. Tous les muscles de son visage étaient détendus. Il se reposait. Ses yeux, qui recevaient la lumière d’en face, ses yeux verts luisant d’un vague sourire, fait de l’absence de préoccupation et d’un sentiment de bien-être, regardaient fixement la brume, par-dessus les petits rideaux qui voilaient le premier rang des vitres de la devanture. Cependant il se croyait obligé de parler quelquefois, par préjugé populaire hérité des vieux temps charitables, par politesse pour l’hôtesse de hasard, inconnue, et qui ne se trouvait pas même dans l’orbe de sa vision. Elle se tenait dans la partie gauche de la pièce, assise à contre-jour, touchant presque le vitrage qui séparait la salle d’avec la rue, et elle tricotait une paire de bas noirs, chose qu’elle avait faite toute sa vie, depuis les temps lointains où, petite coureuse de grèves, en la paroisse d’Yffiniac, on la voyait parmi les femmes qui chaque jour attendent la mer montante et le retour des voiles éparpillées au large. Elle faisait ce travail sans y penser. Cela s’arrêtait et se reprenait silencieusement. Elle n’avait pas plus l’esprit à son tricot que le client n’avait le sien dans les brouillards de la rue. Elle songeait que ce client l’ennuyait, qu’il mangeait trop lentement, qu’elle aurait dû être sortie déjà pour les provisions du matin. Les laitiers revenaient avec leurs pots de fer-blanc vides. Quand elle levait les yeux vers l’homme, elle remarquait qu’il avait la peau gercée par le vent des échafaudages et, au creux de ces rides, des traces de chaux, qui tombaient parfois et s’abîmaient dans le café que la main agitait. Ni l’un ni l’autre, ils ne se hâtaient de répondre. Et cependant, ces mots, qu’ils échangeaient si mollement et sans goût, les amenaient, inconscients, à un moment tragique de la vie.

– Comme ça, disait Donatienne, vous allez vous en retourner dans votre pays ?

– Oui, répondait le maçon, puisque novembre arrive. Pour nous, c’est la morte saison. Jusqu’au mois de mars, on sera Limousin. Vous connaissez peut-être Gentioux ?

– Non, je ne quitte pas Paris, moi, jamais. C’est joli, chez vous ?

– Pas trop. Et puis, quand personne ne vous attend, vous savez, les pays, ça n’est jamais très beau.

Elle bâilla, fit sept ou huit mailles, et ne répondit pas, ayant le désir que le client s’en allât.

Celui-ci pencha la tête, qu’il avait couverte d’un feutre dur, leva le bol dans ses deux mains, et but une gorgée.

– Ça n’est pas beau, reprit-il ; mais c’est le pays ; on retrouve au moins des connaissances ; on apprend qu’il y en a qui sont morts pendant notre campagne d’été, d’autres qui se sont mariés, d’autres qui sont nés. Quand je reviens, moi, on m’attend toujours pour être parrain.

– Je ne dis pas non, fit l’hôtesse.

– Des Marie, des Julia, des Hortense, des Pierre, des Constant, des Léonard, comme de juste,… il y en a de tous les noms, chez nous, dans la Creuse…

Il se mit à rire, tout seul, puis à souffler sur le café.

– Je connais même, figurez-vous, un petit gars qui s’appelle Joël !

Et il rit de nouveau.

La femme s’était levée subitement. Petite, agile, habillée de noir, elle venait, son tricot dans une main, les yeux droit devant elle et ardents. Elle n’avait plus son air d’ennui, mais ses joues encore fraîches, fendillées de mille petites rides au bas des paupières, étaient devenues toutes rouges.

– Répétez, pour voir ? demanda-t-elle. L’homme voulut prendre la main qui tenait le tricot, et qui se tendait, pour commander. Mais elle la retira, d’un mouvement d’impatience.

– Laissez donc !

– Faites pas attention, ma belle, c’est pas pour vous offenser… Eh bien ! oui, j’ai rencontré un gamin qui s’appelle Joël.

– Quel âge ?

– Huit ou neuf ans.

– Frisé ?

– Je ne me rappelle pas…

– Gentil ?

– Bien sûr, comme les autres. Donatienne le saisit par le bras.

– Regardez-moi donc !… Il faut vous rappeler !… Ce nom-là m’intéresse, moi !… Vous voyez, ça me fait quelque chose que vous l’ayez dit… J’ai connu un enfant qui s’appelait de même… Où habite-t-il, le vôtre ?…

– Pas tout près de Gentioux, qui est mon endroit ; à peut-être cinq ou six lieues sur la route de retour, je ne sais pas bien le nom, à un tournant de la grande route… Nous l’avons vu en passant, lorsque nous sommes venus, en mars, avec un de mes compagnons… Nous allions à pied, pour prendre le train… Je me rappelle une manière de petit jardin entouré de haies, avec des souches de peupliers… Le gamin jouait là dedans… Mon compagnon me l’a montré, et m’a dit : « Il s’appelle Joël ; c’est le fils d’un homme qui travaille aux carrières, là-haut ; il paraît que c’est venu de Bretagne. »

Il y eut un cri étouffé :

– Bretagne ? Vous êtes sûr qu’il a dit Bretagne ? Ah ! il ne faut pas me mentir ! Vous ne le feriez pas ! J’ai besoin de savoir… Ne me trompez pas !

Sa main tremblait sur le bras du maçon.

– Il y avait à côté une petite sœur, n’est-ce pas ?

– Une grande plutôt, et pas laide, bien sûr ; un peu comme vous…

– Grande, vous dites ?

– Assez. Des yeux jolis, luisants comme de l’eau qui remue.

– C’est Noémi ! fit la femme avec une voix de rêve, et comme si elle la voyait. Noémi ! Et avec elle ?

– D’autres enfants ?

– Oui.

– Je n’ai vu qu’un moutard.

– Une fille ?

– Non, un garçon… Il était en culotte… Je suis sûr…

Donatienne changea de visage.

– Ce n’est pas eux, alors… J’avais cru… Ce que c’est que les idées…

Elle lâcha le bras de l’homme. Une émotion dont elle n’était plus maîtresse l’étreignait, et son cœur, sous ce double coup de la surprise et de la déception, s’ouvrit, malgré elle, à cet inconnu. Elle était si malheureuse d’avoir espéré en vain, si fortement tirée hors de sa vie ordinaire, qu’elle dit :

– Au premier moment, j’ai pensé que j’allais retrouver les miens… J’ai eu trois enfants, moi qui vous parle,… et je ne sais plus où ils sont,… plus, plus,… comprenez-vous ?… Le plus petit s’appelait Joël… Mais je n’avais que lui de garçon, et les autres avaient nom Noémi et Lucienne… Je suis trop prompte à me faire du tourment, n’est-ce pas ?

Elle retira le bout de ses aiguilles qui traversaient le tricot, et elle se recula, en essayant de rire, tandis que l’homme buvait, en la considérant par-dessus le bord du bol. Il avait devant lui un mystère de chagrin. Cela le troublait. Il souffrait de cette peine obscure et toute voisine. Une mère, des enfants, il les voyait jouer ensemble… Et puis, l’abandon… Pour rien au monde, il n’eût voulu l’interroger… Mais il se rappelait des histoires pareilles, et une pitié vague lui prenait toute l’âme. Il buvait lentement, pendant que Donatienne, les yeux baissés sur son ouvrage, les paupières battantes, tricotait au hasard, et se retirait vers la place qu’elle occupait auparavant.

Elle sentait cette pitié qui l’enveloppait. Elle demanda :

– Vous travaillez dans le quartier ?

– Non, madame, je suis ici rapport à l’entrepreneur, qui m’a envoyé faire une commission chez son marchand de plâtre. Mais je connais plusieurs de vos amis. Ils m’ont parlé de vous.

– Il ne s’agit pas de cela. Seulement, puisque vous allez passer un temps chez vous, informez-vous tout de même de ce Joël… Vous me reviendrez dire la réponse, au printemps ? Voulez-vous ?

– Pour sûr, je reviendrai, madame Donatienne… Ça ne me coûtera guère de revenir.

Dans la poche de son gilet, il chercha cinq sous, qu’il jeta sur le marbre de la table. Il redevint l’insouciant tâcheron de chaque jour.

– C’est drôle, tout de même, hein, la patronne, d’avoir jusque chez nous, dans la Creuse, de la graine de gueux de chez vous,… puisqu’il paraît que vous êtes Bretonne ?… Sans rancune, n’est-ce pas ? Au revoir !

La longue blouse blanche traversa la salle ; les épaules de l’homme, sa tête au poil court, que cachait presque entièrement le chapeau de feutre taché de chaux, s’encadrèrent entre les montants de la porte, puis parurent encore un instant dans la brume de la rue, à droite, au-dessus des petits rideaux de la devanture. Enfin, Donatienne, qui avait suivi des yeux ce fantôme diminuant, le vit disparaître et s’abîmer dans le grand Paris. Elle continua de regarder l’endroit où elle avait cessé de le voir. Le passage d’une voiture, dans le jour laiteux, brisa l’image qui survivait. La femme fronça les sourcils, d’un air impérieux et mécontent, comme elle faisait autrefois, quand elle était petite, pour faire céder ses parents. Eux ils cédaient toujours. Mais la vie n’obéissait pas comme le père et la mère. Donatienne entra dans une seconde pièce, au fond, qui était une cuisine étroite, prit un panier, revint dans le café, et elle allait sortir, et déjà elle touchait la poignée de cuivre de la porte, quand derrière elle, une voix grasseyante demanda :

– Est-ce que tu as oublié le patron, par hasard ?

La figure mobile de la femme eut, de nouveau, un pli d’impatience. Mais, voulant sortir, et désireuse d’échapper à une explication, Donatienne dit rapidement :

– Ton café est sur le fourneau : tu n’as qu’à le prendre.

– Il en a bu, pourtant, le client ?

– C’est le mien que j’ai donné. Allons, va te recoucher !

Elle avança la main vers la poignée de cuivre.

– Halte !

Un homme sortit de la pièce voisine, et s’avança, le teint pâle, ayant, sur le visage, ce mélange d’hébétude et de colère, fréquent chez les alcooliques.

– Halte-là, je te dis !

Il traînait sur le plancher des pantoufles de cuir rouge éculées ; il n’était vêtu que d’un pantalon de drap bleu foncé, liséré de jaune, et d’une chemise de nuit, bouffant par-dessus la ceinture, et dont le col, déboutonné, laissait voir un cou sanguin, épais, où la pulsation des artères remuait la peau tendue. Assurément il avait été un bel homme autrefois : mais la paresse l’avait alourdi ; sa face rasée, aux sourcils courts et blonds, était trop ronde ; les mains, couvertes de poils jaunes, étaient trop grasses, et les paupières tombaient sur des yeux où la pensée vacillait et luttait avec le sommeil.

– Qu’as-tu encore à me dire ? demanda Donatienne.

Il croisa les bras.

– Je voudrais savoir ce que tu disais au client ?

– Ta jalousie qui te reprend, alors ?

– Peut-être.

– Jaloux de ce gâcheur de sable !

Elle se mit à rire, plus haut et plus vite qu’elle n’en avait envie, nerveusement, et, une seconde, sur ce visage moqueur, dans l’attitude de cette femme irritée et méprisante, dans le mouvement de cette tête qui avait gardé la ligne pure de ses attaches, l’image de la très jolie Bretonne d’autrefois passa…

– Oui, tu te penchais, comme ça, tu l’écoutais, tu lui prenais le bras… Ne dis pas le contraire : je t’ai vue, du haut de l’escalier !

Elle leva les épaules :

– Voilà donc que je vais te rendre compte de mes paroles, à présent ? Ah ! mais non ! Est-ce que nous sommes mariés, dis ? Est-ce que tu le crois ?

– Que te disait-il ?

– Cela me regarde !

– Donatienne !

Il fit le geste de prendre une chaise pour l’en frapper. Alors, Donatienne laissa tomber le panier, courut droit à celui qui la menaçait, et se dressa tout contre lui sur ses petits pieds, la tête levée, combattive et haineuse.

– Eh bien ! tape donc ! cria-t-elle. Qui t’empêche ? Tue-moi donc !… Pour ce que la vie est belle avec toi !… Je la déteste, entends-tu ?… Et toi aussi !… Tu peux y aller !… Qu’attends-tu ? Ne te figure pas que je vais t’obéir, et te rendre compte de mes paroles, à toi, à un homme que je fais vivre !

Elle avait les traits creusés par la colère. La femme lasse et flétrie qu’elle serait bientôt apparaissait maintenant. Au coin de ses lèvres entr’ouvertes, une dent manquait. Les autres dents étaient blanches, et fines, et luisantes. Et les yeux aussi luisaient, comme des crêtes de vagues qui écument. Elle répéta :

– Oui, que je fais vivre !

L’autre, à ce dernier mot, qui portait juste, essaya de répondre :

– Il n’y a pas de travail, tu sais bien…

– Non, il n’y en a pas pour les lâches… Violente, d’autant plus qu’il cédait, elle continua :

– Je te répète que je suis lasse de toi, et que tu ne m’as pas en ton pouvoir, et que, un jour, je te le montrerai !

Il répondit en ricanant :

– Tu es trop vieille !

– Pas pour m’en aller d’ici !… L’homme ferma à demi les yeux, et dit, entre ses dents :

– Où irais-tu donc ?

Il y eut un silence, pendant lequel chacun médita la force de cette question : « Où irais-tu ? » et la grande difficulté où ils seraient de vivre hors de leur péché, et de se « lâcher » l’un l’autre. Donatienne se sentit retomber dans la basse sujétion où elle vivait. Elle ne continua pas la discussion, se détourna, et sortit.

Elle était irritée, elle était plus malheureuse encore qu’irritée, lorsqu’elle se trouva dehors, ayant devant elle les maisons de Levallois, et, dans l’esprit, le dessin tout présent de ces courses qu’elle allait faire, et après lesquelles il lui faudrait rentrer… Elle avait dépassé l’âge où l’on s’étourdit aisément, et, bien qu’elle évitât les occasions de se souvenir ou de prévoir, il y avait des circonstances où elle entrevoyait le fond triste de son âme. Jamais peut-être elle ne l’avait vu aussi nettement que ce matin.

Cette conversation inattendue avec le maçon de la Creuse, cette dispute avec son amant, quelles évidences de misère, quels durs rappels de la solitude, qui avait toujours été son mal, depuis le jour…

Dans la brume, souillée de fumée, bue et revomie par les égouts, par les bêtes, par les gens, et qui avait essuyé les toits et les murs avant de tomber sur les trottoirs, elle allait, la tête basse, et elle n’entendit pas la crémière qui demandait : « Vous ne prenez pas de lait, madame Donatienne ? » ni la fruitière d’à côté, qui lui disait bonjour, une jeune femme chargée de trois enfants, et qui, vivant difficilement, enviait quelquefois la maîtresse du café, qui était sans charge de famille et passait pour riche dans le quartier.

Donatienne marchait au hasard, ayant toutes les puissances de son âme repliées sur elle-même, contre son habitude, et occupée d’une seule pensée, celle de ses enfants.

Elle avait toujours souffert à leur sujet. Dans les premiers temps, lorsqu’elle eut quitté Ros Grignon, elle pleurait en nommant dans son cœur Noémi, Lucienne, Joël, ce dernier surtout, qu’elle allaitait au départ, et que son nourrisson de Paris lui rappelait ; elle se souvenait de la douceur de ces petites lèvres, formées de sa substance et de son sang, et qui continuaient de lui demander la vie, et qu’elle pressait contre son sein. Ah ! s’il avait été là, lui, Joël, l’enfant donné par Dieu ; si elle avait pu embrasser les autres, seulement tous les deux jours, seulement toutes les semaines, elle sentait que ces petits l’eussent protégée, contre le plaisir qui la tentait, contre la nouveauté corruptrice, contre l’exemple… Plusieurs fois, elle s’était écriée, en secret, aux premiers remords, quand il n’y a eu encore que des pensées à demi consenties : « Mes petits, sauvez-moi ! » Mais ils étaient trop loin. Et l’enfant qu’elle nourrissait, et qui n’était point à elle, n’avait pas cette puissance protectrice. Et le danger enveloppait de toutes parts cette pauvre femme de Bretagne, qui n’était pas préparée contre tant d’ennemis.

Les femmes de service qui l’entouraient, dans la première place où elle était entrée, rue de Monceau, n’étaient pas toutes perdues de mœurs, mais elles étaient toutes libres de langage, et habituées à ne faire aucun cas de ce que Donatienne considérait comme une faute. Celles qui n’avaient pas d’amants disaient et répétaient que l’unique motif de leur conduite était la facilité plus grande qu’elles auraient de se marier. Elles ne respectaient aucune action en soi, et jugeaient seulement du profit qu’on en pouvait tirer. Plusieurs avaient plus d’esprit apparent que Donatienne, et une habitude de s’exprimer sur toute chose impertinemment. Donatienne les écoutait volontiers, d’autant mieux qu’on lui disait, la voyant facile à persuader : « Savez-vous que vous êtes jolie, la Bretonne, avec vos rubans de nourrice, sur votre coiffe de Plœuc ; quand vous passez, tout le monde se retourne ! »

Elle ne le savait que trop. Les femmes le lui disaient pour se faire bien voir, ce dont on a besoin, parmi les domestiques peu scrupuleux, et aussi parce qu’elle gagnait de gros gages. Les hommes encore mieux le lui faisaient entendre, et les choses elles-mêmes s’unissaient pour la perdre. Elle était si jeune, si légère de tête, si vaniteuse et si portée à son plaisir ! Le luxe lui paraissait un bonheur ; elle était troublée, grisée, amoindrie chaque jour dans sa défense morale, par la vue de l’argent qu’on dépensait autour d’elle, par la caresse de trop d’étoffes fines, de soie, de rubans, de dentelles qu’elle maniait, par l’appel éhonté ou secret qui ne cesse ni jour ni nuit dans les villes, et qui prend les rêves, après avoir pris les yeux, et la mémoire, et le cœur devenu si faible, si faible.

En six mois, ce travail de perdition était bien avancé. Elle n’écrivait plus à son mari… On la savait mariée à un rustre. Pauvre Louarn !… Elle était la première à rire de lui, quand on lui demandait, dans les réunions de l’office ou quand ils prenaient le thé, le soir, dans la chambre de la cuisinière, pendant que les maîtres étaient sortis : « C’est vrai, Donatienne, que vous avez bêché la terre, et que vous faisiez la moisson ? Il n’avait donc pas de cœur, ce garçon-là ?… Je voudrais voir son portrait… Vous l’avez, dites ? Montrez-le ?… » Tous parlaient de la sorte. Les femmes insistaient sur le nombre d’enfants qu’elle avait eus, trois en cinq ans, et la plaignaient pour ce passé, dont elle se fût souvenue, quelquefois, sans elles, avec douceur.

Les valets de chambre, les cochers, les maîtres d’hôtel, ceux de l’appartement, ceux des autres étages, la courtisaient plus ou moins. Elle leur plaisait par sa fraîcheur, son costume joli, sa hardiesse mêlée de retenue. Elle leur semblait d’une race étrangère. Elle était de bonne race, simplement, imaginative, un peu folle et vaniteuse, et elle riait, plus que d’autres, mais elle était plus honnête, en réalité, à cause du passé qui avait été meilleur. Elle permettait moins de privautés. Elle était traitée à part aussi, logée dans l’appartement des maîtres, gâtée de cadeaux, comme nourrice, et cela encore la rendait exceptionnelle, et l’exposait aux galanteries.

Et ce fut à cette époque, que le nourrisson mourut, presque subitement, de mal inconnu. Donatienne pleura. Elle eut de la peine et de l’épouvante. Son sort allait changer. Elle se sentait lasse, et presque à bout de lait. Quelques jours passèrent. Elle couchait encore près des maîtres, par ménagement pour elle, et pour qu’elle eût le temps de faire passer son lait… Madame, un soir, la fit venir. Elle fut bonne ; elle, qui souffrait dans son cœur maternel, elle eut des mots de pitié pour cette autre femme, qui avait nourri l’enfant disparu, et qu’elle avait comme associée à sa maternité. « Nourrice, conclut-elle, – blonde, pâle, tout en noir, – nourrice, vous nous restez, n’est-ce pas ? Ce sera une manière de m’acquitter envers vous, qui l’avez toujours bien soigné ? D’ailleurs, là-bas, chez vos Bretons, après le malheur qui nous atteint, qui sait ce qu’on dirait ?… Et puis, ma pauvre femme, vous ne devez pas avoir envie de goûter de nouveau à la misère ? Si vous voulez être seconde femme de chambre chez moi, je vous garde. Seulement, je ne peux plus vous loger dans l’appartement… » Elle croyait sincèrement, cette jeune femme, qu’elle accomplissait un acte de charité. Elle croyait bien faire. Sa pitié mondaine lui représentait la misère comme le pire des maux. Il eût fallu qu’elle fût sainte pour penser autrement. Elle ignorait, d’ailleurs, à peu près, ce que devenaient ses domestiques, là-haut, après dix heures du soir. Elle n’avait pas plus que d’autres le pouvoir de le connaître. Et il était très vrai que la place manquait, dans le bel appartement de la rue de Monceau, pour loger les domestiques près des maîtres. La faute était à l’habitude, à l’architecte, au propriétaire, aux voisins, qui avaient fait semblablement ; au prix des terrains ; aux revenus qui ne permettaient pas un hôtel ; aux distances d’ignorance, de défiance et de haine, à l’insécurité des relations, à leur fragilité, entre les serviteurs et les maîtres ; à l’idée funeste que chacun n’est responsable que de soi ; à la jeunesse de cette femme de vingt-cinq ans, qui n’avait pas le temps de songer à ces choses, et à qui sa mère ne les avait pas dites… Et Donatienne fut perdue.

Donatienne connut le couloir taché du sixième, les mansardes séparées par des cloisons percées de trous qu’on bouche avec du papier, les rires, les conversations louches, les obsessions, les coups à la porte, la nuit, quand les hommes rentraient du théâtre ou du café, les conciliabules, les partis qui se formaient, les jalousies, les portes qui s’entr’ouvraient à un signal convenu, l’appel des sonnettes électriques qui faisaient jurer dix hommes et descendre une femme, et les réceptions sous le toit, qui commençaient comme celles d’en bas, moins le décor, et qui finissaient crapuleusement.

Donatienne moins qu’une autre pouvait échapper.

Elle devint la maîtresse d’un valet de pied, très joli homme, connu pour ses bonnes fortunes, insolent sous la livrée, jugeant le monde qu’il servait, avec l’assurance et la richesse d’informations d’un homme de vingt-huit ans, qui comptait déjà quinze ans de service à Paris, et dans tous les mondes. Il fut très fier de sa conquête. Donatienne recevait, en ce temps-là, les lettres suppliantes, auxquelles elle ne répondait pas, les lettres où Louarn annonçait la prochaine vente de leur mobilier, là-bas… Elle n’y crut pas. Son amant lui dit : « C’est pour te ravoir, ou te faire chanter ! » Elle n’envoya pas son argent ; elle ne partit pas, pour sauver la closerie de Ros Grignon. Les deux dernières lettres même ne lui furent pas remises. Et on put dire : « Tu vois, s’ils t’oublient, et quelle blague c’était, ton ménage de Bretonne ! Ils n’écrivent même plus ! »

Vers le même temps, chose étrange, elle demanda à quitter la coiffe de son pays. À présent qu’elle n’était plus nourrice, qu’elle sortait moins et qu’elle ne faisait plus partie du luxe extérieur de la maison, peu importait. Elle enleva donc les deux bandes de mousseline, qui étaient roulées, gaufrées, orientées à la mode du pays de Plœuc ; elle plia l’étoffe, – trois coiffes en tout, – et les serra avec sa robe de grosse laine à mille plis, ne les porta plus. Elle eut des chapeaux ; elle ondula ses cheveux et les releva ; elle fut semblable à la multitude. Cela changea Donatienne. Il fallait être observateur, pour reconnaître la Bretagne dans cette petite femme de chambre délurée, fine, les yeux brillants, qui avait le rire si nerveux et le sourire si triste.

L’été passa. Ros Grignon fut abandonné, et elle n’en sut rien… Elle pensait souvent aux enfants, et elle aurait voulu avoir de leurs nouvelles… Le remords aussi la tenait par moments. Elle avait été pieuse, dans sa toute petite jeunesse ; il lui restait un fond de croyance, et elle savait que sa vie était mauvaise. Seulement, les réflexions qu’elle faisait n’étaient ni longues ni fréquentes. Là-bas, dans le pays pauvre, pour se garder ou se ressaisir, elle aurait eu les fêtes religieuses avec les pratiques de dévotion qu’elles amènent, la grand’messe et le sermon du curé de Plœuc, les missions, les baptêmes, les glas funèbres, les angélus sonnés par les cloches, tout l’air qui prie trois fois le jour ; elle aurait eu l’exemple des anciennes de la paroisse, qui venaient quelquefois visiter la closerie, et qui étaient un peu sentencieuses et radoteuses, mais qui laissaient après elles un désir de bien vivre. À Paris, elle n’avait rien de tout cela,… une messe basse, quand madame se souvenait, qu’elle indiquait l’heure et qu’elle pouvait contrôler…

Septembre vint. Elle était aux environs de Paris, dans un château, et elle n’avait pas changé de vie. Mais l’inquiétude de ne plus recevoir de nouvelles la torturait, et lui fit enfreindre l’ordre de son amant. Elle écrivit à « Mademoiselle Noémi Louarn, closerie de Ros Grignon, en Plœuc, Bretagne, » et elle demandait comment chacun se portait… Huit jours passèrent, sans réponse. Elle pensa que Louarn avait appris ce qu’elle était devenue ; elle accusa son mari d’avoir empêché Noémi de répondre. Pour le savoir, elle écrivit à cette fille qu’elle avait elle-même choisie pour faire le ménage et soigner les enfants ; elle demanda à Annette Domerc : « Pourquoi se taisent-ils ? » Cette fois, elle reçut la réponse, sans retard et brutale : « Vous ne savez donc pas que tout est vendu ? Il n’y a plus de chez vous. Votre homme est parti. Il a pris la route de Vendée. Et il a emmené les enfants. » Parti ! Emmené ? Où étaient-ils ? Personne ne put le dire, ni le maire, ni le curé, ni l’abbé Hourtier, qui n’avait reçu aucune lettre de Louarn.

Alors Donatienne fut prise de désespoir. Elle eut une douleur passionnée et violente. Elle rompit avec son amant qu’elle accusa, sans le savoir, mais sans se tromper non plus, d’avoir supprimé les dernières lettres de Louarn ; elle refusa de manger ; elle pleura toute une semaine, ne cessant de répéter : « Noémi, Lucienne, Joël ! » On voulut bien la supporter, parce qu’elle était adroite, vive dans le service, et qu’elle avait été la nourrice du petit mort. Mais bientôt sa santé déclina, et un après-midi de novembre, elle fut conduite à l’hôpital, en toute hâte. Le médecin avait reconnu une fièvre muqueuse. Trois jours plus tard, la jeune femme qu’elle avait servie envoya prendre de ses nouvelles, et dit à quelques amies, réunies avant le dîner : « Cette petite que j’avais, vous vous souvenez, la Bretonne ? Eh bien ! elle est très mal ; elle a eu quarante et un degrés le lendemain de son départ d’ici… Elle était gentille, n’est-ce pas ? Et puis très sage, très bonne mère : c’est même de trop aimer ses enfants qu’elle meurt… Un mari ivrogne, probablement, qui les a emmenés au loin, et qui la laisse sans nouvelles… Triste, n’est-ce pas ? »

Donatienne faillit mourir, en effet. Elle se remit très lentement. Quand elle sortit de l’hôpital, elle était si faible qu’elle n’aurait pu songer à entrer immédiatement en place ; si pauvre qu’elle avait seulement de quoi vivre pendant quelques semaines ; si changée, physiquement, que la honte la prit de retourner rue de Monceau, où la place de seconde femme de chambre n’était plus libre, assurément, mais où elle aurait été aidée de quelque façon, recommandée, adressée à quelque amie en quête d’une très honnête fille. Elle ne voulait pas rencontrer, dans cette maison, l’homme qu’elle détestait à présent, et se montrer à lui et aux autres avec ses tempes presque dégarnies de cheveux, avec ses joues creuses et ses yeux qui étaient devenus légèrement inégaux, et qui ne pouvaient fixer les choses sans loucher et chavirer de faiblesse dans l’orbite.

Elle se logea en garni, sans trop savoir ce qu’elle ferait, désemparée, comme tant de gens de service aux lendemains d’hôpital ou de renvoi. Elle eut des idées de retourner en Bretagne, mais comment aurait-elle trouvé à vivre dans le pays de Plœuc ? Quel moyen de gagner dans un coin si pauvre, et d’ailleurs si mal disposé pour elle, depuis que Louarn était parti ?… On l’aurait fait souffrir, oui, durement… Elle souffrait tant déjà, et sa mélancolie foncière d’enfant des côtes bretonnes était devenue une douleur si précise ! Une tentative qu’elle fit pour se réconcilier avec ses parents, les pêcheurs d’Yffiniac, échoua, quand elle eut avoué qu’elle ne rapporterait à la maison aucune économie ni aucun métier. Et la misère recommença de s’approcher. Avant que les forces fussent revenues, Donatienne risqua ses derniers vingt francs dans un bureau de placement, entra dans une nouvelle place, chez une femme du monde qui avait deux filles à marier. Elle n’y put rester, parce qu’il fallait veiller tous les soirs. Le garni la reprit, et le total désespoir, et bientôt la vie mauvaise.

Elle ne cherchait plus à plaire et à briller : elle avait peur de mourir de faim. Alors, sans entraînement, avec moins de résistance que la première fois, fermant les yeux, honteuse et résolue comme si elle se fût jetée dans le fleuve, elle « se mit » avec un autre homme, selon l’expression populaire, avec un ancien cocher, riche, brutal et buveur, qui se retirait du service, et cherchait à acheter un fonds de commerce. Il acheta, comme toujours, un café, et chargea Donatienne de faire réussir l’entreprise. Depuis six ans, ils vivaient ainsi maritalement, considérés, dans le quartier de Levallois, comme mari et femme. Elle s’occupait du ménage et de la cuisine, servait les clients, sauf le matin, pendant une heure qu’elle employait à courir le quartier et à acheter des provisions ; elle tenait les comptes ; elle reprisait le linge aux moments libres. Le café réussissait, grâce à l’activité de Donatienne, à son esprit d’ordre, à l’espèce d’autorité qu’elle exerçait naturellement autour d’elle, et à l’habitude qu’elle avait et qui séduisait la clientèle du faubourg, de toujours parler poliment. Ce Bastien Laray, avec lequel elle vivait, ne l’aidait guère. Il était toute la journée dehors, sous prétexte de réapprovisionner les placards et la cave, et même de chercher une place de chauffeur, qu’il eût été navré de rencontrer. Il avait mieux. Il avait sa retraite. Il rentrait ivre deux fois sur trois. Donatienne le menait parce qu’elle était plus intelligente que lui, mais, avant de céder, il la battait, parce qu’il était le plus fort. Ils ne s’aimaient pas. Ils n’étaient pas dupes l’un de l’autre. Mais ils n’auraient pas su comment se fuir et comment vivre ensuite. Tout ce soin, toute cette peine, toute cette patience que les mères et les femmes aimées retrouvent en reconnaissance émue, dans la tendresse de leurs enfants ou de leur mari, Donatienne les dépensait sans connaître en retour la douceur d’un remerciement, sans un rêve d’avenir, sans la paix qu’elle n’avait jamais pu fixer en elle.

Elle avait essayé d’avoir la paix, ou du moins le silence et le vide dans son âme. Elle s’était appliquée à chasser ces souvenirs de religion et ces reproches de conscience qui renaissent de plus en plus faibles, comme les rejetons d’une racine coupée au ras de la lumière. Et elle en avait à peu près triomphé. Dans sa vie quotidienne, constamment occupée et amusée, dans le mouvement et le bruit qui l’enveloppaient, elle trouvait des moyens d’écarter l’image importune du passé. Quelquefois seulement, l’irrésistible besoin de tendresse maternelle la saisissait, et la brisait, et la laissait sans force contre l’approche de tout le reste, contre les choses et les gens qu’elle croyait oubliés. Alors, elle cherchait à s’étourdir, elle causait avec les clients, elle jouait aux cartes avec eux, ou même, confiant à une voisine la garde du café, elle sortait, et elle allait, seule ou avec son amant, à travers les rues de Paris, dans la foule. Un des arguments dont elle se servait alors, au plus secret de son cœur, pour combattre de pareils orages, c’était l’impossibilité où elle se trouvait de remplir aucun de ces devoirs qu’elle avait abandonnés, de savoir même si ses enfants et son mari vivaient encore. N’avaient-ils point succombé, père ou enfants, peut-être tous, à la misère errante qui est plus dure que l’autre ? Sept années entières sans nouvelles, sept années…

Et voici que, subitement, elle apprenait qu’un Joël, un petit de l’âge de son petit, et qui venait de Bretagne, avait été aperçu dans la Creuse… Elle ne pouvait savoir si c’était son enfant. Mais cela suffisait pour que la trêve fût rompue. L’idée des abandonnés reprenait possession de cet esprit qui avait pu la chasser à moitié. Elle rentrait avec le nom de Joël. Le doute, l’inquiétude, les accusations auxquelles Donatienne ne trouvait plus rien à répondre, tout cela revivait. « Pour rien ! pensait Donatienne, en marchant vite dans la brume ; je me tourmente pour rien !… Est-ce qu’il n’y avait que mon enfant à porter ce nom-là en Bretagne ?… Et puisque le maçon a vu deux garçons et une fille dans le courtil entouré de peupliers, ce n’est pas ça… Non, ça ne peut pas être les miens. D’ailleurs, le père, comme je le connaissais, a dû mourir de la peine que je lui ai faite… Mon homme a dû mourir… »

Les fournisseurs chez lesquels elle passa lui trouvèrent des yeux de rêve, et elle ne s’arrêta point pour causer. « Madame Donatienne a quelque chose, pour sûr, » dirent la boulangère, la marchande de légumes et la pâtissière, une dame véritable, et qui avait une fille que Donatienne regardait toujours, à cause de ses yeux compatissants à la vie inconnue… Mais qui pouvait deviner la cause de son trouble ? Personne ne devina.

Quand reviendrait-il, ce maçon ? Pas avant quatre mois. Il avait donné des détails singulièrement voisins de la vérité, avec d’autres qui faisaient douter…

Donatienne resta dehors plus longtemps que de coutume.

Quand elle rentra, le café était à moitié plein, Bastien Laray était assis dans l’espèce de chaire, protégée par une glace de verre, où elle s’asseyait l’après-midi. Il lui fit un sourire aimable, qu’il ne prodiguait pas, et, l’appelant à voix basse, et avec ce clignement d’yeux qui faisait dire, dans le quartier, « C’est un bon ménage, » il lui demanda :

– Ça t’a paru court, ta sortie ?… Il est venu du client, comme tu vois ; je l’ai servi à ta place… Es-tu mieux, au moins, après ta promenade ?… Non ?… Tu m’en veux encore ?… Nous irons ce soir au théâtre, dis ?…

Le bruit d’un sou frappant le marbre interrompit ce commencement de plaidoyer. Bastien Laray, comme s’il avait donné un ordre, répondit tout haut :

– Voyez au 15 !

Et il alla lui-même recevoir le prix d’un verre de bière.

La jeune femme monta les deux marches qui conduisaient à l’estrade. Et les clients qui la connaissaient l’observèrent, les autres aussi, moins longtemps. Le jour se traîna et finit dans la brume. Les chevaux, devant la porte, glissaient comme par temps de neige. La fumée, rabattue par le vent, plongeait en tourbillons dilués et reconnaissables, jusqu’à la hauteur des vitres, et c’était elle que regardait Donatienne, quand elle relevait la tête de dessus son livre de comptes.

Elle se disait : « Ce n’est pas cela que j’aurais dû lui dire, à ce maçon de la Creuse qui est venu ce matin. J’aurais dû le questionner davantage… Où le retrouver à présent ? » Le trouble et le tourment s’étaient mis dans son cœur. Comment n’avait-elle pas insisté, pour avoir le nom du village où habitait Joël ou d’un village voisin ? Elle aurait écrit aux enfants. La surprise, l’émotion, la rapide désillusion l’avaient empêchée de faire ce qu’il aurait fallu… Mais non… Est-ce qu’elle pouvait écrire aux enfants ? Qu’aurait-elle dit ? Quelle excuse pour les avoir abandonnés ? Et s’ils vivaient, si c’étaient là Noémi et Joël, n’auraient-ils pas eu la tentation, ou l’ordre de lui répondre durement, comme à une mère indigne ?… Oh ! non, pas de lettres. C’était bien comme cela, tout compte fait… Mais il fallait attendre,… des mois… Et après, quand elle aurait beaucoup souffert de cette attente, qu’apprendrait-elle ? Peut-être rien !… Cet homme n’était-il pas un imposteur ? un mauvais plaisant envoyé par quelqu’un qui savait qu’elle avait été mariée, et qui voulait lui faire avouer le crime de sa vie ?… Cependant, il avait l’air très simple… Il n’avait ri à aucun moment… Il semblait même un brave homme, sauf peut-être cette audace qu’ils ont avec les femmes comme elle, un peu jeunes, et jolies encore.

Lasse infiniment, elle songeait : « Je voudrais que cela fût vrai, dussé-je être privée d’eux toujours ; je voudrais savoir qu’ils vivent, qu’ils sont beaux, et où ils sont… »

X

LE THÉÂTRE

Le soir, après le dîner pris dans l’arrière-boutique, elle s’habilla, et elle avait bon air, malgré la fatigue du visage, avec son chapeau à plumes roses et noires, et son tour de cou de fourrure grise ; elle marchait bien ; elle avait de petites mains dont la peau, tachée et entaillée par le travail, disparaissait sous des gants. L’homme l’entraîna, rapidement. Les voisines qui ne perdaient aucun incident de la rue, pas plus qu’en province, dirent : « Les voilà encore partis pour le théâtre, je parie. Ils gagnent gros. Mais c’est elle qui lui fait dépenser tout cet argent-là. Elle n’aime que s’amuser. »

La cravate épinglée d’un faux brillant, la jaquette bombée sur la poitrine, l’air vainqueur et insolent, Bastien Laray marchait près de Donatienne. Il cherchait à réparer l’effet désastreux de ses brutalités du matin ; il avait aperçu clairement que cette Donatienne avait dit vrai dans un moment de colère, qu’elle le quitterait sans même avoir besoin d’une raison… Ils prirent le train, et furent bientôt sur les boulevards. Il était près de neuf heures.

Dans la salle illuminée, quand ils entrèrent, la pièce était commencée. On riait. Les mêmes mots avaient mis la même expression sur le visage des quelques spectateurs de l’amphithéâtre, qui durent se lever pour laisser Donatienne et son amant prendre chacun sa place, au premier rang, vers le milieu. Lui, il était déjà à l’unisson. Elle désirait s’y mettre, pour échapper à l’obsédante pensée qui la suivait depuis le matin. Elle aimait le théâtre. Elle avait dépensé beaucoup d’argent sur ses gages, du temps qu’elle était domestique, pour « rire aux comédies », comme elle disait. Et l’assurance avec laquelle elle passa, la première, le visage levé, la lèvre entr’ouverte et murmurant : « Pardon », le geste avec lequel elle ramena sa robe à gauche, s’assit, et, sans regarder les acteurs, commença par lorgner la salle, indiquaient la longue fréquentation.

Bientôt, elle s’accouda sur la rampe de velours rouge, et tendit son esprit vers cette scène, tout en bas, d’où montaient les mots qui devaient faire rire. Mais on eût dit que ce qui venait vers elle, ce n’étaient que des enveloppes de mots vides de sens, des sons vagues, et qui ne la touchaient pas ; il y en avait d’autres au contraire, que personne ne prononçait, que personne ne savait, et qu’elle entendait rouler comme des vagues au dedans d’elle-même : « Noémi ! Lucienne ! Joël ! » Elle ne pouvait pas ne pas les entendre, ces mots qui portaient avec eux tout le drame de sa vie, pas plus qu’avec la main elle n’eût empêché de jaillir une source d’eau. Le théâtre ne la délivrait pas d’elle-même. Elle regarda l’orchestre, les loges, les toilettes… Mais le trouble profond de son cœur ne s’apaisait plus. Elle sentait, au contraire, grandir sa peine, de tout le contraste que formaient avec elle ce décor et cette foule. N’en pouvant plus, elle se tourna du côté de son amant. Elle voulait lui dire : « Emmène-moi ! » Et, de l’autre côté de Bastien Laray, avant même d’avoir ouvert les lèvres, elle aperçut, assise dans une stalle d’amphithéâtre, une femme de menue condition, comme elle, jeune, la joue en fleur, et qui était venue avec son enfant, un bébé de deux ans peut-être, qu’elle tenait pressé contre elle, poitrine contre poitrine. La tête blonde pendait et dormait sur l’épaule de la mère. Un souffle régulier soulevait le petit corps, qui parfois, dans un rêve, s’agitait, puis retombait.

Comme la femme était près de la balustrade, et qu’elle paraissait uniquement attentive à la pièce qui se jouait, Donatienne pensa : « Si elle lâchait l’enfant ! Si elle desserrait seulement les bras ; il coulerait dans la salle, et s’y briserait ! Comme il est joli, cet innocent ! » Elle le regarda longtemps, si longtemps que la mère finit par la remarquer. Les deux femmes comprirent qu’elles étaient mères l’une et l’autre. Donatienne n’alla pas au delà d’un sourire triste ; mais elle en vint à penser que si elle tenait ce petit sur ses genoux, elle en aurait une douceur de cœur. Elle n’osa pas le dire. L’autre s’absorba de nouveau, les yeux fixes, dans le spectacle qui se jouait en bas, sur les planches. Donatienne, cependant, demeura à demi tournée du côté de l’enfant, et elle se sentait pâlir, comme si la source de sa vie était atteinte. Le théâtre, les mots, les rires, que c’était loin ! L’homme qui assistait à cette comédie, et qui ne se doutait pas de ce qui se passait tout près de lui, comme il lui paraissait bien étranger à elle-même, et comme il l’était en effet ! Ce qu’elle voyait, c’étaient les dernières images que la vie commune lui eût laissées, les images qu’elle repoussait depuis des années, âprement victorieuses ce soir, et ravageant son âme. Elle voyait la maison de Ros Grignon, au sommet de la butte pierreuse, le champ de sarrasin et le champ de seigle qui faisaient deux bandes claires, au bas de la colline, et au delà, la lande et la forêt qui chantaient dans le vent ; elle voyait la chambre avec le lit et les berceaux, avec la porte qui ouvrait sur l’étable ; elle voyait les trois enfants qui l’enveloppaient, quand elle rentrait des champs. « Mes bien-aimés, où êtes-vous ? Est-il vrai que vous viviez ? »

Tout avait été vendu. Oui, et d’autres cultivaient les pauvres champs où Louarn avait usé ses bras. C’était bien fini. Et Donatienne ne souhaitait pas reprendre la vie d’autrefois. Mais, dans cette salle de théâtre, là, tout en haut, folle qu’elle était, il lui parut, plus sûrement que jamais, qu’en se séparant de ses enfants, elle avait rompu avec une joie infinie, une joie durable, qu’elle était autrefois trop jeune et trop légère pour comprendre. À présent, elle eût été sans défense contre les petites mains, les bras, les yeux, les lèvres de ces trois bien-aimés qu’elle avait connus autour d’elle, « Oh ! les petits, les petits, comment les mères peuvent-elles vous quitter autrement que par la mort ? Quelle folie m’a prise d’aller me louer à Paris ? Quelle autre folie de rester, quand j’étais libre de revenir !… La caresse de vos mains me manque, et le poids de vos corps sur mes genoux. Je souffre ! » Elle souffrait si évidemment que Bastien Laray, s’étant retourné, la face réjouie et lourdement épanouie, demanda :

– Tu ne ris pas, Donatienne ?

– Non.

– Tu n’entends donc pas ?

– Non.

– Je ne t’ai pas payé ta place pour que tu aies des airs pareils ! Qu’est-ce qu’il te faut ?

La voisine, ayant entendu les reproches, regardait du côté de Donatienne, et balançait lentement, calmement, son jeune buste souple, qui berçait l’enfant. Elle vit les mains gantées se tendre à demi vers elle, incertaines, hésitantes ; elle entendit :

– Madame, si vous vouliez me le donner à bercer ?

– Cela vous ferait plaisir ?

– Cela me ferait du bien : je n’en ai plus, moi…

Elle était si pâle que la femme vit qu’elle disait vrai, et qu’elle eut pitié.

– Tu es ridicule, Donatienne ! fit l’amant.

Mais la femme, doucement, avait pris l’enfant, et, derrière le dos de l’homme qui protestait, à la joie des voisines, au scandale des voisins qui disaient : « Chut ! les femmes ! » elle le tendait à Donatienne, avec une petite peur cependant. Et, quand elle eut lâché la robe bleue et blanche, elle ne fut plus maîtresse à son tour d’écouter ni de regarder la scène, et elle eut un regret. Sans cesser de sourire, par politesse, elle jetait souvent les yeux du côté de Donatienne. Celle-ci avait couché l’enfant sur ses genoux, et l’entourait de ses bras ; maternelle, immobile et pliée comme un berceau, elle le regardait dormir. Un frémissement l’agitait, et elle ne pouvait le calmer, non de plaisir, comme elle l’avait cru, mais de chagrin et de remords plus profond…

Les acteurs achevaient la pièce. Le rideau se baissait.

– Assez de bêtises ! dit l’homme. Rends le gosse, et partons !

Elle ne répondit pas, leva le petit corps chaud jusqu’à ses lèvres, hésita un moment comme si elle avait honte et se jugeait indigne, puis, rapidement, elle baisa la joue rose, qui se plissa sous le baiser.

– Merci ! dit-elle en remettant l’enfant à sa mère.

Elle partit avec Bastien Laray.

Il était une heure du matin quand ils rentrèrent dans le petit appartement de Levallois, au-dessus du café. L’homme, las et mécontent, se coucha presque sans mot dire. Donatienne se déshabilla lentement ;elle perdit du temps, avec intention, à tourner dans sa chambre ; elle eût voulu, ce soir-là, s’étendre sur le tapis, ou dans un fauteuil. Quand elle vit que son amant dormait, elle se coucha, à son tour ; mais elle s’écarta de lui le plus possible, et, dans la nuit, elle pleura.

………………………………………………………

Un regret avait donc passé dans la vie de Donatienne. Mais aucun grand changement ne suivit cette souffrance. Elle s’atténua même, comme les autres, avec les semaines. Personne ne connut le secret. La mère s’appliqua à combattre les imaginations qui lui venaient, et à se dire qu’il n’y aurait point de retour de ce messager qui l’avait tant troublée.

L’hiver passa. Mars commença à déchirer les nuages d’hiver. Chaque matin, Donatienne, en ouvrant la devanture du café, cherchait l’homme qui avait promis de revenir.

Il n’était pas là. Elle avait, malgré elle, une déception. En allumant le feu, en mettant à bouillir le café, elle songeait invinciblement à ceux qu’elle avait délaissés. Et sa plus vive tristesse, c’était de ne pouvoir se les représenter tels qu’ils devaient être maintenant, les enfants qui étaient sortis d’elle. Ils ne la regardaient point. Ils n’avaient point de sourire. Ils étaient sans voix. Quelle façon auraient-ils eue de la nommer ? Quelle taille avaient-ils, et quels vêtements ?…

Cela la torturait jusqu’à l’arrivée des premiers clients, qui la sauvaient de sa misère d’âme.

Le mois de mars continua de traîner ses jours.

XI

CELUI QUI PASSE

Il y avait, loin de Paris, plus loin encore de la Bretagne, une plaine où la terre était toute remuée de collines et de vallons. Du côté du nord, un haut plateau tombait presque à pic dans la vallée, et la fermait. De moindres hauteurs s’en détachaient, à l’est et à l’ouest, pour enserrer cette plaine en corbeille, verte au printemps et couleur d’osier sec lorsque l’été avait passé. On pouvait juger combien elle était vaste, à la lenteur des nuages que le vent poussait au-dessus. Quand le vent ne soufflait pas en tempête, ils mettaient une demi-journée à disparaître. Les pâtres, habitués à la contempler, avaient des yeux de songe. Ils menaient des troupeaux de moutons et de porcs à travers les landes du plateau, où des étangs peu profonds luisaient parmi des bruyères et des seigles. Les villages, dans la plaine, étaient distants les uns des autres. Lorsqu’il faisait beau, on les reconnaissait de loin, non pas à la pointe de leur clocher, car les églises avaient de petites tours carrées, mais au rouge de leurs toits de tuiles. Centre des terres françaises, région emprisonnée dans tant et tant de terres, que jamais ni le vent de l’océan, ni celui des grandes montagnes n’y atteignaient sans s’être brisé les ailes ; région où l’été cuisait le froment encore laiteux, et séchait souvent les fruits dans leur verdeur.

Non loin de l’entrée de la plaine, la route, après avoir descendu, remontait, puis descendait encore, et, au bas de la seconde descente, passait à quelques mètres d’une maison de pauvres : deux chambres sous un toit de vieilles tuiles, crevassées, disjointes, recouvertes d’une couche de poussière et de feuilles mortes, dont les saisons variaient l’aspect. Dans l’enclos, quelques planches de choux et de carottes, une mare, un peu plus loin un puits, quelques plates-bandes étroites, semées de giroflées. Tout autour de ce mince domaine, qui avait la forme d’un coin, une haie vive se tordait, épaisse, emprisonnant quelques troncs de peupliers, coupés à six mètres du sol, et qui donnaient du bois de fagot : c’était tout. Au delà, les prés, les blés, les trèfles couvraient la terre de leurs larges rayures. Il n’y avait pas de construction voisine ; seulement, un chemin de moyenne grandeur, embranché à l’angle de la haie, conduisait au village qu’on devinait à droite, parmi les arbres des vergers, à un demi-kilomètre.

Le vingt mars, la journée était froide ; le vent soufflait du plateau violet, et, au-dessus de la plaine, entraînait un lourd tapis de nuages qui semblait ne point avoir de fin. Depuis plus d’une semaine, le nuage glissait vers le sud ; quelquefois seulement, par une fissure de ce plafond, une averse de rayons tombait et faisait fulgurer un coin de campagne, où s’enlevaient en clair les plus petits détails, un troupeau, une voiture en marche, le dessin des fossés et des talus, le coq d’or d’un clocher ou d’une girouette. On voyait alors, à la couleur tendre des prés et des groupes d’arbres, que le printemps était commencé, et qu’il y avait des bourgeons aux branches. Le vent ni le ciel ne l’eussent dit. Le vent sifflait, et, dans le maigre enclos, au bord de la route, faisait claquer le linge qu’une enfant étendait. Elle l’avait lavé dans une mare dont la canetille était encore divisée et cherchait à se joindre en une nappe uniforme, là, au bout du jardin, du côté opposé à la route, et, à présent, l’ayant mis sur une brouette, elle prenait, pièce par pièce, les chemises, les mouchoirs, les culottes d’enfant et les torchons, et, les déployant, les fixait, avec des pinces de bois, le long d’une corde tendue devant la maison, dans le sens des rangées de choux jusqu’à la grande route. Les chemises, gonflées, battaient l’air de leurs bras ; les carrés de toile se ridaient, ondulaient et claquaient. L’enfant, grave, continuait son travail, qu’elle avait commencé par l’extrémité de la corde, près du seuil.

Elle n’était pas grande, mais elle était svelte et bien faite, et fine assurément, plus qu’une paysanne ordinaire. Quelqu’un en ce moment la regardait avec attention, quelqu’un qu’elle ne voyait pas, un homme vêtu en ouvrier, d’un complet mal ajusté en gros drap foncé à côtes, coiffé d’un melon râpé, et qui portait sur l’épaule, au bout d’un bâton, un paquet volumineux, noué dans une blouse blanche. Il arrivait du fond de la plaine, et la boue couvrait ses gros souliers de cuir brut. Il marchait contre le vent. Sa figure était rouge, et ses yeux pleuraient, à cause de cette piqûre de l’air. En apercevant la petite, cent mètres avant le jardin, il avait ralenti la marche, et il approchait à petits pas, s’arrêtant souvent pour reprendre haleine, comme un homme très las. Il l’était un peu ; il voulait surtout observer cette maison, ce jardin, les gens qu’il y trouverait. Et il tâchait de ne pas être trop tôt remarqué par l’étendeuse de linge.

Celle-ci ne pensait qu’à sa besogne. Elle allait, venait, se baissait, se relevait, et cela empêchait le voyageur de distinguer le visage, tantôt détourné, tantôt caché derrière une pièce de linge, ou par les bras qui tendaient l’étoffe. Elle avait une jupe courte laissant voir une paire de sabots, et, sur des jambes toutes menues, des bas qui avaient dû être rouges, mais qui étaient, à présent, d’un rose éteint et tout rapiécés. La jupe était noire, comme le corsage, et par devant, l’enfant portait un tablier de coton bleu qu’elle avait mis pour faire sa laverie, et qu’elle n’avait pas quitté, bien qu’il fût tout mouillé et recroquevillé en un paquet. L’homme, quand la distance ne fut plus que d’une quinzaine de pas, s’arrêta au coin de la haie qui tournait autour du jardin, et, sur son visage placide, l’émotion marqua sa trace. Elle tira en bas les coins des lèvres lourdes et gercées. Il reconnaissait l’enfant qu’il avait vue de loin et assise, un an plus tôt ; elle se rapprochait de la haie vive et par conséquent de la route ; elle était fine de traits comme de corps, avec des yeux sombres, des cils longs, une bouche toute petite,… comme celle de Donatienne, et le teint pâle, et le menton pointu, et l’air triste et réservé. Le vent ramenait par devant ses jupes, et quelques mèches de cheveux ; mais l’édifice des cheveux bruns, couleur de châtaigne cuite, était solide, et relevé en petit casque. Elle eût paru une demoiselle de ville, sans ses vêtements de pauvresse. Rien ne bougeait dans l’enclos de quelques ares… Si,… un gamin de cinq à six ans, là-bas, dans l’encadrement de la porte de la maison.

Le maçon se rappelait la promesse qu’il avait faite, de parler, au retour, à ces gens qu’on disait venus de loin, et de rapporter des renseignements. Il allait prendre le train là-haut, sur le plateau, pour Paris, Quelques mètres le séparaient à peine de la petite qui étendait une grande chemise de coton, à carreaux, que la brise froide souffla aussitôt et gonfla. L’homme toussa, pour s’annoncer. L’enfant frissonna, se recula, tenant encore une des pinces de bois qu’elle voulait poser sur la corde, et, ayant regardé dans la route, par-dessus la haie, découvrit le passant, qui avait déposé son paquet de hardes au bord du fossé, et qui, du revers de sa manche, s’essuyait la figure. Il n’avait pas l’air méchant. Elle était chez elle, de l’autre côté de la haie. Elle demeura. Il tâcha de se faire une voix douce :

– Est-ce qu’il y aurait moyen, ma petite, d’avoir un verre de vin ?

Cela lui parut trouvé. Elle répondit :

– Il n’y a que de l’eau chez nous.

– Eh bien ! un verre d’eau, car j’ai soif.

Avant de répondre, elle s’assura encore qu’il n’avait pas la mine d’un chemineau dangereux, et regarda du côté du village. Puis, sérieuse toujours, et vive de mouvement :

– Je vais vous en donner.

En une minute, elle eut couru à la maison, puisé de l’eau dans la seille, et elle reparut, portant, au bout de son bras, un verre plein, dont l’eau en mouvement jetait des éclairs bleus.

– Elle est bonne, dit-elle, et fraîche, vous allez voir.

Il souleva son chapeau, but d’un trait, secoua le verre, en le tendant par-dessus les épines.

– Je vous remercie, dit-il, mademoiselle Noémi !

Elle prit le verre, puis demeura immobile. L’étonnement grandissait en elle. L’expression grave de ce très jeune visage devenait hostile, ou inquiète.

– On ne m’appelle guère mademoiselle ; mais je suis Noémi, en effet. Comment le savez-vous ?

– Je vous ai vue, l’an dernier, quand je passais pour aller faire ma saison à Paris. Vous ne vous rappelez pas ?

– Non.

– Un de mes camarades m’a indiqué la maison : « Ce sont des gens qui ne sont pas du pays, qu’il m’a dit. C’est venu de loin. Il y a un gosse qui a nom Joël. » Est-ce vrai ?

– Oui.

– C’est lui, là-bas ?

– Non. Celui-ci, c’est Baptiste ; Joël est avec le père, à la carrière.

– Combien en tout ?

– Quatre.

– Tant pis !

– Qu’est-ce que cela peut vous faire ? dit-elle, rassurée sans savoir pourquoi, et riant d’un rire frais.

– Ce n’est pas mon compte, fit l’homme en hochant la tête, et se parlant à lui-même. Tant pis !

– Allons, continuez votre route, à présent, dit la petite en se remettant au travail ; j’ai la fin de ma laverie à étendre ; si on me voyait m’amuser, j’en aurais, une secouée !

Le maçon avait souffert, comme d’une déception personnelle, de cette réponse : « Nous sommes quatre. » Voilà donc ce qu’il rapporterait à la patronne, là-bas, à l’ardente, et jolie, et si maternelle hôtesse du café de Levallois ! Il la vit en imagination pleurer, et dire : « Pourquoi êtes-vous venu ? Avant de vous avoir vu, je n’avais pas d’espérance, et voilà maintenant que vous me l’ôtez. » Il avait une âme facile à toucher, et naïve. Il considéra l’enfant qui le regardait encore, soupçonneuse, étendant d’autres pièces de linge sur les choux, car il n’y avait plus de place sur la corde. Et la ressemblance était si grande, entre la physionomie de cette petite, et l’autre, qu’il se rappelait, qu’il ne releva pas le bâton, ni le paquet de hardes vers lesquels il s’était déjà baissé pour partir.

– Faut pas vous fâcher, petite Noémi, ni croire que je suis comme ces chemineaux qui causent avec tout le monde, par-dessus les haies, et qui n’ont pas toujours des jolies histoires dans leur vie. Moi, je suis du pays ; je suis de Gentioux, et on m’y connaît pour être d’une famille de bonnes gens… Si je vous ai parlé… Revenez donc, que je vous dise ?

Elle fit trois pas, tenant encore un carré de toile entre les mains pendantes.

– C’est que j’ai vu à Paris, quelqu’un qui était, je crois bien, de vos parents…

– Je ne m’en connais pas, dit Noémi. Est-ce un homme ?

– Non.

Elle s’était dressée sur ses sabots, pour mieux voir le voyageur ; elle avait la bouche entr’ouverte, et les ailes du nez toutes blanches d’émotion. Le passant songea : « Elle sait quelque chose ! » Et il vit que les mains avaient laissé tomber la toile. De l’autre côté de la haie, tout près de lui, la petite, avec un accent passionné, demanda :

– Elle est donc vivante ?

– Voyons, fit l’homme, qui comprit que le chagrin ou la joie avait une large prise sur l’enfant ; voyons, avant de vous dire ce qui en est, il faut que je sache plusieurs choses. Ne vous en allez pas comme cela ;… n’ayez pas les mains tremblantes… Vous disiez quatre enfants ?

– Oui, Baptiste, le dernier, et, en remontant, Joël, Lucienne et moi. Ça fait quatre.

– Un de plus qu’on ne m’avait dit. Vous êtes venus de Bretagne ?

– Oui. J’avais plus de cinq ans. Je me rappelle, moi : j’allais à pied ; les autres dans la voiture à bras.

– Vous avez votre mère, ici ?

La petite fronça le sourcil, et hésita avant de révéler ce qu’elle avait caché au plus profond de son âme. Elle s’assura, encore une fois, que le visage de ce passant était vraiment ému ; qu’elle avait devant elle un bon homme, puis, penchée, rapide de parole, et femme et enfant à la fois :

– Il y a la mère de Baptiste, monsieur. Mais ce n’est pas ma mère à moi. La mienne, il paraît qu’elle a laissé vendre notre bien, en Bretagne, qu’elle n’a pas voulu revenir ; elle était partie pour nourrir un enfant de riche : on ne l’a jamais revue.

– Comment s’appelait-elle ?

– Donatienne.

– Alors, je l’ai vue ! dit l’homme.

– Oh ! qu’est-ce que vous dites là ? Vous l’avez vue ?

– Oui, je lui ai même parlé.

Elle se mit à pleurer, silencieusement, en levant les yeux ; les larmes coulaient et elle regardait au-dessus de l’homme, vers le haut des arbres, où devait flotter l’image de celle qui s’appelait Donatienne… Puis elle abaissa les paupières, et elle sanglotait, et elle continuait de sourire à la vision.

– Dites, monsieur, est-ce qu’elle a parlé de moi ?

– De tous.

– Elle ne nous a pas oubliés, comme ils disent ? Je le savais bien… J’en étais sûre… Je l’aimais… Est-ce qu’elle est vieille ?

– Non pas ! belle femme encore. Il pensa :

« Tous serez, vous êtes sa jeunesse renouvelée. »

Il dit seulement :

– Qu’est-ce que vous voulez ? Quand je lui ai raconté qu’il y avait un Joël dans le pays, elle a voulu en savoir plus long ; je lui ai appris tout ce que je savais ; elle a crié : « Je suis leur mère… » Peut-être que pour pas grand’chose, pour une permission qu’on lui donnerait, elle lâcherait tout à Paris, et qu’elle reviendrait…

– Ah ! Dieu ! non, qu’elle ne vienne pas ! dit la petite, effrayée : dites-lui bonjour pour moi, Noémi ; dites que je l’ai vue dans mes rêves ; dites que je la nomme dans ma prière, – les autres, c’est trop petit, n’est-ce pas ? – mais qu’elle ne revienne pas !… Je le voudrais bien… Eux, ils ne voudront jamais !

– Qui ?

Elle répondit, ardente, tragique comme Donatienne :

– Mon père, et l’autre. Quand ils parlent d’elle, ils demandent qu’elle meure, ou bien ils assurent qu’elle est morte, et ils sont d’accord pour en dire toute espèce de mal, et moi, qui ne veux pas appeler l’autre « maman, » ils me font des scènes, et elle voudrait bien me battre, si elle le pouvait… On n’est pas bon pour moi tous les jours, vous pouvez bien le rapporter à maman Donatienne… Oh ! monsieur, je ne vais plus penser qu’à elle… Mais je ne dirai pas que je sais qu’elle vit. Non, je vous jure que non. Dites-moi où elle habite ?…

Il écrivit l’adresse sur un carnet mou, usé, serré par un élastique, détacha la page, et la tendit à l’enfant. Noémi regarda encore du côté du village, et répondit :

– Elle revient, la mère de Baptiste ! La voilà ! Vous ne pouvez la voir, mais, moi qui connais le chemin, je sais que c’est elle… Elle est allée, avec Lucienne, acheter du charbon au bourg… Ne restez pas… Quand le père est monté par elle, il est rude ! Il va revenir, lui aussi, tout à l’heure, de la carrière ;… allez-vous-en, je serais cognée, et vous peut-être…

– Oh ! moi, fit l’homme, je suis tranquille !

Il montra le bâton à terre ; il se baissa, remit sur son dos le paquet de hardes, puis, levant son chapeau :

– Je dirai que j’ai vu Noémi, n’est-ce pas ?

La pauvre enfant était si émue que les larmes venaient trop abondantes, et l’étouffaient. Elle fit signe : « Oui, vous le direz, » puis elle montra le chemin du bourg, et, sentant qu’elle était en faute, se courba pour finir d’étendre le linge de la laverie.

Le maçon s’éloigna. Déjà elle se détournait pour le voir monter la côte, en haut de laquelle se trouvaient les roches calcaires et la carrière où Louarn travaillait. Elle suivait, de toute sa jeunesse d’âme, ce messager qui avait apporté un tel secret, celui qui avait vu la mère véritable. Elle oubliait, ayant achevé le travail, de reprendre la brouette et de la remiser sous le hangar. L’homme montait, forme roulante sur la poussière pâle. Le vent froidissait. Le soleil baissait. La grande plaine, déjà triste sous le voile des nuages fuyants, s’enténébrait et perdait ses lointains…

– Qu’est-ce que tu fais là, fainéante ? Qu’est-ce que tu regardes ?

Noémi tressaillit, et se dépêcha de soulever la brouette et de revenir vers la maison. La voix reprit :

– Tu vas être secouée par ton père ! Il va te donner une danse ! Depuis deux heures que je suis partie, ta laverie n’est pas seulement sèche, avec un vent comme ça !

L’enfant était déjà sous l’appentis, et n’écoutait plus. Le vent l’y aidait. Il soulevait les tuiles ; il commençait à siffler dans les branches des peupliers étêtés qui entouraient la maison. Mais Noémi ne pouvait échapper. Une femme tournait le chemin, prenait la grande route, et, tout de suite après le détour, ouvrait la barrière à claire-voie qui divisait en deux la haie vive. Cette femme, qu’accompagnait une fille de onze ans, mince, déhanchée et blonde, était une mégère de corps solide, large d’épaules, et dont les yeux jaunes et perçants semblaient toujours en quête d’un sujet de querelle. Les bras étaient terminés par des mains énormes, qui eussent lutté avec celles d’un homme robuste. C’était celle avec qui vivait Louarn, celle qu’on appelait « la Louarn » dans le pays, celle qu’il avait rencontrée par hasard, dans les premières semaines de l’exil, et qui s’était approchée, un soir que le pauvre errant, au bord d’une route, essayait d’allumer du feu et de cuire le dîner pour les enfants qui criaient. Noémi se le rappelait. Elle était le seul témoin gênant du passé, la seule qui pût dire : « J’ai eu une autre mère, en Bretagne. »

– Fainéante ! reprit la femme, quand Noémi rentra dans la première chambre de la maison. Vas-tu te mettre à faire la soupe, à présent ? La marmite n’est pas sur le feu ! Les pommes de terre ne sont pas épluchées !… Qu’est-ce que tu as donc fait ?…

– J’ai étendu le linge, d’abord, fit Noémi.

– D’abord… D’abord, le père va rentrer, et je lui dirai que tu es une propre à rien !

Lucienne, derrière elle, portait une mesure de charbon dans un sac et des bonnets repassés dans un panier. Elle était suivie de Baptiste, qui écorçait un brin d’osier avec un fragment de verre.

– Maman, dit-elle, voilà le charbon. Mais fais travailler Noémi ! Ce n’est plus mon tour.

La Louarn montra du doigt l’appentis, où se trouvait la provision de pommes de terre, et cria :

– Allons ! fainéante, à la soupe !

Noémi se sentit blessée plus douloureusement que d’habitude. Elle avait dans le cœur la certitude que sa vraie mère n’aurait pas parlé ni agi comme cette femme. Au lieu d’obéir, elle enleva son tablier, et répondit :

– Vous pouvez bien la faire vous-même ! Je vais me sécher, moi, je suis toute mouillée, et j’ai plus travaillé que vous !

L’autre devint pourpre :

– Ah ! mauvaise graine, tu ne veux pas obéir ? Ah ! tu résistes ? Ah ! tu as des paroles contre moi ?

Elle se baissa, saisit son sabot par la bride de cuir, et le lança violemment dans la direction de Noémi. La petite fut frôlée par la semelle de bois, qui alla heurter le mur du fond de la pièce, et retomba sur la terre.

– Voilà pour t’apprendre ! avait crié la Louarn.

Ces mots sonnaient encore dans la chambre, mêlés aux cris de peur de Baptiste, quand une forme étroite et haute boucha presque entièrement l’ouverture de la porte.

– Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda une voix d’homme basse et voilée.

C’était Louarn.

Le chagrin, l’usure du travail et de l’air, la défiance de soi-même et des hommes, avaient sculpté cette statue de la pauvreté dans le corps ligneux du Breton transplanté. Il était naturellement long de visage, et la mâchoire avait descendu encore et pendait, entr’ouvrant les lèvres gercées, comme ces gueules de harengs séchés que la mort et le feu ont convulsées. Sans doute, ses lèvres avaient pris l’habitude de se plaindre, et le bas du masque avait gardé l’expression et le geste de ceux qui appellent au secours. Aucune barbe ; des joues plates ; la peau du nez tendue ; de grands trous d’ombre au-dessous des sourcils, des creux faits par la fatigue et les larmes, et, au fond, des yeux qu’on voyait à peine, qui paraissaient bruns à cause de la profondeur d’ombre, mais qui, en pleine lumière, quand par hasard on les voyait bien, étaient la seule note claire de ce visage sombre, des yeux d’un gris de mer presque bleu, de la couleur qu’elle a, lorsqu’elle entre dans les ports de pêche, lasse et striée d’écume. Jean Louarn portait les cheveux demi-longs, coupés au ras du col de sa veste, et ils étaient déteints et rougis par le grand air, comme la peau. Il marchait penché en avant, la poitrine rentrée. Rien n’était plus jeune en lui. Mais il tenait par la main un bel enfant rose de huit ans, Joël, depuis longtemps revenu de cette ferme, aux marches de Bretagne, où il avait été laissé et nourri, et qui passait maintenant la journée dans la carrière avec le père, en haut de la colline.

Tout le jour, et comme tous les jours, Louarn avait travaillé sur cette colline qui se levait à une petite distance de la maison, colline pelée, à peine réjouie par quelques bouquets de chênes mal nourris, dont les branches s’aplatissaient contre le sol, et au sommet de laquelle se dressait, comme un château fort, une crête de roches fauves que la route éventrait par le milieu. Là se trouvait la carrière où, sept années plus tôt, Louarn, en quête de travail et vagabond à travers la France, avait été embauché pour une semaine. La semaine durait encore. Incapable d’apprendre un métier difficile, manœuvre condamné aux besognes où l’esprit n’a point de part, il abattait la pierre, dans une carrière à ciel ouvert, taillée dans cette falaise. À coups de pic, lentement, sous le chaud du soleil, sous le froid du vent en marche, qui venait reconnaître la colline comme un vaisseau reconnaît une île, Jean Louarn attaquait le marbre rouge et jaune, dont les parois, vues de la route, ressemblaient à des tranches de chair. La pierre servait aux maçons du pays. Le métier était dur, le gain médiocre. Heureusement les chômages étaient rares. Quand Louarn descendait vers le village, à la nuit tombante, avec la trentaine d’hommes employés au même travail, rien ne le distinguait de ses compagnons, si ce n’est sa taille anguleuse, sa tête petite, mobile et farouche comme celle des oiseaux de rivage. Les yeux du Breton étaient demeurés inquiets dans le pays des collines calmes, que la tempête laisse à leur place. Ils ne pouvaient se reposer sur aucune chose : ni sur les moissons qui n’avaient pas de ressemblance avec celles du pays de Plœuc, ni sur les étangs qu’on voyait luire, çà et là, sur le plateau, et qui le faisaient trop songer à la mer, ni sur les maisons du bourg voisin, ou les villages moins proches, car plusieurs années d’habitation n’avaient pas suffi à le faire adopter, et Louarn n’était, comme au premier jour, qu’un ouvrier de passage, qu’on tolère, un étranger dont on se défie. Aucun lien ne rattachait là plutôt qu’ailleurs, et rien n’attachait à lui.

Certes, il y avait longtemps qu’il logeait le chagrin dans sa maison ! Mais cela lui apparut plus clairement que d’habitude, quand il rentra, ce soir de mars, et qu’il les trouva tous en larmes ou criant de colère.

– Allons, dit-il en clignant les yeux pour voir Baptiste qui, dans l’ombre, ramassait le sabot de sa mère : c’est des batteries, encore !

– Elle ne travaille pas quand je la laisse à la maison ! cria la femme… Elle est d’une espèce que je hais, une demoiselle, une écouteuse de chansons, une fille qui ne te fera pas des rentes, Louarn ! Elle n’a pas seulement trouvé le moyen de faire la soupe…

Et, pendant cinq minutes, la voix forte et rude retentit sous les poutrelles enfumées de la chambre, pendant que les quatre enfants et Louarn, immobiles dans le jour presque éteint, attendaient la fin de l’injure que la femme proférait contre la fille aînée.

Quand elle eut fini :

– Dis pardon à maman ! fit Louarn. Et, puisqu’il n’y a pas de soupe, faites du feu, les femmes ; nous attendrons.

La petite fit signe que non.

– Dis pardon ! répéta Louarn.

Un moment de silence encore, et puis, droite, rapidement, Noémi jeta :

– Elle n’est pas ma maman à moi ! Elle me déteste ! Maman s’appelait Donatienne !

– Qu’est-ce que tu dis là ?

Louarn arrêta, de son bras solide, la mégère qui s’élançait pour répondre par des coups, et qui, se voyant empêchée de frapper, se retourna contre Louarn, et l’invectiva.

– Tu me laisses injurier, Louarn ; tu défends ta fille ; j’en ai assez de ta vie de misère, de ce sale pays où il n’y a jamais eu pour nous que de la misère et du mépris ! Qui est-ce qui te regarde seulement ici ? Tu ne dis jamais rien ; tu ne réponds pas ; tu ne te mets pas en avant ; tu es le chien de tout le monde ! J’en ai assez, je m’en irai, je laisserai ta boutique et la vermine que tu y as mise !

– Va donc ! dit Louarn en la lâchant.

Elle répondit très bas, pour elle seule, et, au lieu de s’en aller, frotta une allumette, et l’approcha d’un fagot d’épines. Et tout le monde fut soulagé de voir la flamme s’élever et le silence se faire, tout le monde, sauf Louarn, qui n’osait plus parler à Noémi, de crainte d’exciter trop violemment la colère de la femme, mais qui avait attiré Joël, et, passant la main dans les boucles brunes du gamin, prenait plaisir à cette tendresse, comme s’il caressait le passé. Il n’avait point changé de figure. Sa main, osseuse et lente de mouvement, lissait les cheveux qui se relevaient en rayons sombres, bordés d’or par la flamme. Noémi, pressée contre la fenêtre, faisait semblant de considérer la nuit, les têtes proches des peupliers, et les nuages courant toujours en nappe fermée, un peu tachée de clarté livide vers le couchant.

Louarn avait le cœur malade. Il pensait à Donatienne.

Mais ce n’était plus le jeune mari amoureux, qui avait tant pleuré, quand Donatienne avait quitté la closerie de Ros Grignon et la campagne de Plœuc, pour se placer comme nourrice à Paris. Il était loin, celui qui, chaque semaine, inquiet pour la petite Bretonne expatriée, se reprenait à espérer des nouvelles qui ne venaient pas ; celui qui défrichait la lande, afin de gagner un peu plus, et d’avoir la maison mieux en fête et plus douce pour celle qui rentrerait ; il était loin, le fermier détaché du sol, dépouillé de son pauvre mobilier qu’on avait vendu pour indemniser le maître, le chemineau sans travail, sans paroisse, sans projet, sans autre idée que la faim, et qu’on avait vu, un matin, prendre avec ses trois enfants le chemin de la Vendée, le chemin par où l’on sort de Bretagne, et par où ceux qui passent ne reviennent pas souvent. Depuis longtemps la colère avait remplacé l’amour. Et Louarn n’avait pas cessé de songer à elle, mais c’était pour l’accuser. Il disait : « C’est elle qui a tout fait. Mauvaise femme ! Mauvaise mère ! » Il lui reprochait ainsi de l’avoir ruiné, de l’avoir abandonné, et réduit à la vie misérable et coupable qu’il menait. Car la foi n’était pas morte en ce fils de la Bretagne, et, bien qu’il eût la conscience diminuée par la durée de sa faute, il sentait encore le besoin de s’excuser à ses propres yeux, et il le faisait en chargeant l’absente, l’infidèle, l’indigne Donatienne… En sa pensée obscure, quand il songeait à cela, tout finissait par se mêler, sa peine et sa faiblesse, et son mot le plus commun c’était : « Je n’ai pas eu de chance ! »

Cependant, comme il n’y a rien de plus caché, même à nous-mêmes, que nos vraies pensées, Louarn avait été content de reconnaître en Noémi une image de l’autre… Par sa fine taille, par ses traits pareils à ceux des poupées de porcelaine, par le son de sa voix, Noémi rappelait beaucoup Donatienne. Mais le cœur n’était pas léger comme celui de la mère…

Ce soir où, brusquement, le nom de celle-ci avait été jeté dans la maison d’exil, Louarn fut plus taciturne encore que de coutume. Après le souper, tandis que la femme écartait les tisons du foyer, grondait Joël et Baptiste qui se couchaient trop lentement dans la chambre voisine, et sortait pour aller fermer à clef la cage des poules et le clapier, il contemplait, avec une fierté qu’il ne pouvait dire à personne, Noémi et Lucienne qui apportaient le linge séché sur les cordes du jardin. Elles pliaient, morceau par morceau, les draps, les serviettes ou les chemises qu’elles avaient jetés en paquet sur leur épaule gauche. Il faisait noir dehors. La salle était éclairée, tout au fond et loin de l’entrée, par une petite lampe fumeuse, et quand, dans cette demi-ombre, Noémi entrait, chargée, à moitié décoiffée, riant parce que ses quatorze ans avaient besoin de joie et s’en créaient là où il n’y en avait pas, Louarn avait la vision claire de celle qu’il venait d’entendre nommer de nouveau. L’intensité du souvenir était telle qu’il regarda, un moment, ses mains, ses pauvres mains qui avaient tant souffert, autrefois, en abattant la lande, pour l’amour de Donatienne, et qu’il dit :

– Elle me poursuivra donc toujours !

– Que demandez-vous ? dit l’enfant, qui s’arrêta de plier un drap.

Elle était si ressemblante, penchée, les yeux brillants, que Louarn se mit à pleurer.

Elle eut envie de lui dire le secret.

Mais elle n’osa pas…

………………………………………………………

La nuit berça les innocences, les fautes, les colères, les rancunes. La fatigue fut victorieuse, un par un, de ces pauvres que le nom d’une même femme troublait.

Noémi, dans l’arrière-chambre, dans le lit de bois blanc, tout bas et étroit, où elle couchait avec Lucienne, s’endormit la dernière. Elle avait mis sous son oreiller le papier où était écrite l’adresse de sa mère, de la lointaine mère qu’elle entrevoyait encore, quand elle pensait à sa petite enfance. Elle murmurait quelquefois : « Maman, je vous croyais morte… Vous vivez !… Je voudrais vous revoir. Oh ! tant vous revoir !… Mais il ne faut pas… L’autre vous tuerait… Elle est si méchante !… Maman Donatienne, si je pouvais vous avoir là, seulement une petite minute, au bord de mon lit, et vous embrasser !… Ils n’entendraient rien ! »

Elle entendait le vent qui coulait du plateau dans la plaine, et qui travaillait, faisant son obscur devoir d’ouvrier, dans les charpentes, dans les feuilles, dans l’enclos dont il pénétrait et assainissait la terre…

Elle revoyait l’homme qui s’était approché de la haie, l’après-midi ; elle répétait les mots qu’il avait dits ; elle récitait toute la conversation, comme autrefois son catéchisme, demandes et réponses. Où était-il ? Sûrement il avait pris le train pour Paris ; à présent, il était loin, emportant le secret qu’il avait vu Noémi…

XII

L’ÉTÉ REVENU

L’homme, en effet, à toute vitesse, regagnait Paris. Lui non plus, il ne dormait pas. Étendu sur la banquette de son compartiment de troisième classe, il réfléchissait à ce qu’il devait faire. L’image de Noémi, debout de l’autre côté de la haie, toute jeune, inquiète, puis violemment émue, lui revenait à l’esprit, et il la comparait avec celle de Donatienne, pour mieux affirmer : « Elles sont mère et fille, oui, assurément. » Il se demandait quelles seraient les conséquences de sa visite à Levallois-Perret ? S’il y allait, cette mère, qu’il avait vue si frémissante et si passionnée, accourrait dans la Creuse. Rien ne la retiendrait. Il y aurait des scènes terribles, dans la maison du carrier, comme celles qu’il lisait, chaque jour, dans le journal, des « drames de la jalousie ». La petite avait eu raison : il ne fallait pas que Donatienne revînt. Non, c’était le plus sûr. Mais le meilleur moyen d’empêcher le conflit, n’était-ce pas de se taire ? En tout cas, rien ne pressait. La mère n’avait-elle pas la presque certitude que ses enfants vivaient ? Puisqu’elle ne pouvait pas retourner auprès de son mari, et auprès d’eux, ne valait-il pas mieux en rester là ? « Ma foi, conclut-il, je ne risque rien en n’y allant pas. Je ne lui dois rien, à cette femme. Je lui épargne même des ennuis. Je n’irai pas. »

C’était un homme prudent, qui avait déjà du regret de figurer dans un commencement de querelle. Il reprit son travail, et oublia Donatienne.

Et le grand été a reparu sur toute la terre de France. Il chauffe le quartier ouvrier où Donatienne n’attend plus rien de la vie, et cherche à se persuader que ses enfants n’ont jamais été vus par ce client de passage, autrefois. « Celui qui m’a parlé m’a trompé, pense-t-elle, ou bien il a rencontré le Joël d’une autre que moi, et c’est pourquoi il n’est pas repassé par ici. » Elle a conscience qu’elle aurait été capable d’un effort, pour eux, si elle avait su où ils vivaient ; elle se dit qu’il n’y a plus de chance de rien savoir maintenant, et qu’elle est condamnée à vieillir dans cette misère et cette lassitude de tout.

Le soleil chauffe encore les champs de Ros Grignon, où le nom des Louarn n’est plus même un souvenir. Il chauffe la forêt de Plœuc, qui remue sa feuillée immense. Des mouettes égarées viennent, et la regardent vivre, et la prennent pour la mer, à cause des houles et à cause du bruit, et elles hésitent avant de donner le coup d’aile qui les oriente vers la côte.

Il chauffe la plaine où habitent les pauvres qui ont émigré de Bretagne, et la colline où est la carrière. Louarn travaille tout au sommet, les pieds enfoncés dans l’éboulis de terre et de pierrailles, au bas d’une muraille de roches toute droite, haute et jaune, qu’il attaque à coups de pic. Le fer sonne contre l’obstacle, et rebondit. Il fait si chaud, dans cette cuve rocheuse, que les chiens qui ont suivi les ouvriers, trouvant le sol brûlant, ont secoué leurs pattes et pris la grande route, pour aller chercher de l’ombre. Les hommes restent, pour le pain. Ils sont espacés, tout petits au pied des falaises qu’ils abattent par tranches. De leur château de pierre, ils dominent toute la plaine, où le silence est grand à cause de l’accablement des choses et des gens. La campagne est presque aussi muette que par la neige. La vibration des pics de fer coule, monotone et aiguë comme un chant de grillon, vers les lieux bas…

Il était trois heures de l’après-midi, lorsqu’un cri terrible brisa ce petit bruit des mineurs de pierre. Et les gens épars au bas de la colline, dans les champs, tournèrent la tête, et virent s’élever une fumée de poussière, comme il en sort d’une aire où l’on bat le froment. Puis six ouvriers parurent sur le bord de la route qui, ayant traversé la carrière, descendait vers les villages. Ils faisaient des signes, et leurs mots, criés en même temps par deux ou trois, roulaient en désordre. Ils portaient, étendu sur une civière, un homme sans connaissance et couvert de sang.

Ils auraient voulu de l’eau fraîche et du linge.

Personne ne vint. Ils descendirent. Le visage du blessé, dans la lumière, était blanc comme de la poussière de craie, et, pour le protéger, un des mineurs le couvrait avec deux feuilles de fougère, cueillies au bord du fossé. Elles étaient balancées par la marche. Personne ne parlait. Les ouvriers de la carrière, les compagnons habituels du blessé, groupés au sommet de la côte, regardaient le malheur descendre. Les porteurs pleuraient, avec des figures dures, et les larmes tombaient avec la sueur.

Quand ils furent au bas de la pente, où l’ombre commençait, ils tournèrent à droite, ouvrirent une petite barrière, et entrèrent dans l’enclos des Louarn. Des cris de femmes retentirent aux deux angles opposés. Noémi, les bras levés ; la compagne de Louarn, avec un jurement de douleur, se jetèrent au-devant des porteurs.

– Qu’est-ce qu’il a ? Dites-le donc ? Est-ce qu’il est mort ?

– Laissez-nous, Noémi ;… allez tirer la couverture de son lit…

– Il ne parle plus ! Il ne voit plus ! Oh ! du sang qui coule ! Père ? Père ?

Repoussant la jeune fille, et la femme qui criait : « N’y a qu’à nous que ça arrive ! Ça ne tombe que chez nous ! » les carriers longèrent le carré de choux, et, dans la première chambre, sur le lit, près de la fenêtre, déposèrent leur camarade. Le reflet des rideaux de serge verdissait la figure de Louarn.

– Il est mort, n’est-ce pas ? demanda Noémi.

Deux vieux ouvriers, qui restaient là, immobiles de stupeur et de lassitude, cessèrent de contempler le blessé, et dirent :

– On ne croit pas ; il a un peu de souffle.

Un jeune, qui avait une figure pâle, tout en pointe, et de petites moustaches relevées, s’écartant pour que Noémi s’approchât, dit :

– J’ai une bécane qu’est pas loin, mam’selle Noémi. Je vas courir au médecin. S’il y a espoir, il le dira. Il ne faut pas plus de trois quarts d’heure. Je ne m’amuserai pas en route, soyez tranquille !

Et, tandis qu’elle se penchait pour écouter le souffle :

– Voilà ce qui est arrivé : le grand chaud fend la pierre, des fois ; Louarn n’a pas eu le temps de se garer ; ça lui est tombé sur les jambes, là, du haut de la carrière, de plus de quatre mètres. C’est moi qui l’ai relevé. Il était presque enterré. Il n’a poussé qu’un cri, avec les yeux tout grands, puis il les a fermés comme à présent, et il n’a pas plus bougé qu’un mort. N’est-ce pas, vous autres ?

Il fit un signe de tête pour prendre congé, enfonça son chapeau, et sortit pour aller chercher le médecin. Les autres ouvriers confirmèrent le récit ; ils se mordirent les lèvres, en écoutant pleurer Noémi, Lucienne et les deux petits groupés sur le seuil de l’arrière-chambre, et qui appelaient leur père.

Et, l’un après l’autre, ils répétaient comme une explication et une consolation :

– C’est le métier qui veut ça… Tout le monde n’a pas de chance. Pauvre Louarn !

Bientôt, ils se retirèrent, sauf un, le plus ancien, qui aida la femme à déshabiller Louarn inanimé. Le sang coulait de vingt endroits, depuis le ventre jusqu’au-dessous des genoux, trous béants, mâchures, coupures produites par l’éclatement des chairs comprimées et que poudraient des fragments de pierre, de la poussière et des morceaux d’étoffe…

À la nuit, une voiture s’arrêta sur la route. Louarn, sorti de son long évanouissement, criait, sans interruption, depuis deux heures.

Deux femmes le veillaient, et celle qui vivait avec lui depuis sept années n’était pas parmi elles. C’étaient deux femmes du bourg, venues au bruit du malheur. L’autre, affolée, irritée par la plainte qui ne cessait point, se tenait dehors, guettant le médecin, inventant des courses à faire dans le bourg, n’apparaissant à la porte que pour répéter, les poings sur les tempes : « Je ne peux pas l’entendre ! » et se sauver aussitôt.

Ce fut elle qui ouvrit la barrière, et précéda un gros homme court, rapide, qui n’était jamais venu en ce coin de pays, et s’était trompé de route.

– Pas facile de vous trouver, la femme ! Quelle contrée de sauvage ! Où est-il ?

– Là, vous ne l’entendez donc pas ?

Le médecin entra dans la salle qu’éclairaient les flammes du foyer, car on cuisait les pommes de terre pour le souper. La flambée montant plus haut que le bois du lit où était couché le blessé, le médecin aperçut une figure maigre, rasée, convulsée, et deux yeux éclairés jusqu’au fond, comme des cornets lumineux, et qui regardaient fixement, avec angoisse, tandis que les lèvres ouvertes, tendues en arc, jetaient la même plainte sans arrêt : « Ah ! ah ! » et s’étiraient encore quand la douleur était plus aiguë.

– Voyons les jambes !

D’un mouvement brusque, le médecin souleva les couvertures et les draps, et les rejeta contre le mur. Un hurlement sortit de la bouche du blessé. Les quatre enfants, massés dans la seconde chambre et pressés contre les montants de la porte, s’enfuirent vers l’appentis, ne pouvant supporter cette angoisse qui leur tordait les nerfs.

Les linges sanglants, la blouse prêtée par un camarade pour envelopper un des genoux et toute maculée de sang noir, furent enlevés d’une main hâtive. L’une des femmes du bourg tenait une chandelle ; l’autre une cuvette. La tête du médecin, et ses épaules vêtues d’orléans noire, étaient penchées vers le milieu du lit. Et des gouttes de sueur coulaient sur le visage de Louarn, dont les prunelles se perdaient quelquefois dans le haut de l’orbite, tandis que la plainte ininterrompue de ses lèvres emplissait la chambre, et s’échappait dans la campagne nocturne, chaude et sentant la moisson.

La Louarn allait et venait, demandant à demi-voix :

– Monsieur le médecin, est-ce qu’il va périr ?

Au bout d’une heure, celui-ci, qui n’avait fait aucune attention à la question, se redressa, et comme s’il l’entendait pour la première fois, répondit :

– Non, je crois qu’il vivra ; mais les jambes ne reviendront pas.

La femme se rapprocha, hagarde, le corps penché en avant, insultante dans la douleur, dans l’épreuve où le fond de l’être apparaît.

– Qu’est-ce que tu dis ? Tu n’es pas capable de le raccommoder ?

– Pas complètement, répondit le médecin qui regardait ses mains, embarrassé et cherchant une cuvette et du savon.

– Vendu ! Qui est-ce qui va fournir au ménage, à présent ? Sais-tu qu’il y a quatre enfants, ici ? Vendu ! Si tu étais chez des riches, tu le tirerais d’affaire ;… qu’est-ce que tu veux que je devienne avec un infirme ?

Le médecin saisit un linge, qu’une des voisines du bourg lui tendait, et ne répondit pas.

Puis, négligeant celle qui venait de parler, il recommanda aux autres diverses choses, et promit de revenir sans préciser le jour, comme ils font quand ils prévoient une souffrance longue et sans remède.

Il traversa seul le petit jardin. Tout au bout, dans la nuit, le long de la barrière, une forme svelte se leva ; Noémi demanda :

– Monsieur, est-ce vrai qu’il ne pourra plus travailler ?

Le gros homme qui marchait en roulant sur la terre de l’allée, las de sa journée, las de l’heure qu’il venait de passer dans la maison, et commençant à sentir que l’air vicié de la chambre se détachait de ses vêtements et se dissipait dans la nuit, sursauta, et s’arrêta, prêt à répondre durement. Il reconnut, à la voix, à la silhouette, au profil fin de Noémi qui se dessinait sur le blanc de la barrière, qu’il avait devant lui une enfant de ce blessé, de ce condamné.

– Ma petite, répondit-il, je crains bien que ce ne soit vous qui deviez travailler pour lui, à présent.

– J’y ai pensé déjà, fit la voix. J’aurai mes quatorze ans bientôt. Je me mettrai en condition. Et j’enverrai l’argent que je gagnerai. Je suis forte.

Le médecin considéra cette grêle apparition.

– Et les plus petits ?

– Lucienne les gardera. Nous avons convenu de tout, elle et moi, tout à l’heure.

– Je reviendrai demain sans faute, dit l’homme en ouvrant la barrière, je reviendrai vers midi.

Il fit quelques pas sur la route, au bord de laquelle son cheval, intentionnellement mal attaché, mangeait de l’herbe. La lanterne de la voiture trembla, pendant cinq minutes, entre les chênes du chemin, et disparut.

Le lendemain, au petit jour, lorsque Noémi se leva, ayant mal dormi, elle passa la tête par l’ouverture de la porte qui faisait communiquer les deux chambres. La plainte, qui s’était apaisée une partie de la nuit, recommençait, mais faible, épuisée, haletante… L’enfant vit que le père demandait à boire. Les femmes étaient retournées dans le bourg, vers onze heures du soir, promettant de revenir ; elles n’étaient pas encore revenues. Noémi sauta du lit, passa un jupon court, et donna à boire un peu de lait au blessé, que la fièvre avait saisi et accablait. Celui-ci reconnut peut-être sa fille, mais ne lui sourit pas.

Elle eut le sentiment que le danger avait augmenté. Il fallait quand même allumer le feu, comme chaque matin, et augmenter la chaleur dans cette chambre déjà chaude, et relancer la flambée du bois dans ces yeux malades.

Noémi sortit pour aller prendre de la tourbe, qui ferait moins de flamme, et dont il y avait une provision près des niches à lapins, dehors. Sans doute celle qu’on appelait la Louarn avait eu la même idée, puisqu’elle ne se trouvait pas dans la chambre.

L’enfant revint avec des mottes de tourbe, sans avoir rencontré la femme, et alluma le feu.

En ce moment, les coqs chantaient. Les voisines du bourg entraient.

– Où est ta mère, petite ? demandèrent-elles.

– Peut-être au bourg, dit Noémi, car je ne la vois ni ne l’entends, depuis que je suis levée.

– Nenni, fit l’une des voisines, car le débit n’est pas encore ouvert.

– Elle sera montée à la carrière, alors, parce que les outils du père y sont restés, dit Noémi, et elle ne laisse rien perdre.

Le médecin revint et refit le pansement des plaies, puis il quitta la maison, avec un hochement de tête et des mots vagues qui ne signifiaient rien de bon. Mais la Louarn ne reparut ni pour le repas de midi, ni à deux heures, ni à trois. Le père délirait et s’affaiblissait. Joël et Lucienne, envoyés à la carrière, pour avoir des nouvelles, puis au bourg, rapportèrent que personne n’avait vu la Louarn.

Une des femmes qui soignaient le malade, la grosse qui avait des moustaches, dit :

– Elle s’est peut-être détruite.

– Non, fit l’autre. Quand elle a appris qu’il était si malade, elle a eu l’air toute perdue ; et j’ai bien vu qu’elle ne pensait pas à lui, mais à elle… Ma petite Noémi, faut pas te faire du chagrin, mais je crois bien qu’elle ne reviendra pas.

– Ne dites pas cela aux petits, dit simplement Noémi.

Elle ne pleura pas. L’autre fut stupéfaite. Mais, la nuit venue, les petits commencèrent à s’inquiéter. Lucienne, Joël, qui se croyaient les enfants de cette femme, demandèrent avec des larmes : « Où est-elle ? » Baptiste, les voyant pleurer, courut avec eux autour de la maison, criant : « Maman, où êtes-vous ? Maman, où êtes-vous ? » Et aussi longtemps qu’ils furent éveillés, les petits eurent autant de chagrin qu’on peut en avoir à onze ans, à huit ans, à six ans.

Cette nuit-là, ce fut Noémi qui veilla le père, depuis minuit jusqu’à l’aube. Elle se sentait toute seule, dans l’ombre, qui est pleine de rêves, de peurs et de projets. Leur troupe l’enveloppait comme elle avait enveloppé sa race, autrefois, dans les champs de blé noir et d’ajoncs, comme elle avait effrayé, consolé ou bercé une autre femme jeune, semblable à elle, longuement penchée sur des berceaux, et même ce pauvre homme émacié, brûlé par la fièvre, délaissé deux fois, et qui avait eu une jeunesse et des songes aussi pendant les nuits de veille. Il dormait d’un sommeil coupé de frissons, de plaintes, de visions de fièvre. Elle le considérait, croyant quelquefois qu’il parlait pour elle, comprenant aussitôt qu’il divaguait. Quand elle ne le regardait pas, elle pensait au lendemain, et quand elle le regardait, elle pensait à son enfance, à des choses lointaines. Et peut-être se retrouvaient-ils dans ce lointain, voyageurs qui suivaient le même souvenir, sans se voir, sans être sûrs du voisinage. Il y en avait un qui délirait ; l’autre songeait, sa petite tête appuyée sur ses mains, ayant la chandelle entre elle et son père. Quelquefois, elle disait des mots à demi-voix, pour briser la grande solitude et la plainte du vent qui rôdait autour de la maison, et que le silence enhardit. Pauvre père, elle ne se souvenait plus de la figure qu’il avait lorsqu’il était jeune, mais elle se souvenait de la maison au sommet d’une butte, et de la grande clarté que c’était, tout alentour, et de l’ombre à l’intérieur, et d’une vache qui montrait sa bonne tête quand on ouvrait la porte, au fond de la chambre, et du berceau de Joël que Noémi, toute petite, balançait à l’aide d’une ficelle.

Elle rassembla ces images, et quelques autres qui formaient pour elle le bonheur passé. Elle se demanda si le père n’avait pas, de ce temps-là, les mêmes souvenirs heureux, et elle ne douta pas qu’il en fût ainsi. Il semblait dormir, mais il souffrait. Alors, comme si elle eût voulu envoyer un message à cette âme prisonnière derrière son masque clos, à cette âme garrottée par la douleur et le cauchemar, elle tendit ses lèvres plus nerveusement que de coutume, elle jeta, avec netteté et presque sans voix, dans la chambre muette :

– Donatienne !

Elle attendit : le visage enfiévré ne reçut aucune vie, aucune joie, aucune peine de ce mot inhabituel.

Une seconde fois, le nom de la mère qu’elle aimait, de la femme qu’il avait aimée, frissonna dans la nuit. Les paupières du blessé se soulevèrent faiblement, assez pour que Noémi eût l’impression d’un regard, d’une réponse de l’âme égarée et malade. Elle crut que le regard était plein de reproches, et que l’instant d’après, les lèvres en s’agitant disaient : « Tais-toi ! ne prononce pas le nom de ma plus grande douleur ! »

Puis ce fut de nouveau l’entière absorption de l’être dans la souffrance, les yeux clos, les joues qui se creusent, et qui pâlissent aux coins de la bouche grimaçante.

Noémi continua de songer. Au petit matin, quand un peu de jour mit comme du givre aux fentes des volets, elle s’approcha de la fenêtre qui était percée du côté des peupliers et des champs, et elle se pencha sur l’appui de bois qu’il y avait en avant, et elle tourna le dos, de peur que le père ne surprit le secret.

Elle voulait écrire.

Avec lenteur, non pour trouver les mots, mais pour les former, l’aînée des Louarn écrivit à « Madame Donatienne », et mit l’adresse qu’avait donnée le passant.

Elle attendit que le jour fût levé, puis, guettant le marchand d’œufs qui passait, elle lui tendit la lettre qu’il devait jeter dans la boîte de la gare, là-bas, sur le plateau. Le marchand arrêta son maigre cheval lancé au trot.

– Ça sera fait, ma jolie, dit-il.

Il lut et épela l’adresse, qui ne lui causa aucun étonnement, à lui qui était du loin, et à qui ces Louarn importaient peu, petites gens dont le jardin n’était qu’une tache sur la route que suivait la voiture. Mais Noémi avait rougi, en lui remettant la lettre, comme si ç’avait été une lettre d’amour. Elle avait enfermé tout son espoir et tout son rêve dans cette enveloppe menue, sur laquelle la grosse écriture appliquée disait : « À Madame, madame Donatienne » ; et quand elle vit diminuer, puis disparaître la carriole du marchand, elle chercha à s’imaginer ce qui allait arriver. Combien de temps mettrait la lettre pour parvenir à destination ? Peu, sans doute. Bien que Noémi n’eût jamais mis le pied dans un train, elle en avait vu passer ; elle savait qu’ils vont tous vers Paris, avec leurs fumées blanches couchées sur le dos, et si vite, si vite… Où serait la mère ? Dans quelle maison, que Noémi se représentait pareille à celles du bourg ?… Donatienne était debout sur un seuil de briques posées sur tranche ; elle tricotait, comme les femmes du bourg ; elle ouvrait la lettre ; elle disait : « C’est de mon enfant Noémi ! Il y a du malheur chez nous !… » Mais l’enfant ne voyait plus ce qui arriverait ensuite, et elle sentait en elle une inquiétude, une angoisse qui grandissait, à mesure que les heures s’écoulaient.

Et cela devint si fort, que, vers le soir, lasse d’avoir souffert sans se plaindre, plus lasse encore d’avoir entendu souffrir le blessé, elle laissa un moment les deux femmes charitables qui gardaient le malade, et fit signe à Lucienne et à Joël. Dès la porte, tout bas :

– Où allons-nous ? fit Lucienne.

L’aînée mit un doigt sur ses lèvres. Derrière, elles traversèrent l’enclos, Lucienne blonde, rose, moins élégante et moins vive, et Joël tout frisé, comme un mousse, et vêtu d’une culotte qu’une seule bretelle attachait aux épaules. Ils s’avancèrent, en file, jusqu’à la route, et tournèrent à gauche, par où la terre montait.

Ils montent la colline, les trois petits, ayant dans le cœur, l’une de la peine comme une femme, les autres un peu de chagrin, comme des enfants. Ils ne se parlent pas. Joël mange des mûres aux haies qui sont poussiéreuses. On entend les coups de pic des ouvriers, car le travail continue, sans le blessé de la veille. Les chênes deviennent maigres et clairsemés sur la pente où le rocher affleure partout. La route est dure à gravir. Noémi traverse la carrière d’une extrémité à l’autre, et quelques-uns des abatteurs de pierre, debout sur d’invisibles saillies de la falaise attaquée, et comme incrustés en elle, crient de loin :

– Petite Noémi ?… Le père Louarn va-t-il mieux ?

Elle fait signe que non, de sa tête mignonne dont le menton se lève un peu, fiérottement, et elle va sans s’arrêter. Elle ne peut parler : son cœur lui parle trop. Elle dépasse le défilé où la route n’est qu’une entaille dans la muraille rocheuse, et au delà duquel la colline commence à s’abaisser vers le nord, toute vêtue de genêts et de fougères. Personne ne peut plus la voir, sauf Lucienne et Joël qui demandent : « Où va-t-on ? » et qui s’étonnent. Mais elle s’avance jusqu’à une motte de terre en promontoire, qui est là, au bord de la route, et d’où la vue est grande sur tout le pays. Elle a bien des fois, cette Noémi, jeté de là des cailloux dans la seconde vallée, profonde et toute pleine de pointes d’arbres tremblantes ; bien des fois flâné en regardant, sur la gauche, la fuite indéfinie des guérets, des blés, des luzernes des prés, et le ciel voyageur qui est au-dessus. Aujourd’hui, elle n’a d’yeux que pour le plateau qui se lève, au nord, après la vallée étroite, et pour le ruban de route qu’on y peut suivre, tordu, effacé, reparu, jusqu’à l’endroit où les choses se mêlent et s’apparentent comme des grains de poussière ; c’est la grande route qui part de la gare invisible, bâtie dans une brande, la route que prennent les rares voyageurs qui ont affaire dans la région. Les deux enfants plus jeunes ont rejoint Noémi sur le tertre avançant. La lumière, inclinée, rase le sol, et rend douce l’étendue.

– Est-ce que tu vois du monde, sur la route ? dit Noémi.

– Un troupeau de moutons avec son berger. Mais c’est bien loin… Est-ce le médecin qui va venir par là ?

– C’est notre mère, répond Noémi.

– Elle a f… le camp, tu le sais bien ! dit Lucienne.

Et elle approche son visage rousselé, et ses cheveux ébouriffés, tout dorés dans le soleil, de ce mince visage angoissé de la sœur aînée. Celle-ci reprend :

– Celle qui va venir, c’est la vraie.

Elle parle doucement ; elle a les yeux fixés sur le lointain ; elle est si grave, que les deux cadets la croient sur parole, et cherchent, eux aussi, à découvrir sur la route, là-bas, là mère qui doit venir.

– Elle n’est pas vieille ? demande Lucienne, comme avait fait Noémi.

Noémi répond :

– Pas vieille du tout. Il faut qu’elle vienne. Sans cela nous sommes perdus, mes petits…

Ils ne comprennent pas bien pourquoi. Cependant ils s’attendrissent, et leurs yeux s’emplissent de larmes. La nuit va tomber. La route est grise déjà, grise jusqu’au bout. Personne n’y passe. La mère ne vient pas.

Les petits se lassent de fixer le même point. Ils se mettent à toucher les herbes et les pierres. Noémi, seule, les yeux en avant, la moitié de son visage éclairé par le couchant qui pâlit, joint les mains sous son tablier, et dit, dans le vent qui souffle de l’ombre : « Reviens ! Reviens ! »

L’ombre a complètement caché la seconde vallée ; elle a confondu, même sur le plateau, la route avec la lande. Alors Noémi se détourne. Elle a l’air si triste que les petits la regardent en dessous, à présent, de chaque côté, et lui prennent la main, pour se rassurer. Tous trois, ils regagnent la maison. Les ouvriers sont partis. La journée est finie. Louarn a toujours la fièvre. Les femmes disent qu’il ne vivra pas…

Le lendemain, sur la même motte, au sommet de la colline, Noémi revint, avec Lucienne et Joël, et le surlendemain de même. L’attendue ne parut point. Et, le quatrième jour, la petite Noémi désespéra, et ne monta plus là-haut.

XIII

LA MÈRE

Le quatrième jour, les petits Louarn cessèrent donc de monter sur la carrière.

Cependant, une femme venait vers eux, ce jour-là même.

Elle n’avait reçu la lettre que le matin, le marchand d’œufs ayant oublié, dans la poche de sa blouse, le papier dont il était chargé. Inconnue traversant des pays inconnus, pliée en deux et la tête dans ses mains, ou bien rencognée dans un angle du compartiment de troisième classe, elle venait. Une chose la préoccupait avant toutes les autres : comment reparaître devant eux ? Que répondre, quand ils demanderaient : « Maman, où étiez-vous ? » Jamais ils ne la croiraient, si elle disait : « Je vous aimais pourtant. » Ne pas être crue ; être méprisée, ou maintenant ou plus tard, de ceux qu’elle avait enfantés ; apporter avec soi dans la maison son péché de sept années, et le sentir toujours là, quand ils la baiseraient au front ! Vivre entre ce remords et la vengeance possible et les reproches certains de son mari ! Retrouver l’ancienne misère aggravée par la maladie ! S’ensevelir dans tous les devoirs d’autrefois, tous accrus, et n’avoir même plus, pour reprendre courage, la première jeunesse qui aide tant !… Quel avenir ! Et n’était-ce pas vers cela qu’elle allait ?… Pourquoi était-elle partie ? Elle se le demandait. Elle ne se comprenait pas elle-même. « Comment ai-je fait cela ? Je vais à mon malheur ! Toujours plus ! Toujours plus ! »

Le train courait depuis des heures. Le soleil brûlait la place où elle était blottie. Déjà il penchait. Ses rayons étaient de biais, comme les blés qui versent. Elle ne voyait et ne sentait rien autre que sa peine.

Oui, comment s’était-elle décidée si brusquement ? Elle repassait indéfiniment, dans son esprit, les circonstances qui avaient marqué cette matinée. Quelle heure était-il ? Sept heures et demie… C’est bien cela,… un peu plus, peut-être… Elle allait sortir pour les provisions… Elle avait mis son chapeau de paille, contre son habitude, qui était de sortir en cheveux, dans le quartier. Le facteur entre. Une lettre… Elle ne connaît pas l’écriture… Elle ouvre, elle lit… Heureusement, pas un client n’est là ! Elle peut baiser la page, dix fois, vingt fois… C’est Noémi qui l’a écrite, la lettre ! Elle appelle au secours… Et il n’y a pas même une hésitation, pas un raisonnement. Elle appelle au secours : il faut aller ; revoir celle qui est l’aînée, Noémi qui lui ressemble ; il faut retrouver contre sa poitrine le cœur de ses enfants, les tenir là, tous trois, autour d’elle, leurs bras autour de son cou… Et l’image de cette joie maternelle avait été si puissante que Donatienne était remontée en hâte dans sa chambre, avait ouvert l’armoire, et, sur la plus haute planche, saisi un paquet enveloppé dans une serviette cousue, et tout gris de poussière accumulée.

– Qu’est-ce que tu cherches, Donatienne ? Pourquoi reviens-tu ?

Bastien Laray dormait à moitié.

– Rien ; rendors-toi ; je vais chez la lingère.

Vivement, elle était redescendue, elle avait pris la clef du comptoir, et mis dans sa poche l’argent qui s’y trouvait… Tout le reste ne serait-il pas pour lui ? Oh ! elle ne le volait pas, non, loin de là… Elle lui laissait plus qu’il n’avait à réclamer. Et, comme folle, de joie et de peur, elle avait pris le chemin de fer de ceinture, puis la grande ligne du centre.

Maintenant, et de plus en plus, elle aurait voulu ne pas achever le voyage. Il lui semblait qu’elle était emportée vers un gouffre. L’effroi grandissait en elle à mesure qu’elle approchait du terme de la route, et des révoltes la prenaient contre sa résolution première, comme ceux qui vont se constituer prisonniers, et qui luttent, et qui se détournent à la dernière minute… Reprendre le chemin de Paris, elle n’y songeait pas. C’était fini. Elle était libérée d’une servitude… Mais pourquoi courir à l’autre ?… Il était facile de descendre à cette station, à cette autre, dans ce village… Elle trouverait toujours à gagner sa vie…

Donatienne savait que les arrêts n’étaient plus nombreux, avant celui qui serait définitif, car la fin du jour s’annonçait. L’air était tout doré. Parmi les touffes sèches d’asphodèles, sur le plateau couvert de bruyères et de pâtures, les étangs luisaient, rayés de lames d’or qui unissaient les rives déjà violettes, et que perçait, çà et là, un jonc brisé. C’était le dernier éclat du soleil, l’heure d’arrivée pour elle. Trois fois, la voyageuse, quand le train s’arrêtait, toucha de la main le paquet posé sur la banquette, et se leva, résolue à descendre dans ces campagnes, qui étaient du moins pour elle sans autre effroi que celui de l’inconnu. Mais quelque chose de plus fort que la peur la fit renoncer à la fuite ; trois fois elle entendit monter, comme la voix de la mer dans les cavernes qu’on ne voit pas, les noms de Noémi, de Lucienne et de Joël. Elle se rappela les termes de la lettre qu’elle avait là, dans son corsage, et qui disait : « Nous avons eu du malheur ; aujourd’hui le père a eu les jambes écrasées ; il crie ; il va peut-être mourir ; bien sûr il ne pourra plus travailler dans la carrière. Ah ! maman, si ma lettre vous arrive, revenez pour lui, et revenez pour Noémi ! »

Elle se rasseyait ; elle reprenait la force d’aller jusqu’à la station prochaine…

Le soleil baissa encore… Le train s’arrêta, et l’employé cria un nom, celui du village d’où était datée la lettre de Noémi.

C’était là.

Sur le quai une femme descendit, seule, son paquet à la main. Les wagons se remirent à rouler. Quand ils eurent disparu, elle demanda son chemin, et, après qu’on le lui eut dit, resta immobile, si pâle que le chef de station demanda : « Vous êtes malade ? » Elle secoua la tête. Elle était seulement incapable de porter plus loin sa peine et de faire un mouvement.

Ne comprenant pas, l’employé la laissa. Elle demeura ainsi, plusieurs minutes. Puis, sans raisonner de nouveau sa résolution, sans rien qui marquât dans son âme une lutte et une victoire, elle fit ce premier pas qui signifiait une acceptation de la destinée. Ce fut une volonté obscure, un acte presque inconscient dans le présent et dont les causes étaient anciennes. Mais le moindre sacrifice, le plus pauvrement, le plus tardivement consenti, renouvelle une âme. Donatienne, dès qu’elle eut seulement traversé le quai de la gare, se sentit plus forte. Elle continua en tournant à gauche, et répétant : « C’est pour vous ravoir, mes trois petits ! » Et son cœur s’anima d’une espèce de joie de souffrir pour eux. Elle se hâta. Elle apercevait, en avant, le bord du plateau et, dans la poussière rouge du couchant, la plaine immense où il fallait descendre.

Il le fallait.

À quelque distance de la gare, comme il n’y avait personne sur la route, elle ouvrit le paquet enveloppé d’un linge, en tira une robe noire à petits plis, galonnée de velours, – celle avec laquelle jadis elle était venue à Paris, – elle trouva aussi trois coiffes de mousseline, trois coiffes de Plœuc qui ressemblent à une fleur de cyclamen, et elle en choisit une, bien que l’étoffe fût froissée et jaunie. Et, entrant par la barrière d’un champ, elle reprit l’ancien costume de Bretagne, et serra dans la serviette la robe achetée à la ville.

« Ils me reconnaîtront mieux, » songea-t-elle.

Elle se remit en marche, et elle réentendit le battement doux que faisaient sur ses tempes les ailes de la coiffe de lin.

Donatienne traversa le plateau, descendit dans la plaine où, d’un regard d’épouvante, tout à l’heure, elle avait cherché à deviner la maison. Elle était décidée à entrer. Elle gravit la première colline, celle que couronnaient les falaises de roches, et au delà de laquelle il y avait l’enclos. Mais elle ne le savait pas. Elle était toute nouvelle au pays. Pour se donner du courage, elle se demandait si elle allait être reconnue par ses enfants, et lequel des trois abandonnés la reconnaîtrait le premier.

Dans le jour finissant, les ouvriers travaillaient encore.

Elle entendit le bruit de leurs pics. Un enfant jouait au bord de la route, avec des pierres qu’il disposait en pyramides. C’était Baptiste, que les carriers avaient adopté, depuis le malheur, et qu’ils emmenaient avec eux dès le matin, le payant d’une écuelle de soupe, pour que l’enfant descendît au bourg et fit les commissions. Donatienne allait le dépasser.

– Bonjour, petit !

– Bonjour, madame !

– Dis-moi, est-ce loin, la maison de Jean Louarn ?

Il tourna vers elle sa face carrée et ses yeux brillants de vie, où le songe des mers bretonnes n’avait jamais passé.

– Nenni, c’est pas loin. C’est la première au bas de la côte.

Pendant qu’elle regardait au-dessous d’elle, dans le soir qui creuse les vallons :

– Je peux vous conduire, reprit le jeune gars ; c’est chez moi : je suis un Louarn.

– Toi ? Ce n’est pas vrai !

– Pas vrai ! Dites donc, les hommes, là-bas, est-ce que je ne suis pas un Louarn, moi, Baptiste Louarn ? Elle ne veut pas me croire !

De grosses voix, renvoyées en échos par les falaises, répondirent :

– Mais si ! Vous pouvez vous fier à lui ! C’est le fils d’un camarade !

Et, comme le petit guettait, tout fier, ce qu’elle allait répondre, il la vit devenir si blanche de visage, qu’il pensa à la figure de son père blessé. Donatienne comprenait. C’était l’enfant de l’autre qui lui disait le premier bonjour !…

Alors, des profondeurs du passé de sa race et de son propre passé, l’appel à Dieu s’échappa. Dans l’agonie de son cœur, elle chercha vaguement, parmi les verdures, une croix pour y suspendre une pauvre prière faible, une croix comme il y en a toujours, en Bretagne, aux carrefours des chemins. Mais elle n’en rencontra pas.

Un court moment elle se recueillit, et, se sentant moins faible, elle regarda de nouveau le petit.

– Baptiste Louarn, demanda-t-elle, ta mère est-elle chez toi ?

– Non, madame. Ils disent qu’elle ne reviendra plus.

– Qui a dit cela ?

– Mes sœurs, et aussi les femmes du bourg.

Donatienne prit la main de l’enfant.

– Conduis-moi, petit. Elles se trompent. Ta mère est déjà revenue, puisque me voici.

Il ne la comprit pas. Tous deux, côte à côte, ils se mirent à descendre. L’enfant lui montrait du doigt, entre les souches de peupliers, le toit de la maison. Elle ne le voyait plus. Elle avait les yeux grands ouverts, un peu levés, et des lèvres qui buvaient le vent, et qui remuaient. Donatienne disait : « J’ai envie de mourir ; faites-moi porter la vie ! »

Baptiste entendit à peine, car elle parlait tout bas. Il crut qu’elle prononçait le nom de Noémi. Et il dit :

– Elle va venir. Quand ma grande sœur me voit, elle vient toujours au-devant.

En ce moment, ils arrivaient au bas de la colline, et l’on voyait la haie vive des Louarn, avec les feuilles des peupliers, au-dessus, qui frissonnaient. La barrière était ouverte. C’était l’heure où la campagne se tait, pour boire la première ombre et la première fraîcheur. Baptiste siffla deux notes. Dans le jour cendré, au bout du jardin, une tête jeune, éveillée, répondit à l’appel, et se pencha hors de la porte. Elle allait sourire. Elle allait parler. Mais tout à coup, elle eut une secousse, comme si elle se retirait. Les yeux s’agrandirent. Ils venaient de découvrir, près de Baptiste, une femme qui s’appuyait sur la barrière, et qui était mince, et jeune encore, et pâle, et coiffée tout autrement que les femmes du pays.

Noémi hésita une seconde. Puis elle eut la force de ne pas crier, et elle sortit en courant, muette, brave, les yeux levés vers sa joie. Elle était sûre. Son cœur, mieux que ses yeux, avait reconnu la mère.

Celle-ci la voyait venir, et se tenait immobile.

Et elle ferma les yeux, de bonheur et de douleur, quand Noémi fut près d’elle, et, toute droite, elle se laissa envelopper par les bras de l’enfant, qui disait le mot qu’elle avait tant souhaité entendre : « Maman ! maman Donatienne ! »

Mais elle se sentait indigne, et la joie fuyait, à mesure qu’elle tombait dans son cœur.

– Maman Donatienne, papa est mieux : depuis ce matin, il reconnaît ; la fièvre a diminué… Ah ! maman, je ne comptais plus sur vous !

Personne ne les entendait, l’une qui pleurait, l’autre qui parlait bas.

L’ombre était presque faite ; le jardin se taisait. Mais on pouvait venir. La mère dénoua les bras qui la serraient, écarta l’enfant qui voulait l’embrasser et lui parler encore, et, nerveuse, mettant les doigts sur les lèvres de Noémi, craignant une question qui la torturait :

– Ne me demande rien, dit-elle. Je vous ai toujours eu dans le cœur, mes petits… Je reviens pour vous… Mène-moi !

Légère, troublée et fière, l’enfant prit par la main sa mère, et, levant le front, longea le carré de choux, la mare, et tourna pour entrer dans la maison.

Il n’y avait point de lampe allumée dans la chambre, et toute la lumière était une faible rayée qui coulait de la fenêtre, en biais, sur le lit du père, et se diluait dans les ténèbres grandissantes.

Les voisines étaient assises à côté de la fenêtre ; Joël et Lucienne jouaient sur la terre nue, dans l’ombre. Le blessé sommeillait.

Quand Donatienne entra, derrière Noémi, personne n’y fit attention. Elle s’avança, sans être remarquée, jusqu’auprès du lit. La tête de Louarn endormi était dans l’ombre. Celle de sa femme recevait la lumière, faiblement. Les voisines chuchotèrent : « Qui est-ce ? » Les deux ailes de la coiffe de lin se penchèrent vers le blessé. Donatienne regardait Louarn. Et cette femme, qui avait péché et souffert, en ce moment du moins avait pitié. Elle considérait le visage émacié, tourmenté, vieilli, usé par le chagrin et le travail, le visage qu’elle avait fait en s’en allant. Et ses lèvres tremblaient.

Noémi, qui s’était écartée et mise un peu en retrait, mais tout près de la jupe à petits plis qu’elle tenait de la main, souffla, dans la chambre silencieuse, un seul mot :

– Maman !

L’homme releva les paupières, et, des profondeurs du sommeil et de l’oubli, son âme monta lentement vers ses yeux, qui s’effarèrent de cette vision de la coiffe bretonne, et se perdirent en haut, puis revinrent à elle, puis frémirent, puis s’avivèrent de deux larmes, qui coulèrent.

Tant d’autres avaient passé avant, qu’elles tombaient plus vite.

Il demanda :

– C’est-il toi, Donatienne ?

– Oui, c’est moi.

Les voix étaient faibles comme le jour. Le regard de Louarn parut se creuser. On eût dit qu’un chemin s’ouvrait jusqu’à la peine cachée de son âme.

– Comme tu reviens tard ! dit-il. Je n’ai, à cette heure, que de la misère à te donner.

Elle voulait répondre. Mais les yeux du blessé se fermèrent, et le visage retomba de profil sur l’oreiller, inerte, accablé par le sommeil.

Donatienne se tourna vers le milieu de la salle. Elle respirait vite, comme celles qui vont pleurer. Les deux femmes du bourg s’étaient approchées. Noémi lui amenait Lucienne et Joël, hésitants et luttants, et leur disait en vain : « C’est maman, la vraie, je vous assure. » Ils ne l’avaient pas connue. Ils avaient peur d’elle. Et, dès que Donatienne les eut embrassés, ils s’échappèrent, et glissèrent dans l’ombre.

Alors, près du lit d’où elle n’avait pas bougé encore, elle demanda :

– Donnez-moi de la lumière, mes enfants. Quand la lumière fut posée sur la table du milieu, on vit que la petite Bretonne n’avait pu retenir ses larmes, mais qu’elle ne voulait pas leur donner toute puissance sur elle. Debout près de Noémi, elle avait l’air d’une sœur un peu plus grande, et qui avait de la peine. Elle poussa un grand soupir.

– Noémi, dit-elle doucement, il est l’heure de préparer le souper ?

– Oui, maman.

Donatienne s’arrêta un instant, comme si les mots qu’elle avait à ajouter étaient difficiles à dire.

– Donne-moi les sabots de celle qui est partie.

– Oui, maman.

– J’irai tirer de l’eau, et je ferai la soupe, pour vous tous quatre.

Et ayant mis les sabots de l’autre, elle commença de travailler.

FIN

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Novembre 2009

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Ce livre électronique est le fruit de la collaboration de l’Association des amis de René Bazin (qui a fait l’essentiel du travail de correction et relecture) http://www.renebazin.org et de Ebooks libres et gratuits. Ont participé à l’élaboration de ce livre :

Pour l’Association des amis de René Bazin, ARB, BM, DAM, MBB, PHRB, PSG.

Pour Ebooks libres et gratuits, Jean-Marc, Coolmicro et Fred.

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