QUATRIÈME PARTIE LES EXPIANTES

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L’âpre vent d’automne soufflait sur les glacis des fortifications, et sur les champs de blé gelés, et sur la ville, manufactures tassées contre des forts, maisons qui écoutent les sifflets des usines ou les sonneries de clairon. Le soir tombait, et il faisait sombre déjà à l’intérieur des maisons. Cependant quelques minutes plus tôt, au-dessus du lion sculpté dans le roc, une dernière lueur de couchant illuminait, du côté de la France, la citadelle de Belfort. Dans l’office d’un hôtel sans style et sans jardin, mais largement et solidement bâti, que louait le commandant de Roinnet, un vieux domestique familial, – un legs du père, – achevait de préparer l’argenterie que tout à l’heure il disposerait sur la table. Par-dessus son habit noir, il avait noué son tablier, et, tout en inspectant, d’un œil sévère, les cuillers, les fourchettes et les couteaux disposés sur une console, il se penchait vers un petit groom en veste courte, tête blonde et rasée, qui l’écoutait avec tremblement. Dans un angle, une ordonnance, en manches de chemise et gilet jaune, fier de sa taille fine et de ses moustaches, dressait des fruits dans des compotiers, et riait, afin de vexer l’ancien, chaque fois que celui-ci donnait un conseil à l’apprenti valet de chambre.

– Tu comprends, disait le bonhomme, vingt-cinq personnes, c’est un grand dîner ; monsieur le baron reçoit ses supérieurs : il faudra mettre des gants, et ne pas les quitter.

– Oui, monsieur Francis.

– Aujourd’hui et d’ici longtemps tu ne passeras pas les plats, c’est entendu ; il faut une habitude ; tu enlèveras les assiettes ; mais, pour plus tard, regarde-moi faire.

– Oui, monsieur Francis.

– C’est qu’il est ferme, monsieur le baron…

– Oh ! là là ! ferme, interrompait l’ordonnance ; ferme, le commandant ! Il a peur de tout !… Même de nous…

– Pas de moi, dit le vieux tranquillement. Laisse-moi parler au petit… Tu n’es pas chargé de lui.

La porte donnant sur le palier s’ouvrit. L’ordonnance se détourna.

– Tiens, voilà l’Allemande à présent ! Ne laissez donc pas la porte ouverte ! Vous me faites geler.

La femme qui entrait eut l’air de ne pas entendre ; elle soufflait, et dénouait le fichu dont elle avait enveloppé, par-dessus son chapeau noir, sa tête congestionnée par le froid. Mais, derrière elle, un jeune homme extrêmement mince et extrêmement pâle était entré. La nervosité dont il souffrait se traduisit par une grimace de tous les muscles du visage. Il répondit avec violence :

– Taisez-vous, Moriot ! Ne l’insultez pas ! Elle est dix fois plus Française que vous ! Jamais, je vous l’ordonne, jamais !… Ou bien je préviens le commandant !

Le soldat s’était remis à tapoter une couche de mousse qui devait garnir le fond d’un compotier. Il se tut ; mais un mouvement de sourcils et le sourire gouailleur qui ne quitta pas ses moustaches, montrèrent le peu de cas qu’il faisait des menaces du jeune homme. Celui-ci, saisi par ce qu’on appelait chez lui « une crise d’asthme », s’était jeté sur le bras de la vieille femme, qu’il serrait violemment, et ayant toussé trois ou quatre fois, d’une toux sèche, il demeura hagard, hypnotisé par l’appréhension d’un mal qu’il sentait imminent et horrible, les paupières dilatées, la bouche ouverte et ne buvant plus l’air, la poitrine battant à vide. La vieille femme, habituée, lui soutint la tête, doucement, entre ses deux mains, disant : « Allons, mon petit Guy, ce n’est rien, cela va passer, calmez-vous ! » Et, en effet, cela passa. Un peu d’air entra en sifflant dans la poitrine ; la peur quitta les yeux ; les paupières s’allongèrent ; les lèvres se rapprochèrent, un pâle sourire remercia : « Je suis mieux, c’est fini ; attendez encore ». En face, la porte du billard fut poussée au même moment, et, dans la demi-clarté de lumières éloignées, la silhouette d’une femme s’encadra, élégante, penchée, jeune encore de ligne et de mouvements.

– C’est vous, madame Justine ? C’est toi, Guy ? J’étais inquiète. Pourquoi si tard ? demanda madame de Roinnet.

Elle ne voulait pas dire que son inquiétude venait d’autre chose que du retard ; qu’elle avait entendu la toux, qu’elle était accourue.

– Où avez-vous été vous promener ? reprit-elle.

– Sur le glacis du fort des Barres, comme d’habitude, répondit la vieille femme. Il faisait presque chaud, il y avait du soleil, et puis, tout à coup, le vent d’est s’est levé, nous sommes revenus vite, peut-être trop vite.

Madame de Roinnet ne prêtait aucune attention à la réponse. Question, réponse, attitude, tout faisait partie de la tragédie maternelle que chacun tâchait de jouer de son mieux. Elle vit que son fils se tenait seul à présent, au milieu de l’office, entre la promeneuse et le maître d’hôtel ; qu’il respirait ; qu’il souffrait encore ; qu’il hésitait à s’approcher d’elle, à cause de ce sifflement des bronches qui persistait.

– Tu feras bien de monter dans ta chambre, Guy, et de te chauffer… Va, mon ami… Venez, vous, madame Justine, j’ai à vous parler.

Les deux femmes se retrouvèrent à l’extrémité de la salle de billard, l’une en toilette décolletée, soie mauve et guipure, l’autre vêtue de noir, sans élégance et sans archaïsme, comme les vieilles dames de fortune modeste, qui ne sont jamais ni tout près, ni très loin de la mode.

– Madame Justine, dit madame de Roinnet, penchant sur son épaule sa jolie tête de blonde grisonnante, – bandeaux ondulés, joues encore fermes et jeunesse des yeux bleus, – madame Justine, je n’ai pas fait mettre le couvert de Guy à la grande table, ce soir.

Elle sous-entendait : « ni le vôtre non plus ». Madame Justine comprit, et, faisant une moue triste :

– Il en aura un peu de chagrin, le pauvre enfant ! Il me disait, tout à l’heure, qu’il se réjouissait… Pour moi, ça m’est parfaitement indifférent, madame. Même, je préfère… Où dînerons-nous ?

– L’office est impossible. Dans la lingerie ?… Seulement, pour le service ?… Francis ne peut pas quitter la table, l’ordonnance non plus. Mathilde…

– Ce n’est que cela, madame ? Vous n’avez personne pour nous servir ?

– Mais… non.

– Je me servirai moi-même, et je servirai monsieur Guy… Nous avions l’habitude, au couvent… Je dînais tous les jours avec notre cuisinière. Et je l’aimais bien. C’était sœur Léonide…

Madame de Roinnet releva la tête, et regarda fixement les bougies d’une applique. On eût dit qu’elle voulait sécher, à leur flamme, une larme qui était montée à ses paupières, et qui ne coula pas.

– Je vous remercie, dit-elle, de m’aider comme vous faites… La vie est souvent si difficile !…

Et, reprenant sa tournée d’inspection, saisissant à pleine main la traîne de sa robe, redressant et cambrant sa taille de jeune fille, elle passa dans la salle à manger. Madame Justine était déjà sortie par l’autre porte.

À la même heure, au café du cercle militaire, un officier de race évidente, nerveux, serré dans son dolman, et dont la tête ronde, aux cheveux soufflés sur les tempes, les yeux gris, le nez courbé, les lèvres sèches, les joues sans un atome de graisse, rappelaient des masques de guerriers italiens, ciselés au pommeau d’une épée, se levait de la place où il venait de parcourir les journaux du soir, et traversait la salle. Arrivé à quelques pas de la porte, sur un signe, il tourna vivement à gauche, s’approcha d’une table où un autre officier supérieur était assis, et, saluant :

– Mon colonel ?

Celui auquel il s’adressait continua d’enfoncer, avec une cuiller, la tranche de citron qui nageait à la surface d’un verre de grog. C’était un homme de haute taille également, aux traits plus droits et plus épais, aux yeux noirs qui regardaient fixement et appuyaient tous les mots qu’il disait, mais qui ne parlaient jamais seuls ni autrement que les lèvres : un autre type d’officier, brave certainement, plus fermé.

– Je serai enchanté de me retrouver tout à l’heure chez vous, monsieur.

– Mon colonel !

– Madame la baronne de Roinnet est en bonne santé, je suppose. Je l’ai aperçue cet après-midi. Et votre fils ?

Le commandant fit un geste évasif.

– Oh ! lui !

– À propos, je voulais vous demander : est-ce que vous avez toujours, chez vous, cette personne,… cette…

– Promeneuse ? mon colonel. Elle est promeneuse. Vous voulez parler de madame Justine ?

– Précisément. C’est une ancienne religieuse, m’a-t-on dit ?

Une petite secousse nerveuse agitant tout le corps, un mouvement de la tête qui se rejette en arrière, comme touchée au fleuret, et le commandant répond :

– Oui, mon colonel.

– Une ancienne supérieure ?

– Laïcisée.

– Évidemment. Et elle instruit vos enfants ?

– Non, mon colonel ; j’ai eu l’honneur de vous le dire, elle promène Guy, dont la santé laisse beaucoup à désirer ; madame de Roinnet lui confie quelquefois la petite…

– Et elle l’instruit en la promenant, cela va de soi…

Le commandant avait rougi. Tous les muscles de son visage s’étaient raidis, et dessinaient plus étroitement le masque légendaire des Roinnet.

– Si je savais qu’elle les instruisît, mon colonel…

Il s’arrêta. Il sentit qu’il était sur une pente ; qu’il allait désavouer sa femme, sa foi cachée, son propre exemple, sa race. Tous les Roinnet du passé lui soufflèrent à l’oreille : « Que vas-tu dire là ? »

Il se ressaisit, et dit :

– Si elle les instruisait, mon colonel,… je vous le dirais.

– C’est bien, monsieur. D’ailleurs, si je vous en parle, c’est dans votre intérêt. Vous êtes ambitieux, très justement. Vous devez être averti de ce qui pourrait vous nuire.

Les deux officiers se saluèrent.

En rentrant chez lui, dix minutes plus tard, M. de Roinnet croisa sa femme qui traversait le vestibule.

– Je voudrais vous demander une chose, Marie ?

– Quoi ? Je suis très pressée.

– J’espère que vous n’avez pas fait mettre, à la grande table, le couvert de madame Justine ? Il y a des différences d’éducation, de situation, de tenue, qui ne permettent guère…

Il déjeunait et dînait quotidiennement à la même table que l’ancienne supérieure de l’école. Madame de Roinnet le laissa continuer :

– Elle-même se trouverait gênée, s’il en était autrement.

Madame de Roinnet eut un sourire vague, qui jugeait bien des choses.

– Je n’ai pas voulu imposer à Guy la fatigue d’un grand dîner, répondit-elle. Il ne paraîtra pas, ni madame Justine non plus. Tout est arrangé : ne craignez rien.

Madame Justine, dans la maison, n’était que tolérée, et elle ne l’ignorait pas. Des faits nombreux, des mots, des silences le lui avaient appris, dès les premières semaines de son arrivée, qui datait du milieu d’août. Après trois semaines, passées à Lyon, en sollicitations vaines, elle avait dû renoncer à diriger une des écoles que les Catholiques cherchaient à relever sur les ruines des écoles détruites. On la trouvait trop vieille. Les places, d’ailleurs, étaient bien moins nombreuses que ne l’étaient les religieuses chassées des écoles ou des communautés, et cherchant à vivre. Des cinq femmes qui avaient habité ensemble la maison de la place Saint-Pontique, à Lyon, une seule était redevenue éducatrice : la tourière, sœur Léonide. La supérieure, ayant dépensé les quarante francs qui formaient toute sa retraite de sœur de Sainte-Hildegarde, avait accepté le poste de « gouvernante et dame de compagnie » chez madame de Roinnet. En réalité, elle était promeneuse et garde-malade. Son rôle, – elle ne le jugeait ni indigne d’elle, ni trop assujettissant, – consistait à sortir, dès qu’il faisait beau, avec l’adolescent incurablement atteint par la phtisie, être douloureux corps et âme, qu’il fallait à la fois soigner et consoler. Causer peu avec lui et cependant le distraire ; varier les promenades ; éviter les rencontres qui obligent à parler et qui provoquent la toux ; savoir s’arrêter à temps et choisir le banc le moins exposé au vent ; pressentir la minute où il faudra repartir ; ne pas oublier le plaid, ni les caoutchoucs ; ne jamais laisser voir l’inquiétude, ni même la trop vive pitié quand la crise éclatait ; ne pas craindre la contagion ; faire croire au condamné qu’il verra le printemps, puis l’été, puis l’année suivante, et d’autres, et d’autres : le programme était trop chargé, semblait-il, pour qu’une autre qu’une mère pût le remplir. Madame de Roinnet avait essayé, mais elle avait une tendresse trop inquiète, elle était trop peu maîtresse de son chagrin, de ses larmes, de ses joies subites, et trop prisonnière aussi de ses obligations mondaines : elle se devait au monde, à la carrière, à l’avancement de M. de Roinnet, à sa fille que les médecins conseillaient de ne pas laisser constamment auprès de Guy. Après elle, dix domestiques avaient renoncé, successivement, à cette tâche difficile et épuisante, qui occupait non seulement le temps de la promenade, mais tout le jour, et, souvent bien des heures de veille. On avait appelé madame Justine.

Elle résistait à la fatigue ; elle avait la patience et l’autorité qu’il fallait ; elle réussissait à se faire aimer de cet enfant ombrageux et aigri, elle y réussissait même trop bien, car elle devenait l’irremplaçable, l’unique ressource, et le malade s’inquiétait et s’exaspérait, dès qu’il savait que madame Justine était sortie, qu’elle ne répondrait pas à son appel, en cas de crise, et qu’il serait « seul », comme il disait cruellement. Le chef, la femme de chambre, ne manquaient pas une occasion de faire sentir, à madame Justine, la situation intermédiaire et fausse qu’avait, dans la maison, cette vieille femme, supérieure par l’esprit, moyenne par la culture, tout à fait du peuple par l’éducation première, et qui n’était pas une dame, et qu’on devait appeler madame, et qui disait simplement « monsieur » à celui qu’ils appelaient « monsieur le baron ». L’ordonnance, soldat peu sûr, serviteur peu scrupuleux, et qui se défiait de la clairvoyance de la promeneuse, répandait le bruit absurde, mais qui rencontrait des crédulités dans les casernes, que le commandant confiait ses enfants à une espionne allemande. Madame de Roinnet la défendait sans doute, et plusieurs fois déjà elle avait dû s’opposer au renvoi de l’ancienne religieuse, depuis que l’on disait, dans le monde militaire de Belfort : « Vous savez, cette Justine qui est chez les Roinnet : eh bien, c’est une sécularisée, une sœur de Sainte-Hildegarde. » Mais elle luttait contre tant d’autres lâchetés ; elle était si profondément atteinte par la claire vue du mal qui ne lâcherait pas l’enfant, et par le perpétuel souci d’une fortune compromise, qu’elle n’eût pas été de force à protéger, contre un renvoi, la garde-malade de son fils. Le seul défenseur véritable de madame Justine, c’était Guy. Presque chaque jour, dans les réunions de famille, au salon, ou à table, Guy se levait subitement. Il étouffait. Son visage s’angoissait, sa poitrine se levait, ses doigts s’écartaient au bout de ses bras tendus. L’enfant était près de défaillir. Le père se détournait, ne pouvant supporter ce spectacle, ou bien il sortait en faisant claquer les portes, ou bien, saisi lui-même d’une espèce de crise nerveuse et d’une sorte de colère de désespoir, il criait de sa voix de commandement : « Encore ! Tu sais bien que je ne veux pas ! Arrête-toi tout de suite ! Ou va-t’en ! » La mère accourait. L’enfant cherchait madame Justine, et, dès qu’elle paraissait, il se jetait vers elle, il appuyait sa tête en sueur contre la robe noire, et la toux, qu’il avait essayé de vaincre, le secouait, tandis qu’il s’éloignait, soutenu, guidé, fermant les yeux. M. de Roinnet, à mesure que les semaines s’écoulaient, comprenait mieux qu’il lui serait impossible de remplacer madame Justine, que la santé de Guy permettait de moins en moins d’y songer, que l’enfant ne supporterait pas cette séparation. Et cela encore l’irritait, comme un obstacle que sa propre raison et son amour paternel mettaient à son ambition.

Madame Justine eût vécu tranquille parmi ces contradictions, si les soucis ne lui fussent venus d’ailleurs. Dans les moments de loisir, incertains et courts, que lui laissait le malade, retirée dans la petite chambre où elle habitait, elle écrivait à « ses filles », elle souffrait de leurs traverses et de leurs difficultés, et sa pensée, plusieurs fois par jour, visitait les quatre coins de France où vivaient, si loin l’une de l’autre, et dans des conditions différentes, celles qui lui manquaient toutes : ma sœur Danielle, ma sœur Edwige, ma sœur Léonide, ma sœur Pascale. Cette dernière seule l’inquiétait. Aux premières lettres, en août et en septembre, Pascale avait répondu brièvement. Elle était bien accueillie à Nîmes ; on la traitait avec une affection dont elle était touchée et gênée, disait-elle, car on lui donnait peu de travail à faire à la maison, et trop souvent, la sachant souffrante, Jules Prayou, pour la distraire, essayait de l’emmener dans les parties de promenade, aux courses de taureaux, au théâtre même. Elle résistait, le plus souvent, ne voulant pas être une occasion de dépenses excessives, pour des parents qui n’étaient pas aussi riches qu’elle l’avait cru, et qui dépensaient pour elle sans compter. « Croiriez-vous, notre mère, avait-elle écrit, qu’à la foire de Beaucaire, qui est le 22 juillet, Jules a déboursé, pour moi qui n’ai pas un sou vaillant, plus de trente francs, voyages, cadeaux, plaisirs, et que je n’ai pu l’en empêcher ! Plus récemment, à Arles, il a fait de même. Personne dans la ville ne sait ce que j’ai été autrefois. On croit que je me soigne, et je me soigne en effet. Le grand chaud, et plus encore le repos, commencent à guérir ma poitrine. Il paraît que la peau de mes joues a bruni, mais, malgré le soleil, mes cheveux repoussent aussi blonds qu’avant. Je suis un peu regardée, à cause d’eux sans doute, et bien des idées me reviennent, que je ne connaissais plus à l’école, où il n’y avait pas même un miroir pour nous cinq. Priez pour moi. Ce qui est le plus faible, ce n’est pas ma poitrine que je soigne, c’est le cœur qui est dedans, et que vous ne soignez plus. » Sœur Justine avait recommandé la prudence, et même la défiance. Elle s’était montrée plus affectueuse encore que de coutume dans ses réponses. Mais la dernière lettre de Pascale était de la fin de septembre. Depuis lors, aucune nouvelle n’était venue de Nîmes. On était au 15 octobre : pas un mot de réponse. Madame Danielle, madame Edwige écrivaient : « Elle ne nous répond pas plus qu’à vous. »

Que devenait cette enfant si lointaine ? C’était là une angoisse qu’on ne pouvait dire. Elle assaillait madame Justine dans les longs silences des promenades sur le glacis ou sur les routes. L’esprit de l’ancienne supérieure s’emplissait de regrets et de projets. Ils ne lui laissaient pas plus de trêve que jadis les enfants et les pauvres du quartier lyonnais ; mais, comme eux, ils la rappelaient au sentiment de sa charge. Quelquefois, en effet, quand elle voyait, devant elle, ces campagnes nues, aux larges ondulations fuyant vers la frontière, le souvenir du pays natal lui revenait, dans la marée du vent qui passait le détroit. « À quelques lieues d’ici, j’ai encore des parents. Ils me recevraient. Ils me l’ont écrit. J’ai ma sœur, la femme du vigneron, qui a un clos fameux, près de Saint-Léonard ; j’ai mon frère qui habite dans son bien, aux portes de Colmar, où j’ai été élevée. Pour rentrer je n’aurais qu’une demande à faire au Kreisdirector ; ils me l’ont dit, et je n’aurais plus qu’à vieillir et à mourir en paix… » Elle n’achevait jamais cette pensée ; elle ne l’approuvait jamais. Une voix se levait contre, une voix sûre d’être écoutée : »Tu resteras dans l’épreuve de France, parce qu’elle est tienne, et que tes filles y sont restées. »

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L’hiver était fini pour les habitants des plaines, et les blés, déjà drus, tentaient, pour le nid futur, les perdrix en amour. Mais la neige couvrait encore les montagnes. Elle mollissait l’après-midi, dans la haute région du Bugey où vivait à présent l’ancienne tourière de l’école de Lyon, puis la nuit tombait, le vent coulait par-dessus le col des Traînes, et la terre gelait de nouveau, sous son tapis blanc en maint endroit piétiné et troué. Le village, exposé au sud-ouest, était bâti sur une pente rapide, au-dessous d’une forêt de sapins que les paysans pillaient, dont la foudre étêtait les arbres, et qu’achevaient de ruiner les torrents. Mais la forêt ne touchait le village que de sa pointe inférieure, et partout ailleurs, c’étaient des prés ravinés et rocheux, des éboulis minés par l’eau, qui, dans leurs plis déserts, enveloppaient les maisons. Tout en bas, dans la vallée, des champs formaient le creux, tout entourés de clôtures d’épines, pareils de loin à des dominos bordés de gris. Et la distance était si grande, de cette campagne des semailles jusqu’aux cimes, que le cri des toucheurs de bœufs, en arrivant là-haut, y troublait moins le silence que le vol d’une sauterelle.

Là, dans une école libre nouvellement construite, Léonide était venue s’installer comme adjointe, dès le mois de juillet précédent. Une dame riche, qui avait donné le terrain pour l’école et qui supportait, à elle seule, la moitié des frais d’entretien, dont les habitants de la montagne payaient le reste, avait fait venir, de Lyon à Bourg-en-Bresse, la cuisinière tourière, et, après avoir causé un quart d’heure avec elle :

– Ma petite sœur, vous me plaisez.

– Tant mieux, madame.

– Je vous engage.

– Ah ! si vous aviez connu ma sœur Pascale, c’est elle que vous auriez engagée,… ou ma sœur Edwige, ou…

– Non, non, c’est vous, je n’ai pas de regrets. Vous logerez dans une chambre au nord, par exemple ?

– Ça m’est égal.

– Les gens du pays ne sont pas dévots.

– Tout Lyon non plus.

– Je ne vous vois qu’un défaut, ma petite sœur.

– Vous comptez mal, madame.

– C’est que vous n’avez plus de dents, et ce n’est pas joli…

Léonide s’était mise à rire de bon cœur.

– Je vais en acheter, madame ! Dans quinze jours j’en aurai trente-deux !

Elle s’était fait faire un dentier, en effet, avant de quitter Bourg-en-Bresse, et elle était montée au village, non pas plus jolie assurément, mais plus jeune qu’elle n’était à Lyon. « Vous ne me reconnaîtriez pas, écrivait-elle à madame Justine, si vous me rencontriez dans les lacets de la route, avec mes galoches, ma belle jupe neuve, mon chapeau de paille et toutes mes dents : mais, comme je ne pourrais pas m’empêcher de vous sauter au cou, alors vous me reconnaîtriez. » L’ardente petite institutrice était bien loin du quartier et des ouvriers de Saint-Pontique. Elle courait, parlait, catéchisait bravement, comme autrefois, mais sans réussir de même. Tout l’été, tout l’automne, tout l’hiver, dans la neige ou dans la boue, aux heures libres et aux jours de congé, elle avait monté et descendu les sentiers, pour rendre visite « aux parents » et aux autres. Les autres étaient hostiles, les parents n’avaient pas la bonhomie gouailleuse ni la promptitude d’émotion des faubouriens qu’elle avait connus et aimés. C’était une population travaillée par l’envie, mise en défiance contre le dévouement même, à cause de toutes les contrefaçons qu’elle en voyait, intelligente et d’esprit vif pour acheter ou vendre, mais comme fermée à tout l’éternel. On eût dit que la partie la meilleure ne se composait que d’indifférence remuée et de très ancienne foi chancelante. « Comme ils ont dû être abandonnés par leurs curés dans les temps anciens ! pensait Léonide. C’est à peine s’ils regardent en l’air avant de mourir ! Je ne suis pas toujours bien reçue. Mais ils ne me résisteront pas indéfiniment ; je prendrai le grand moyen avec eux : je veux les aimer ; je les aime ! » Elle avait tant couru, et par des temps si durs, qu’au commencement du mois de mars, elle était tombée gravement malade, atteinte aux deux poumons par une fluxion de poitrine. Sa robuste constitution avait résisté. Madame Léonide, très pâle, immobile, était assise dans un fauteuil de paille, enveloppée de laine noire, les pieds posés sur une chaufferette, près de la cheminée de la grande chambre du premier, au dessus de la classe. Les enfants étaient partis. Le soir mettait sa cendre grise sur les quatre murs blancs. Il n’y avait que les rideaux de cretonne rouge du lit qui fussent tout à fait sombres. On entendait le sabotement d’un homme sur la place, et, dans la chambre, le tic tac enfiévré d’un réveil qui servait d’horloge à la maison. Une femme monta l’escalier, et entra.

– Bonjour, Léonide, comment êtes-vous ce soir ?

Du milieu des châles et des capelines qui l’enveloppaient, la malade répondit :

– De mieux en mieux.

La voix était faible, mais les yeux brillaient, vifs dans le crépuscule. Léonide, avec la joie reconnaissante des enfermés qui reçoivent une visite, regardait la directrice de l’école, une jeune fille élégante et mince, au long visage d’un rose égal, aux yeux myopes et bridés par l’effort, et qui arrivait, les mains enfoncées dans les poches d’un tablier bleu à bretelles, et s’asseyait de l’autre côté de la cheminée.

Les petites ont encore demandé de vos nouvelles, reprit la directrice. Vous voyez qu’elles ne vous oublient pas. Moi, je venais voir si vous voulez vous recoucher. Voulez-vous que je vous aide ?

– Non, merci, laissez-moi dans le noir, comme à présent, encore une heure.

– C’est que le froid est vif, dehors.

– Le dedans c’est tout, voyez-vous, répondit Léonide en écartant ses châles et en sortant le menton ; je me sens revivre. Savez-vous ce que je pensais, ici, pendant que j’étais seule ? Je pensais d’abord que j’avais bien failli m’en aller chez nous…

Voyant l’étonnement de sa compagne, elle eut un sourire lent à se développer comme un long geste, et elle leva le doigt vers le toit.

– Je veux dire là-haut, reprit-elle. Mais le danger est passé. C’est remis à une autre fois. Je pensais aussi à la vie que j’ai menée pendant dix ans, au milieu de mes sœurs… Je vous ennuie en vous parlant de ça ?

– Mais non, mais non, dit mollement la jeune fille.

Et elle tendit ses mains longues et noueuses vers le feu, avec le soupir des patiences déjà lasses.

– Je vous garantis que je ne perdais pas mon temps ! Vous me reprochiez de me donner trop de mal ici, mais, là-bas aussi, j’étais toujours sur pied : porterie, balayage, cuisine, laveries, j’étais chargée de beaucoup de travail, bonne à tout faire dans une communauté, mais, comprenez-moi bien, elles me traitaient quand même comme leur sœur…

– Oui.

– C’est une amitié meilleure que celle du monde…

– Autre, en tout cas…

– Vous avez raison.

– Plus triste !

– Comment, triste ? mais nous étions toutes de belle humeur. Je le suis encore… Tristes, ma sœur Justine ! ma sœur Edwige ! ma sœur Pascale !… Vous pensez sérieusement ce que vous dites ?

– Mais oui. Je ne comprends pas qu’on puisse vivre heureuse dans un endroit dont on ne peut pas sortir à toute heure, quand il vous plaît.

Un rire de tout l’être, un rire populaire auquel manquait seulement l’ampleur de la vie, étonna la directrice et toutes les choses qui l’entouraient.

– Êtes-vous heureuse, ici, vous, mademoiselle ? demanda madame Léonide.

– Mais oui, moyennement.

– Et pourtant, vous ne pouvez pas sortir du village, avec votre peur de la neige, votre classe à faire, et moi malade !

Un silence long, comme la distance qui séparait les deux esprits, suivit cette plaisanterie. Puis la directrice se leva, remit les mains dans les poches de son tablier bleu à pois blancs, et dit :

– Je vais faire mon dîner et le vôtre ; dans une demi-heure je viendrai vous aider à vous coucher.

Léonide resta seule. Malgré l’épaisseur de ses châles, elle eut l’impression que le froid du dehors, qui saisissait la terre, les arbres, les herbes, traversait le toit et les murs, et se glissait en elle. Elle appuya ses épaules et sa tête contre le dossier du fauteuil, et, dans l’épuisement de ses forces physiques, avec la netteté d’un esprit presque dégagé de son corps, elle mesura la profondeur de sa solitude. Pendant la période de début, au soir des courses dans la montagne, des visites aux hameaux et aux granges, elle s’endormait de lassitude, sans voir du lendemain autre chose que la tâche qui restait à faire. En ce moment, elle jugeait l’inutilité, apparente du moins, de son effort. Dans ces maisons invisibles pour elle, muettes dans le noir et dans le froid qui rôdaient de compagnie, avait-elle une amie ? une seule personne qui comprît pourquoi elle était venue, pourquoi elle resterait là, pourquoi elle ne songerait ni à changer, ni à se marier, ni à se plaindre ? non, pas même cette honnête jeune fille qui dirigeait l’école, et qui avait surtout besoin de gagner et le désir d’échapper, par le mariage ou l’avancement, aux rigueurs d’un internement à huit cents mètres d’altitude. Toutes les portes étaient closes, tous les cœurs fermés. Le réveille-matin battait la charge des secondes qui se précipitaient, vides dans l’éternité. Par l’unique fenêtre, en face, sans y attacher sa pensée, mais recevant quand même l’influence de leur image, la malade apercevait des cimes de sapins étagées et pressées, sur lesquelles roulaient en se déchirant les volutes de brume montant de la vallée. Cependant rien ne se troublait en elle. Immobile, paisible, les yeux fixés sur ce carré de la fenêtre, où la terre ne tenait qu’une petite place d’angle, les lèvres essayant de sourire, elle répétait : « J’accepte l’insuccès, l’abandon, la maladie, tant que vous voudrez, pour le salut de mes sœurs et surtout de la petite. »

Elle avait appris, vaguement, que sœur Justine avait des inquiétudes au sujet de Pascale. On ne lui avait rien raconté. À quoi bon ? Elle n’avait jamais été du « conseil » de la communauté. Et qu’aurait-elle pu faire ? Mais dans les lettres, courtes et vives, de madame Justine, elle avait deviné une tristesse. Et c’est pourquoi, à cette heure désenchantée et déserte, n’ayant de force que pour une seule pensée, elle disait, dans la paix, en accueillant l’épreuve : « J’accepte l’insuccès, tant que vous voudrez, pour le salut de mes sœurs et surtout de la petite. »

La nuit formidable enveloppait la montagne, la forêt, le village et, dans une maison qu’un sapin eût couverte de son ombre, il y avait un être chétif, qui traitait avec Dieu pour le rachat d’une âme en détresse.

EDWIGE#id___RefHeading__41_1094666959 #id__Toc295774266

L’été printanier, la saison déjà chaude où tout n’est pas encore poussé, où les feuilles sont humides et renvoient de la lumière, l’été de la fin de mai faisait trembler l’air doux au-dessus de la Loire. Dans un renflement de la vallée, à droite du fleuve, et presque au milieu des terres d’alluvion, une maison de garde-barrière levait sa façade étroite. Elle était construite à quelques mètres du remblai du chemin de fer de Paris à Nantes, au bord d’une route qui descendait des collines du nord, traversait des champs et des prairies, coupait à angle droit la voie ferrée, et qui, un peu plus loin, passait la Loire sur les arches d’un pont. Des voitures de paysans ou de marchands, quelques automobiles visitant les châteaux de la Loire, se présentaient, à toute heure de jour ou de nuit, pour franchir le passage à niveau. Il fallait sortir de la maison et ouvrir les barrières ; il fallait aussi se trouver devant la porte, au passage des trains. Le métier n’était pas fatigant ; il ne demandait qu’une grande exactitude, un sommeil léger, pour entendre, la nuit, l’appel des voituriers ou la corne des automobiles, et l’ignorance de la peur, ou une certaine fermeté de caractère. Car le poste de guetteur de routes était loin de toute habitation, la vallée comptant peu de fermes dans ces terres basses, à cause de la crainte des grandes eaux. Il était trois heures de l’après-midi. Une vieille femme chétivement vêtue et bien coiffée, avec des bandeaux ondulés sur les tempes, était accroupie près d’une plate-bande, à quelques pas de la maison, le long des rails. Elle arrachait les mauvaises herbes poussées dans le sable. Ses mouvements étaient d’une extrême lenteur. On pouvait juger qu’ils excédaient néanmoins ses forces, car la femme n’avait pas sarclé la largeur de ses deux mains, qu’elle s’arrêtait et se reposait, en regardant les quatre rubans d’acier qui filaient, droits, luisants, séparés de moins en moins, jusqu’à l’horizon où ils se fondaient comme des fils tendus sur un métier et serrés par un bout. Les champs, aux deux côtés de la voie, remuaient lentement leur poil nouveau dans la lumière. Entre des peupliers, à d’énormes distances, des grèves étincelaient : un peu d’eau et de sable qui étaient comme de l’argent et de l’or.

La femme se remettait au travail, puis s’interrompait de nouveau, et interrogeait du regard la ligne dont elle avait la garde. À trois heures et demie, elle appela :

– Voilà le 717 !

Rien ne répondit, pendant plusieurs minutes, à son appel, et elle s’était penchée de nouveau vers la planche de pois, quand une femme beaucoup plus jeune ouvrit la porte de la maison, et se tint debout, dans la lumière.

C’était Edwige. Elle était encore plus jolie que du temps qu’elle habitait l’école de la place Saint-Pontique, parce que l’on pouvait voir ses cheveux châtains, et qu’il y avait, dans ses yeux bleus, le reflet d’un plus large ciel. Mais son regard et son sourire de miséricorde ne rencontraient plus guère qu’une vieille femme indifférente, des blés, des herbes et des saules. Elle était vêtue d’un corsage clair et d’une jupe noire, comme beaucoup d’ouvrières de campagne ; elle avait jeté sur sa tête, pour se garantir du soleil, une cape de batiste blanche, de fabrication anglaise, un reste de l’ancienne aisance, du temps du père. Quand le train, qui était un train de marchandises, s’engagea dans la partie de la voie que bordait la saulaie voisine de la maison, elle leva le drapeau roulé qu’elle portait à la main. Pendant deux minutes, le sol trembla ; les saules eurent leurs feuilles retroussées ; dix pies vécurent en l’air ; des grognements de bétail enfermé, des grincements de ferraille et de planches, effarèrent, dans le couvert des moissons proches, toute la faune invisible ; puis la dernière voiture dépassa la route, et diminua, cahotante, sur les rails, tandis qu’une pluie de sable retombait sur le remblai, les légumes et les cinq groseilliers du potager.

La sarcleuse aux bandeaux ondulés ne s’était pas détournée. Edwige regarda de ce côté, puis vers l’est où, très loin, l’eau des grèves portait le globe du soleil. Elle avait toujours cet air d’aimer répandu dans tout son être. Elle rentra.

Dans la salle carrelée et claire, elle rapprocha de la table la chaise qu’elle avait écartée tout à l’heure, s’assit, et, sur la toile cirée, reprit le bas de laine noire qu’elle tricotait. Les aiguilles se croisèrent, silencieuses. La campagne, au dehors, était muette. Près du coude que la jeune fille appuyait sur la table, un livre d’heures était ouvert, un livre relié et usé. Edwige se penchait au-dessus quelquefois, lisait sans interrompre son travail, et méditait.

C’est dans cette maison qu’elle habitait avec sa mère. Celle-ci, veuve depuis quelques années d’un chef de station de la compagnie, aurait pu prétendre à tenir une bibliothèque dans une gare. « J’y ai droit, disait-elle, je demande mon droit. » C’était une personne susceptible et contentieuse. Mais les places vacantes étaient rares, et les « droits » antérieurs au sien ne l’étaient pas. Après avoir miséré, seule d’abord, puis avec sa fille chassée de l’école, dans un village du Blaisois, elle avait fini par accepter, au commencement de l’hiver, un poste de garde-barrière. Elle ne s’y serait pas déplu, si la pensée de la déchéance ne l’avait pas hantée. Comme elle était très rhumatisante, et que le médecin lui avait recommandé d’éviter les refroidissements, elle confiait à sa fille, presque toujours, le soin d’ouvrir la barrière et de présenter le drapeau au passage des trains, se bornant à veiller et à dire, de jour ou de nuit : « Il est l’heure », ou bien : « Il y a du monde aux barrières. » Elle avait l’oreille fine, et dormait peu.

Edwige, désormais, pour un temps indéterminé, se sentait obligée de vivre là, puisque c’est elle qui faisait vivre l’autre. Elle y consentait, de toute sa volonté exercée au sacrifice et forte jusqu’au sourire. Elle était de ces veuves qui se taisent. Jamais un mot sur les séparations anciennes. On ne la surprenait point en larmes. Toute sa tendresse semblait aller au jour présent et y trouver la réponse qui suffit. Cependant, deux douleurs quotidiennes s’ajoutaient à la grande peine profonde qui ne finirait point, et l’une était du matin, et l’autre du soir. Le matin, en s’éveillant, elle entendait, à travers les prés, sonner les cloches, et, la plupart du temps, elle, la consacrée, elle, l’assoiffée d’amour divin, elle ne pouvait se rendre à l’église, qui était distante de trois kilomètres. Le soir, une autre épreuve, cruelle, déchirante, l’attendait. Et la mère ne pouvait se douter ni de l’une, ni de l’autre.

L’heure approchait, justement. Plusieurs fois, sur le cadran de la pendule plate pendue au mur, Edwige avait regardé l’aiguille des minutes : quatre heures, quatre heures cinq, quatre heures dix, et, à chaque fois, elle avait interrogé, d’un coup d’œil inquiet, la route, qu’on apercevait à droite, jaune entre deux bourrelets d’herbe.

Quelques minutes encore, et la voix de la mère s’éleva du jardin :

– Edwige ! vite, les voilà ! Dépêche-toi ! L’express est en vue !

La jeune fille sortit en hâte, tête nue, et courut aux barrières. Elle ne souriait plus. Son visage n’était plus rose ni tendre, mais pâle et contracté. Elle aurait voulu ne pas venir, ne pas être là.

Ce qu’il y avait ? Il y avait trente écoliers, des garçons et des filles, qui revenaient de l’école, et accouraient, pour traverser la voie, et qui criaient :

– Mademoiselle ! Bonjour, mademoiselle ! Vite, mademoiselle !

Les garçons levaient leur béret ou leur casquette ; les petites filles levaient leurs mains, les doigts écartés ; quelques-uns jetaient en l’air leur cartable ; toutes les mines éveillées, tout le luisant des yeux, toutes les lèvres tendues piaillaient :

– Ouvrez, mademoiselle !

Elle ouvrit. Au galop, les enfants passèrent sur les rails, deux ou trois toutes petites trottant à l’arrière, entraînées par une sœur grande. Et derrière eux, les barrières furent fermées. Pas un ne resta près d’Edwige.

Ils continuaient leur chemin ; ils s’éloignèrent ; ils ne furent bientôt plus, sur la route amincie, qu’une chose indistincte, et qui flotte, comme un troupeau de moutons avec de la poussière au-dessus.

Edwige, le cœur battant, penchée, souffrant le martyre de l’inutile amour, suivait du regard les enfants de l’école.

En voyant disparaître, chaque soir, ceux qu’elle aimait, elle pensait à Lyon, puis à Nîmes, puis à Dieu.

DANIELLE#id___RefHeading__43_1094666959 #id__Toc295774267

L’aube se lève, et il fait chaud déjà. Sur toutes les pentes exposées au midi des hautes collines de la Corrèze, les herbes, les buissons, les bois lourds de rosée, commencent à fumer. C’est l’heure où les bêtes vont à la pâture. À mi-côte, plus près d’Uzerche que de Brive, une ferme s’éveille. Elle est longue, vieille, bâtie à l’endroit où les champs de maïs, d’avoine et de pommes de terre, succèdent à la forêt des châtaigniers et l’entament avec leurs pointes. Plus bas, il y a des trèfles, des prairies, un torrent, puis, de l’autre côté, une semblable colline qui se relève, vêtue d’herbe d’abord, puis de moissons, puis de grands arbres, et couronnée de roches nues. La vallée est profonde, et le bruit des eaux qui courent n’atteint pas les sommets. Devant là ferme, dans le soleil, un homme encore jeune attelle un cheval à une carriole ; sa femme l’aide à charger, derrière le siège, une demi-douzaine de petits cochons de lait ; puis, tous les deux, ils se hissent dans la voiture.

– Au revoir, le père ! Ne nous espérez pas avant la nuit !

Les mots, en patois limousin, chantés sur un ton aigu, frappaient encore les vitres et le toit en ardoises d’Allayac, que déjà les voyageurs avaient pris le chemin qui tourne derrière la ferme et descend en lacets.

Une porte s’ouvrit, tout au bout de la maison, à gauche, et une vache sortit, tendant son mufle à l’odeur d’herbe mouillée qui passait, une vache couleur de froment clair, puis une autre, puis une autre encore. Quand les sept bêtes du troupeau furent dehors, la vachère apparut sur le seuil. Elle était vêtue comme une pauvresse et chaussée de sabots, mais, sous la coiffe limousine, aux deux ailes roulées, son visage avait gardé sa beauté religieuse, son reflet de la vie intérieure. Elle tenait à la main, et laissait traîner sur le sol une baguette de frêne, qui avait des feuilles au bout. Quand elle leva les yeux, ils regardèrent au-dessus de la colline d’en face.

– Ah ! c’est toi, Danielle ! C’est pas trop tôt ! De mon temps les vachères montaient là-haut avant le soleil.

– Les vaches ne voulaient pas se laisser traire, répondit Danielle.

Elle ajouta, à demi détournée vers la maison :

– Bonjour, grand-père ! Avez-vous dormi cette nuit ?

– Tu sais bien que non. Je ne dors jamais bien. Quelle idée de me demander ça tous les matins ?

Celui qui parlait ainsi était un vieillard dont on n’apercevait, dans l’ouverture d’une fenêtre étroite et haute, que la tête coiffée d’un bonnet de coton bleu, le cou et le haut du buste, tout velu entre les bords déboutonnés de la chemise et du gilet. La figure sèche, rasée, creusée, où ne vivaient que deux yeux durs dans des paupières saignantes, exprimait une rancune méditée et haineuse.

Il reprit :

– Mes enfants sont partis, tous deux. Tu les as vus !

– Ils descendent la côte.

– Eh oui ! ça ne te fait rien, à toi, de rester seule ! Mais moi je ne suis pas de même !

– Pauvre grand-père !

– Ne dis pas : pauvre grand-père ! C’est toi qui me prives de tout ! C’est parce que tu es revenue de ton couvent, que je suis délaissé, à présent ! Je suis dans la maison comme un harnais de rebut, qu’on ne regarde seulement pas !

– Est-ce que je ne vous soigne pas ?

– Quand tu n’étais pas là, ton frère avait encore de l’attention pour moi. Il m’emmenait dans les foires. J’allais boire avec lui. Il n’emmenait pas ma bru. Maintenant qu’il peut carrioler sa femme à la ville, il faut que je reste ! Dis donc le contraire ?

Elle se taisait.

– Quand tu n’étais pas là, la maison vivait mieux.

– Hélas ! je le veux bien !

– Il me donnait de l’argent pour mon tabac… Il me rapportait, des fois, un chapeau ou une veste… À présent, plus rien… Je ne sais quand il remplacera mes sabots qui sont usés… Il me dit : « Faut que je nourrisse Danielle. » Et moi, je te dis : « Il ne fallait pas revenir ! »

– Où aller ?

– Fallait trouver une place !

– On ne m’a rien proposé.

– Fallait te marier !

– Grand-père !

– Fallait pas revenir, pour nous priver tous.

– C’est vous qui m’avez rappelée.

– C’est le tort qu’on a eu ! On croyait que tu rapporterais au moins l’argent.

– Quel argent ?

– Les trois cents francs de hardes que je t’avais donnés quand tu es partie de chez nous…

Elle se remit à marcher hâtivement.

– Adieu, grand-père ! Mes vaches sont déjà loin !… Adieu !

Les reproches du vieux la suivirent un moment. Puis le silence l’enveloppa. Elle montait une sorte d’avenue, entrée architecturale de forêt, large voie piétinée par les gens et les bêtes, bordée de châtaigniers, et qui, barrée à deux cents mètres de la ferme par d’autres grands vieux arbres, avait l’air d’une nef aux voûtes rompues, menant à des chapelles encore toutes pleines d’ombre. Danielle s’avançait dans la piste du milieu, forme élancée et nette, et sobre de mouvement. Elle songeait. Le jour était tout levé. Les vaches, couleur de blé, allaient devant, et ridaient leurs flancs attaqués par les mouches, ou les fouettaient à coups de queue. Elles se mirent en file pour pénétrer sous bois. Puis elles disparurent, refoulant avec leur poitrail les fougères nouvelles, et cachées par les branches qui retombaient derrière elles et luisaient, immobiles.

Quelle maison différente de l’ancienne, Danielle avait retrouvée ! Le père ni la mère n’étaient plus là, depuis de longues années. Le grand-père avait vieilli à tel point que sa petite-fille ne le reconnaissait qu’avec peine. Usé, incapable de travail, aigri par l’insomnie et plus encore par le regret d’avoir, de son vivant, partagé tout son bien entre ses deux enfants, – le père de Pierre qui dirigeait la ferme, et l’oncle Jacques établi à trois lieues de là, dans la vallée, – il ne cessait de récriminer contre sa vie recluse, dépendante et gênée. Peu écouté par son petit-fils, et par la femme de celui-ci, qui ne le craignaient plus, il avait en Danielle une victime résignée. Il l’accablait de ses reproches. Il aurait voulu la faire partir, afin de retrouver les petites douceurs, les menus cadeaux que ses enfants lui refusaient, à présent, sous prétexte que Danielle coûtait cher. Et tantôt il l’accusait de négligence et de mollesse, bien qu’elle fût la première levée et la dernière couchée tous les jours, tantôt il se plaignait d’être privé de tout à cause d’elle. Il ne pouvait plus la voir sans qu’une espèce d’irritation maladive s’emparât de lui, et le fît déraisonner à moitié. Rien ne l’apaisait, ni les protestations, ni la patience, ni les attentions multipliées de Danielle. Il se sentait même soutenu, hypocritement, par le jeune ménage, par les maîtres actuels de la ferme, qui avaient bien voulu recevoir, pour quelques semaines, la religieuse sans asile, mais qui trouvaient que la générosité durait trop, qui redoutaient, surtout, que Danielle ne vînt un jour leur dire : « Rendez-moi la part d’héritage à laquelle j’ai renoncé, parce que j’étais religieuse ; je reprends ma place ancienne dans la maison, et je reprends mes droits. » Crainte chimérique, mais qui ne quittait pas l’esprit calculateur de Pierre et de sa femme.

Danielle ne répondait rien. Elle acceptait d’être soupçonnée, méconnue, injuriée, dans sa propre maison. Elle ne s’étonnait même pas, ayant souffert, pour entrer au couvent, d’autres violences, en sens contraire de celles qu’elle souffrait à présent. Là comme à l’école de la place Saint-Pontique, elle était la silencieuse, la mortifiée qui saisit comme un bien l’épreuve quotidienne. Elle attendait l’heure, si l’heure devait venir jamais, où elle pourrait reprendre, dans un poste de maîtresse adjointe, comme sœur Léonide, une part de sa vocation, tout le reste étant mort avec la vie en commun.

Depuis la séparation, Danielle avait reçu, de l’ancienne supérieure, plus de lettres qu’aucune autre des maîtresses de l’école. Elle était demeurée la confidente, la conseillère aussi ; elle savait, presque aussi bien que sœur Justine le savait elle-même, ce qui advenait à sœur Léonide, à sœur Edwige, à sœur Pascale, comme elle les nommait encore. Ces lettres que le facteur, irrégulièrement, apportait à la ferme, étaient pour Danielle l’événement, l’espoir, la consolation, et la cause également des plus profondes douleurs qu’elle eût jamais ressenties. Car, au milieu des souvenirs, des mots de tendresse et des récits qui la rassuraient sur le sort des compagnes exilées à Belfort, dans les montagnes de l’Ain et dans la vallée de la Loire, il y avait, d’ordinaire, un passage sur celle qui habitait Nîmes. Et Danielle, tremblante depuis toujours pour cette âme très aimée, avait senti grandir chaque fois son inquiétude, puis sa peine, puis son ardente volonté d’être victime et d’expier. Oh ! les cruelles lettres, qu’elle serrait dans un petit coffret de bois, qu’elle cachait sous la paillasse du mauvais lit qu’elle occupait, lit de bouvier suspendu dans l’étable, accroché à une cloison de planches, au-dessus de la croupe des bœufs, des vaches et des chevaux ! Les cruelles lettres dont elle savait par cœur des phrases et des phrases, et qu’elle méditait avec tant de compassion, qu’il ne lui restait plus de larmes ni d’apitoiement pour elle-même ! Quelle forte amitié l’agitait ! Quel violent désir d’arracher au ciel le salut de Pascale ! En ce moment surtout, depuis la lettre de la veille ! Et combien de fois, dans les clairières des sommets où elle gardait ses vaches, dans les solitudes brûlées par le soleil ou fouettées par la pluie ou le vent, Danielle avait prié, offrant sa vie à Dieu, pour cette sœur lointaine et qu’elle ne verrait plus !

12 août 1902.

« … Que vous dirais-je à présent de notre plus jeune sœur ? Je voudrais pouvoir vous rassurer sur le compte de celle que nous aimons toutes. Je ne le puis. J’ai reçu d’elle, voilà cinq jours, une lettre trop mondaine de ton pour ne pas être inquiétante. Pascale se loue, trop et trop fréquemment, de la manière dont on la traite dans sa famille de Nîmes. Il est évident qu’on la flatte, qu’on la gâte, qu’on l’amuse, et qu’on se sert, pour l’entraîner, pour lui faire accepter tant de distractions peu convenables pour son état, de cette sensibilité excessive que nous tâchions de combattre en elle. Elle se sent déjà liée par la reconnaissance envers ces gens qui l’ont recueillie. Mais que les motifs sont déplacés ! Vous allez la reconnaître. Elle m’écrit : « Ne vous fâchez pas, notre mère. Surtout ne me grondez pas. Je n’ai pas le droit de refuser, quand je vois qu’en refusant je leur ferais de la peine. Ils sont si bons pour moi ! Et cependant, à bien des signes, j’ai vu déjà qu’ils ne sont pas si riches que je le croyais. La robe que je porte, – celle du vestiaire des expulsées, était trop chaude, – c’est eux qui ont voulu l’acheter pour moi. Et de même, tout ce qui me sert, je le tiens d’eux. Ma tante ne résiste guère aux volontés de son fils, quand il dit : – J’ai organisé une partie de promenade, et vous en êtes, maman… Comment pourrais-je faire autrement que de suivre ? Ils ne me demandent presque pas de travail, ils me trouvent encore malade. Je n’ai pas engraissé, en effet, malgré le repos. Je tousse toujours un peu le matin. Si j’étais sûre que vous êtes contente de moi, que vous ne me désapprouvez pas, tout au moins, je serais presque tranquille d’esprit. Car l’être tout à fait, cela dépendait de vous, et je ne vous ai plus ! »

» Ces lignes de notre Pascale suffiront pour vous faire partager mes inquiétudes, ma chère sœur Danielle. Je ne connais pas le milieu où elle vit, mais je suis sûre maintenant qu’il est, pour elle, détestable. Et que de choses je devine qu’elle ne me dit pas, qu’elle me dira, j’espère, car je viens de le lui demander. Personne, ici, ne peut savoir mon angoisse, personne peut-être ne la comprendrait. Mon poitrinaire, que je promène, me dit quelquefois : « À quoi pensez-vous ? » J’ai envie de crier : « À mes quatre enfants, qui sont toutes quatre loin de moi ! » Adieu ! adieu ! »

» P.-S. – M. Talier-Décapy est mort. Ce brave homme, avec lequel je n’ai causé qu’une fois dans ma vie, m’a fait un legs. Je l’ai appris par une lettre d’un notaire, qui met à ma disposition trois mille francs. Si vous étiez en trop grande misère, prévenez-moi. »

18 octobre.

« Croiriez-vous que je n’ai plus de nouvelles de Pascale, depuis la fin de septembre. Je suis terriblement inquiète. Est-elle plus malade ? Je n’ose pas formuler d’autres suppositions. Je lui ai adressé depuis lors deux lettres, la seconde très pressante, toutes deux très affectueuses. Aucune réponse. J’ai écrit, malgré certaine répugnance, à la veuve Prayou. Elle ne m’a pas répondu. Je ne puis rester dans le doute. Je suis malheureuse. Conseillez-moi à votre tour. Voici ce que j’ai fait. Vous souvenez-vous que nous avons eu, parmi les amies de notre école, Louise Casale, dont la famille était originaire des environs de Nîmes, une anémiée qui avait passé par la laïque, et qui venait chez nous, avec son cœur un peu prévenu, mais tout jeune et tout pur ? J’ai demandé à Louise Casale : « Renseigne-moi ! Trouve, dans ton pays, une parente, une amie discrète, qui me rassure ou qui me fasse de la peine, mais qui me dise ce qu’est devenue mon enfant ! » Et j’attends encore. Et je me repens, et je m’accuse, et je pleure, parce que j’ai permis trop légèrement, dans un jour de trouble, à cette pauvre petite Pascale de quitter mon ombre. J’aurais dû la mener avec moi, coûte que coûte, dans la misère, au froid, au travail dur, à la mort, mais je l’aurais sauvée. Où est-elle ? Priez pour nous deux ! »

3 novembre.

« Ah ! ma sœur Danielle, il faut que je revienne à vous ! Je suis désemparée ! Celle que nous aimons ! celle qui n’avait contre elle que la faiblesse de son cœur ! celle qui était accourue vers nous ! celle que nous ne pouvons plus protéger ! Je rougis de vous le dire ; je ne peux tracer les mots ; pourtant j’y suis obligée. Oh ! ma sœur Danielle, elle s’est laissé tromper ; elle a cru l’aimer ; elle est tombée d’auprès de Dieu ! Je ne puis plus douter. J’ai tout appris, hier, par une parente de la petite Casale, une veuve Rioul, qui habite Montauri. C’est une des voisines ; elle ignorait le passé de notre enfant ; mais elle a vu comment ils l’ont attirée, – c’était si facile, elle venait si vite aux mots tendres ! – en lui témoignant une affection que Pascale a cru d’abord innocente ; comment ils l’ont flattée, amusée, liée aussi par leurs attentions et leurs cadeaux, jusqu’à ce qu’elle fût à leur merci. Ils ont été complices l’un de l’autre, ces deux Prayou, gens tarés et redoutés. La mère n’est pas seulement incapable de résister aux pires volontés de son fils ; elle a fait un calcul affreux ; elle a été une fausse protection ; elle a permis à la tentation de se développer toute ; elle savait que, dans cette enfant qu’elle laissait corrompre, elle aurait bientôt une servante à laquelle tout chemin de retour serait fermé et qu’elle ne paierait pas… Pascale tombée, sœur Danielle ! Pascale presque sainte, livrée aux bêtes ! Combien elle va souffrir ! Et combien plus que celles qui n’étaient point appelées ! J’ai cru, toute la journée, l’entendre crier au secours ! Est-ce vrai, est-ce vrai ? »

8 novembre.

« Vous me dites : « Mais allez donc à elle ! Parlez-lui ! Arrachez-la ? » Croyez-vous donc que je n’y ai pas pensé tout de suite ! Est-ce que je serais une mère, si je n’y avais pas pensé ? La veuve Rioul a déjà essayé, timidement, d’interroger Pascale et de la ramener, et elle a été repoussée. Mais elle n’est pas moi. Dès que j’ai connu l’affreuse nouvelle, voilà six jours, j’ai voulu prendre le train. J’ai couru jusqu’à la chambre de madame de Roinnet, pour demander la permission de partir. Je ne pouvais expliquer mes raisons, vous le devinez ! Elle l’a pris nerveusement. Elle m’a dit : « Si vous nous quittez, même pour un jour, je ne réponds plus de rien. Voilà trois mois que vous êtes ici, et vous me demandez déjà un congé ! M. de Roinnet va en profiter pour vous remercier, et que deviendrai-je sans vous ?… » J’allais dire : « Je pars quand même ! » Guy est entré, brusquement. Il écoutait. À la nouvelle que j’allais le quitter, il a eu une crise terrible. J’ai été obligée de briser là l’entretien, pour m’occuper de mon malade. Puis j’ai été consulter. On m’a répondu : « Vous abandonnez un devoir de charité certain, pour une œuvre sûrement condamnée à l’insuccès. L’heure où l’on vous entendra n’est pas la première. Si elle doit venir, les sanglots l’annonceront, et les cris. Attendez. »

» Et j’attends, mais comment vivre dans ce tourment ! Je ne pense plus ici ; je ne suis plus à moi ; je ne suis plus même à vous : je me sens toute à elle qui est indigne ! »

22 novembre.

« J’ai reçu une nouvelle lettre de Nîmes ; hélas ! pas de Pascale. Mais, d’abord, pardonnez-moi : j’ai dit un mot trop dur. Indigne, oui, elle l’est. Mais, n’est-ce pas, vous avez déjà songé à toutes les causes qui ont amené sa faute et qui diminuent son péché ? Elle ne s’est pas jetée dans le mal ; on l’y a précipitée : des lois iniques l’ont mise à la rue, l’ont ramenée de force aux dangers qu’elle avait fuis ; elle a été le pauvre gibier que les chiens et les valets de chiens obligent à sortir du bois, et rabattent vers les chasseurs. Elle est coupable ; mais le Juge qu’on n’abuse pas, qui punira-t-il le plus, d’elle ou des autres ? Moi, je vous le dis, ce seront les autres. Vous vous souvenez : elle était crédule de cœur, émue de tout, reconnaissante ou troublée pour un regard, et ces Prayou l’ont prise d’abord par cette faiblesse ; elle était sans mère, et elle à pu croire qu’elle retrouverait en eux une famille ; elle m’avait demandé la permission de vivre à Nîmes, et, pendant un temps, elle a pu se dire : « J’obéis ». Sa fragilité a fait le reste. La pauvre Pascale avait à se défendre, d’ailleurs, contre un homme rompu à ces manèges autour des femmes, assez joli garçon, paraît-il, rusé, cruel sous des dehors câlins, et qui parlait cent fois mieux qu’un Lyonnais. Elle était toute jeune aussi, et ils habitaient sous le même toit.

» Je ne vous répète pas les détails qu’on m’a racontés. Je n’en ai pas la force. Et puis vous les connaissez. C’est l’histoire de tant de milliers d’autres. C’est la séduction commune et lamentable, avec ses prétextes honnêtes, avec ses troubles diffus, avec ses défaites momentanées, ses reprises et sa domination. Je ne vous apprendrais rien, à vous qui avez visité, avec moi, toute la misère des rues. L’affreuse chose, c’est de penser qu’il s’agit de Pascale, et qu’il n’y a point de remède, en ce moment ! »

Dimanche, 18 janvier 1903.

« Il paraît qu’elle parle à peine, qu’elle est sombre et irritable, elle qui était de la joie vivante. Personne ne sait, dans le quartier de Montauri, quelle créature bénie elle a été. Prayou s’est bien gardé de le révéler. Le scandale eût été trop grand, car c’est un de ceux que la foi obscurcie des incrédules ou des indifférents ne pardonne pas. On me dit aussi que Pascale est surveillée de près, qu’elle ne sort presque plus de sa maison, et que le temps des promenades, des cadeaux et des parties de plaisir est depuis longtemps fini. »

Février.

« Le cercle se rétrécit de plus en plus autour de notre pauvre enfant. Prayou l’a déjà délaissée pour d’autres femmes. Elle est la servante de la mère, celle qui fait toute la besogne lourde de la maison, et qu’on paie en mépris, et qui use sa force en se taisant. Pas une larme, pas une confidence à ses voisins. Ah ! si elle pouvait parler et appeler ! Ne souffre-t-elle pas assez pour crier au secours ? Ou plutôt, ne souffre-t-elle pas trop pour penser encore à cela ? Qui me dira ? »

Vendredi, 27 mars 1903.

« Les voisins racontent qu’elle est souvent injuriée et battue par le misérable qui l’a séduite. Mais l’heure ne vient pas. Cette veuve Rioul, voilà quatre jours, rencontrant Pascale dans la rue, lui a dit : « Vous avez l’air malade ? – Quand ce serait ? Qui cela regarde-t-il ? – Mais ceux qui vous veulent du bien, moi, par exemple, et sœur Justine… » L’autre a pâli encore, et elle a tourné la tête en répondant : « Je ne sais pas ce que vous voulez dire. »

D’autres fragments de lettres, pendant le printemps et au début de l’été, n’avaient apporté à Danielle que l’expression renouvelée de cette douleur vaine.

Puis, tout à coup, en cette fin de juillet, une lettre désespérée était venue de Belfort. La veille même de ce matin qui se levait, puissant et pur, sur les forêts de Corrèze, Danielle avait reçu dix lignes écrites en toute hâte par sœur Justine et qui disaient :

« Je prends le train pour Nîmes ; je voudrais être rendue : mon enfant ne m’a pas appelée, mais je sais qu’elle a pleuré, qu’on l’a réduite, par la force, aux dernières hontes, qu’elle n’est plus qu’une esclave et qu’une chose. Et je veux la libérer ! D’ici deux jours, n’ayez de pensée et de prière que pour nous deux.

» JUSTINE »

Dans la forêt, derrière ses bêtes, Danielle continue de monter. Elle n’a pas besoin de faire effort pour se souvenir de la recommandation de sœur Justine. Aucune pensée ne la suit dans les solitudes où elle marche, si ce n’est celle du drame qui se passe loin d’elle, en ce moment, pour le salut ou la perte d’une âme aimée. La pente devient abrupte ; le sentier tourne parmi des pierres éboulées ; les arbres s’écartent, et ne nouent plus leurs branches, et les plus vieux ont la tête fracassée par les orages. Danielle, se sentant seule avec Dieu, dans l’encens du matin, s’en va, le regard en haut et les bras étendus, priant comme Jeanne de Domrémy, comme Germaine, comme Geneviève. Son amour se répand en supplications. Et parfois, entre deux châtaigniers géants, une crête de roche, exposée au midi, apparaît flamboyante, pareille à un autel.

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