CINQUIÈME PARTIE PASCALE

Il était neuf heures. La nuit était chaude, et plus chaude encore la nappe de vapeur et de poussière, éclairée en dessous par les becs de gaz, et qui flottait au-dessus de Nîmes. Le sol restituait le soleil du jour, et l’odeur des égouts, des caves, des chambres, des ruisseaux, du fumier écrasé par les roues, des écorces de melon jetées devant les portes, tout l’encens de la ville montait. À la même heure, sur les Collines, sur les pentes des garrigues, les touffes de lavande et de mélisse, les feuilles mourantes de soif et pendantes des lauriers, des romarins, des genévriers, livraient leur parfum à la brise soufflant de l’ouest. Mais la brise n’avait pas assez de force pour balayer l’énorme colonne de miasmes, de débris, de puanteur humide qui se dégageait des rues, des places, des cours, des toits longtemps chauffés. Elle y jetait seulement un peu d’air pur. Et ceux qui respiraient cet air disaient : « Il fait bon sortir. »

Les habitants de Nîmes, ceux que l’été n’avait pas chassés, se promenaient, buvaient dans les cafés, les buvettes, les débits, les hôtels, faisaient le tour des fontaines, s’épongeaient le front, et, partout où l’on pouvait s’asseoir, s’asseyaient. En haut du large cours de la République, qui aboutit au jardin de la Fontaine, les promeneurs, ouvriers ou petits bourgeois du quartier, soulevaient une épaisse poussière, et marchaient les pieds traînants, la tête levée et contente. On riait. Des filles se croyaient jolies, quelques-unes l’étaient. Des plaisanteries, des intrigues d’amour, des médisances occupaient les esprits qu’aucune idée n’alourdissait, et on eût compté les visages graves ou seulement sérieux. On respirait. Beaucoup d’enfants « prenaient le frais » avec les parents. Des soldats flânaient ou regagnaient la caserne. En haut du cours, au-dessus du bois de pins, la Tour Magne se dressait, comme un phare éteint et vague dans la nuit.

Une femme, immobile, près de la ligne de micocouliers qui entoure le terre-plein, et appuyée contre la colonne d’un bec de gaz, attendait. L’ombre de la plate-forme de la lanterne l’enveloppait et vacillait autour d’elle. Cela lui faisait comme une guérite. La femme ne sortait pas de là, et le métier qu’elle faisait se devinait à sa jeunesse non moins qu’à sa persistante volonté de demeurer à cette place, les bras croisés, le dos tourné à la foule qui se promenait. Elle savait qu’on viendrait l’y chercher. Dans cette foule, un seul groupe semblait l’intéresser. Elle regardait, de temps en temps, du coin de l’œil et sans tourner la tête, un homme jeune, mince, bien vêtu, coiffé d’un chapeau de paille et qu’accompagnaient un autre homme plus jeune, long buste aux jambes de basset, et deux femmes du bas peuple de Nîmes. L’homme passait et repassait dans la lumière, et ses yeux se plissaient pour apercevoir et surveiller, dans la demi-ombre, la mince créature qui se tenait dressée contre le réverbère. Il ne cessait pas de parler, d’ailleurs, ni de rire. Quelquefois, les yeux de l’une et de l’autre se rencontraient et leur dialogue, muet et rapide, ramenait à l’immobilité la femme qui avait peur.

C’était le troisième soir qu’elle venait là, et à cette place. Elle était la chose, l’exploitée, celle qui n’a pas le droit de se plaindre. Elle attendait, par ordre, exposée au mépris, aux plaisanteries des passants, et, ce qui était pire, à leur convoitise, n’ayant pas de nom, pas de volonté, pas de choix, pas d’aide. Quand la lumière de la flamme tombait sur elle par hasard, on pouvait deviner qu’elle avait de beaux cheveux blonds, mais courts, et formant en arrière un petit chignon plat.

Un homme, assis sur un banc, à quatre pas, la regardait. Il se leva et elle le vit, et elle se recula, d’un mouvement lent, essayant de se cacher de l’autre côté de la colonne de fonte. L’homme approchait d’un pas mal assuré, le buste courbé en avant, les bras écartés, comme ceux qui, au jeu de colin-maillard, tâtent l’espace pour saisir quelqu’un. Il était vêtu d’étoffe brune, pantalon large, veste longue, et coiffé d’un chapeau à bords rabattus, bouvier sans doute ou gardeur de moutons des Cévennes, descendu avec son troupeau jusqu’au grand marché de Nîmes. Sa face carrée, bestiale, encadrée de deux favoris courts, riait d’un rire fixe, et, entre ses joues couleur de terre, montrait la pointe de ses dents jeunes. Il venait, et la pauvre fille aurait voulu s’échapper, mais elle avait peur de celui qui se promenait dans la foule, et qu’elle sentait toujours voisin.

Elle s’était encore reculée ; elle était sortie de l’ombre et entrée dans la lumière crue du bec de gaz ; on voyait qu’elle était jolie, délicate, honteuse, et craintive. Elle avait mis ses mains dans les poches de son tablier à carreaux mauves, afin qu’il ne les prît pas, lui qui était tout près. La poussière, le bruit, l’indifférence ou la basse curiosité de plusieurs centaines de promeneurs, enveloppaient ce drame de l’extrême misère, celle de la honte qui n’est pas consentie.

L’homme qui tâtait l’ombre, ayant touché la colonne de fonte s’y appuya d’une main, se redressa, énorme, et, de l’autre main, lancée en avant, saisit la jeune femme et l’attira contre lui pour l’embrasser. Elle se débattit, elle poussa un cri, en détournant la tête. Et il y eut des rires, dans les groupes, parce que cette fille refusait de se laisser embrasser. Quelqu’un cria : « Tiens bon ! » Un agent de police, de loin, observait la scène avec l’indulgence de l’habitude. Un homme ivre, une fille rudoyée, c’était normal. D’ailleurs, il n’eut pas besoin d’intervenir. D’un groupe de promeneurs qui s’était arrêté, l’homme au chapeau de paille et à l’épingle de cravate bleue se détacha, et, rapidement, s’étant avancé derrière la jeune femme :

– Allons, dit-il à voix basse et sifflante, emmène-le, faut-il que je m’en mêle !

Avec une expression de terreur et de supplication, elle regarda celui qui parlait. Elle se rapprochait de lui, par saccades, luttant faiblement contre le bouvier qui la tenait par les poignets, et la forçait à reculer.

– Ah ! tu ne veux pas obéir ! reprit le promeneur, qui avait tiré sa montre et, la faisant tourner, enroulait la chaîne autour de son doigt ;… nous réglerons ça à la maison !… Emmène-le, je te le répète, et vite !

Elle allait se trouver prisonnière entre les deux hommes. Tout à coup, par une brusque secousse, elle parvint à dégager ses poignets, plia la taille, se redressa et partit dans la direction du Cadereau.

Quelques bravos l’approuvèrent. Mais le bouvier la rattrapa au bout de vingt pas, la prit par le bras, et on les vit tourner ensemble, à l’angle d’une des rues du quartier ouvrier, à gauche du cours de la République.

L’homme à l’épingle bleue qui s’était, lui aussi, mis à courir, revint sur ses pas, et l’une des femmes qui l’attendaient, regardant la créature réduite par la peur et dont on pouvait entrevoir encore, près de disparaître, la tête basse et le tablier flottant, dit avec dédain :

– Il y a de la brouille dans le ménage !

L’homme fronça les sourcils, et répondit :

– Depuis quelques jours. Mais ça ne durera pas ! J’ai le moyen de me faire obéir.

Et il frappa, l’une contre l’autre, ses mains pliées et formant le poing.

La nuit chaude, fouillant les pierres et la poussière pour en boire la dernière eau, continuait de peser, et les petites gens de se promener sur les boulevards et dans les rues, espérant un souffle frais, qui venait rarement.

Cinq heures du matin. La porte qui fait communiquer la maison des Prayou, en arrière, avec le terrain vague, s’ouvre, et une femme se penche ; elle s’appuie au mur comme si la fraîcheur du matin la faisait défaillir ; elle aspire quelques gorgées d’air, précipitamment ; elle regarde le temps, puis rentre, laissant la porte ouverte.

Le matin est d’une limpidité parfaite. Il n’y a plus de vent du tout, et la journée sera étouffante. Il faut se hâter de sortir. La femme revient ; elle a encore la même jupe grise qu’elle portait la veille, le même corsage d’étoffe bleue à semis de grappes blanches ; seulement elle a jeté sur ses épaules, à cause de l’heure matinale et qui devrait être fraîche, un châle de laine qu’elle ne croise pas, et qui retombe, en avant, sur la poitrine, et du bout de sa frange touche la ceinture. Elle est pâle et amaigrie ; son visage n’exprime aucun contentement de la beauté du matin ; ses yeux restent tristes. Elle soulève et pousse devant elle une brouette chargée d’un énorme paquet de linge qu’enveloppe un drap. Et, pendant qu’elle sort des brancards de sa brouette, pour fermer sa porte, elle inspecte les fenêtres des maisons voisines de la sienne, sur la pente de Montauri.

Car toutes ces femmes qui habitent là, ces locataires des Prayou, qui ont dépendu d’elle autrefois et qui la saluaient bas, la Rioul, la Lantosque, la Cabeirol et les autres, qui demeurent plus haut ou plus bas dans la rue de Montauri, leurs maris, ou frères, ou amants, et ces Mayol, l’homme, la femme ; la sœur, qui sont logés de l’autre côté de la rue, juste en face de la maison des Prayou, tous, comme ils doivent rire d’elle à présent ! Que de choses ils savent, sur le compte de Pascale ! Comme ils l’ont vue descendre et tomber, depuis des mois, elle dont plusieurs femmes étaient jalouses au début ! Ils doivent avoir entendu ses cris, cette nuit, quand Jules Prayou est rentré, à deux heures, et qu’il l’a battue ; quand il l’a poursuivie dans l’escalier ; quand elle a ouvert la fenêtre et appelé au secours ! Ils doivent la guetter ce matin. Derrière quelle fenêtre et quelle vitre sont-ils cachés ? Encore cette veuve Rioul, qui va faire des ménages en ville, peut poser pour la vertu : elle est vieille. Mais cette Lantosque, la femme du tailleur qui loge dans la même maison que la Rioul, on a parlé d’elle souvent ; elle a, dans le regard, tous les feuilletons qu’elle lit à longues journées ! Et les Cabeirol, le petit employé de tramway et sa femme, qui ont loué la maison de gauche, qu’est-ce qu’ils ont à dire ? Des gens qui paient mal, qui n’ont pas donné un sou depuis six mois !… Ils devraient se taire au moins, et ne pas montrer leur mépris ! Ah ! si elle avait quelqu’un pour la protéger !… La protéger ?… Hélas !… il faudrait être aimée… Personne n’aime plus Pascale Mouvand, surtout celui qui l’a perdue.

Et il faut vivre là.

La jeune femme reprend son fardeau, traverse l’extrémité du terrain vague, et gagne la rue de Montauri, qu’elle descend jusqu’au torrent. Les voisins n’ont pas encore ouvert leurs volets. Il n’y a qu’un maraîcher qui arrose son jardin. Au delà du pont, sur le quai, bien peu de boutiques sont ouvertes : quelques débits, quelques épiceries dont les clients sont tous des campagnards. Personne encore dans le lavoir qui est là, à droite, au tournant du pont. Pas une laveuse de Nîmes n’est encore au travail. Tant mieux ! Elle pose à côté d’elle le paquet de linge, relève ses manches, dénoue le drap, et s’agenouille à la première des places ménagées le long du bassin plein d’eau, tout près du robinet dont elle augmente le débit. Une femme passe sur la route, dans une petite carriole, un « jardiniero », où sautent en mesure, au trot du cheval, les arrosoirs de fer-blanc, pleins de lait. Elle n’a fait attention ni au long lavoir au toit de tuile, ni à l’unique laveuse qui lève le battoir sur les torchons de la veuve Prayou.

Une longue traînée de poussière retombe derrière la voiture. Pascale trempe le linge, l’essore, le frappe ; mais elle ne peut travailler longtemps et, toutes les cinq minutes, de souffrance et de lassitude elle s’arrête, et ferme les yeux, et elle reste là, comme évanouie, assise sur ses talons, les bras à plat sur le mur de ciment du bassin, et les doigts touchant le courant de l’eau. Le soleil commence à chauffer les tuiles du lavoir. L’ombre des maisons sur le quai diminue et blêmit.

Il ne reste plus rien qu’une apparence, en vérité, de cette Pascale qui arrivait, il y a treize mois, dans la banlieue de Nîmes, espérant y retrouver quelque chose de l’abri où elle avait vécu. Sa crédulité, son imprudence, un souvenir chantant de sa jeunesse l’avaient amenée chez ces parents misérables. Et, tout de suite, avec une habileté entière, on avait commencé de la corrompre. Que de complices s’étaient unis contre elle ! L’éloignement de l’exemple de ses compagnes ; l’absence de cette règle qui guidait sa volonté et l’exerçait, de sorte que chaque minute était une élection nouvelle et donnait à la maîtrise sur soi un accroissement de pouvoir ; la subite privation de l’amitié tendre, intelligente et pure des sœurs, et le chagrin qu’elle en éprouvait ; tout cela servait les desseins de Jules Prayou. Il s’était montré, d’abord, prévenant et réservé ; il avait su la plaindre et garder le secret de ce passé qu’elle voulait regretter seule et jalousement, comme un amour déçu ; il l’avait défendue contre les préjugés de ce milieu populaire, qui ne s’ouvre pas plus aisément que les autres à l’étrangère, et il l’avait comblée de cadeaux. Pascale s’était montrée confiante. Peu à peu il l’avait séduite. L’erreur n’avait pas duré : mais elle était sans retour. Au lendemain de sa faute, le sentiment de l’irréparable avait saisi Pascale. Il s’était mêlé aux premiers remords ; il les avait rendus vains et tournés en désespoir ; à présent, il la dominait toute. Elle s’était répété, tant et tant de fois : « Comment ai-je pu tomber si bas ! Malheureuse Pascale, plus malheureuse que d’autres ! Avoir été ce que j’ai été, et être ce que je suis ! Avoir eu la mère que j’ai eue, et mon père, et ensuite le voisinage et l’exemple des saintes ! Avoir été la bénie, l’entourée, la respectée, et ne plus oser même soutenir le regard de celles des femmes de Montauri qui me rappellent mon passé : des pures, des préservées des vaillantes ! Avoir été choisie, et trahir ainsi ! Comme je connaissais ma faiblesse, hélas ! Ma vocation n’était que de la crainte de moi-même, où Celui que je n’ai plus le droit de nommer avait mêlé un peu d’amour pour lui. Et tout est fini ! Le seul avenir que je voulais est fermé ! Même si les temps devenaient meilleurs, si les couvents se rouvraient, plus de place pour la créature indigne que je suis ! Qui donc voudrait reprendre, pour enseigner les enfants, et leur apprendre à résister aux tentations, celle qui est tombée ? Je suis celle que rien ne peut relever. Je suis damnée, damnée, damnée ! »

Bien vite aussi, elle avait deviné l’abominable machination dont elle avait été victime ; elle avait aperçu la corruption foncière de ce Prayou, sa vie de débauche et d’expédients, sa brutalité. Elle avait compris qu’il ne l’avait jamais aimée, et qu’on avait travaillé de concert à pervertir Pascale. La veuve Prayou avait maintenant une domestique gratuite, à laquelle elle laissait tout le travail de la maison ; et lui, il avait acquis sur une femme jeune, jolie, et privée de tout appui, une domination qu’il comptait exploiter, à son heure, jusqu’aux dernières conséquences. Ruiné depuis longtemps, il entendait que cette fille, qu’il avait perdue, tombât encore plus bas et devînt une ressource. Elle résistait. Cette vie était si affreuse que Pascale, dans les premiers mois de l’année, avait voulu se tuer, mais le courage lui avait manqué. Elle avait peur de la souffrance et de la mort, à présent que l’âme ne commandait plus, et que le péché la tenait. Elle avait voulu s’enfuir aussi, mais Jules Prayou avait pris ses mesures, depuis longtemps, pour qu’elle ne pût s’échapper.

De tout ce qu’elle faisait et disait, il était averti. Pascale se sentait enveloppée, de plus en plus, dans un réseau de surveillances, de trahisons, de jalousies presque sans nombre. Son maître était un être redoutable et redouté. Cet homme, sans argent avouable, sans considération et sans métier, avait des complicités partout. Il tenait le quartier, non seulement le groupe des maisons de Montauri, mais celui de l’abattoir et du marché aux bestiaux. Sans qu’il fût mêlé ouvertement aux luttes politiques, plusieurs politiciens le ménageaient, à cause de sa faconde, et de l’influence qu’il avait dans des milieux spéciaux. On disait : « Il ne faut pas avoir Prayou contre soi. » Et les périodes électorales lui donnaient des rentes. Les agents chargés de la police, et qui avaient formelle mission de le surveiller, avaient fini par entrer en arrangement et en combinaisons avec ce bandit, que l’opinion désignait comme capable de tout, et qu’on ne parvenait pas à convaincre d’un délit déterminé. Ils acceptaient d’entrer, avec ou sans lui, dans l’un ou l’autre des cafés borgnes où il régnait, d’y prendre une consommation et de partir sans payer. Jules Prayou les aidait quelquefois en leur fournissant des indications. Il achetait ainsi un relâchement de surveillance, une myopie accidentelle de certains employés subalternes. Les fraudeurs d’alcool se servaient volontiers de son expérience, de sa connaissance parfaite du pays et des hommes ; les braconniers se débarrassaient chez lui du lièvre ou des perdrix tirés en temps prohibé ; les propriétaires de mazets, dont les oliviers étaient trop souvent visités par les maraudeurs, en novembre, savaient que, moyennant une juste rétribution, un mot d’ordre serait transmis qui leur épargnerait l’ennui de perdre toute la récolte. Quand ce grand jeune homme, aux yeux veloutés et dédaigneux et à la mâchoire avançante de bête fauve, passait dans les quartiers voisins de Montauri, une foule de gens le saluaient d’un coup de chapeau ou d’un signe de la main. Il répondait d’un mot ou d’un mouvement de paupière, selon l’importance des cas. Les femmes le regardaient. Les marchands de journaux descendaient du trottoir où il marchait ; les bohémiens de la cour de la Consolation, tribu fermée pour d’autres, l’accueillaient ; les musiciens ambulants et les mendiants de tout ordre, vrais ou faux, le considéraient. Et tout ce monde, plus ou moins, le renseignait. On lui disait : « J’ai vu votre bonne amie au jardin de la Fontaine ; je l’ai vue dans le chemin de Saint-Césaire. » D’ailleurs, Pascale ne sortait jamais qu’avec autorisation, et pour un temps d’avance limité.

Elle était bien devenue l’esclave, à la fois révoltée et apeurée. Ses forces avaient décliné, au point que les voisines disaient : « Avec cette mine-là, elle n’ira pas loin. » Elle ne pouvait plus voir Prayou sans être prise d’un tremblement nerveux, qui durait des heures. Elle toussait ; elle avait la fièvre souvent ; elle souffrait toujours en quelqu’un de ses membres, et l’usure de son sang, dans ses veines douloureuses, l’avait laissée à la fin sans défense contre la volonté de son maître. Mais le mal était surtout dans l’âme, que le passé torturait et désespérait. Pascale les repoussait, ces souvenirs, dix fois, vingt fois, cent fois, et ils revenaient toujours. Avec l’aube et avec le crépuscule, avec les midis qui sonnaient aux clochers, et à toute heure du jour, pour un moment de silence et de vide que naguère la paix aurait rempli, pour un visage ou un son de voix qui en rappelait vaguement d’autres, des images surgissaient en elle, impétueusement : « Réveil… C’est sœur Léontine qui sonne… Angélus… Maintenant, nous descendions à l’église… C’était la méditation… Le soleil décline, les petites nous laissaient seules… Edwige bien aimée ! Danielle ! Et vous qui étiez mon appui, sœur Justine !… Quelle horreur ! Quelle profanation ! Quelle honte devant vous ! Je ne veux plus vous voir ! Écartez-vous de mon abîme, vous qui êtes les élues ! » Et tout avait sombré dans ce désespoir, l’ancienne liberté d’esprit, l’ancienne gaieté, l’éclat même de ces yeux d’or que leur jeunesse semblait avoir quittés ; tout, excepté un amour encore vivant : celui des enfants qui ne l’approchaient plus, et dont elle regrettait le bonjour, les baisers, le regard confiant, et ce sourire qu’elle gagnait si vite autrefois…

Oh ! quel poids de chagrin il lui faut soulever, pour se remettre au travail ! Et pourquoi travailler encore ? Et pour qui ?

Voilà encore un jour revenu !… La matinée est commencée ; toutes les boutiques sont ouvertes ; les filets et les claies qui protègent contre les mouches pendent devant les portes. Pascale, avec effort, se redresse, et se penche sur le linge abandonné dans la cuve de pierre. Une forme noire, une haute silhouette d’ombre, venant du côté du pont, éteint le soleil et passe sur la route ; c’est la veuve Rioul, avec ses airs de dame pauvre qui a connu la fortune. Elle part de bonne heure, pour aller faire deux ménages en ville, et elle a coutume d’entendre la messe à l’église Saint-Paul. Elle n’a pas vu Pascale : en tout cas, elle dépasse le lavoir sans regarder à droite ; elle s’en va, le bas de sa jupe noire déjà tout blanc de poussière… Depuis le jour – il y a des mois – où elle s’est permis de dire à Pascale, tout nouvellement arrivée dans ce quartier et dans cette maison des Prayou : « Vous êtes bien jeune, mademoiselle, prenez garde, on parle déjà de vous, » elle n’a plus guère adressé la parole à Pascale, qui l’avait si mal reçue. Le battoir s’abat sur le linge. La vieille femme traverse le terrain nu qui s’étend en face du lavoir, et s’enfonce dans les rues de la ville. Les cigales augmentent de nombre et de bruit. La laveuse a déboutonné le col de son corsage bleu. Des voix descendent de Montauri. Elles sont jeunes, et Pascale les reconnaît ; elle nomme déjà dans son esprit, avant qu’elles aient passé le pont, Marie Lantosque, une locataire aussi, et la femme du jardinier, la Mayol, qui demeure juste devant la porte de la veuve Prayou, et la sœur de la Mayol, une jeune fille qui va se marier. Les trois femmes débouchent du pont de Montauri, et elles n’ont pas plutôt dépassé le mur qui protège les laveuses, qu’elles tournent la tête sans s’arrêter.

– Bonjour, madamo Pascaù ! Bonjour ! Bonjour ! Coumo vai faire caù, dinc uno ouro ! (Comme il va faire chaud, dans une heure !)

Elles rient, elles vont vite, et Pascale les suit des yeux, un instant, en foulant son linge de ses deux mains lasses. « Elles me saluent, songe-t-elle, elles ne voudraient pas me mépriser tout haut. Mais, tout bas, que pensent-elles ? La Lantosque avait un air de se moquer. »

Et Pascale souffre d’imaginer les conversations secrètes des trois femmes qui s’éloignent, pressées et droites comme trois doigts fins. Elle est tellement incapable de se dominer, qu’elle s’en prend aux choses qu’elle lave. Elle frappe plus vite, elle roule et tord son linge avec irritation. La colère lui tient lieu de force, pour un temps. Finir, finir, ne plus être là ;… c’est son rêve, comme tout à l’heure, son rêve était de quitter la maison. Pendant que Pascale travaille ainsi et s’épuise, une enfant, une clarté, une joie est entrée dans le lavoir. C’est la petite Delphine Cabeirol, qu’on appelle Finette, la fille de la locataire des Prayou, une enfant de dix ans, vive, sautillante comme une bergeronnette, sombre de cheveux et qui a de si longs yeux, verts comme une olive et étonnés de tout. Pourquoi est-elle entrée par l’autre extrémité du lavoir ? Qui sait ? Pour danser quelques pas de plus, dans le soleil qu’elle aime. Elle est arrivée en sautant jusqu’au milieu du couloir où les femmes se placent pour laver ; elle retient, d’une main, un petit paquet posé sur sa tête ; puis, subitement, elle s’est arrêtée, apercevant la voisine, la « propriétaire » de la rue de Montauri, « celle à qui tu ne dois pas parler », dit la maman. Et Delphine, qui évite le plus qu’elle peut madame Pascale, est tout interdite de se trouver là, vis-à-vis d’elle, sans l’avoir prévu, et toute seule. Elle s’est donc baissée très bas, et elle dénoue sans bruit, sans geste brusque, le paquet dont elle était chargée. Madame Pascale bat si fort son linge qu’elle ne remarquera peut-être pas la présence de Delphine. Mais non, la petite a été vue, et le battoir s’arrête de frapper le linge. Et les yeux qui savent être si doux la considèrent avec une tendresse qui ressemble à celle de la mère. Madame Pascale a retiré de l’eau ses mains ; elle les laisse pendre sur son tablier mouillé ; elle est à genoux et à moitié détournée vers l’enfant, et elle ne sourit pas comme font les femmes qui veulent que les enfants les embrassent, mais elle attire aussi, et elle appelle avec sa tristesse. Ni elle, ni Delphine ne bougent plus. Les moustiques font plus de bruit qu’elles deux. On dirait que madame Pascale a peur d’effaroucher Delphine et de la faire fuir. Et c’est Delphine qui parle la première, quand elle voit que les larmes sont tout près des yeux qui la contemplent. Elle a dénoué le paquet et mis en pile sur le bord du bassin, à quelques pas de madame Pascale, quelques mouchoirs, une chemise, des bas et un jupon d’enfant, avec un gros morceau de savon de Marseille. Elle est moins Nîmoise que Provençale. Elle se sert de la jolie formule d’autrefois :

– Salù, madamo Pascaù e la compagno… Porte iço, per ma mera, que tan ben vai veni lava. (Bonjour, madame Pascale et la compagnie, j’apporte cela pour ma mère, qui va aussi venir laver.)

Elle fait un signe de sa petite tête pâle, qui se relève vite, comme une touche d’ivoire, et elle veut s’en aller.

– Dis-moi, Delphine, tu as donc la permission de me parler, ce matin ?

– Non, dit la petite ingénument et par-dessus son épaule.

– Alors, c’est parce que tu vois que j’ai de la peine, que tu me dis bonjour ?

Delphine eut un mouvement de paupières qui disait oui.

– Je l’ai deviné, vois-tu ; je connais bien les petites filles ; oh ! très bien… Tu as raison de croire que j’ai de la peine. J’en ai beaucoup.

Les grands yeux couleur d’olive se voilèrent.

– Tout le monde est méchant avec moi… Veux-tu être bonne, toi, petite Delphine ?

L’enfant, embarrassée, tordit l’une dans l’autre ses mains et, sans ouvrir ses lèvres, elle répondit par son regard, qui disait : « Que voulez-vous de moi ? J’ai le cœur gros parce que vous souffrez, sans que je comprenne bien ;… mais que voulez-vous de moi ? Si c’est quelque chose que je puisse faire sans trop désobéir ? Je désobéirai bien un peu pour vous ? »

– Je ne te demande pas de venir m’embrasser, petite Delphine, non, je ne voudrais pas… Donne-moi ta main seulement ; cela me fera tant de bien !… Je n’ai personne qui m’aime.

La petite sourit. Toute sa joie lui revint. Ce n’était que cela ? Donner la main ? Delphine savait que les toutes mères et toutes les voisines, d’ailleurs, aiment à caresser les enfants. Elle s’avança, les mains à plat dans l’air et tendues comme pour les faire baiser. Mais, avant qu’elle eût touché celles de Pascale, elle s’arrêta court, écouta, sauta sur ses pieds de chèvre, et s’enfuit :

– Maman qui arrive ! La voilà ! la voilà !

En trois bonds, elle eut traversé le couloir ; elle passa par la brèche qui est au bout du bassin, repassa sur la route ensoleillée devant Pascale, et tourna brusquement, pour prendre le pont de Montauri.

Pascale entendit quelques mots rapides, en patois, échangés entre Delphine qui se défendait et la mère qui grondait, puis, par la porte qui ouvre près du pont, la Cabeirol entra. Un froncement de sourcil exprima tout de suite le sentiment de cette Cabeirol, quand elle aperçut Pascale agenouillée dans le lavoir. Elle eut soin de reculer d’une place les hardes déposées sur le bord du bassin, pour n’être pas tout auprès de cette créature. Elle dit cependant, comme les autres : « Bonjour, madame Pascale », mais très vite et du bout des lèvres, si bien que l’autre, qui s’était penchée de nouveau en avant, ne l’entendit pas. C’était une Provençale de la petite espèce, maigre, décidée, vibrante. Elle se sentait au-dessus de Pascale, étant mariée, elle, et mère. Elle désapprouvait cette vie de désordre et de dépense des Prayou, – on les croyait riches encore dans Montauri, – sentiment tout humain, d’ailleurs, et qui n’était nullement inspiré par la dévotion. Mais, en même temps, elle était contrainte de ne point montrer ce qu’elle pensait, étant la locataire des Prayou, locataire en retard le plus souvent. Oh ! il y a longtemps qu’elle aurait quitté la maison, si les années n’avaient pas été si dures pour Cabeirol ! Il faudrait quand même en venir là prochainement, à cause de Delphine qui grandissait, qui comprendrait, futée comme elle l’était, et avancée pour son âge. En attendant une bonne année, de l’avancement dans les tramways, on aurait aimé des voisins de meilleure tenue, et un logement moins mal famé.

La Cabeirol s’agenouilla à la place qu’elle avait choisie, et se mit à savonner, frotter, tordre son linge, comme faisait sa voisine Pascale.

Celle-ci, irritée du refus de l’enfant, n’avait pas eu l’air de s’apercevoir de la présence de la Cabeirol. Elle avait seulement rangé sa jupe, d’un mouvement vif, mais sans regarder même celle qui entrait. Fallait-il que cette Cabeirol la méprisât, pour avoir défendu à une enfant de dix ans de lui parler ! Quelle cruauté ! Pourquoi cette femme insultait-elle une autre femme ? Elle était heureuse : elle aurait dû avoir plus de pitié ! « Si elle pouvait voir autre chose que ma vie, pensait Pascale, voir mon cœur, et le dégoût infini, et l’abandon de tout, de tout, de tout ! Bah ! qu’est-ce que je pense là ? Si elle savait qui je suis, elle aurait encore plus d’horreur de moi, et elle me mettrait la tête dans l’eau qui court, pour me noyer !… »

Les deux femmes travaillaient. Le soleil, reflété par la poussière de la route et par l’eau du lavoir, éclairait en dessous leurs visages qu’une usure différente altérait. La Cabeirol était ridée, desséchée par la misère, fanée par trente ans de vie rude et mal nourrie. Pascale était atteinte, et il y avait une transparence inquiétante dans ses joues pâles, dans le tissu de ses oreilles qui eussent pu appartenir à une statue d’albâtre, et dans ses maigres mains, si chétives quand elle les levait, ruisselantes, au milieu de l’ardente réverbération de l’eau et de la route.

Quelques traîneurs passaient devant le lavoir ; on entendait le murmure de la ville et les cris des enfants que les mères rappelaient vers l’ombre.

Le battoir de Pascale se ralentit ; elle toussa, d’une toux sèche, et, comme si la force de son corps se fût épuisée, tout à coup, demeura renversée en arrière sur ses talons, la poitrine tendue, les narines dilatées et bleuies, les yeux fixés en avant, par une angoisse. Puis, elle appuya son épaule contre le mur du lavoir, à gauche. La Cabeirol acheva de tordre la chemise de Delphine, parce qu’il est convenu qu’on ne doit pas observer ceux qui souffrent, quand ils ne sont pas des parents, à l’heure où ils grimacent de souffrance ; puis, de côté, après quelques instants, elle regarda Pascale, qui essayait de nouveau de se remettre au travail et de rassembler le linge lavé pour l’étendre et le faire sécher. Elle la vit si haletante que la pitié, la vraie, la fit parler. Elle était une créature d’impulsion, et ne pouvait voir souffrir, au delà d’un certain degré, ceux mêmes qu’elle n’aimait pas.

– Oh ! dit-elle, vous êtes malade, madame Pascale ?

Pascale répondit durement :

– Qu’est-ce que cela peut vous faire ? Malade ou non, il faut aller.

Le mouvement de sensibilité de la Cabeirol résista à cette mauvaise réponse, et elle dit :

– Je pourrais vous aider à étendre. J’ai si peu à faire, moi, ce matin. Voyez ! j’ai fini.

Elle montrait son paquet de linge frais, haut d’une coudée.

– Je ne suis pas habituée à être aidée, dit Pascale. Mais si vous avez du temps à perdre, faites ce que vous voudrez.

La Cabeirol se leva aussitôt, et, sans rien dire, se mit à empiler les chemises, les mouchoirs, les jupons, les serviettes lavées par Pascale. Celle-ci, stupéfaite plutôt que touchée, la laissait faire, et cherchait quel intérêt pouvait avoir la Cabeirol à agir de la sorte. Elle demeurait immobile, occupée de sa seule souffrance, et de la peine qu’elle avait à respirer.

Ce mutisme énerva la Cabeirol qui dit enfin, passant près de Pascale :

– Ce n’est pas tout de même une raison, parce qu’on est malheureuse, pour traiter le monde comme des chiens.

– Malheureuse ? dit Pascale en la regardant. Qu’en savez-vous ?

– Eh ! oui, croyez-vous que ça ne se devine pas ? Une jeunesse comme vous, ça devrait être heureux !

Pascale secoua la tête, et garda la même physionomie dure, mais elle écouta. C’était la première fois qu’on la plaignait, depuis qu’elle était entrée dans la maison de Jules Prayou… Quatre laveuses de profession, vieilles femmes de Nîmes, parlant haut, pénétrèrent en ce moment dans le lavoir, et commencèrent à s’installer à leurs places d’habitude.

– À votre âge et avec votre mine encore, continua la Cabeirol, qui s’approcha tout près de Pascale agenouillée et lui parla tout bas, mettant sa petite tête brune et vivante à la hauteur de la tête blonde abandonnée de Pascale, est-ce que vous devriez vous laisser traiter comme on vous traite ?

– Vous avez entendu, cette nuit ?

– Non.

– D’autres nuits ?

– Peut-être. Il vous a battue ?…

– Oui.

– Et puis ce n’est pas beau, ce qu’il vous oblige à faire… On n’est pas dévotes, ni vous ni moi, et je sais bien que chacun est maître de son corps : mais pourtant, si vous étiez mariée, on vous traiterait mieux !

Pascale fit un geste d’horreur.

– Avec lui ou avec un autre, madame Pascale ; je ne dis pas avec lui, si vous ne l’aimez pas !… Ne vous fâchez pas. Croyez-moi, vous trouveriez facilement des remplaçants… Moi qui vous parle…

Pascale lui prit le bras, et, devenue livide :

– Non, dit-elle, ni avec lui, ni avec d’autres.

– Seriez-vous donc déjà mariée ?

– Non.

– Alors ?

Pascale se redressa avec effort, ramassa un monceau de linge, et dit :

– Alors ne vous occupez pas de moi ; je ne peux pas m’ôter mon mal ; je l’ai voulu, et les peines qu’on a voulues, on les souffre et on en meurt, voilà… Tenez, aidez-moi à étendre mon linge, je veux bien. C’est tout ce que vous pouvez faire pour moi.

La Provençale se leva aussitôt, et dit, comme se parlant à elle-même :

– C’est moi qui filerais, si Cabeirol levait seulement la main sur moi !

Elles étaient debout, toutes les deux maintenant, et prenant l’une et l’autre une brassée de linge blanc, elles sortirent par la porte toute voisine, et, sur le sommet arrondi du mur bas qui borde le Cadereau, sur le parapet du pont qui se prolonge au delà des arches et s’ouvre sur la route, elles étendaient les mouchoirs, les chemises, les bas. Le soleil était si ardent, que la chaux des murs et les cailloux au fond du torrent avaient l’air de flamber. La poussière se levait par endroits, et montait sans qu’on sentît le moindre souffle de vent. On eût dit qu’une ivresse éclatante l’emportait dans le ciel. Les bêtes de lumière criaient de joie, les cigales, les mouches, les moucherons innombrables au bord du Cadereau. Onze heures étaient sonnées depuis longtemps. Des enfants remontaient de la ville vers Montauri, et des ouvriers, et des femmes lasses, les traits tirés par la longue station debout dans l’atelier.

Or, en ce moment, et en sens contraire, une femme, une étrangère venait. Elle descendait la rue de Montauri. C’était une femme empaquetée dans une robe défraîchie de laine noire, lourde et qui lui avait donné terriblement chaud. Malgré la température et malgré la sueur qui coulait sur son visage, elle portait une voilette. En arrivant devant le pont, elle rencontra la Cabeirol qui revenait à vide vers le lavoir, les bras ballants.

– Voulez-vous me donner un renseignement, ma chère dame ?

– Pour vous servir, dit la maigriote, en cherchant à voir à travers la voilette.

– Vous connaissez peut-être une femme qui s’appelle Pascale Mouvand ?

– Mouvand ? je ne sais pas : on dirait plutôt ici Pascale Prayou, répondit en riant la Cabeirol.

L’autre ne rit point, et répondit :

– C’est elle que je cherche. Je viens de la maison qu’elle habite, là-bas. On m’a répondu qu’elle était au lavoir. Est-ce vrai ?

– La voilà, dit la Cabeirol en montrant du doigt le lavoir ; parmi les femmes, là, celle qui se baisse pour prendre du linge… Voulez-vous que je l’appelle ?

– Oh ! non, non, attendez !

La Cabeirol fut étonnée de l’émotion que des mots si simples avaient produite sur la nouvelle venue. Celle-ci mit la main sur sa poitrine, tout près du cou, comme si elle ne pouvait respirer. Elle tâchait en même temps de discerner la femme qu’on lui montrait, à moins de vingt mètres, dans le lavoir. Mais elle secoua la tête.

– Mes yeux sont mauvais aujourd’hui… Je ne la vois pas… Dites-lui que c’est une de ses amies qui la demande… Je vais l’attendre ici, à la sortie du pont, derrière la porte du lavoir…

Devant elle, en ligne droite, elle gagna le réduit formé par le parapet du Cadereau, par celui du pont qui s’ouvrait en calice sur la route, et par le mur du lavoir, tandis que la Cabeirol se dirigeait, en diagonale, vers l’autre extrémité de la petite construction.

Il s’écoula deux minutes à peine. Les battoirs frappaient le linge ; les laveuses bavardaient ; l’eau du bassin, fouaillée en tous sens, ajoutait son bruit clair au bruit confus des mots. Derrière la porte et y faisant face, debout dans le grand soleil, la vieille femme en deuil attendait ; elle n’écoutait rien, elle n’avait qu’une pensée dans l’esprit, qu’un souvenir, qu’un nom, qu’une image, qu’un appel, et tout se traduisait dans la prière habituelle qui remuait ses lèvres : Ave Maria. Elle n’alla pas jusqu’au bout. Celle qu’elle attendait sortit brusquement, et repoussa la porte. Alors, à deux pas d’elle, apercevant la vieille femme que la voilette ne cachait plus, la reconnaissant, elle poussa un cri comme un enfant saisi de peur ; ses yeux s’agrandirent ; ils s’emplirent d’angoisse ; elle se rejeta contre la muraille, les mains écartées et à plat sur la chaux. « Vous ! vous ici ! » tandis que la vieille amie la regardait avec un amour infini, et l’appelait de l’ancien nom, tout bas, bien bas :

– Ma sœur Pascale ?

Et la vieille femme s’approchait, toute tremblante, et elle tendait déjà les bras. Mais Pascale la repoussa et cacha sa tête dans ses mains.

– Non ! n’approchez pas de moi ! Allez-vous-en ! allez-vous-en !

– Pascale, je sais que tu souffres, je veux t’emmener.

– Non ! ne me parlez pas ! Allez-vous-en ! Vous ne savez pas qui je suis !

– Je le sais. Tu es ma Pascale.

– Une autre… Je suis une autre… Vous ne pouvez plus me reprendre, je suis une maudite… Allez-vous-en !

Elle appuyait, et meurtrissait contre le mur son visage et ses bras nus.

Sœur Justine lui toucha l’épaule.

– Je veux que tu viennes, au nom du Miséricordieux qui m’envoie.

– Non !

– Je t’emmènerai de force !

– Non !

Pascale, pour échapper, prit son élan vers la route. Mais la vieille femme la saisit au passage, à bras-le-corps. Elle l’attira violemment contre sa poitrine ; elle l’y maintint, et quand elle sentit, sur son épaule, que la nuque blonde de Pascale ne se débattait plus, et demeurait immobile et penchée :

– Pascale, toutes nos sœurs ont prié pour toi. Sœur Danielle a souffert.

Elle s’arrêta un instant, pour écouter s’il y aurait une réponse, et elle entendit des mots à moitié bus par ses vêtements, mais plus durs à entendre que des cris, et plus perçants :

– Je ne peux pas être sauvée !

– Pascale, sœur Léonide travaille pour toi.

Pascale ne répondit pas, mais elle essaya de s’arracher aux bras maternels. Et désespérée, luttant et parlant à la fois, la mère dit encore, toute courbée :

– Ta sœur Edwige endure le martyre pour toi ; elle l’offre pour toi ; c’est elle qui m’a suppliée de venir ; ne lui résiste pas, ma sœur Pascale, mon enfant, laisse-toi sauver !

Et Pascale, à demi cachée sous le manteau de la vieille sœur, cessa de se débattre.

– Emmenez-moi, murmura-t-elle.

Sœur Edwige avait passé. Les absentes étaient là. Pascale leva la tête, et, reprenant conscience de la vie, comme si elle sortait d’un songe, porta les mains à ses cheveux tout ébouriffés et décoiffés, et, en même temps, elle regardait entre ses doigts s’il y avait des témoins de la scène. Il y en avait : des ouvriers, des boutiquiers et marchands du quai, des laveuses sorties du lavoir et qui observaient avec curiosité ces deux femmes, dont une inconnue et étrangère, paraissant se disputer, puis tombant dans les bras l’une de l’autre.

– Oh ! dit Pascale, comme ce sera difficile ; tout mon linge qui est là, et la Cabeirol qui va me demander où je vais, et les autres…

Elle rabattait les manches de son corsage, sans savoir pourquoi. Sœur Justine rajustait aussi son vieux manteau.

– Viens, ma petite !

Les deux femmes, sortirent de l’abri du lavoir et du pont, et s’engagèrent sur la route. Sœur Justine avait passé sous son bras le bras de Pascale. Pascale pleurait, et elle aurait voulu boire ces larmes, avant qu’elles eussent coulé, car les groupes se rapprochaient, les dernières laveuses quittaient le lavoir, on entendait les mêmes mots, adroite, à gauche, en avant : « Qu’est-ce qu’elle a ? Pourquoi s’en va-t-elle ? Qu’est-ce que c’est que cette vieille ? »

– Plus vite, disait celle-ci.

Elles avaient traversé la route, et les groupes s’étaient ouverts sur leur passage ; elles mettaient le pied sur le trottoir qui borde, de l’autre côté, le terrain non bâti, lorsque Pascale, entendant quelqu’un qui courait derrière elle, se détourna, pâlit affreusement et cria :

– C’est lui ! Nous sommes perdues ; sauvez-vous, notre mère, sauvez-vous !

L’ancienne appellation avait jailli de son cœur. Sœur Justine s’était déjà détournée, elle avait mis Pascale derrière elle.

– N’avancez pas ! n’avancez pas ! Il vous tuerait !

Jules Prayou, d’un signe, en maître qu’il était à manier le populaire, rassemblait déjà la rue autour des fugitives. On accourait. On devinait un spectacle auquel il conviait. Lui, il avait son air insolent, son regard dur et faussement calme. Mais sa mâchoire, et ses lèvres, et le poil frisé de son menton s’agitaient de colère. Il s’avança, la tête haute, droit sur Pascale, et, sans même s’occuper de la vieille qui la protégeait :

– À la maison ! commanda-t-il. Ah ! tu te sauvais ? Eh bien, tu vas voir ! À la maison, tu entends !

Il étendait le bras. Sœur Justine se jeta devant lui, et, levant sa grosse face de lutteuse sans peur :

– Rentrez vous-même ! dit-elle.

– Parce que ?

– Parce que c’est moi qui l’emmène !

Prayou la toisa.

– Vous, la vieille ? Qui êtes-vous ?

– Sa mère.

– Ce n’est pas vrai, elle n’a plus de mère.

– Je lui en sers. Et toi, qui es-tu donc ?

– Son amant.

– Eh bien ! prends-en une autre. Celle-là veut te quitter ! Et je l’emmène !

– Voleuse de femmes ! Je t’en empêcherai ! cria l’homme.

– Allez chercher la police ! cria sœur Justine. À moi les braves gens !

Des têtes se penchèrent aux fenêtres. Un groupe de terrassiers, qui déjeunaient dans un garni, sortirent en hâte, mâchant du pain, et les paupières bridées par le jour. Ils virent une pauvre femme, embarrassée dans ses vêtements, essoufflée, rouge, qui essayait de tenir à distance ce grand Prayou, roi du quartier ; ils virent celui-ci, d’un revers de main, l’écarter et saisir, par les deux bras, près des épaules, Pascale toute blanche de frayeur et qui renversait la tête en arrière pour être plus loin de lui. On prenait parti pour les deux femmes, timidement.

– Ne lui faites pas de mal, voyons, monsieur Prayou… Laissez la vieille s’expliquer… Ne serrez pas l’autre comme ça. Elle va se trouver mal… Elle est libre, tout de même !

– Ah ! elle est libre ! Qui a dit cela ? cria Prayou, en se détournant et sans lâcher Pascale…

La foule l’écoutait. On cherchait à comprendre. La vieille femme, séparée de Pascale, tenue en respect par un groupe d’hommes et de femmes, tâchait en vain de rejoindre son enfant.

– Voyez, vous autres, cette vieille voleuse qui s’est introduite chez moi, qui est venue jusqu’au lavoir chercher cette fille, qui lui a parlé contre moi !… Va chercher la police, je ne demande pas mieux… Pascale dira qu’elle veut rester avec moi. N’est-ce pas, Pascale ?

Il entrait ses doigts entre les muscles des bras de Pascale. Elle se renversait en arrière, avec un air d’épouvante, mais elle ne disait rien.

La foule grommelait plus fort : « Laissez-la !… laissez-la ! »

– N’est-ce pas que tu veux rester ? répéta l’homme en se penchant au-dessus de la tête convulsée de Pascale. Une fille qui est ma parente, que j’ai recueillie chez moi, qui n’avait plus le sou, et que j’ai fait vivre… N’est-ce pas que tu veux revenir avec moi ?

Les pauvres lèvres pâles s’entr’ouvrirent, et dirent :

– Non ! Je veux aller avec sœur Justine ! Un cri lui répondit :

– Ah ! la pauvre, écoutez-la donc !

La vieille sœur Justine se débattait. La foule s’animait et se partageait : « Il a raison… Non ! non ! » Les femmes criaient. Des hommes montraient le poing. Alors, Prayou, se redressant de toute sa taille, voyant le danger, cria plus haut que tous :

– Je vais tout vous dire, pour que vous jugiez… Celle-là est une vieille nonne décloîtrée, – et il montrait Justine, – et cette Pascale en est une autre ; c’est une bonne sœur que le gouvernement a jetée dehors et que la vieille voudrait ramener dans son couvent… Mais son couvent, à présent, c’est chez moi, mes amis, et je l’emporte !

Il se baissa, saisit Pascale par les genoux et par la taille, et l’enlevant comme un pain de froment, il l’emporta évanouie.

La foule s’ouvrit devant lui, et se referma autour de sœur Justine.

– Faites son affaire à celle-là ! cria-t-il en se détournant.

Suivi de quelques femmes seulement, il marchait vite vers Montauri, passait le pont, et montait vers sa maison.

En arrière, sur la route, il pouvait entendre les clameurs des gens du quartier, ameutés, qui rudoyaient la vieille dame en deuil, l’appelant voleuse et défroquée, et qui la poussaient de force vers le centre de la ville, beaucoup la croyant indigne comme l’autre, et d’autres obéissant à des souvenirs de réunions publiques, et insultant, dans l’étrangère, son passé religieux.

Jules Prayou alla droit à la maison de la rue de Montauri, poussa la porte, traversa le corridor, les pieds et les jupes de Pascale éraflant le mur de gauche.

– Qu’apportes-tu là ?… Pascale ? Elle a eu un accident ?… Qu’est-ce que c’est ?

La veuve Prayou, accourue au bruit, criait encore que son fils était déjà à l’extrémité de la cour, et entrait chez lui, dans le logement qui donnait sur le terrain vague et sur la campagne. Il était épuisé. Il heurta du pied le sommet du perron de deux marches, et faillit tomber. Et, rendu plus furieux, se sentant sans témoin, il leva au bout de ses bras le corps ployé de la jeune femme, et la jeta, de toute la force de son élan, contre le mur de l’escalier qui montait à droite. La tête et la poitrine heurtèrent le mur, puis le corps s’abattit sur l’angle des planches de sapin, et se tassa sur les premières marches, les pieds touchant le carreau.

Elle n’avait poussé aucun cri, rien qu’un gémissement long, qui s’apaisait et qui finit. Elle ne bougeait plus. Elle avait le visage dans l’ombre, tourné vers le mur. Un filet de sang s’échappait de la bouche. Prayou regardait. Il se pencha, et dit, se détournant, à sa mère qui accourait :

– Eh bien ! quoi ! C’est un accident ; elle a voulu monter, et elle est tombée.

– Tu l’y as aidée, canaille !

– Quand ça serait !… Elle se sauvait de chez nous, sais-tu ?… Mais je l’ai rattrapée… Je ne suis pas fâché qu’on voie ce qu’il en coûte, quand on me provoque… Tu vas laisser la porte de chez moi ouverte, tu entends, les deux portes… Et puis, ne te mêle pas de défendre cette fille-là, tu sais, petite mère !

Il regardait de côté, avec ce plissement des yeux semblable au rire peu sûr des bêtes, et il tournait dans ses mains et frottait son chapeau qu’il venait de ramasser.

– La vieille nonne peut aller chercher la police, ajouta-t-il, répondant à une préoccupation personnelle. Je m’en moque… La police ne les a pas séparées pour les remettre maintenant ensemble…

– Tu l’as tapée dur, tout de même, Prayou ! hasarda la veuve, dont l’œil droit était complètement fermé par l’émotion. Elle ne remue pas !

– La canaille ! Elle se sauvait ! Une femme qui mange depuis un an à la maison !

– Comme elle est blanche, dis donc !

– Quand elle aura payé ce qu’elle me doit, je la laisserai aller ! Pas avant.

– Dis donc, Prayou, si elle ne se réveillait plus !

– Fais pas du sentiment, la vieille, dit l’homme en la poussant brutalement ; et viens dehors, j’ai à te parler.

Dehors, dans la cour, dans l’ombre étroite que projetait le logement, il donna ses ordres à la vieille femme, qui était devenue subitement « raisonnable », et qui répondait : « Oui, mon Prayou, je veillerai ; j’irai ; je ferai attention. » Quand il la quitta, il eut soin de redescendre sans se presser la rue de Montauri, afin qu’on reconnût, à son air, qu’il n’avait peur de personne, et qu’il s’éloignait tranquillement, allant où il lui plaisait, roi du quartier plus qu’auparavant.

Il franchit le pont du Cadereau, et pénétra dans la ville. Aussitôt, tout le voisinage courut chez lui : les hommes, les femmes, les enfants, tout Montauri qui le guettait. Ils l’avaient vu emporter Pascale. Qu’était-elle devenue ? L’avait-il tuée ? On voulait la voir. « Moi, j’y vais ! – Moi aussi ! Dépêchez-vous ! – Il est allé chercher la police ! – Mais non ! le médecin ! »

Ils tâchèrent d’entrer par la porte de la Prayou, qui les renvoyait, et alors, faisant le tour, ils entraient par le terrain vague et par la porte demeurée ouverte à l’extrémité de la cour. Ils avaient des figures de colère, et une autre passion que la curiosité les jetait ainsi vers le logement des Prayou. La Cabeirol, comme une petite Grecque furieuse, arriva la première dans la pièce du bas où gisait Pascale ; puis la Lantosque, ayant encore à la main la cuiller à tremper la soupe ; puis la Mayol, puis deux autres femmes, vieilles, dont une béquillait. Il n’y avait, dans cette salle, qu’une table et une malle le long d’un mur, ce corps immobile, incliné sur les marches de l’escalier, et les femmes qui regardaient, rassemblées dans l’angle en face.

– Oh ! venez donc voir, la Lantosque, et vous, la Mayol… Dirait-on pas qu’elle saigne ?… Oui… Il y a du sang, bien sûr. Elle est blessée.

– Il faut la relever, pauvre femme !

– La relever, la Mayol, la relever ! Vous la plaignez !

– Bien sûr ! tenez, on dirait qu’elle remue… Est-elle blanche, sa main ! On jurerait de l’eau de savon.

– Eh bien ! avancez donc toute seule ! Ce n’est pas moi qui la relèverai, pour sûr ! Une sœur défroquée, ça me dégoûte ! Je n’y toucherai pas !

– Ni moi ! Ni moi ! dirent des hommes et des femmes qui arrivaient. Elle n’a que ce qu’elle mérite !

– C’est une gueuse ! – Et la voix de fausset de la Cabeirol éclata, stridente dans la salle où, maintenant, quinze personnes se pressaient, et se déplaçaient à gauche et à droite, mais sans vouloir approcher du corps : – Une gueuse ! Et ça faisait sa dame !… Quand je pense que tout à l’heure encore, au lavoir, je l’aidais à étendre son linge !… Ah ! tu peux saigner maintenant, tu peux crever, on sait que tu es la dernière des dernières, on ne te plaindra pas !… Tu entends tout ce qu’on dit, va, je le sais bien… Tu fais semblant de ne pas comprendre, et tu comprends tout… C’est moi, la Cabeirol, et je dis que tu es une gueuse !

– Une honte pour Montauri ! cria tragiquement l’ouvrier tailleur interrompu dans son dîner.

Et cet avorton, qui payait mal et qui saluait bas « madame Pascale », fendit les rangs des femmes, et, s’avançant jusqu’au pied de l’escalier, tendit son poing, et l’approcha de la pauvre figure blême, posée à plat sur l’angle d’une marche.

– C’est plus à toi que je paierai mon terme, n’aie pas peur !

Alors toute la troupe qui emplissait la chambre s’avança, comme si l’injure de l’homme eût été un signal. Le bas de l’escalier fut enveloppé par les voisins de Pascale. Ils parlaient tous, les uns pour l’insulter, les autres pour dire simplement : « Laissez-la ; ne la tourmentez pas », mais sans la défendre. Plusieurs soulevaient le bras de la blessée et le laissaient retomber, pour voir si elle avait conscience ; d’autres la poussaient du pied ; d’autres la regardaient avec mépris et haussaient les épaules. Des jalousies, des rancunes, la pleutrerie humaine incapable de lutter contre l’exemple, expliquaient quelques-uns de ces outrages, mais les autres, presque tous, s’élevaient du fond obscur de l’âme populaire, et vengeaient la trahison d’un idéal divin. La salle était pleine encore, lorsque le bruit se répandit : « Prayou revient ! » C’était faux. Mais la foule s’écoula en une minute. Les pitiés honteuses se retirèrent les dernières, à reculons. À ce moment, une enfant sauta sur le perron, s’appuya au chambranle de la porte, avança sa tête brune ébouriffée, regarda du côté de l’escalier, et cria de sa voix fraîche :

– Saleté, va !

C’était Delphine Cabeirol, la petite du matin.

Pascale se souleva péniblement, et tourna son visage vers le jour. L’enfant s’enfuit.

Pascale se recoucha sur les marches, et elle pleura longtemps.

Le soleil déclinait, quand quelqu’un, prudemment, s’approcha. C’était la Prayou, inquiète, qui venait aux nouvelles. Elle redressa la jeune femme, et l’assit sur la marche, et la tint devant elle par les deux épaules.

– Allons, Pascale, pas de bêtises !

Mais, quand les yeux de Pascale rencontrèrent ceux de la Prayou, celle-ci eut peur, tant ils étaient pleins de souffrance et de répulsion, et elle la laissa.

– Tu ne veux pas monter dans ta chambre ?

Le visage pâle, taché de sang et de larmes, demeura rigide. Pascale la regardait seulement, avec le regard sauvage et profond des oiseaux blessés à la chasse, et elle suivait, comme eux, les mouvements de l’ennemi. La Prayou comprenait obscurément qu’elle avait devant elle quelque chose de redoutable : une créature réduite à l’extrême désespoir, qui ne demande plus pitié, qui n’a plus de révolte, mais que le malheur a fini par rendre juge, et qui condamne, sans rien dire, et qui a Dieu derrière elle. La Prayou se reculait.

– Comme ça, dit-elle, tu ne veux pas que je te touche ?… Eh bien ! je m’en vais, tu vois… Mais tu feras bien de ne pas lui résister une autre fois !… En quel état il t’a mise !… Il est encore bien en colère ! Mais aussi, pourquoi te sauvais-tu ?… Une fille qui n’a manqué de rien ici… Elle se fit doucereuse.

– Écoute, je me charge de lui parler. Veux-tu ?… Il est violent, mais quand c’est fini, c’est fini… La vieille cousine Prayou te protégera, si tu promets de ne plus recommencer.

Les lèvres saignantes murmurèrent :

– Je ne resterai pas ici !

– Où veux-tu aller ? Pas en ville, je suppose ? Tu sais qu’il a défendu…

Pascale se leva avec peine, et, s’appuyant au mur, elle le suivit, puis, quand elle fut arrivée à la porte de la cour, entendant la Prayou qui la suivait en répétant : « Où vas-tu ? Je veux savoir où tu vas ? » elle étendit le doigt vers l’angle du terrain vague, à droite, là-bas.

– Ah ! c’est là que tu vas ? dit la Prayou rassurée… Tu n’as peut-être pas reçu assez de sottises, tu en veux d’autres ? Enfin fais donc à ton idée… Moi, je rentre. Il fait chaud à en mourir, dehors.

Elle ne rentra cependant que lorsqu’elle eut vu Pascale s’arrêter à l’extrême bord de la jachère. Pascale allait lentement, dans l’étouffante chaleur, parmi les pierres, la poussière, les plaques de gazon desséché. Elle avait une main appuyée sur ses cheveux blonds, à l’endroit où la tête avait heurté les marches. Elle se dirigea, en diagonale, vers l’angle où elle serait à l’ombre, loin de la maison. Car la pâture était en contre-bas, à l’ouest et au sud, et bordée de vieux murs en pierre, à demi ruinés, qui retenaient les terres des olivettes voisines. Pascale s’assit dans l’ombre courte et chaude de cet abri. Elle ne se demandait pas ce qu’il adviendrait d’elle. Elle n’avait aucune autre idée que celle de rester à l’écart, d’aller jusqu’au bout de sa chaîne. Tous les logements s’ouvrant en arrière sur le terrain vague avaient clos leurs portes et leurs fenêtres, à cause du soleil, et Pascale éprouvait une espèce de détente, à se voir seule, séparée par cinquante mètres au moins des personnes qui l’avaient toutes fait souffrir, lorsqu’une femme, venant de la ville, entra dans le terrain vague. Pascale la reconnut tout de suite. C’était la veuve Rioul, avec ses vêtements noirs, ses cheveux blancs tirés et lissés, son air digne et tranquille, et qui tricotait le même bas noir, tandis que sa pelote de laine gonflait la poche de sa robe, sur le côté ; la veuve Rioul qui avait vu Pascale, elle aussi, et qui se dirigeait vers l’angle de la jachère.

Elle s’arrêta, debout, tout près de Pascale, et comme elle tournée vers la rue de Montauri et vers Nîmes. On eût dit une voisine obligeante venant passer une heure avec une amie. Pascale, courbée et sa main serrant ses genoux, était décidée à se taire. Mais il fallut bien répondre.

– Écoutez, madame Pascale, j’ai à vous parler…

– Vous ne me parliez plus depuis longtemps, laissez-moi donc !

– Parce que vous me l’aviez défendu… Mais je vous ai toujours aimée. C’est moi qui ai tenu sœur Justine au courant de tout ; c’est moi qui l’ai appelée ; c’est moi qui lui avais enseigné, ce matin, le chemin de Montauri ; c’est moi qui l’ai tirée des mains des misérables qui la poursuivaient… Ah ! ils n’ont pas continué longtemps, quand ils ont vu que je prenais sa défense, et que je la reconduisais, à travers les rues, du côté de la gare… Je viens de sa part. Elle vous attend à Lyon.

La veuve Rioul se pencha alors, comme si les oliviers avaient été aux aguets pour l’écouter.

– J’ai promis que vous partiriez cette nuit. Pascale remua, sans la relever, sa tête blonde.

– J’ai essayé ce matin… Je suis perdue, voyez-vous…

– Je sais qu’il a des amis partout : mais j’en ai, moi aussi ; promettez-moi de faire ce que je vous dirai ; je vous sauverai, madame Pascale.

Doucement et se sentant écoutée, la vieille Rioul exposa son plan.

Elle connaissait dans la campagne prochaine, au delà du chemin de Saint-Césaire, sur la pente qui fait face au Puech du Teil, un petit propriétaire qui vivait là toute l’année. Elle l’avait prévenu. À la nuit, elle conduirait Pascale, à travers les vergers, pour éviter les rencontres, jusqu’à la ferme de M. Cosse, car il ne fallait pas songer à prendre un train à la gare de Nîmes : Prayou savait trop bien les heures et le chemin. Pascale serait cachée, gardée, protégée à la ferme mieux que partout ailleurs. On l’attendait. Et puis, au petit jour, sous la conduite de Cosse elle se rendrait à la station de Caveirac, en pays de haute pierraille et de garrigue, ou, s’il le fallait, à quelque station plus éloignée encore.

– À quelle heure passe le train ? demanda Pascale.

La veuve Rioul vit alors que la jeune femme acceptait de fuir, et elle dit avec joie :

– Je vous remercie d’avoir confiance en moi, je vous remercie de vouloir vivre… Oh ! que vos sœurs seront contentes ! Écoutez-moi jusqu’au bout. Je vous ai déjà trop parlé, car je suis sûre que quelqu’un nous épie, soit Prayou, soit un autre pour lui. Dès que la nuit sera faite, je serai au bout de l’olivette, près du chemin de Saint-Césaire, mais de ce côté-ci, dans le mazet, où il est facile de se cacher. Je vous mènerai par les brèches. Pour le moment, il faut que vous alliez prendre un peu de nourriture…

– Chez lui ! dit Pascale avec un sursaut.

– Chez sa mère, oui…

– Je n’irai pas.

– Vous irez parce que vous avez besoin de votre force. Je ne puis pas vous faire entrer chez moi ; on se douterait de quelque chose…

– Je n’irai pas. Je ne rentrerai pas…

La veuve Rioul se courba un peu, pour la seconde fois.

– Madame Pascale, si vous acceptiez de retourner et de manger leur pain, comme un sacrifice ?…

La vieille femme reprit le chemin de la maison, appliquée en apparence à son tricot. Et le mot qu’elle venait de dire était si grand, et il avait eu tant de force autrefois sur l’âme de Pascale, qu’il retrouva encore un reste de puissance.

Le soir remplaçait le jour. Il faisait chaud dans le creux de la jachère comme dans un four dont on a retiré la braise. Rien ne luisait plus, ni là, ni en avant, aussi loin que le regard pouvait s’étendre sur la ville. Le soleil était derrière Montauri, et il n’y avait plus dans sa gloire que les pins parasols plantés sur la colline, et qui tenaient des gerbes de rayons tout plein leurs griffes. Pascale se leva.

Quand elle entra dans la cuisine, la Prayou, stupéfaite, s’arrêta d’éplucher des oignons qu’elle coupait en rondelles.

– Que viens-tu faire ?

– Donnez-moi une serviette et de l’eau ; je veux me laver.

– Ici ?

– Oui.

– Mais… je veux bien.

– Et donnez-moi aussi du pain : je suis à jeun depuis ce matin.

– Allons ! te voilà redevenue raisonnable, je le vois !

Pascale ne répondit pas. Quand elle eut fait disparaître les traces de sang, de poussière et de larmes qui tachaient son visage, et relevé ses cheveux tout dénoués par la chute, elle vint près de la fenêtre qui donnait sur la rue de Montauri, et elle se tint debout, suivant le geste de la mère Prayou qui coupait une tranche de pain. Il lui faisait horreur, ce pain qu’elle avait demandé. Elle pensait : « J’ai promis, il le faut. » Et, sans doute, la mère de Jules Prayou eut un vague sentiment que cet acte de tous les jours avait, ce jour-là, une signification particulière. Elle tendit le pain, à bout de bras, et observa Pascale qui le prenait sans mot dire, et qui, au lieu de le porter à sa bouche, laissait sa main pendre le long de son corps. Enfin, Pascale, appuyée au chambranle de la fenêtre, se détourna vers la rue et les jardins, porta à ses lèvres la tranche de pain, et mordit.

La Prayou étonnée, et voulant s’assurer de cette espèce de soumission singulière et soudaine de Pascale, avait commencé un monologue où elle mêlait, aux assurances de sollicitude pour la santé de la jeune femme, un certain nombre de questions sur le travail qu’il y aurait à faire à la maison, le lendemain, le surlendemain, dans dix jours. Pascale n’écoutait pas. Elle mangeait sans faim. Elle pensait à tout à l’heure, quand il faudrait se fier à la nuit, à cette veuve Rioul qui pouvait la trahir, au hasard des chemins, à son pauvre corps las qui pouvait à peine se tenir debout en ce moment.

Tout à coup ses épaules s’effacèrent le long de la muraille, et l’expression de terreur reparut dans ses yeux. Quelqu’un, invisible encore, montait la rue. Pascale aurait pu se cacher dans l’angle de la pièce. Par un effort d’énergie et une inspiration qui l’étonnèrent elle-même, elle resta appuyée à la fenêtre, et même elle porta à ses lèvres le reste du pain, afin que Jules Prayou la vît ainsi.

Il la vit, et il eut le sourire silencieux d’un homme qui ne doutait pas d’avoir réussi, mais qui ne croyait pas que le succès fût si complet. Il ne dit rien à Pascale, mais, cherchant du regard et apercevant dans la petite pièce sa mère, qui continuait d’apprêter le souper :

– Ne compte pas sur moi ce soir, la mère, dit-il. Il y a demain une corrida à Arles, et je pars ce soir avec mes amis.

De son geste sûr d’orateur et d’acteur, il indiquait, dans le bas de Montauri, deux hommes que la Prayou ne pouvait voir. Pascale regardait fixement au-dessus de la petite maison d’en face. Et néanmoins elle sentit peser sur elle, une seconde fois, la haine de Jules Prayou.

– C’est bien, mon garçon, dit la mère. À demain soir, alors : j’aurai soin de la petite.

L’homme se détourna et redescendit la rue. Pascale le regarda alors, et elle remarqua qu’il avait son vêtement de tous les jours, ce même complet bleu, usé et taché, qu’il portait le matin.

Au fond de la cuisine, la veuve Prayou n’avait cessé d’observer Pascale. Voyant que celle-ci, sans changer de visage, sans un mouvement, regardait Prayou s’éloigner, elle pensa : « J’avais tort de m’inquiéter, elle a mangé de notre pain devant lui. »

Elle se trompait. L’humiliation avait été volontaire, et Pascale, à cause de cela, avait commencé de s’affranchir.

Que l’ombre venait lentement ! Était-ce bien l’ombre, cette poussière de rayons, cette cendre de la lumière du jour, qui flottait dans l’espace ? Les plus petits détails des maisons de Montauri étaient visibles, et rien n’avait d’éclat, mais tout était enveloppé dans la même lueur égale et qui venait de partout. Et que de témoins encore ! Il y avait du monde dans les jardins voisins. Tout le long de la rue, des voix s’élevaient, voix de femmes et d’enfants, pointues comme des ifs. Les hommes buvaient sous les tonnelles. Plus loin, du côté de l’abattoir, on entendait par moments, interrompue par les risées du vent, la flûte sautillante d’un garçon boucher, qui s’exerçait pour faire danser les filles dans les bals publics.

Vers neuf heures, Pascale se pencha encore par la fenêtre, et elle reconnut que les oliviers plantés sur la colline, au bout de l’impasse, malgré la transparence de la nuit, ressemblaient à de grosses fumées roulées sur elles-mêmes, et au travers desquelles on ne voyait plus, comme avant, le scintillement de la terre.

– Je vais dormir, dit-elle. Et elle se leva.

La Prayou, qui sommeillait dans le fond de la pièce, lui répondit :

– Va donc vite, tu aurais dû te retirer déjà.

Pascale, malgré elle, commença à marcher sans bruit. Elle traversa la cour, et se cacha un moment dans la pièce qui servait d’entrée au logement de Prayou, puis, n’entendant aucun bruit nouveau, elle ouvrit la porte qui donnait sur le terrain vague, et se trouva seule, épouvantée de ce qu’elle allait faire, dans la nuit nacrée qui enveloppait la colline de Montauri. Il n’y avait aucun moyen de franchir à l’abri cette large bande de jachère. Après un instant d’hésitation, Pascale remonta le long des murs des jardins, et, quand elle fut à l’endroit où commençait l’espèce de terrasse qui surplombait le terrain vague, elle grimpa par un escalier qu’avaient pratiqué dans les pierres les enfants et les maraudeurs, et se trouva sous les premiers oliviers du mazet qui barrait la colline. Elle se jeta derrière le tronc d’un arbre, et se retourna pour s’assurer qu’elle n’était pas suivie. La nuit était partout paisible ; la petite flûte du boucher avait cessé de chanter ; les étoiles s’étaient multipliées. Pascale suivit la ligne d’arbres en montant d’abord, puis elle tourna à gauche. L’olivette était comme une mer bleuâtre avec d’innombrables îles toutes rondes. Pascale allait d’une île à l’autre, aussi vite qu’elle le pouvait, se dirigeant vers l’angle du domaine, là-bas où la veuve Rioul avait promis de l’attendre. Elle arriva au pied d’un mur de clôture, et, n’osant appeler, deux ou trois fois elle le suivit et revint sur ses pas, effrayée par le bruit qu’elle faisait en écrasant les feuilles sèches. Enfin, elle put mettre le pied sur la fourche d’un arbuste mort, elle posa les mains sur le sommet du mur, et, regardant de l’autre côté, elle vit toute droite, et mince comme la statue d’un saint d’église, la veuve Rioul qui attendait dans le mazet voisin.

– Venez vite, dit celle-ci. À trente pas à droite, vous trouverez la brèche.

Quand Pascale eut pris la main de la veuve Rioul, elle se sentit plus confiante. Sans bruit, cherchant l’ombre des arbres dans cet immense damier d’une autre olivette qui descendait à présent, puis d’une autre encore qui remontait vers l’ouest, les deux femmes parvinrent au sommet d’une hauteur, seconde vague de la campagne rocheuse, et qui faisait suite à celle de Montauri. Il y avait là un carrefour. Le vieux chemin de Saint-Césaire, arrivé en haut de la croupe, se séparait en deux arceaux ployés fortement, entre lesquels s’enfonçait le coin d’un bosquet touffu et dont les murs, débordés par les feuillages, n’enfermaient plus, à l’angle, que deux cyprès noirs, qui pointaient, et, seuls au-dessus de la colline, divisaient les étoiles. Lieu tout étincelant de lumière comme un coin d’Orient, lieu désert, car les environs immédiats n’étaient habités que le dimanche.

La veuve Rioul, faisant un détour et gagnant une brèche qu’elle connaissait, avança la tête hors de l’olivette, écouta, et revint chercher Pascale.

– Il n’y a pas de danger, dit-elle, venez, vous êtes sauvée : la maison est tout à côté.

Elles passèrent, en effet, sans que rien eût bougé, tournèrent à l’angle du domaine aux deux cyprès, descendirent pendant quelques mètres, et prirent un petit chemin latéral de pente assez rapide, qui les mena devant une grille de fer dépeinte et rouillée. Une sonnette pendait à gauche, accrochée à une branche d’arbre.

– C’est là, murmura la veuve Rioul, mais il ne faut pas sonner, laissez-moi ouvrir.

Elle pesa sur le bas de la grille, poussa les deux battants, et fit passer Pascale. La jeune femme se trouvait dans un domaine planté d’abord d’oliviers, comme tous les autres, et qui, au delà de la ferme construite à cinquante pas plus bas, se développait en prairie jusqu’au pied d’une autre colline appelée le Puech du Teil.

Ce fut la veuve Rioul qui heurta à la porte de la maison. Personne ne répondit. Mais, dans le grand silence de la campagne, les deux femmes, serrées l’une contre l’autre, entendirent une voix aigre de femme, qui disait en patois :

– Ah ! tu as promis ! Il ne fallait pas promettre ! Tu aurais dû me prévenir ! Je ne veux pas d’une femme comme ça chez moi ; sans compter qu’il y a peut-être du danger à la recevoir !

– Tais-toi, la Louise, je ne laisserai pas dehors notre amie la Rioul, n’est-ce pas, ni l’autre non plus.

Un pas traînant s’approcha de la porte ; le verrou fut tiré, et un vieil homme, qui faisait effort pour se tenir droit, et dont le visage régulier, cuit et recuit par soixante-dix étés du Midi, était foncé de couleur, avec deux touffes blanches de sourcils pour tout poil, se recula pour faire entrer les deux femmes. Mais celles-ci demeurèrent sur le seuil.

– Entrez, madame Pascale, dit la Rioul, je vous laisse chez de braves gens…

– Vous me laissez ?

– Il le faut.

– Non ! je vous en supplie, restez avec moi, la nuit sera si longue ! Restez ! restez ! J’ai peur !

Pascale avait jeté ses bras autour du cou de la veuve Rioul, la seule créature qui l’eût aimée dans ce passé qui s’achevait.

– Restez ! Vous partirez demain, en même temps que nous…

Elle entendit la voix amie qui murmurait à son oreille :

– Je m’en vais à cause de vous… On serait trop surpris, si on ne me voyait pas ce soir dans Montauri… On devinerait. Entrez… Laissez-moi aller… Faites encore cela pour être sauvée…

Les deux femmes s’embrassèrent, et la plus jeune entra seule. La porte se referma, et le verrou fut poussé.

– Remettez-vous, madame Pascale, dit le vieux-en la précédant ; vous êtes blanche comme une apparition… Eh quoi ! Il n’y a plus de peur à avoir… Vous êtes chez des amis, n’est-ce pas, la Louise ?… Et demain matin, au petit jour, nous ferons la course ensemble, jusqu’à la gare de Caveirac.

Pascale s’avança jusqu’au milieu de la salle qui était vaste, et éclairée par une petite lampe à pétrole placée tout au fond, sur la tablette d’une cheminée. Quelques chaises à côté d’une table, et une vieille armoire à droite, étaient les seuls meubles de la pièce. À gauche, des vêtements de travail pendaient, accrochés à des clous, pêle-mêle avec des outils, des fouets et un harnais.

– Parbleu ! quand on n’est pas mariée, on est bien libre de s’en aller, reprenait le bonhomme… C’est ma manière de voir… Remettez-vous !… Vous prendrez bien un verre de carthagène, pas vrai ?

Pascale n’osait aller plus loin. Elle sentait le mépris, la colère de la vieille femme assise en face d’elle, près de la cheminée, mais hors du rond de lumière que l’abat-jour de la lampe traçait sur le carreau. La Louise, beaucoup plus jeune que son mari, avait des yeux si noirs dans l’ombre, et si durs, et qui chassaient l’étrangère ! Mais elle n’avait rien dit. Le vieux Cosse, embarrassé, monologuait entre les deux femmes, avançait une chaise, ouvrait l’armoire et y fouillait. Il y eut un cliquetis de verres. Cosse revint vers la table, près du mur.

– De braves gens, je le répète, et qui ne vous laisseront pas dans la peine, madame Pascale !… Bondiou, il faut se faire une raison ! Dis donc, la Louise, où as-tu caché…

Il s’arrêta court, et tressauta.

Quelqu’un avait levé le loquet et poussé la porte violemment. Le verrou avait tenu bon.

En une seconde, les deux Cosse s’étaient trouvés l’un près de l’autre, debout, à l’extrémité de la salle. Pascale s’était penchée en avant, aux aguets. Il y eut un tel silence, qu’on entendit les cigales de la nuit.

– C’est lui, dit Pascale en se détournant ; ah ! mes pauvres gens, tout est fini !

La porte fut secouée de nouveau, et la voix de Prayou cria :

– Ouvrez, vieux Cosse, ou je la défonce ! Pascale est chez vous !

– N’y va pas ! souffla la fermière ; n’y va pas, Cosse ! Tu ne vas pas te faire tuer pour elle !… C’est elle qu’il demande ; c’est pas toi ! Mais allez donc, vous ! allez donc !

Pascale s’était faite toute petite, et, tremblante, elle avait les yeux, et toute l’âme, contre cette porte, où sa destinée frappait.

– On y va ! cria le vieux.

Il se dégagea de l’étreinte de sa femme, et se dirigea, en boitant, du côté où ses instruments de travail étaient pendus. Pascale le suivait des yeux. Un combat se livrait dans le profond d’elle-même, entre l’instinct de la vie, la jeunesse, et d’anciennes forces affaiblies. Le vieux la dépassa. Il saisit, contre le mur, le manche d’une bêche dont il voulait se faire une arme. Mais il n’avait pas dégagé le fer de l’amas de vêtements pendus au même clou, que Pascale se précipitait vers lui.

– Laissez, dit-elle ; c’est à moi d’aller ; il vous ferait du mal !

– Et à vous ?

– À moi, il ne peut plus en faire !

– Ouvrirez-vous ? cria la voix.

Le vieux Cosse voulut de nouveau s’avancer. Pascale lui barra le chemin, et dressée devant lui, toute blanche, elle dit :

– C’est Dieu qui veut que j’aille à votre place ! Je l’ai offensé ! Il me pardonnera !

Déjà elle avait couru à la porte, et en courant, elle avait jeté sur sa tête, sans savoir pourquoi, comme si elle pouvait avoir peur du froid de la nuit, le châle qu’elle avait apporté sur son bras. La porte s’ouvrit. Les vieux, blottis dans l’ombre, virent un carré de lueur bleue, qui était la terre de leur olivette ; ils virent un homme qui se précipitait en avant. « Ah ! te voilà, coquine ! » ils virent qu’il saisissait Pascale demeurée sur le seuil, et qu’il l’entraînait dehors ; puis ils ne virent plus que le carré de nuit bleue, et l’olivette en pente. On entendait courir Prayou et Pascale qui remontaient le chemin.

L’homme avait saisi Pascale par la taille, et l’entraînait. Elle luttait ; elle glissait ; il la portait par moments. Et ils allèrent ainsi jusqu’à la grille. Là, il lâcha Pascale.

– Explique-toi à présent, la Sœur ! Et gare à ta peau !

Elle se jeta à gauche, le long du petit mur, et se mit à courir.

– Ah ! coquine, tu veux encore échapper !

Elle essayait. Elle n’avait que la force de l’épouvante. Elle courait, sur l’extrême bord de l’étroit couloir qui menait de la ferme au chemin de Saint-Césaire, dans la pierraille qui s’écroulait, dans les touffes d’herbes et de ronces qui accrochaient sa robe. Elle n’avait qu’une espérance : atteindre le carrefour, l’endroit où il y avait, à cent mètres plus loin, de l’espace, une pente, des passants peut-être. Elle avait compris, d’instinct, que l’homme la frapperait moins aisément, si elle se tenait à sa gauche. Et elle regardait uniquement les mains de Prayou. Lui, il trottait sans se presser, au milieu du sentier ; il n’avait pas de peine à se maintenir à la hauteur de la pauvre fille qui fuyait, éperdue. Deux fois il la dépassa, les poings levés comme s’il allait se jeter sur elle. Mais elle aurait crié ; elle n’était pas à bout de souffle. Elle courait.

– Veux-tu revenir avec moi ?

– Jamais ! Jamais !

– Veux-tu revenir, ou je te crève ?

Cette fois, il n’attendit pas la réponse. Il fouilla dans ses poches. Pascale vit le geste. Elle se sentit perdue. Elle n’avait plus la force de crier. Le sentier finissait. Le chemin de Saint-Césaire le coupait à angle droit. Dans un dernier effort, Pascale tourna, près du bosquet aux deux cyprès, et arriva au carrefour de la crête. Hélas ! elle vit que la route était toute déserte. En même temps elle entendit, derrière elle, Prayou qui galopait. Il l’avait laissée passer ; il la rejoignait ; il arrivait par la gauche. Avant qu’il l’eût atteinte, elle poussa un gémissement faible. Elle leva les mains au-dessus de Nîmes lointaine :

– Miserere mei Deus…

Et, entre ses deux épaules, la lame du couteau s’abattit et traversa la poitrine.

Emporté par l’élan et par la violence du coup, le corps roula jusqu’au mur de l’olivette, à l’endroit où le chemin s’incline vers la ville, à dix mètres du bosquet en éperon qui sépare les routes.

Prayou bondit, arracha le couteau, laissa retomber la tête dont les yeux viraient encore dans l’orbite, puis, s’échappant par le chemin qui suit le sommet de la colline, il franchit une clôture, dévala les pentes en terrasses, et disparut dans les campagnes désolées qui commencent au delà.

Pascale était déjà morte. Elle était couchée sur le dos. Le sang de sa blessure coulait par-dessous son corps, à gros bouillons, et suivait les rigoles creusées par les orages dans la terre assoiffée. En peu d’instants, le visage était devenu aussi pâle que celui d’une statue de marbre blanc. Vous n’aviez plus vos lèvres lisses, pauvre fille ; vos yeux n’avaient plus de regard entre leurs paupières détendues, mais ils étaient encore à moitié ouverts et levés vers les étoiles. Le châle de laine, ramené sur un côté du front et sur une des joues, faisait un commencement de voile. Les deux cyprès, en arrière, veillaient comme deux cierges de cire brune.

Au petit jour, une voiture de laitier, venant de la campagne, se haussa sur la crête du chemin. Le cheval, flairant le cadavre, tourna bout pour bout. L’homme, un jeune gars, sauta sur la route pour le ramener par la bride et le faire passer. C’est alors qu’il aperçut le corps de Pascale.

Il y eut deux cris en même temps ; la sœur du laitier, sautant à terre, elle aussi, courut avec son frère vers le mur de l’olivette, et, soulevant à eux deux, rien qu’un peu, les épaules de la victime, ils virent le rouge du sang frais.

– Ah ! ne le déplace pas, à cause de la justice ! dit le jeune homme. Il ne faut pas toucher aux morts avant la justice… Je vais prévenir les autorités. Toi, Marie, tu veilleras sur elle…

Il était quatre heures du matin. La jeune fille s’assit près de la tête de la morte, un peu au-dessus, en haut de la butte. Elle avait peur. Il faisait froid. Elle se levait, parfois, croyant entendre des pas derrière les murs. Puis, elle se rassurait, et elle regardait, avec une compassion tendre, le visage si jeune, si blanc, si calme de celle qui avait le même âge qu’elle, et dont elle ne savait que le malheur. Et de regarder ce visage, et ces cheveux d’une nuance rare, il lui venait une pitié grandissante, et une espèce d’amitié que, même après la mort, Pascale avait le don d’émouvoir dans les cœurs.

La jeune fille finit par tirer son chapelet. « Même si elle n’était pas de ma religion, pensa-t-elle ; même si elle était une fille de rien, qui court le monde, qu’est-ce que cela fait ? » La première nappe de lumière coula sur la colline de Montauri et sur celles qui la suivent, et le jour toucha les mains, et le menton, et les joues de Pascale ; mais les cils dorés ne bougèrent pas, et les yeux continuèrent de chercher, de voir peut-être les étoiles effacées.

À la même heure, le procureur de la République, prévenu par le commissariat central de la mairie de Nîmes où le laitier s’était rendu, courait à la station des fiacres du boulevard Amiral Courbet, et donnait l’ordre qu’on le conduisît en hâte « sur le lieu du crime ». Des agents de police, le commissaire central, un médecin montaient déjà le chemin de Saint-Césaire. Ce fut dans cette voiture que le corps de Pascale, après les premières constatations, fut rapporté à Nîmes. On le conduisit à l’hôpital du chemin de Montpellier, là où Pascale, quelques années plus tôt, entrant dans la ville pour la première fois, avait dit : « Je ne peux voir une blessure, ou seulement y penser. » Les deux grilles furent ouvertes. Le fiacre s’arrêta dans la cour, et deux garçons de salle emportèrent le cadavre à gauche, au delà du bâtiment principal, dans un amphithéâtre bas, ancien, éclairé par un vitrage à demi démoli, et qui servait de salle de dissection.

Le bruit de l’assassinat soulevait déjà toute la ville. Les magistrats instruisaient l’affaire, et lançaient des mandats contre le fugitif. Les renseignements abondaient. Pour en avoir, de nombreux habitants du quartier de l’ouest s’efforçaient d’en donner aux journalistes, aux agents, aux cafetiers, au portier de l’hôpital : « Je l’ai connue. Nous étions du voisinage… »

À la fin de l’après-midi, tout le quartier de Montauri avait défilé devant le corps, transporté de l’amphithéâtre dans une salle toute voisine ; plusieurs avaient pleuré ; beaucoup s’étaient agenouillés ; tous, cette fois, avaient senti la pitié qui unit une seconde les vivants avec le passé des morts ; quelques-uns, secrètement, avaient regretté des paroles, des gestes, des injures adressées à celle qui avait souffert, et qui ne souffrirait plus, et qui ne pourrait plus pardonner. Deux femmes, l’une soutenant l’autre, entrèrent dans cette morgue. C’étaient la veuve Rioul et sœur Justine. Celle-ci, prévenue par télégramme, arrivait de Lyon. De la gare où elle venait de débarquer, jusqu’à l’hôpital, elle n’avait pu qu’écouter la Rioul qui lui racontait l’affreuse chose ; elle n’avait répondu que par des plaintes : « Mon enfant qui est morte ! ma petite ! ma Pascale ! » Elle était toute perdue dans sa peine, ne voyant plus, se laissant mener, n’entendant ni les boutiquiers voisins de l’Hôtel-Dieu, ni le portier, qui disaient : « C’est la mère, vous voyez ! » Elle tendait les bras avant d’entrer, comme elle avait fait la veille, hélas ! Mais, quand elle eut ouvert la porte de cette chambre, et qu’elle eut vu, elle s’arrêta, elle se détourna, elle appuya sa tête contre la poitrine de la femme qui la suivait. En face d’elles, le corps de Pascale était étendu sur une des trois tables de bois inclinées, disposées le long des murs. Un drap le couvrait jusqu’au-dessus de la poitrine, laissant à découvert le cou qu’elle avait si fin et le visage, à présent livide, et dénivelé déjà, comme le sable d’où s’est retirée la mer. Les cheveux étaient répandus en désordre. Et il n’y avait, autour de la morte, aucun cierge, aucun brin de buis bénit, aucune fleur, rien qui pût dire : « Nous l’avons aimée. » Cependant, au fond de la salle, l’espérance commune, le Christ était pendu aux bras d’une croix. Au-dessus de la table où reposait le corps de Pascale, une planche de bois noir, fixée au mur bien anciennement, portait cette inscription en lettres jaunes, à l’adresse des vivants qui entraient : « Nous avons été ce que vous êtes, vous serez un jour ce que nous sommes. » Tout cela, pénétrant à la fois dans l’âme maternelle de sœur Justine, l’avait si violemment remuée, que, pendant une minute, la pauvre femme n’eut pas le courage de rouvrir les yeux. Mais elle se ressaisit vite ; elle s’avança vers le lit de son enfant ; elle se pencha, et, sur le front glacé, elle mit le baiser de paix. Puis elle s’agenouilla ; la veuve Rioul en fit autant, près des pieds de la morte. On n’entendit plus que le pas du garçon de salle, qui se promenait dans la courette voisine, et qui attendait, parce que « l’heure de fermer » était venue.

Quand sœur Justine se releva, elle fouilla dans la poche de sa robe, et en retira son grand rosaire de religieuse, puis, prenant les deux bras de la morte, les ramenant sur le drap, elle commença de joindre, avec la chaîne bénite du Pater et de l’Ave, les deux mains de Pascale.

– Que faites-vous là ? dit la Rioul. Votre rosaire ! Ô ma sœur, c’est tout de même trop !…

– Puisqu’elle n’a plus le sien ! répondit l’Alsacienne.

Elle continua d’enrouler les dizaines autour des doigts qui obéissaient, et qui semblaient se plier d’eux-mêmes au geste des jours purs.

Quand elle eut fini, elle resta encore debout, longtemps, ne pouvant séparer ses yeux du visage qu’elle ne verrait plus. Et elle disait à la Rioul :

– Vous êtes comme le monde, la Rioul, vous êtes dure. Moi, je vous dis que la moitié de son péché est à ceux qui l’ont chassée de mes bras ; je vous dis qu’elle a expié sa part en acceptant la mort ; je vous dis que mon enfant était déjà revenue à Dieu, depuis qu’elle avait réentendu le nom de ma sœur Edwige.

Sœur Justine demeura deux autres jours à Nîmes, avant d’obtenir ce qu’elle voulait, renvoyée d’une administration à l’autre, sollicitant le procureur, le maire, le préfet, tous ceux qui donnent des permissions pour les morts. Elle fut tenace ; elle fut passionnée parce qu’elle aimait ; quelques bourgeois s’intéressèrent à elle, et l’aidèrent. Elle gagna sa cause : elle eut le droit de porter son enfant au cimetière des vieux canuts de Saint-Irénée et des Mouvand de la Croix-Rousse.

Le quatrième jour au soir, la grille du cimetière de Loyasse s’ouvrit, une fois de plus, devant le corbillard des pauvres. Il descendit jusqu’au delà du monument où aboutit l’avenue de sycomores, jusqu’auprès de ce fortin déclassé que les tombes pressent de toutes parts, et d’où l’on voit, au flanc de tant de collines qui s’éloignent, tant de villages qui diminuent. Il faisait encore tout clair. Quatre femmes seulement formaient le cortège de Pascale. Elles avaient revêtu, pour un jour, la robe, la guimpe et le voile de leurs vœux ; elles étaient venues en hâte, de quatre coins de la France, et toutes, rappelées par des devoirs différents, elles allaient repartir. C’étaient sœur Justine, sœur Danielle, sœur Edwige et sœur Léonide. Leur voyage, l’achat des six pieds de terre remuée autour desquels elles pleuraient, les frais des obsèques, le prix de la croix de pierre nouvellement taillée et appuyée contre une balustrade voisine, avaient épuisé le petit trésor légué par le fabricant lyonnais. Dans un instant, elles retrouveraient, avec l’éloignement, la pauvreté absolue qui maintient les séparations. Elles le savaient. Aucune d’elles, cependant, ne songeait à elle-même. Tout le souvenir de ces créatures d’élite était commandé par l’amour. Elles priaient pour la compagne dont le visage, et le regard, et les mots, et la faiblesse toujours appelant au secours, n’avaient jamais cessé de leur être présents ; elles priaient pour les petites de l’école, dispersées à présent et sûrement moins aimées, pour le quartier, les pauvres, les timides qu’elles fortifiaient jadis, les révoltés qu’elles calmaient, toute la souffrance des autres qu’elles souffraient de ne plus connaître et de ne plus consoler ; puis, ramenées vers des dates et des heures, elles priaient pour ceux qui, le voulant ou non, méchants ou faibles seulement et ignorants de la vie divine et fraternelle, avaient été la cause de tant de maux.

Le prêtre avait fini de réciter les prières, et s’était retiré ; les fossoyeurs avaient descendu le cercueil dans la fosse, et les pelletées de terre, lourdement, tombaient sur celle qui fut Pascale. Les sœurs ne s’en allaient pas. Elles se retrouvaient en communauté ; elles attendaient le signal ; elles achevaient de sauver une âme. Le jour commençait à baisser. Sur un mot de la plus vieille, elles saluèrent enfin la tombe, et quittèrent Loyasse. On les vit, étroitement groupées, suivre le chemin qui conduit à Saint-Irénée, causant à demi-voix, très vite pour dire plus de choses, et reprises un instant par la joie d’être ensemble. Elles s’arrêtèrent sur les pentes, pour regarder, une fois, la ville immense devant elles. Et ce fut fini. Arrivées près du quai, au coin d’une ruelle déserté, elles s’embrassèrent, et, sans plus pleurer, parce qu’il ne s’agissait plus que d’elles-mêmes, par deux routes différentes, puis par trois, puis par quatre, elles s’éloignèrent, obscures dans la foule, offrant encore pour la morte la douleur de cette séparation définitive.

FIN

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