Les cloches sonnaient dans l’air rasséréné, pâli par les pluies récentes. Les gens de Plœuc, massés par groupes autour des portes de l’église, causaient bruyamment au sortir de la grand’messe. Quelques filles de service, attendues par leurs maîtresses, des mères se hâtant pour relever de faction l’homme qui gardait les enfants, se répandaient déjà par les rues et les routes. C’était un bruit de sabots, de portes qui s’ouvraient, de voix traînantes, de rires furtifs, qui se fondaient et s’en allaient avec les volées de cloches. Louarn en eut peur. Il tourna autour des maisons, à l’orient, tout honteux de ses habits tachés de boue, de ses bottes couleur de terre, et de la pauvre mine lamentable qu’il se sentait. En se pressant, il put arriver, sans presque rencontrer personne, jusqu’à l’entrée de la route qui va de Plœuc à Moncontour. Là, il monta quatre marches qui coupaient un mur de jardin, longea un bout de charmille, et, sans frapper, pénétra dans la salle à manger de l’abbé Hourtier, un ancien recteur de la côte, taillé comme ces rochers auxquels on trouve des ressemblances d’homme, et retraité en la paroisse de Plœuc. L’abbé venait de chanter la messe, et se reposait, assis sur une chaise de paille, les coudes appuyés sur la table, en face de son couvert préparé pour midi. Le plein jour de la fenêtre eût aveuglé d’autres yeux que les siens, des yeux de pêcheur d’une clarté d’eau de mer, sous des paupières lasses de s’ouvrir.
Quand Louarn fut assis près de lui, on eût pu voir que ces deux hommes étaient de même taille, de même race, et presque de même âme.
Ils s’aimaient depuis longtemps, et se saluaient dans les chemins, sans se parler. L’abbé ne fut donc pas surpris que Louarn vînt lui confier sa peine. Il en avait tant écouté et tant consolé de ces malheurs, – deuils de maris ou de femmes, abandons, morts précoces d’enfants, disparitions d’équipages engloutis avec les navires, ruines de fortunes, ruines d’amitié, ruines d’amour, – qu’il en était resté, au fond de son regard clair, une nuance de compassion qui ne s’effaçait jamais, même devant les heureux. Jean Louarn sentit cette pitié du regard se poser sur lui, comme un baume.
– Jean, dit l’abbé, tu n’as pas besoin de raconter ;… ça remue le chagrin. Ne raconte rien, va ! Je sais tout.
– Moi, je ne sais pas tout, fit le closier, et je suis si malheureux ! Je souffre, tenez, comme Celui qui est là en croix !
D’un geste de la tête, il montrait le petit crucifix de plâtre, pendu près de la fenêtre, unique ornement de la salle toute blanche et toute nue.
M. Hourtier considéra l’image avec le même air de compassion grandissante, et dit :
– Ce n’est pas tout de Lui ressembler par la douleur, mon pauvre Louarn. Lui ressembles-tu par le pardon ?
– Je n’ose le dire. Qu’a-t-elle fait pour que je lui pardonne ?
– Que faisons-nous, nous-mêmes, mon ami ? Rien que d’être faibles et prompts au mal. Ah ! les pauvres filles de chez nous qui s’en vont à vingt ans nourrir les enfants des autres ! Ce n’est pas pour te faire de la peine que je te parle ainsi, Jean Louarn, mais j’ai toujours pensé qu’il n’y avait point de misère comparable à celle-là. Quand je vois des maisons comme la tienne, où le mari et les enfants sont seuls, en vérité, je te le dis, ma plus grande pitié est pour la femme qui est partie.
– Et nous ! dit Louarn.
– Vous autres, vous restez sur la terre de Bretagne, dans des maisons qui vous gardent, et vous avez encore quelqu’un à aimer près de vous. Tu avais Noémi, tu avais Lucienne, tu avais Joël, tu avais tes champs où poussait ton pain. Elle a été séparée de tout, en un moment, et jetée là-bas… Si tu semais une poignée de grains de blé noir dans ta lande, Jean Louarn, leur en voudrais-tu de dépérir ? Je suis sûr qu’elle a lutté, ta Donatienne, je suis sûr qu’elle a été entraînée parce qu’elle a manqué de ton appui, et que tout le mal de la vie était nouveau pour elle… Si elle revenait…
Le closier fit un grand effort pour répondre, et deux larmes, les premières, montèrent au bord de ses yeux.
– Non, dit-il, elle ne reviendrait pas pour moi. Je l’ai suppliée. Elle aime mieux me laisser vendre !
– Louarn, dit doucement l’abbé, c’est une mère aussi. Peut-être qu’un jour… Je lui écrirai,… j’essayerai… Je te le promets.
– Dans ma peine, reprit Louarn, il m’est arrivé de penser qu’elle reviendrait à cause d’eux. Elle les a toujours aimés mieux que moi. Seulement, nous serons loin.
– Où vas-tu ?
L’homme étendit son bras vers la fenêtre.
– En Vendée, monsieur Hourtier. Il paraît qu’il y a du travail pour les pauvres, quand c’est le temps d’arracher les pommes de terre. Je vais en Vendée.
Le geste vague montrait tout l’horizon. Pour Louarn, et pour beaucoup de Bretons comme lui, la Vendée, c’était le reste de la France, le pays qui s’ouvre à l’est de la Bretagne.
– On ne saura pas où t’écrire, alors, si elle revient.
Un sourire triste, une sorte d’expression enfantine passa sur le visage douloureux du closier.
– Voilà, justement, fit Louarn. J’ai son portrait, que je n’ai pas voulu leur laisser. Je ne peux pas l’emporter non plus : il se casserait dans la route. J’ai songé que vous le garderiez, vous. Les lettres que vous recevrez d’elle, vous les mettriez derrière, jusqu’à ce que j’écrive. Si elle revient, elle trouvera au moins quelque chose de chez elle encore.
Il s’était approché de la cheminée. Il avait pris dans sa poche le petit cadre couleur d’écaille, et posé debout, sur la tablette, la photographie de sa femme au lendemain des noces.
Sa rude main, couturée de cicatrices, essaya de se glisser dans l’angle que le petit cadre formait avec le mur.
– C’est, là que vous les mettrez, dit-il, derrière l’image.
L’abbé Hourtier était debout, aussi grand que Louarn et plus large d’épaules. Ces deux géants, durs à la peine, attendris l’un par l’autre, s’embrassèrent un moment, comme s’ils luttaient.
– Je te promets tout, dit gravement l’abbé.
Beaucoup de choses qu’ils n’avaient point dites avaient dû être comprises et convenues d’âme à âme. Ils n’échangèrent plus une parole, et se quittèrent dans le jardin, aussi impassibles de visage que s’ils eussent été deux passants de la vie, sans souvenirs et sans lien.
VII
LE DÉPART DE L’HOMME
Le lendemain, dans le rayonnement pâle de l’aube, à l’heure où les premiers volets s’ouvrent au pépiement des moineaux, un homme traversait Plœuc pour prendre la route de Moncontour. C’était Louarn, dont les meubles avaient été vendus la veille. Il était parti de Ros Grignon avant même d’avoir pu regarder une dernière fois ses pommiers, sa lande et la forêt. Il emportait avec lui tout ce qui lui restait au monde. Noémi marchait à sa gauche avec un menu paquet noué au coude. Lui, il tirait une petite charrette de bois où étaient couchés, face à face, et endormis tous les deux, Lucienne et Joël. Entre eux était posé un panier noir qui avait appartenu à Donatienne. Par derrière, le manche d’une pelle dépassait le dossier de la voiture, et tressautait à tous les heurts du chemin.
Beaucoup des habitants du bourg n’étaient pas encore éveillés. Ceux qui se penchaient au-dessus des demi-portes basses ne riaient plus et se taisaient, parce que le malheur accompagnait et grandissait le pauvre closier.
Louarn ne se cachait plus. Il commençait à suivre la route inconnue, sans but, sans retour probable. Il devenait l’errant à qui personne ne s’attache, et pour qui personne ne répond. Mais la pitié des anciens témoins lui était maintenant acquise.
Quand il eut dépassé l’angle de la place où se trouvait la boulangerie, une femme sortit de la boutique, une femme toute jeune, qui s’approcha de la charrette sans rien dire, et plaça un gros pain entre les deux enfants. Louarn sentit peut-être qu’il en avait un peu plus lourd à tirer, mais il ne se retourna pas.
À cent mètres de là, sur le chemin qui sortait de Plœuc, une autre personne encore attendait le passage de Louarn. Celui-ci longea le mur du jardin, sans lever les yeux. Tant que l’on put entendre le pas régulier de l’homme et le grincement des roues de bois, la grande ombre qui se dessinait entre les murs de la charmille demeura immobile. Mais lorsque le groupe des voyageurs, diminué par la distance et à demi caché par les haies, fut tout près de disparaître, l’abbé Hourtier, songeant aux inconnus qui avaient perdu Donatienne, au monde lointain de petits ou de grands qui avaient fait le malheur de Louarn, leva le poing, comme pour maudire, vers le soleil qui rougeoyait dans les basses branches de ses lilas ;… puis il se souvint de ce qu’il avait dit la veille, et le geste de son bras s’acheva en une bénédiction pour ceux qui s’en allaient.
L’homme s’était effacé derrière les arbres. La joie des matins purs chantait sur le pays de Plœuc. La Bretagne n’avait qu’un pauvre de moins.
VIII
LE VOYAGE
Jean Louarn marchait depuis des heures, traînant après soi, dans la petite charrette de bois, ses deux derniers enfants couchés et endormis, et le panier noir de Donatienne, et la pelle, et le pain de six livres donné par pitié. Rien autre chose ne lui restait de chez lui, si ce n’est son chagrin, qu’il emportait aussi. Il s’en allait vers l’est, le corps penché en avant, muet, les yeux levés au-dessus des hommes qu’il rencontrait, et son masque mince, indifférent à la route, coupait la lumière et le vent comme la proue d’une barque, sans changer d’expression.
Il allait. Quelques travailleurs, dans les champs voisins de la route, compagnons de l’avoine mûre ou du premier labour, le voyant passer à la fine pointe du jour, s’étaient demandé :
– Qui est celui-là ?
– C’est Jean Louarn, tu sais bien, le pauvre qui a été saisi, puis vendu, à cause de la Donatienne.
– Oui, celle qui était nourrice à Paris. Elle n’a pas voulu revenir, ni lui envoyer d’argent. Je me rappelle. Où s’en va-t-il comme ça ?
– Par la Vendée, m’est avis.
– Ça n’est pas toujours chanceux, la Vendée !
– Pas toujours, mais travaille, mon gars : il pourrait t’entendre.
C’était toute son histoire qu’ils racontaient ainsi.
Plus tard, au milieu d’un bourg, des femmes, sur le seuil des portes, avaient dit :
– Je suis sûr que c’est un homme de Plœuc ; à son costume on le voit assez. Mais dire son nom, je ne saurais. Où mène-t-il ses enfants ?
– Chez des parents, peut-être. Car il n’y a point d’assemblée ni de pardon, aujourd’hui.
À présent, personne ne le connaissait plus. Il avait dépassé le cercle étroit où le nom de son village revenait souvent dans les discours. Il était déjà l’inconnu. On disait seulement, sur son passage :
– C’est de la misère.
Lui-même, il ignorait les gens et les lieux qui l’entouraient. Ce n’étaient plus les champs qu’il avait vus depuis sa jeunesse, les landes, les bois, les prés de la paroisse de Plœuc, ces prés bas, formés de deux versants d’herbe reliés par un ruisseau, et à peine ouverts, comme les feuillets d’un livre abandonné. C’étaient d’autres prairies semblables, d’autres bois, d’autres bandes de blé noir où l’ombre des pommiers faisait des îles rondes. Il avait souhaité se trouver parmi ces choses nouvelles, dont aucune n’aurait été témoin, dont aucune ne parlerait. Maintenant qu’il était enveloppé par elles, il ne les regardait point. Son esprit restait en arrière : elles ne changeaient pas encore sa peine.
Il allait. Sa veste courte, son grand chapeau bordé de velours noir se balançaient en mesure. Sa main tirait la charrette. De toute la matinée, il ne s’était arrêté qu’une fois, pour faire renouveler la provision de lait que Joël avait bue. La chaleur était grande. Toutes les bêtes de l’été chantaient midi. Une voix appela :
– J’ai faim, papa, j’ai faim !
Avait-il oublié ceux qu’il emmenait dans son exil ? Il s’arrêta, comme étonné, et considéra, sans bien comprendre d’abord, l’aînée de ses enfants qui le suivait à pied, près de l’essieu de gauche de la petite charrette, l’essieu qui criait à chaque tour. Elle avait marché jusqu’à n’en plus pouvoir. Elle pliait à demi une de ses jambes, que la fatigue avait sans doute rendue douloureuse, et se tenait debout sur un seul pied, comme un oiseau au repos. Ses yeux étaient tout pleins de l’anxiété de cette route inaccoutumée, des questions qu’elle s’était faites, et tout humides encore des larmes que Louarn n’avait pas entendues. Un bonnet rond, en étoffe noire étoilée d’une demi-douzaine de paillettes dorées, comme en portent beaucoup d’enfants de Bretagne, serrait la tête de la petite, et ne laissait voir qu’une mince bordure de cheveux châtain clair, qui bruniraient vers la douzième année. Noémi, en ce moment, avait le regard triste qui supprime l’enfance dans le visage de l’enfant, le jette en pleine vie, et fait penser : « Voilà comme il sera, un jour. »
– J’ai faim, reprit-elle. Est-ce que c’est encore bien loin, où nous allons ?
Le père, qui s’était baissé et accroupi sur ses talons, pour caresser le visage de Noémi, hocha la tête, et répondit.
– Oh ! oui, ma petite, encore bien loin ! Il ne savait point au juste où il allait. Mais il sentait que ce serait loin, car il fuyait le souvenir de sa joie et de sa peine. Il cherchait la paix qui ne voulait plus de lui. Et quand il observa que la figure de Noémi se creusait d’émotion, et avouait : « Je ne pourrai pas aller si loin avec vous, » il eut regret d’avoir parlé de la sorte.
– Nous n’irons pas tout d’un coup, reprit-il. Nous nous reposerons… Tiens, reposons-nous : voici le temps de manger notre pain.
À quelques pas de là, sur la droite, s’ouvrait un chemin aussi large que la route, mais bordé de hêtres qui croisaient leurs branches au-dessus d’une chaussée déserte, tour à tour herbue et moussue. Où menait-elle ? Avenue de château, de ferme ou de ruines ? Elle descendait en tournant, et l’on pouvait suivre sa double houle de haute futaie, qui s’enfonçait parmi les champs, et bleuissait avec eux. Louarn n’osa pas pénétrer bien loin. Il attira la petite charrette dans l’ombre d’un des premiers troncs d’arbres, mit par terre Lucienne, et prit le pain de six livres.
– Faisons le rond ! dit-il.
Il se coucha. Il avait faim, et il s’en aperçut au plaisir qu’il eut à manger cette mie fondante du pain de Plœuc. Avec son couteau, dont la lame était amincie et cintrée par l’usage, il coupait de grosses bouchées pour lui, et de plus petites pour Lucienne et pour Noémi, qui se tenaient l’une debout, l’autre assise, en face de lui, et auxquelles il donnait la becquée, avec un mot d’amitié parfois, ou un appel des lèvres qui sifflaient, lorsque la tête brune de Noémi ou la tête blonde de Lucienne se tournaient d’un autre côté. C’était si petit, cette Noémi, que, pour se faire comprendre, il devait prendre un ton enjoué et inventer des choses qui lui coûtaient à dire. Déjà elle ne montrait que trop de dispositions à deviner le malheur et à en parler. Louarn, en lui répondant, pensait toujours : « Il ne faut pas lui laisser croire qu’elle n’a plus de mère. » Et il mentait si douloureusement, si gauchement, qu’elle revenait sans cesse aux mêmes questions.
Joël se mit à crier dans la charrette, et le père se dit : « Comment garderai-je celui-ci avec moi, pendant le voyage ? » Il leva le nourrisson et le secoua, à bout de bras, en le promenant. Cela réussit, et dans la lourde chaleur d’août, bientôt, au bord de la haie d’ajoncs, près de la grande route, les trois enfants et le père dormaient sous le vol croisé des mouches.
Midi et demi, une heure, une heure et demie…
Louarn fut réveillé en sursaut par une forte voix qui demandait :
– Qui êtes-vous, l’homme ?
Et une main gantée, mais nourrie et puissante, le saisissait en même temps au collet.
– Allons, réveillez-vous ! Est-ce que vous êtes des environs ?
– Non, monsieur, dit vivement Louarn.
– D’où donc ?
– Je ne veux pas vous le dire.
– Vous ne voulez pas ?
– Non.
Les deux hommes se regardèrent, l’un qui était demeuré assis, l’autre qui avait cessé de le secouer et qui se redressait. Ce dernier venait de descendre d’une voiture basse attelée d’un poney. Il avait la figure ronde, des yeux de commandement, bleus et fauves, et le teint vif. Rien qu’à voir la liberté de ses mouvements, l’aisance de sa main quand il aida Noémi à se lever, on eût pu assurer qu’il était riche. Il portait des bas de laine à carreaux, une culotte ample pour son ample personne, une veste de laine assortie et un chapeau de paille. Louarn crut d’abord que ce riche lui reprochait d’être couché dans une avenue non publique, et de déparer le paysage, avec ses trois enfants pauvrement vêtus et sa pauvre charrette de bois. C’est pour cela qu’il résistait, par indépendance et mauvaise humeur de Breton. Mais il s’aperçut vite qu’il se trompait. Le riche devait être du pays et connaître cette sorte de fierté. Il fit une moue de pitié presque tendre, en dénombrant les quelques objets qui formaient le bagage de Louarn, et dit aussitôt, de la même voix rude qu’au début :
– Ça m’est égal que vous ne me disiez pas qui vous êtes ; vous pouvez garder vos secrets : je vous aiderai bien sans les connaître. Dites-moi seulement si vous demandez du travail ?
Leurs regards allèrent ensemble vers le manche de la pelle, qui dépassait le dossier de la petite charrette de Louarn.
– Je commence le voyage, dit celui-ci. Je ne me suis encore loué nulle part. Mais si vous avez un chantier ?…
– J’en ai un. Descendez l’avenue. Vous direz au chef de travail que je vous ai embauché.
Il fit trois pas pour regagner sa voiture, et se retourna.
– Vous direz aussi à la femme de mon fermier de s’occuper de ces mioches-là, et de vous ouvrir la grange.
Il interrogea, un long moment, les yeux gris bleutés, si tristes, de Jean Louarn ; puis il eut un haussement d’épaules :
– Tenez, vous direz que je vous connais ! C’était vrai. Il avait reconnu la souffrance qui n’attend rien des hommes.
L’instant d’après, Louarn se trouvait seul, debout dans la hêtrée descendante. Il étala, sur la paume de sa main, son argent qu’il avait serré dans une vieille blague à tabac, et compta quatre francs quarante centimes.
– Ça n’est guère, murmura-t-il. Il vaut mieux, en effet, que je travaille tout de suite puisqu’on peut gagner sa vie ici.
Il ne se sentait aucune envie de travailler, et le besoin seul l’y conduisait. Il soupira, en songeant avec quelle hâte il se levait, l’hiver dernier, pour défricher la lande, et faire plus doux, plus riche, et plus joyeux, le retour de celle qui n’était pas revenue.
Et, après un moment, il éprouva l’irrésistible désir de communiquer sa résolution, de la faire approuver, d’être deux comme autrefois en toute occasion, et, n’ayant près de lui que Noémi qui pût le comprendre, il se courba au-dessus de l’enfant, qui creusait la mousse du talus pour faire une grotte.
– Petite Noémi, dit-il, sais-tu ce que je vais faire ?
Toute une jeunesse confiante, un peu de tendresse, un peu d’amour-propre flatté lui sourirent, et cela faisait une clarté qui lui entrait dans l’âme, comme quand Donatienne souriait.
– Je vais m’arrêter plusieurs jours ici ; tu pourras jouer et te reposer. Veux-tu ?
Les cils, qui étaient longs sur les yeux bruns, les cils s’abaissèrent, et répondirent :
– Oui, je veux bien.
– Il y aura pour toi une maison. Moi, je travaillerai… Il faut bien que je continue de travailler, n’est-ce pas ?
– Oh ! oui…
Elle ne savait pas exactement le sens de la question ni de la réponse. Cela dépassait l’intelligence de ses six ans. Mais aussitôt son sourire disparut. Les joues épanouies s’allongèrent. Il ne resta que deux yeux grands ouverts, où venait de se fixer une idée précise et une attente.
– Et après, demanda-t-elle, est-ce qu’on ira revenir à Ros Grignon ?
– Non, ma chérie.
Le petit visage s’assombrit.
– Alors, c’est qu’on ira retrouver maman où elle est ?
– Peut-être.
– À Paris ?
Il se détourna pour répondre :
– Plus tard, je ne dis pas non… Plus tard, ma mignonne.
Louarn pensait : « Comme elle raisonne déjà ! Il faudra faire attention, avec elle ! Ça souffre presque comme une grande ! »
– Allons, mes petits, fit-il tout haut, levez-vous ! Tenez en bas ! Il faut vivre !
Ils descendirent donc entre les hêtres jadis plantés pour le passage des compagnies d’hommes d’armes ; ils s’éloignèrent, chétifs sous les massues croisées des branches, et le grincement de la voiture se confondit avec le cri des grillons.
C’était un de ces jours chauds et sans vent que l’Océan accorde aux terres bretonnes, pour commencer de mûrir les blés noirs et les pommes.
Avant qu’il fût terminé, avant le coucher du soleil, qui est long à venir en août, Louarn s’était mis au travail et faisait, aussi bien que ses compagnons, la besogne commandée. Elle était simple. Il avait chaussé les sabots que l’huissier, vendeur des meubles de Ros Grignon, lui avait permis d’emporter, et debout, parmi d’autres hommes, une cinquantaine, manœuvres comme lui, chemineaux comme lui, il curait un étang que la chaleur prolongée de l’été avait desséché. On attaquait l’étang par le travers. La bande se démenait dans un espace encore étroit, situé au milieu d’une cuvette de boue de plusieurs hectares, molle et coulante par endroits, durcie ailleurs et craquelée, couverte de racines, de bois mort, de feuilles du dernier automne, d’écumes visqueuses, de moules d’eau douce, et rayée par la marche des vers, qui cherchaient à gagner le centre encore humide, et traçaient leurs chemins sur la surface pâteuse. Chacun des travailleurs avait une brouette, chacun piétinait dans la même mare, et entamait devant soi, à coups de pelle, le talus de vase, haut de deux pieds, puis, ayant rempli la brouette, la roulait et allait la vider sur la berge. Il y avait là des gens de tous les âges, de toutes les provinces, de tous les accoutrements et de tous les types, des loups, des renards, des chiens, des porcs, des chats-tigres, et, dans les yeux de presque tous, on lisait le même avertissement : « Garde-toi de moi ! » Ils bêchaient ou se reposaient à leur guise, sans même répondre aux observations de l’entrepreneur, un grand, vêtu d’une blouse, et qui ressemblait à un boucher soufflé de graisse ; ils se connaissaient déjà, bien qu’embauchés de la veille et venus de tous les points de l’horizon ; ils s’appelaient ; ils juraient contre les tiges de nénuphars, grosses comme des câbles, qu’il leur fallait arracher, ils juraient contre l’odeur, contre le maître, contre le soleil ; et parfois, ayant étourdi d’un coup de manche de pelle une anguille envasée, ils la lançaient sur le pré voisin, avec des rires. Plusieurs quittaient l’ouvrage, sans dire pourquoi, et partaient. Les vrais miséreux poussaient le travail, et gagnaient la paye pour les autres.
Jean Louarn était de ceux-là. Il était arrivé, de son allure lente, la pelle sur l’épaule, regardant, avec la même indifférence, l’étang où il allait descendre et les compagnons qui l’y avaient précédé. Après avoir échangé trois mots avec le chef d’équipe, il avait pris sa brouette et pénétré dans le bourbier. Depuis lors, il entamait et soulevait la vase, d’un mouvement sûr et régulier, comme celui d’une machine, et le talus s’ouvrait devant lui en coin profond. Que lui importait de faire cette besogne, plutôt que de scier la moisson, ou de casser les mottes d’un guéret, à présent qu’aucun travail n’avait plus d’attrait pour lui, étant fait hors de chez lui et pour le pain qu’on mange seul ? Personne du moins ne lui avait demandé son nom. Personne ne lui adressait la parole. Il songeait dans le bruit comme tout à l’heure sur les chemins. Une chose même le réconfortait un peu : les enfants avaient été reçus, à la ferme, par une vieille femme qui avait recommandé à une toute jeune : « C’est des petits pauvres, Anna ; il faut en avoir soin, autant que des nôtres ; tu leur feras la bouillie ; tu donneras un lit pour les deux filles, et tu mettras près de toi le nourrisson, dans la barcelonnette, car c’est grand’pitié, les enfants qui n’ont plus de mère. » Louarn avait dit, en effet, ne pouvant avouer la vérité, qu’ils étaient orphelins. Et il revoyait, en travaillant, cette belle fille de ferme qui emportait déjà Joël maternellement, avec un oubli joyeux de la peine qu’elle aurait. Les petits seraient heureux, bien sûr ! Le père ne regrettait donc point d’avoir accepté cette offre de travail, au début du voyage.
Il ne s’interrompait guère. Cependant, quand il levait la tête, il éprouvait un étonnement vague de ne pas se trouver tout à fait hors du pays qui lui était familier. Au delà des roseaux qui enveloppaient l’étang de leur bague fanée, le sol se relevait un peu, des près montaient de tous côtés, mêlés de landes, de buissons, de lèpres pâles ou brunes, larges espaces que parcouraient les moutons et le vent, et que barraient au loin les avenues de hêtres, comme des falaises de roches rondes. Derrière l’une d’elles, le château et la ferme, bâtis du même granit, anciens tous deux et soudés l’un à l’autre, s’abritaient. Dans ce paysage, qui ressemblait à une baie abandonnée par la mer et dont il aurait creusé le fond, Louarn avait le sentiment de ne point être un étranger. Ce n’était plus, sans doute, la figure des choses qu’il avait laissées là-bas ; mais c’était leur même manière de prendre le cœur, et, au-dessus d’elles, le même souffle régulier qui s’éveille et s’éteint avec la marée. Oui, il y avait encore autour de lui quelque reste de chez lui. Et Louarn crut d’abord que cela l’aiderait à vivre.
Mais le premier soir tomba. Il tomba, rapide et lamentable. Des vapeurs se levèrent à sa rencontre, de l’étang et des terres voisines. Et, la lumière disparaissant, ce lieu devint si sauvage et d’un tel dénuement que Louarn en fut saisi. Appuyé sur sa pelle, il regardait la lueur rouge étendue au-dessus des hêtres, et qui lentement descendait derrière leurs troncs de fumée. De ce côté, vers le couchant, était aussi son chagrin. Il y avait là, quelque part dans la nuit, une petite ferme portée sur un tertre, et qu’un autre ménage habitait maintenant. Un autre ! Ô pauvre Louarn ! Comme cela est près de toi ! Une enfant a pu faire la route. L’odeur de ton blé noir pourrait venir jusqu’à toi. Ils le moissonneront, ces étrangers ! Ils sont où tu étais. Ils vont dormir où tu as dormi. Regarde ! N’est-ce pas la forêt de Plœuc, en avant ? N’est-ce pas la lande ? N’est-ce pas l’heure où la porte s’ouvrait au tâcheron las du jour, et te laissait voir, d’un seul coup, les murs, le feu, la femme aimée, les berceaux, toute la vie ? Pauvre Louarn ! Les baisers d’autrefois saignent comme des blessures, la peur du lendemain descend avec les ténèbres, la force du pardon s’épuise avec le jour…
« Faudra pas que je reste longtemps ici, pensa Louarn ; ça me rappelle trop la maison ! »
– T’as donc un chagrin, toi, le Breton ? dit une voix.
Lentement, Louarn tourna la tête, et, sur le bord de l’herbe, il aperçut un ouvrier à face camuse, qu’on appelait le Boulonnais, et qui remettait la veste de toile bleue quittée pour le travail.
– À quoi vois-tu que j’ai du chagrin ? demanda-t-il.
– Tu restes là, les camarades sont partis ! Empoté, va !
Le Breton reçut l’injure avec un haussement d’épaules, tandis que l’homme s’éloignait, prestement, les deux mains dans les poches de son pantalon dont elles élargissaient la partie supérieure, comme un jupon. En effet, ces ombres en marche, par groupes, dans des directions qui s’écartaient de plus en plus, c’étaient les compagnons de travail. Le dernier de tous, Louarn sortit de l’étang, et, avec une poignée d’herbes, essuya ses mains et ses sabots. Il allait retrouver ses enfants à la ferme, et dormir dans la paille de l’étable.
Sept jours s’écoulèrent de la sorte. Le huitième, il faisait une brume chaude qui tuait les feuilles et énervait les hommes.
Déjà, la veille et l’avant-veille, le Boulonnais avait recommencé à se moquer de Jean Louarn, qui refusait de se joindre aux autres pour le repas de midi, et qui mangeait seul, à l’écart, et qui ne riait jamais. Il vit Louarn plus renfrogné, plus taciturne que les jours précédents, et, n’ayant pu l’émouvoir, du moins jusqu’à l’irriter, il se mit à inventer, car il ne savait rien de précis relativement à ce coureur de route, qui ne parlait pas.
– Les camarades, dit-il, voilà la besogne à moitié faite. Joli débarras ! Pour moi, je ne regretterai pas le chantier, ni mon voisin de mare… Il a dû tuer quelqu’un, ce Breton, pour être d’humeur si noire ; à moins que sa femme…
– Tais-toi ! dit Louarn à voix basse. Mais l’autre, excité d’autant plus qu’il voyait Louarn s’émouvoir enfin, continua :
– À moins que sa femme ne l’ait lâché !
– Elle est morte ! cria Louarn.
– Tu ne le dirais pas si haut, ni si furieusement, si c’était vrai ! répliqua l’autre. Regardez tous…
Le Boulonnais n’eut pas le temps d’en dire davantage. Louarn, jetant sa pelle, avait relevé la ceinture de cuir qui tenait son pantalon, frappé deux fois dans ses mains, en signe d’attaque, et de ses bras étendus, de son buste qui avait grandi tout à coup, il dominait l’ouvrier qui s’était mis en garde, ramassé sur lui-même, les poings contre la poitrine, et les yeux devenus fous de colère. Une clameur s’éleva, des cris, des bravos, une haine :
– Tue le Breton, Boulon, tue !
Un grand silence suivit. Dans le cirque aux remparts de vase, cinquante hommes guettaient un mauvais coup. Ils n’attendirent qu’une seconde. Le Boulonnais fondit sur Louarn, la tête en avant, pour le frapper au ventre. D’un mouvement de côté, Louarn évita le choc ; ses reins plièrent et s’abattirent ; il saisit l’ennemi au passage par le milieu du corps, l’enleva, le souleva de ses poignets crispés, le fit sauter par-dessus son épaule, et, le balançant à bout de bras, trois fois, – il y eut trois cris, – le lança dans la vase, où le chemineau s’abîma, la figure contre terre, à cinq mètres du bord. Louarn se retourna aussitôt vers les témoins, dont plusieurs accouraient, levant leur pelle, ou tirant leur couteau.
– À qui le tour ? dit-il.
– À moi ! dirent quelques voix.
Mais personne ne se risqua jusqu’auprès du Breton, qui secouait ses doigts tachés de vase, et haletant, tous les muscles de son corps tendus et prêts à recommencer, attendait un nouvel adversaire.
Quand il vit que personne ne se présentait et n’osait affronter ses bras, il ramassa sa pelle, et traversa le cercle qui s’ouvrit devant lui.
– Où vas-tu, le Breton ? demanda le contremaître, que la lutte avait intéressé comme un spectacle, et qui ressaisissait à présent l’autorité, où vas-tu ? Tends la main à ton camarade le Boulonnais, et que tout le monde se remette au travail !
Il avait un peu peur de ses hommes, comme les vaqueros qui observent de loin les taureaux de combat. Mais Louarn continua sa route, balançant sa pelle sur son épaule, et remonta vers la ferme, qu’on devinait à peine, à une ombre plus forte derrière les lignes d’arbres.
– Je veux reprendre mon voyage, murmurait-il, je veux qu’on ne me parle point d’elle. Ah ! comme elle me poursuit encore ! Comme ils ont deviné ma peine ! Je veux m’en aller plus loin !
Quand il eut dit sa volonté, et que tout fut prêt dans la cour de la ferme, près de la porte dont le cintre de granit était verdi par la moisissure des hivers ; quand Lucienne et Joël curent été recouchés dans la charrette à bras, Louarn, au moment de lever son chapeau et de dire adieu, aperçut, dans l’ombre de la salle, la grande belle fille qui pleurait. Elle contemplait si tendrement les petits ; elle avait dû si bien gagner les signes d’adieu que lui faisaient Lucienne et Noémi ; elle aurait tant aimé que l’autre parlât et répondit, ce Joël qu’elle avait bercé, emmailloté, promené, que Louarn ne put s’empêcher d’avoir un sentiment confus de regret et presque de tendresse. Il pensa : « Celle-ci n’aurait pas pu les quitter, si elle avait été leur mère. » Mais aussitôt il trouva que cette pensée n’était pas bonne, et, disant adieu à la vieille fermière qui était la plus proche du seuil, il tira sur le brin de noisetier qui servait de poignée au timon de la charrette, et, à travers la cour assourdie par le fumier, on entendit s’éloigner un pas lourd, un autre tout léger, et le grincement de la roue en voyage.
Le soir, Louarn coucha dans une autre ferme, moins hospitalière que celle qu’il venait de quitter. On lui reprocha l’heure tardive où il se présentait ; on le fit attendre. Mais on ne le repoussa pas. Il y avait de la peur, dans la permission que lui accordaient les paysans de coucher dans la paille, peur des vengeances, du feu, des mauvais coups ; mais il y avait aussi de la pitié sainte, un reste de cette divine charité qui ouvre encore tant de portes, à la brune, dans les campagnes de France. Le lendemain, et toute la semaine suivante, il trouva un gîte. Il marchait vers le levant, ne disant à personne ni sa route, ni surtout la raison de ce voyage. Il disait : « Je vas en Vendée pour les pommes de terre. » Et cela suffisait aux simples qui l’interrogeaient. La Vendée, c’est-à-dire le pays français, large ouvert au soleil, a toujours été regardé comme le pays d’abondance par ceux de la presqu’île.
Le temps se maintenait à peu près beau. Louarn voyageait deux ou trois jours, puis s’arrêtait dans quelque ferme pour gagner son pain. Le ronflement des machines à battre s’élevait toujours ici ou là, dans le matin, et il suffisait de se présenter et de dire : « Voulez-vous de moi ? » pour être accepté parmi les bandes d’hommes et de femmes, nombreux comme des convives de noces, qui enveloppent la machine et la servent. Partout, et malgré la grande fatigue des ménagères qui doivent faire le dîner pour tant de monde, on recevait les enfants, et quelqu’un se trouvait plus ou moins vite, plus ou moins volontiers, pour cuire la bouillie et laver le pauvre linge du nourrisson. Les hommes, presque toujours, voyant la petite charrette, disaient non. Les femmes disaient oui, et laissaient entrer et s’arrêter la charrette, à l’abri des meules qui tremblaient au voisinage des courroies et des roues de la batteuse. Mais quand Louarn quittait la ferme, elles ne manquaient pas de l’avertir et de prédire, en voyant Joël :
– Vous le ferez mourir, mon pauvre homme ! Quand le mauvais temps va venir, vous verrez ce qui arrivera ! On ne fait pas son tour de France avec un nourrisson !
Il ne répondait pas.
Cependant, si lente que fût la marche des enfants, il faisait du chemin. Louarn évitait le plus possible les bourgs, qu’il redoutait par timidité, parce qu’il était peu habile en paroles, et aussi par peur de la police, car il sentait peser sur lui la suspicion dont le sédentaire enveloppe les errants. Il s’écartait parce que, à l’entrée des villages, un écriteau portait : « La mendicité est interdite », et, bien qu’il ne mendiât pas, il savait qu’on ne lui tiendrait pas compte de cette bonne volonté qu’il avait de travailler, et qu’il était le chemineau, l’être vague, de la grande association misère, rôderie, volerie et compagnie, dont les associés ont une réputation séculaire, fondée et invariable. Il était d’autant plus suspect qu’il devenait de plus en plus étranger au pays.
Bientôt, en effet, la veste soutachée de velours noir, le grand chapeau, le pantalon de droguet bleu, large et élimé, parurent une chose curieuse, et indiquèrent que la race ne se reconnaissait plus dans ce costume ancien. Le grain de la terre changeait. Les guérets, tout gras d’argile, n’avaient plus cette apparence de poudre violette, ou de poudre blonde, ou de sel en poussière, qu’ont les guérets de Bretagne ; la terre n’était plus terre à fleurs, mais terre à légumes ; les vaines pâtures, les avenues qui ne mènent à rien, le terrain vide d’où le maître est toujours absent, diminuaient de nombre ; et il y avait moins de traces du passage du vent, et moins d’ormes tordus, et plus de chênes bien droits. Mais surtout les collines n’étaient plus faites de même. Elles ne montraient point leurs rochers ; elles ne pressaient pas leurs ruisseaux ; elles ne souffraient pas du nord-ouest ; elles portaient des moissons qui ne versaient pas. Plus de blés noirs, ou beaucoup moins ; les ajoncs diminuaient ; la bruyère se faisait rare ; l’odeur de menthe grandissait ; l’air salin, l’air qui met de l’aventure au cœur des hommes, ne soufflait plus ; et le vent passait inégal, et la marée qu’il monte était rompue, et la chanson qu’il chante allait en miettes.
Louarn savait bien que ces jours étaient pour lui des jours d’adieu, et il faisait moins de route, et regardait davantage autour de lui, comme s’il cherchait partout des yeux d’amis qui s’en allaient.
Dans un de ces lents voyages, il fut surpris par la pluie. Elle commençait violemment. Il chercha l’abri d’un talus, et, contre la levée de terre d’un fossé, au bord d’un chemin vert, il rangea la charrette et les deux petits qu’elle portait. Une souche creuse ouvrait au-dessus son écorce fendue et morte, que doublaient des veines de bois vif. Noémi se blottit au plus près, la tête dans les épines. Louarn, un peu de côté, à moitié hors de l’abri, courba le dos et regarda l’herbe, en attendant la fin de l’averse. Mais la violence de l’orage redoubla ; le vent battit la place, et la rendit intenable. Le fossé s’emplissait d’eau ; les feuilles mouillées ne protégeaient plus ; les vêtements traversés collaient aux épaules. Louarn s’aperçut que Joël était glacé ; il quitta sa veste, et la jeta sur les enfants. Hélas ! le froid de l’air augmenta et aussi le frisson des mains qui soulevaient l’étoffe. Après une heure, ayant saisi le bras de Joël qui pendait, hors de la caisse de bois, le père reconnut que le dernier de ses enfants était pris de fièvre. Alors, laissant sa veste, comme une couverture, protéger les plus jeunes qu’elle cachait presque entièrement, il tira la voiture hors du fossé, et remonta le chemin vers la grande route. Contrairement à son habitude, il voulait atteindre le village prochain et y demander secours, car il s’affolait plus vite qu’une mère, lui qui ne savait pas. Noémi trottait dans la boue, son jupon relevé par-dessus la tête. La pluie tombait si drue qu’ils ne voyaient pas au delà des deux haies de droite et de gauche. Louarn n’avait qu’une pensée : « Pourvu que je trouve du secours pour mon petit ! »
Il ignorait le nom du bourg qu’il allait rencontrer. Heureusement, après trois quarts d’heure de marche, Noémi et le père virent se lever, aux deux bords de la route, des toits criblés par l’averse et entourés d’un halo par le rebondissement des gouttes d’eau.
– Enfin, dit Louarn, tu vas te chauffer, ma pauvre Noémi, et je vais trouver un lit pour ton frère qui a la fièvre !
Il courait presque, gêné par son pantalon qui ne glissait plus sur les genoux. Derrière les vitres, deux femmes qui observaient le ruisseau plein, et le ciel où le vent, le soleil et les nuages se livraient bataille, quand elles eurent aperçu Louarn et le mouvement qu’il faisait pour obliquer vers elles laissèrent retomber le rideau. La flèche de la petite voiture deux fois s’inclina de leur côté, et deux fois reprit le milieu de la route. Une troisième femme se tenait sur le seuil de sa porte, et rejetait, avec un balai, l’eau qui était entrée dans sa maison. Elle comprit, entre deux coups de balai, le danger de charité qui s’approchait. Elle prit les devants.
– Passez, dit-elle, je ne peux rien vous donner.
Louarn, dont les dents claquaient, commença :
– C’est mon petit…
– Moi aussi, j’en ai des petits ! cria la ménagère… Allez plus loin !
Il y avait plus loin un menuisier, qui ne s’était pas interrompu de raboter, et dont le buste se couchait et se redressait en mesure, dans l’encadrement d’une devanture cintrée, ouverte à trois pieds du sol. Quand le pauvre s’arrêta au milieu de la route, n’osant faire l’inutile distance qui le séparait de l’ouvrier, celui-ci eut un regard de côté et une expression de bonne humeur, qui signifiait seulement qu’il était content d’être au sec, les pieds dans les copeaux, et d’avoir du travail toute l’année. Il ne voulait pas offenser, assurément, ce maigre coureur de chemin, tout hagard et tout pâle, qui demanda :
– Quelqu’un peut-il me recevoir, ici ?
– La mendicité est interdite dans la commune, mon ami, fit l’ouvrier.
Il avait une figure d’ancien soldat devenu rentier, ronde à barbiche longue, fond rose avec des coups de pinceaux blancs, comme une porcelaine décorée.
– Je ne demande pas la charité, reprit Louarn. J’ai un enfant qui est malade.
Une voix, partie de l’arrière-boutique obscure, insinua :
– C’est peut-être contagieux ?… Fais donc attention, Alexandre, on ne sait pas à qui on a affaire.
– Tais-toi, la marraine ! fit le menuisier.
Il se tourna complètement du côté de Louarn, qui s’était penché au-dessus de la petite voiture et, de ses mains mouillées, sur lesquelles retombait la chemise en cassures raidies, soulevait la veste qu’il avait jetée sur Joël et sur Lucienne. Il pleuvait toujours. Dans le demi-jour de l’abri, le visage de Lucienne se releva, vif et rieur, et celui de Joël demeura inerte, jaune comme la cire.
– Regardez plutôt ! dit Louarn. L’ouvrier fit une moue expressive ; il avait vu mourir des nourrissons.
– Il y a dans le bourg deux médecins, dit-il, essayez : un qui est vieux, pas mauvais homme, un peu réac…
– Ils ne voudront pas me le prendre, et ce n’est pas ce qu’il me faut, répondit Louarn. Je voudrais quelqu’un qui le coucherait dans un lit ?
– Je ne connais pas.
– Ou un hôpital ?
– Il y en a bien un, mon ami, mais seulement pour les gens d’ici. S’il fallait prendre tout le monde, à présent, tout ce qui passe dans la route, vous comprenez !…
Louarn laissa retomber le vêtement sur ses enfants, et, tendant le poing, sous l’averse qui lui fouettait les joues :
– Ah ! cœurs durs que vous êtes ! cria-t-il. Où voulez-vous donc que j’aille ? Je ne peux pas le laisser mourir !
– Mauvais cœur, vous-même ! Qui est-ce qui vous force à courir les campagnes et à mendier, avec vos gosses encore, pour faire pitié ? Vous pouvez passer, allez ! on la connaît…
– Dites donc, chemineau, fit une voix enrouée, où sont vos papiers ?
Un gros homme, vêtu d’une veste de tricot, très assuré de langage et d’attitude, observait le Breton, qui tournait avec précaution la petite voiture pour revenir sur ses pas.
– Oui, où sont vos papiers ? Vous ne répondez pas ? Vous n’en avez pas ?… Si vous voulez un conseil, fichez le camp !… Vous avez raison de vous en retourner ! Et un peu vite !…
Le garde champêtre eut un rire méprisant, le rire du petit fonctionnaire qui trouve le règlement toujours juste, et qui sent derrière lui la force, et qui ne sent plus le Christ qui réprouve. Il ne manquait jamais de faire cette question : « Avez-vous vos papiers ? » Elle avait le même succès, infailliblement : le pauvre s’en allait, et débarrassait la commune de sa présence et de ses haillons. Et celui-ci ne faisait pas autrement que les autres. Après avoir essayé de résister, il comprenait, il avait peur, et le voici qui s’attelait de nouveau à sa charrette de gueux et ramassait le timon dans la boue. Le garde riait, les mains dans les poches de son veston. Mais Jean Louarn, tout à coup, se redressa. L’horreur de voir mourir son enfant avait chassé tout le sang de son visage et retiré plus avant, au fond de leur orbite, les yeux qui luisaient pourtant. Il enjamba le ruisseau, il s’avança vers la maison, et, tordant l’une contre l’autre ses deux mains décharnées, il se pencha par l’ouverture de la boutique, le ventre appuyé contre le mur bas, et tout le buste tendu vers l’ouvrier qui cessa de raboter.
– Mon ami, dit-il, mon ami, je ne te connais pas, mais tu auras pitié !
La douleur supprimait la convention de la vie, et il le tutoyait.
– Si tu as un enfant, aie pitié du mien, et viens avec moi ?
– Pourquoi faire ? demanda le menuisier.
– Je te dirai quoi faire, reprit Louarn aussitôt. Viens seulement ?… Tiens tout de suite ?… Je suis un homme comme toi ; j’ai eu comme toi ma maison, et je n’ai plus rien !
Ces mots de la douleur vraie, et ce rappel de la fraternité, le maître ouvrier ne les avait pas souvent entendus. Il en fut troublé. L’âme habituellement inerte frissonna ; la main traduisit l’émotion, se resserra sur une poignée de copeaux qui la soutenaient, l’étreignit, comme une main fraternelle. La volonté consciente, plus lente et combattue par le voisinage du témoin qui écoutait dans la rue, hésita. Et Louarn, ne recevant pas de réponse, et n’ayant devant lui qu’un vieil ouvrier qui baissait le front et qui demeurait immobile, les genoux enfoncés dans les débris de bois blond, se rejeta brusquement en arrière, et partit. La petite voiture se remit à rouler et à se plaindre. Il n’avait pas fait cent pas, qu’il entendit qu’un homme venait et se hâtait pour le dépasser. Il n’eut point l’air de s’en apercevoir ; il pensa que c’était peut-être le garde champêtre, qui le reconduisait jusqu’aux limites. Mais son épaule glacée par la pluie sentit bientôt le contact d’un compagnon de route, qui tâchait de se bercer au même balancement, et qui demandait :
– Voyons, qu’est-ce qu’il y a ?
– Oh ! ce qu’il y a ?… Non, il y avait… dit Louarn.
Et il avançait toujours, sans même jeter un regard sur le compagnon qu’il avait appelé, si bien que celui-ci le crut fou.
– Qu’est-ce qu’il y a, mon pauvre garçon ? redemanda l’homme. J’ai quitté mon travail pour t’aider. Que veux-tu ?
Ils avaient déjà le village derrière eux. Ils marchaient sur la route détrempée, l’ouvrier inclinant la tête et comme recueilli pour recevoir une confidence triste, et Louarn, au contraire, le cou tendu au vent, selon son habitude ; tous les deux fouettés par l’averse qui avait des reprises subites et de subites accalmies. Alors le Breton parla, très bas, soufflant ses mots vers les nuages qui couraient, et s’interrompant parfois, pendant plus de dix pas, quand le cœur lui manquait, ou quand il avait peur de dire le nom de Donatienne.
– Il m’est arrivé, disait Louarn, des peines que je ne peux pas dire… Mais, tu vas me croire, je n’ai pas été en faute… J’ai travaillé ; je n’ai fait de tort à personne ; j’avais une jolie closerie… À présent, je traîne là dedans tout ce qui reste de chez nous… Et mon petit Joël va mourir ; tu n’as qu’à soulever la veste que j’ai mise sur lui et qu’à tâter sa joue ; il va mourir si tu ne trouves pas quelqu’un de charitable qui le prenne en garde et qui le soigne !… Dis-moi quelqu’un ?
Le menuisier resta un moment silencieux, inspecta la campagne, et dit :
– Tournons par ici. J’ai une idée.
Ils tournèrent vers la gauche, du côté où la terre se soulevait et formait une longue colline, rase, pareille un peu à celles de Bretagne, et couronnée au loin d’un bouquet de pins. Une rayée de soleil tomba entre deux nuages, et galopa, ardente, d’un bout à l’autre de la plaine mouillée.
Louarn serrait la main de Noémi, et continuait :
– Je ne peux emmener que celle-ci, qui est grande, et Lucienne qui marche un peu. Mais quand j’aurai trouvé du travail, je gagnerai de l’argent pour faire revenir Joël, et pour payer celui qui l’aura nourri… Je te le promets…
– Où vas-tu ? demandait son compagnon.
– Chercher du travail.
– Où y en a-t-il ?
– Dans la Vendée.
– C’est ce que disent ceux qui passent, mais on ne les revoit plus ! répondait l’ouvrier.
Celui-ci prenait confiance, à mesure qu’il écoutait Louarn. Sa barbiche blanche se levait, de temps en temps, au-dessus des barrières, et il cherchait quelqu’un. La pluie ayant cessé, il faisait plus doux, et la terre fumait. C’était le moment où les travailleurs sortent pour achever en hâte la besogne commencée. L’ouvrier observait d’un coup d’œil et reconnaissait les gens qui ramassaient des châtaignes, ou qui hersaient, ou qui menaient les troupeaux aux deux bords du sentier. Et il ne s’arrêtait pas. Enfin, comme l’éclaircie s’élargissait, il vit, dans un champ, deux femmes qui coupaient de l’herbe avec la faucille. Elles ne le voyaient pas. Il les appela, et elles vinrent. Il leur montra l’enfant, tout brûlant de fièvre, au fond de la petite charrette de Ros Grignon, et expliqua les choses.
– Je réponds de l’homme, ajouta-t-il. Faites ce qu’il demande.
La plus âgée des deux pauvresses demanda :
– Que donnera-t-il ?
Ils discutèrent. Mais pendant qu’ils tâchaient de se mettre d’accord, la plus jeune se baissa, fit de ses bras un berceau, éleva l’enfant jusqu’à son sein, et dit :
– Je le prends pour moi ! C’était l’adoption…
Une heure plus tard, au sommet de la colline, et parmi les pins, Louarn sortait de la ferme où il laissait Joël. Quand il fut à une vingtaine de pas, et trop loin pour revenir lui-même en arrière, il dit à Noémi :
– Embrasse-le bien !
Et la petite courut à la maison, et reparut bientôt.
– Retourne ! dit le père.
Elle revint encore. Et, une troisième fois, il la renvoya, disant :
– Chéris-le, comme si tu ne devais plus le voir d’ici une grande semaine !
Car il n’avait point expliqué à la petite son projet. Il la vit reparaître toute joyeuse.
Alors il se rapprocha de l’homme qui l’avait conduit jusque-là, et il se découvrit, pour le remercier sans dire un mot de trop. Puis il interrogea :
– Où est ma route, à présent ?
L’autre avait encore moins de courage que Jean Louarn. Il ne put parler. Il montra seulement, du doigt, la direction de l’Orient.
Et Louarn descendit la colline, n’ayant plus avec lui que deux de ses trois enfants.
Il alla vite, vite, sans se retourner, tant qu’il y eut un peu de jour. Il était comme insensé. Et il parlait aux choses. Il disait aux arbres : « Voyez ce qu’elle m’a obligé de faire ! » Il donnait cours à la colère, qui n’avait jamais grondé ainsi dans son cœur. Il accusait Donatienne. Il la chargeait de tout le mal qu’il avait eu, qu’il avait, qu’il aurait. Il disait encore : « Mauvaise femme, j’ai été forcé de quitter ton enfant ! Ton enfant pleure, ton mari marche, et vois Noémi, elle n’a plus de souliers ! » Cependant, quand il eut beaucoup pleuré, il finit par dire : « Elle ne sait pas, tout de même, ce qui m’est arrivé. Si elle avait su tout le mal qu’elle a fait, elle serait peut-être revenue ! »
Et il continua, s’éloignant de ce lieu qui était vraiment la frontière de Bretagne.
Les jours suivants, il ne rencontra plus de landes, et il commença de boire du vin, quand les fermes où il se louait étaient riches. On ne lui demandait plus de quelle paroisse il était, mais on le tenait à distance.
– Ça ne vaut pas cher, lui disait-on, la graine de souci qui vole, et vos Bretons sont si attachés à leurs pommiers et à leurs landes qu’il n’y a que les pires à s’en aller.
On le logeait moins souvent et moins bien.
Il dormit dans des étables à porcs ; il dut payer sa nuit, plusieurs fois, non seulement dans les auberges où le froid le faisait entrer, mais chez l’habitant qui ouvrait son fenil. Ils avaient le cœur plus dur. Les mauvais jours allaient venir et, en attendant, les nuits froides étaient venues. En vérité, le chemin ne devenait pas moins dur, à mesure qu’il s’allongeait, comme Louarn l’avait espéré.
Le chemineau songeait quelquefois à tous ces jours qui s’étaient accumulés depuis qu’il était parti, et, ne sachant où il se trouvait exactement, il tâchait d’imaginer une distance en rapport avec un pareil temps : sept semaines, huit semaines, neuf semaines. Mais il n’y réussissait point. Souvent aussi, il essayait en vain de se louer dans les fermes. Il était si maigre qu’on le croyait sans force. Il demandait : « Y a-t-il des pommes de terre à arracher ? » On lui répondait : « Sans doute, mais on se suffit. »
Ou bien on ne lui répondait pas. Et il pensait : « Je ne suis pas encore en Vendée, puisque le pays n’est pas meilleur que chez nous. » Souvent aussi, il lui venait des idées mauvaises. Tantôt c’était la tentation de se tuer, de se jeter dans une mare, une pierre au cou ; tantôt, et plus fréquemment, c’était une défaillance morale plus obscure et plus troublante, et un regret de tout ce qu’il avait fait de bien. « Qu’ai-je gagné, songeait-il, à aimer cette Donatienne ? Pourquoi ne l’ai-je pas imitée, elle qui s’est moquée de moi ? Me voici sur les routes, plus pauvre que ceux auxquels je donnais l’aumône, chargé tout seul des enfants qui étaient de nous deux, et obligé de remercier quand je dors sur la paille. Si j’avais voulu, pourtant, oui, si j’avais voulu ! » Il se souvenait des mots à double sens que lui avait adressés la fille de Plœuc, chargée, par Donatienne elle-même, de tenir le ménage en ordre, dans les premiers mois de la séparation. Il se sentait hanté par le rire sournois de cette Annette Domerc, par son regard dont il avait gardé, au fond de lui-même, comme la piqûre secrète et envenimée.
Presque toujours, il secouait assez rapidement ces pensées-là. Il en avait du remords. Il cherchait un appui. Alors, il embrassait vingt fois de suite Noémi ou Lucienne ; il leur disait des mots très doux ; il essayait de les faire rire, comme si le rire des enfants eût été un pardon pour l’homme. Les petites, vaguement, s’étonnaient de ces tendresses subites, qui s’espaçaient, d’ailleurs, de plus en plus.
Et, de colline en colline, par les terres fortes, par les bois, par les bourgs, il descendait vers le sud-est. Il avait passé dans la Mayenne, à droite d’Ernée et à gauche de Grand-Jouan. Certains jours il s’étonnait sur les collines, de sentir de nouveau la salure de l’air. Car il s’était rapproché de la grande vallée qui entre au cœur de la France, et, sans le savoir, il était plus près de la mer qu’au milieu de son voyage.
Un soir d’octobre, il avait marché péniblement, à cause de la pluie qui commençait à amollir les terres, et qui venait par ondées longues, couchées par un vent doux. Il ne cessait de penser aux semailles dont c’était le temps. Sa main s’ouvrait toute seule au grain absent, sa main condamnée à ne plus toucher le froment. Il lâchait la poignée de la charrette, et la ressaisissait. Il y avait dans l’air de l’orage qui ne gronde pas. Louarn avait faim ; Noémi avait faim ; Lucienne avait faim. Ils montaient une côte dont le sommet devait être bien éloigné, car on apercevait, tout à son point culminant, la bâche d’une voiture de roulier, qui cahotait en s’en allant, et celle-ci ne semblait pas plus grosse qu’un panier de jonc. Le jour allait finir. Mais c’était un de ces jours où le soleil disparaît sans qu’on sache où, ni quand, à quel moment précis. Il y avait seulement des bandes de ciel plus pâles, couvertes de fumée en mouvement, à droite de la voiture de roulage qui s’éloignait. Pas un toit qui fut proche, pas un regard, pas une voix humaine : des champs assombris, remués fraîchement, coupés de vignes dont le nombre se multipliait depuis une semaine, sur le chemin d’aventure que suivait le Breton ; et, après les vignes, à quelques centaines de mètres du sommet, un taillis balançait ses brins de chêne trapus, et buvait l’eau par ses feuilles, ses mousses, ses champignons, ses lichens, sa terre poreuse. Louarn pensa : « J’atteindrai ce mauvais abri. Il y aura au moins un peu de bois pour faire ma cuisine. Les petites ont besoin de quelque chose de chaud. » Il mit un grand quart d’heure à franchir la distance qui le séparait du taillis, entra par une dépression du talus, et laissa la petite charrette au bord d’une de ces minuscules clairières rondes que laissent après eux les charbonniers, quand ils ont cuit le charbon dans une coupe. Et aussitôt il se mit à tirer de la voiture une vieille casserole, une bouteille d’eau, et cinq gros navets qu’on lui avait donnés. Noémi s’assit contre la cépée de chêne qui avait le moins de traces de pluie à sa racine et, ayant mis sa sœur près d’elle, ayant renoué les bouts des deux châles gris qui s’étaient dénoués, elle commença à peler les légumes avec son couteau de poche, tandis que le père s’écartait, à la recherche du bois mort.
Quand les deux petites furent seules, elles se mirent à rire, et leur rire était doux, comme s’il y avait eu des oiseaux, et il s’en allait dans la fin du jour, dans la pluie, jusqu’à la route qui passait à peu de distance, jusqu’au père qui s’éloignait en faisant un cercle, de peur de s’éloigner trop. Celui-ci, en les entendant, sentit défaillir ce qui lui restait de courage. Elles ne comprenaient pas qu’on était hors du pays breton, qu’on allait dans l’hostilité du monde, que l’hiver venait, que la lassitude de ces gîtes de hasard, et l’incertitude de la vie augmentaient avec les jours ; elles ne subissaient pas l’étouffement, l’accablement de la nuit mortelle qui enveloppait le bois, et qui eût fait pleurer un homme heureux !
Deux poignées de brindilles mouillées, trois poignées de mousse qu’il avait pressées comme une éponge, et Louarn revint vers les petites.
La casserole était pleine d’eau et de quartiers de navets pelés. Il ramassa des pierres, fit un foyer qu’il bourra de bois, et frotta une des allumettes qu’il portait dans sa vieille tabatière de corne. Le bois ne prit pas feu. Il n’y eut qu’une bouffée de fumée qui s’en alla, couchée et vite bue, dans la brume énervante.
– Faudrait des feuilles sèches, dit Louarn ; prends les allumettes, Noémi, je vas chercher de la feuille à présent… Il fera froid cette nuit, mes pauvres !…
Il était debout, décoiffé, les cheveux collés ; il regardait du côté de l’occident, où il y avait une longue traînée jaunâtre, comme une couleuvre écrasée, un reste de lumière entre la terre et des nuages si bas, si bas que l’air manquait dessous. Par là, Louarn, par là, tu avais jadis, au soir tombant, un feu clair qu’une autre allumait, tu avais les bonjours qui accueillent, les bras qui s’ouvrent, et qui t’aimaient…
– Allons, dit-il tout bas, il faudra maintenant que je ne regarde plus jamais de ce côté-là, non, plus jamais… Il fera froid, mes pauvres ! répéta-t-il.
En parlant, il se détourna pour aller chercher des feuilles sèches. Noémi essaya à son tour de frotter les allumettes, et elle riait, ne réussissant pas, sous la poussée de pluie et d’air doux qui éteignait à mesure la flamme… Dans l’immensité lugubre son rire d’enfant glissait.
Tout à coup, elle cessa de rire. Le père, qui était à trente mètres de là, entendit qu’elle parlait. Et il ne pouvait la voir, parce que le couvercle de nuages s’était fermé, et que la nuit s’était épaissie… À peine s’il voyait ses mains errant à terre et les flèches des branches sur le gris de fumée du ciel… Elle parle, Noémi… À qui ? Pas à sa sœur… Les enfants n’ont pas la même voix quand ils causent entre eux, et quand ils sont en présence d’une grande personne… Elle parle, dans le bois ; elle répond à des questions qui sont faites à voix basse… Le vent ne porte pas de ce côté. Louarn s’approche, courbé, attentif, le cœur battant de colère… Si c’est un chemineau, il se battra ! Pourquoi ? Parce que… parce qu’il a défendu à Noémi de répondre aux chemineaux, parce que la haine est à plein son cœur, ce soir, avec la peine… Il tourne, les poings serrant les feuilles qu’il a saisies, et, sans bruit, il arrive auprès du rond des charbonniers. Trois formes sont penchées vers le foyer, deux petites, une grande. Il entend une voix qui demande :
– Donne-moi les allumettes, petite, j’allumerai bien !
– Ne les donne pas, Noémi ! crie Louarn. Je te le défends !
Il est debout. Une lueur de phosphore brille, puis une flamme dans le creux de deux fortes mains qui la protègent. Le reflet, aigu, subit, tire hors de la nuit pluvieuse une figure qui apparaît un instant, de trois quarts, ferme et pleine, dessinée en traits rouges dans le noir de la nuit où elle se replonge presque aussitôt. C’était une femme. Elle avait regardé du côté de Louarn… Elle disait :
– Veux-tu que je fasse la soupe ?
– Non ! cria Louarn. Allez-vous-en !… Je ne veux pas de vous !
Ils n’étaient pas séparés par deux mètres. Ils étaient de même taille. Et la femme s’étant baissée, sans tenir compte du refus, alluma une poignée de bois. Parmi beaucoup de fumée, une flamme s’éleva sous la casserole, éclairant l’herbe et les enfants penchés, et le visage de la femme qui, maintenant accroupie, regardait le Breton de bas en haut, et riait avec une insolence, une assurance et une curiosité extraordinaires. Une deuxième fois, elle demanda :
– Veux-tu que je fasse la soupe ?
– Non !
Mais il ne fit pas mine de la chasser.
Elle avait des cheveux abondants, noirs, crêpelés, relevés sur le sommet de la tête, et pas de bonnet. Elle observa Louarn un long moment. Le feu jaillit en flambée ; alors la femme, se relevant tout doucement, souple, et sans cesser de regarder Louarn, dit, mais d’un autre ton, qui mordait le cœur :
– Dis, veux-tu que je fasse la soupe ?… tous les jours ?… tant qu’on ne se déplaira pas ?… Tu ne peux pas nourrir ces enfants-là, voyons !
Il ne répondit pas, et s’éloigna, hors de la portée du feu, dans le noir, sous prétexte de ramasser du bois pour alimenter le feu. Mais tout le temps il la regardait, jeune encore, laide et forte dans la lueur dansante…
Et quand il revint, il ne répondit pas davantage, mais il resta, et il mangea la soupe qu’elle avait faite.
* *
*
Trois jours après, les voyageurs descendaient un chemin sablonneux. Ils étaient quatre. Elle ne portait qu’un paquet de linge à son bras, elle, la compagne chassée de quelque roulotte, ou la libérée d’une maison de correction, l’errante qui s’était jointe à l’errant. La petite Noémi l’accompagnait. L’enfant allait craintivement, le long de la robe, courant parfois de peur d’être en retard, car la femme marchait vite et n’attendait pas Louarn, qui retenait sur la pente la petite voiture plus chargée qu’au départ. C’était lui qui traînait toujours Lucienne, comme auparavant. Il était plus sombre que jamais, et il ne parlait plus aux enfants, et ce qu’il avait de bon et de résigné dans le regard, autrefois, il ne l’avait plus, même quand il regardait la compagne qu’il avait acceptée. Celle-ci ne s’occupait pas de lui ; elle marchait au bord de la route, déhanchée, les yeux furetant autour d’elle, comme celles qui ont la coutume de vaguer. Quand elle passait à proximité d’un verger, elle sautait la haie, pour ramasser des pommes, des poires, ou des grappes de raisin. Il n’y avait qu’à lui faire signe, d’ailleurs, pour qu’elle s’occupât des enfants, ou de les faire manger, ou de les porter, dans les endroits difficiles où la charrette aurait versé, ou de repriser leur robe ou leurs bas, à la halte. Elle n’avait ni empressement, ni résistance. Presque toujours, au coin de sa lèvre, elle portait un brin d’herbe, qu’elle écrasait entre ses dents blanches. Louarn au milieu du chemin et traînant Lucienne, la femme sur la gauche, Noémi derrière elle, ils descendaient, silencieux, le chemin sablonneux et tournant. Le jour était beau ; un air lumineux semblait vouloir baigner et guérir toutes les plaies de l’automne. Des vignes s’étendaient aux deux côtés des haies, qui n’étaient plus que de petite épaisseur, pleines de viornes, d’épines-vinettes et de houblons. On vendangeait presque partout ; l’odeur du vin nouveau descendait les coteaux, et roulait vers les peupliers et les saules jaunis qu’on voyait au bas des vignes. Jamais Louarn n’avait senti si vivement le lourd parfum qui flotte, un mois durant, sur les coteaux des provinces tièdes ou chaudes de la France. Il en éprouvait comme un vertige. Mais quand le vent d’ouest, par intervalles, fraîchissait, la maigre figure se redressait, et Louarn regardait le ciel tout plein d’un grand souffle de vent, compagnon qu’il reconnaissait. Une émotion aimée renaissait en lui.
À un dernier détour, le chemineau s’arrêta. Ses lèvres taciturnes, pour lui seul, murmurèrent deux mots :
– La mer !
Au bout d’une prairie aussi unie qu’une route, un large fleuve coulait. Il avait la majesté d’un de ces bras de mer qui entament le granit breton, et se prolongent par un tout petit torrent, tordu comme une vrille. Il avait ses plages de sable, ses anses, son mouvement de marée, son ouverture élargie vers l’ouest. Et Louarn, que rien n’avait ému vivement parmi les choses qu’il avait vues en voyage, répéta, en respirant largement :
– La mer ! La mer !
La femme, dédaigneuse, leva les épaules, et dit :
– T’as donc rien vu ? C’est la Loire.
Ils reprirent leur marche, à travers le pré maintenant, et dans le plein souffle de ce vent du large qui venait boire l’odeur des vendanges, et la mélangeait à son odeur d’écume. Louarn avait l’œil brillant, fasciné par la lueur de l’eau en mouvement. Le nom de la Loire ne lui disait rien. Il pensait aux eaux qui montent et se retirent sur les grèves ; il pensait aussi que, de l’autre côté, ce devait être enfin la Vendée. Bientôt, le sentiment qu’il allait à jamais s’éloigner de la Bretagne, vint lui étreindre le cœur. Louarn marcha moins vite, et il se taisait, tout blême, parce qu’il allait passer ce qu’il appelait la mer, et ce qui était bien la mer pour lui, la grande frontière qu’on ne repasse plus, quand on émigre.
La femme n’avait aucune conscience de ce qu’il pouvait souffrir. Mais Noémi s’étant approchée de son père, par hasard, il lui prit la main et la garda. L’enfant se mit à dire :
– Une voile ! Regardez une voile !
Mais il ne regarda qu’elle, la petite Noémi, et si tendrement qu’elle en fut surprise, et qu’elle le considéra, se demandant : « Qu’ai-je donc ? »
La prairie où ils s’avançaient, dans le vent continu de la Loire, se trouvait aux environs de Varades, assez loin du bourg et du pont. Ils s’approchèrent de la rive, et Louarn, ayant aperçu un homme qui se disposait à traverser le fleuve dans son bateau, le héla et demanda passage. L’autre considéra cette chétive caravane. Il était riche, comme beaucoup de paysans de la vallée, et la misère lui paraissait un tort.
– Faut bien rendre service, dit-il. Mais je suis pressé. Appelez donc votre femme qui muse !
À ce mot, « votre femme », Louarn frissonna si fort que le batelier, nourri de pain blanc et de vin, se prit à rire. Il fallait peu de chose pour l’amuser. La compagne de Louarn cueillait des champignons, dans le pré, et les serrait dans le pli de sa jupe relevée. Elle arriva, lente malgré les appels, se baissant encore afin d’augmenter la récolte : leur souper pour le soir. Pendant qu’elle venait, le paysan, accoudé sur sa perche qui tremblait au courant de l’eau, ayant observé les cheveux crêpelés, la mine insolente et négligée de la femme, reprit :
– C’est un sacré métier que vous faites là, toujours courir ! On ne gagne pas d’argent. Allons, embarquez !
Ils ne répondirent pas, et montèrent dans la barque plate, où ils installèrent la petite charrette et tout le bagage. Sur le banc, à l’avant du bateau, Louarn s’assit à côté de Noémi. Et, de nouveau, il lui prit la main, et la tint serrée, serrée.
Mais il ne parlait pas. Il ne regardait pas non plus son enfant. Ses yeux erraient sur l’eau luisante où le bateau s’en allait à la dérive, puis sur les lointains de la Loire, aux deux côtés. Noémi était réjouie de ce glissement qui l’emmenait. Elle n’avait plus à marcher. C’étaient les choses qui coulaient derrière elle. Vers le milieu du fleuve, elle sentit se resserrer un peu plus sur sa main la main du père. Elle vit qu’il avait sa figure de souffrance, à demi détournée vers la nappe fuyante et illuminée de soleil jusqu’à l’extrême horizon.
– Mignonne, dit-il tout bas, est-ce que ça ne te rappelle rien, cette grande eau-là ?
L’enfant suivit la direction de la main à peine soulevée, et hocha la tête, ne trouvant rien.
– Moi, reprit le père aussi doucement, ça me rappelle la mer, comme qui dirait Yffiniac et la grève des Guettes. Tu ne te souviens pas ?
Cette fois, la petite voix répondit :
– Non.
– Tu ne te souviens pas de ton grand-père Le Clech, le pêcheur, qui avait un bateau, lui aussi ?
– Non.
– Nous étions pourtant allés le voir, une fois, avec toi, avec…
Il allait dire « avec ta maman Donatienne ». Mais il se retint ; son front se pencha vers les planches du bateau, et la petite l’entendit qui disait :
– Je suis tout seul au monde !
Il ne se redressa plus avant d’avoir atteint l’autre rive.
Alors, Louarn sortit du bateau, remercia d’un mot le paysan qui avait déjà amarré la chaîne et s’éloignait, et, debout sur le sable, au pied des oseraies, tourné vers le fleuve, il ne regarda plus qu’une chose, la Bretagne, déjà lointaine, et qu’il apercevait pour la dernière fois.
Il était si absorbé par la contemplation de la prairie, des coteaux de vignes traversés une heure plus tôt, des frondaisons mêlées de chemins et fuyant au nord-ouest, et de ce qu’il voyait sans doute au delà, qu’il laissa Noémi descendre seule, qu’il laissa sa compagne passer devant lui et l’injurier, traînant la petite charrette et portant le panier. Il demeurait seul. Il avait toute l’âme dans les campagnes d’où il venait. Elle se jetait impétueusement, malgré toutes les résolutions, jusqu’aux lieux où il avait tant souffert. Et c’était pour y souffrir encore. Il se perdait en des adieux dont lui seul savait la raison, et la cruauté, et la place nombreuse en un cercle tout étroit où sa vie avait tenu.
Dans les saulaies, loin déjà, une voix lui cria :
– Louarn, vas-tu venir ?
Il s’éveilla.
Elle reprit :
– Par où faut-il que j’aille ?
Il répondit :
– Toujours devant nous, toujours !
Puis, se détournant, il suivit la misère qui l’appelait, et ils s’enfoncèrent vers le centre de la France.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .