DEUXIÈME PARTIE UNE VOCATION

La nuit plus humide à présent, et mûrisseuse de fruits, étendait sur la campagne ses ailes frissonnantes. Le sang des plantes et celui des hommes se renouvelait. La plupart des créatures dormaient. Chez les sœurs de Sainte-Hildegarde, la veilleuse du coucher ne fut pas éteinte plus tard que de coutume. Dans ces âmes saintes, l’abandon aux mains de la Providence combattait et calmait la douleur. Il fut, peu à peu, victorieux. L’une après l’autre, les sœurs s’endormirent. Une seule demeura éveillée, dans l’angoisse que grandissaient la solitude et la nuit : ce fut sœur Pascale. Toute son enfance lui revenait en mémoire, et cet hier d’elle-même, à mesure qu’elle s’y enfonçait davantage, la jetait dans des alarmes nouvelles.

Son enfance lui revenait en mémoire, surtout la fin, épanouie et douloureuse. Cinq ans plus tôt, Pascale habitait ce coin de la Croix-Rousse que les anciens du quartier appellent « les Pierres Plantées », presque au sommet de cette montée de la Grande-Côte, vieille rue peuplée de canuts, d’échoppiers, de revendeurs, de chiffonniers, – marchands de pattes, comme disent les Lyonnais, – de bouchers, épiciers, boulangers, aux boutiques étroites et profondes ; rue qui coule d’abord tout droit du haut du plateau, et se coude en bas, près de la Saône, et se ramifie en patte d’oie ; rue pavée de galets pointus à l’ancienne mode ; rue d’une pente si rapide que pas une voiture ne peut s’y risquer, et que l’asphalte des trottoirs est entaillée, afin que les passants ne tombent pas trop souvent. Elle était fille d’un des grands quartiers populaires, de l’ancienne colline des tisseurs, séparée seulement par la Saône de la colline où l’on prie, de Fourvière qui lève son église au-dessus de la brume des deux fleuves.

Pascale avait emporté, au fond de ses yeux d’or, l’image de tout un monde. Elle revoyait, par exemple, avec une sûreté de mémoire qui l’émouvait autant que l’avait fait la vie, ce matin du 8 décembre 1897, où elle avait résolu de parler, pour la première fois, du secret qui l’oppressait. L’aube se levait, tardive. Cette nuit-là non plus, Pascale n’avait pas dormi. Elle guettait l’heure où pâlirait la plus haute vitre de la fenêtre, celle qui, vue d’en bas, du lit de Pascale, n’avait que du ciel en face, et elle songeait : « Encore le brouillard ! Toute la journée ne voir le soleil qu’à travers des tas d’étoupes ! Moi qui avais prié pour qu’il fît beau temps ! » Et puis les métiers électriques s’étaient mis à battre, au-dessus de l’étage des Mouvand, qui habitaient le second. Car les trois étages étaient occupés par des canuts, et, depuis des siècles, les murs, les planchers, les meubles, du haut en bas, tremblaient tout le jour, comme d’un grand orage qui ne cessait pas. Ah ! il en avait passé, de la soie, par l’escalier ! Il en était sorti, des belles pièces tissées ! Elles en avaient fait du chemin, les navettes : bien des fois le tour du monde !

La maison, associée au labeur des machines, commençait donc sa journée. Et aussitôt, une voix lointaine, venant de l’atelier, appela :

– Pascale ? Les entends-tu ? Depuis qu’ils paient soixante-dix francs à l’usine de Jonage pour la force électrique, en font-ils un tapage, ces Rambaux !

– C’est vrai !

– As-tu bien dormi ?

– Pas comme d’habitude.

– Moi, magnifiquement. Je me réjouis de ma journée. Habille-toi vite. Je suis tout prêt !

Et Pascale, se levant en hâte, sentit qu’elle frémissait plus fort que les murs : « Il va falloir lui dire, à ce père qui m’aime tant, que je vais me faire religieuse, que je vais le quitter, lui dire cela… tout à l’heure !… »

Elle passa un jupon de laine, s’approcha de l’armoire à glace en mauvais palissandre craquelé, seul luxe de sa chambre et seul héritage de la mère Mouvand, et dénoua ses cheveux. Ces cheveux étaient sa plus grande beauté, non pour leur longueur, car ils tombaient à peine jusqu’à sa ceinture, mais pour la vie puissante qui était en eux, leur souplesse, la flamme çà et là mêlée dans la cendre du blond, couronne de jeunesse, dont le rayonnement éclairait son pâle visage d’ouvrière. Le moindre mouvement du cou faisait courir des lueurs sur ces lourds écheveaux, qu’on eût dit faits avec les soies de la Chine ou du Japon, et assortis pour broder les oiseaux traversant les airs, ou les poissons traversant les vagues, sur le fond bleu des paravents. Bien souvent elle s’était complu à regarder ses cheveux, cette tendre Pascale ; elle leur avait souri ; elle avait eu de ces pensées de vanité qui ne sont, au fond, que des désirs d’amour. Mais, depuis plusieurs mois, elle ne se permettait plus ces idées de coquetterie ; ce matin, elle n’avait pas de mal à s’en défendre, non sûrement, et à la lumière de veilleuse que répandait le matin, ce qu’elle regarda dans la glace, ce furent ses yeux las et cernés. « Qu’est-ce qu’ils deviendront quand j’aurai fini de pleurer, quand j’aurai tout dit ? On ne me reconnaîtra plus, tant ils seront enfoncés ! » Elle leva les épaules. Qu’importait ? Elle se remit promptement, d’ailleurs, à se coiffer et à se vêtir.

D’où lui venait la vocation religieuse ? D’abord et surtout d’une parfaite connaissance d’elle-même. Sa mère, morte trois ans plus tôt, qui avait un visage large aux pommettes et creusé immédiatement au-dessous, évidé et tout pointu en bas, la mère Mouvand, tisseuse aux yeux de prière et de rêve, courbée depuis l’enfance sur le battant du métier, et qui n’aimait pas les dessins compliqués, à cause du constant effort qu’ils exigent de l’esprit, sa mère lui avait transmis, avec son tempérament inquiet, son cœur sensible à l’excès, son amour passionné pour les enfants et sa timidité vis-à-vis des hommes. Pascale, moins protégée par le travail reclus, élève chez les sœurs jusqu’à treize ans, puis occupée aux devoirs du ménage, la cuisine, le balayage, les courses pendant que les parents tissaient, avait remarqué le chemin rapide que faisaient en elle-même les mots d’affection, la joie ou la peine des confidences reçues, les leçons sentimentales de quelques romans prêtés par des amies, les attentions, les regards, les admirations désintéressées, les désirs mauvais, tumultueux comme la rue à onze heures, et dont le voisinage la gênait, mais la flattait aussi, quand elle sortait, quand elle traversait la montée de la Grande-Côte pour aller acheter des légumes ou du lait, quand elle rencontrait, dans l’escalier, les fils débauchés et hardis des Rambaux, les voisins du troisième, qui, pour elle seule, levaient leur casquette et s’écartaient de la rampe, ou quand venaient à l’atelier les employés de M. Talier-Décapy, chargés par le patron de se rendre compte de la fabrication, de transmettre les ordres, de demander à Mouvand de passer chez le fabricant. Elle éprouvait un attrait, mêlé d’une crainte secrète, pour toute occasion de paraître, d’être louée, de se trouver dans la foule où elle était tout de suite convoitée, dans la lourde buée de volupté qui s’élève du pavé des villes, et que toute créature est forcée de boire avec l’air et avec la lumière, mais qui souffle plus vive au visage des plus jeunes, surtout des plus jolies. Au tressaillement de son être, à la curiosité de son esprit, à la durée du trouble qu’elle ressentait en de telles occasions, elle reconnaissait sa fragilité, et elle s’en alarmait, étant une fille pieuse et éprise de pureté comme d’une richesse. Elle s’était dit un jour : « Je me perdrai, peut-être, dans le monde, plus vite qu’une autre. J’aurais besoin d’un abri. » Et cette pensée, souvent, lui était revenue.

Un second trait de son caractère avait frappé la jeune fille. Elle avait observé que, indécise, lente à prendre un parti, tourmentée de regrets et d’imaginations quand elle en avait pris un, même à l’occasion des plus petites choses, elle trouvait au contraire, dans l’obéissance raisonnable, un apaisement de tout son être. Il suffisait que son père, ou jadis sa mère, ou une personne qu’elle avait en estime lui eût dit : « Voilà le mieux, voilà ce qu’il faut faire, » pour qu’elle n’eût plus ni hésitation, ni retour, ni alarme. Il lui était apparu que sa faiblesse se changeait en force quand elle était commandée, qu’elle aurait besoin longtemps, toujours peut-être, d’une direction éclairée, ferme et aimée. Elle appartenait à l’immense multitude des âmes qui n’ont la paix, qui n’ont de puissance et de hauteur que dans leur amour et par lui. Et, sans doute, elle aurait pu se marier, et souvent, comme les autres jeunes filles, elle avait examiné cet avenir qui est celui de presque toutes : un mari, un ménage, des enfants. Mais elle n’avait pas été élevée dans l’illusion que le mariage et le bonheur sont une même chose. Elle avait vu des réalités différentes. Fille d’une mère morte jeune, sœur d’une petite Blandine emportée à l’âge de dix ans par une méningite, de santé délicate elle-même, et enrhumée chaque hiver, plus longtemps qu’il n’aurait fallu, elle ne pouvait songer au mariage sans se souvenir de tant de jeunes femmes qu’elle avait connues, si promptement accablées par la fatigue des maternités nombreuses et par la difficulté de gagner le pain, pour soi-même et souvent pour tous, de tant d’autres voisines encore, abandonnées, battues, mariées à des brutes ou à des fainéants. Et lors même qu’elle aurait été demandée par un brave homme laborieux, comme il n’en manquait pas à la Croix-Rousse, fils de tisseur, commerçant ou employé, la protection eût-elle été complète ou suffisante ? « Si je ne suis pas tout à fait mauvaise, je serai médiocre, en ménage, dans le milieu mêlé où je continuerai de vivre, et à cause de la facilité avec laquelle je subis les influences ; j’aurai des velléités de courage et de perfection, comme à présent, et je ne monterai pas. Mon salut serait bien plus assuré, si je me retirais du monde : j’aurais la sauvegarde des murs, de l’exemple, de la règle, de la prière fréquente et obligée. Dans le monde je serai mauvaise ou médiocre. Dans le cloître je pourrais devenir une âme sainte. N’est-ce pas ma voie ? »

Elle s’en était ouverte à une femme qu’elle croyait être de bon conseil, une tordeuse qui venait, au moins une fois par mois, quelquefois deux, pour rattacher la chaîne d’une pièce finie à la chaîne d’une pièce nouvelle et ne faire qu’une seule étoffe. C’est un métier qui exige beaucoup de propreté, d’adresse, d’attention, d’habitude. Tant de fils à souder l’un à l’autre, et sans qu’il y paraisse ! La veuve Flachat, personne discrète et bien proprement pauvre, arrivait le matin, apportant le lait qu’elle avait acheté dans une boutique « de toute confiance », et vite elle se mettait au travail. On ne voyait plus son visage penché. Elle trempait dans le lait son index et son pouce, et tordait alors les fils, qui semblaient, sous ses doigts, fondre pour mieux s’unir et plus également. On la nourrissait, comme il est d’usage. Et il avait été facile à Pascale, pendant les moments où le père était sorti, de parler à la tordeuse, qui savait écouter comme elle savait tordre.

– Je ne suis pas étonnée de ce que tu me dis là, ma petite Pascale, – elle l’avait toujours connue et elle la tutoyait, – ta mère eût été contente de t’entendre. Elle avait le goût des longs offices…

– Mais, pas moi ! répondait Pascale en riant. Je m’ennuie vite à l’église. Je ne suis pas ce que vous croyez, madame Flachat !

– Je sais bien ce que je veux dire, reprenait la femme en tordant les brins de fil ; je veux dire que ta mère était comme toi, portée à être meilleure que le monde, et donc à y souffrir. Je l’ai traversé, le monde, moi, ma fille, je puis t’assurer qu’on y trouve autre chose que des joies : tu penses peut-être au couvent ?

– Sans le désirer, oui, madame Flachat.

– Comme à un mariage qu’on étudie.

– À peu près.

– Eh bien ! ma mignonne, il faut continuer sans te presser, sans te faire de tourment. Si le cœur se prend, laisse-toi aller.

Elle parlait comme la sagesse même.

Pascale réfléchissait.

Et c’est alors que, dans cette âme tourmentée, pure, défiante d’elle-même, de Pascale Mouvand, Dieu avait mis le désir de la vie religieuse, où elle devinait que se trouveraient, pour elle, la paix et la direction, avec cette tendresse enveloppante, sans détour et sans trahison, dont le rêve était né avec elle. Il avait ajouté sa grâce à cette bonne volonté tremblante. Aucune illumination brusque, aucune ardeur mystique, aucune vapeur d’encens, aucune rêvasserie d’oriflamme et de bleu, aucune propension merveilleuse au sacrifice, n’acheminait Pascale vers le couvent, mais la persuasion raisonnable qu’aucune autre existence n’assurerait mieux le développement de ce qu’il y avait de bon en elle, et ne la protégerait plus sûrement contre le reste. Elle avait peur, elle avait vu l’abri, elle y allait. La pensée de quitter son père la faisait souffrir, mais cette autre pensée la décidait que les conditions du salut éternel ne sont pas les mêmes pour toutes les âmes, qu’elles sont impérieuses, qu’elles échappent au jugement de ceux qui ne croient pas, et qu’il n’y a point de devoir qu’on puisse leur opposer.

La vocation n’avait rien d’étonnant, ni de nouveau d’ailleurs, chez les Mouvand. Cette vieille race de canuts lyonnais avait toujours été et était encore, dans son dernier descendant, laborieuse, goguenarde en paroles, ardente tout au fond, capable de longues patiences et de révoltes terribles, ménagère et dévote. Malgré tant d’efforts faits pour agrandir dans le peuple l’ignorance ou l’hostilité religieuse, elle comptait au premier rang, parmi ces nombreuses familles d’ouvriers de la Croix-Rousse, de la Guillotière ou de Saint-Irénée, qui, aux jours de fête ou de deuil, regardent vers Fourvière d’un œil attendri, et pour qui la Vierge est une parente et un bien municipal. Les Mouvand avaient participé à la fondation de cette œuvre ancienne des Hospitaliers-veilleurs, œuvre d’assistance et de prédication créée par des ouvriers de Lyon en 1767, et, au seuil du XXe siècle, Adolphe Mouvand se faisait encore honneur d’aller le dimanche aux Hospices, raser et coiffer les malades pauvres, comme l’avait fait son arrière-grand-oncle maternel, Jean-Marie Moncizerand. Il avait élevé ses enfants – hélas ! il fallait dire aujourd’hui son enfant, – dans la tradition de foi pratique à laquelle il était demeuré fidèle. Et il ne se pouvait, sans doute, qu’il refusât son consentement à Pascale, qu’il se mît en travers de ce projet, qu’il fût, longtemps du moins, inexorable. Mais elle ne lui avait pas parlé, jusque-là, de sa résolution. Elle l’avait laissé, par pitié, à cause de la différence d’humeur qu’il y avait entre elle et lui, en dehors des luttes, des hésitations, des objections qui l’avaient torturée. Il ne se doutait de rien. Et sa surprise, sa douleur, sa première colère peut-être, quand il allait apprendre le secret, voilà ce qui avait empêché bien des nuits, et cette nuit notamment, Pascale de dormir.

Quand elle eut achevé de se coiffer, d’agrafer sa robe, elle jeta sur ses épaules une pèlerine de laine soyeuse et fine, toute noire, qui avait appartenu à sa mère, attacha les deux bords près de son cou avec une barrette de métal piquée de fausses turquoises, et, comme elle appartenait à une génération qui est « glorieuse », comme disait le canut, elle mit des gants de peau bruns.

Alors elle eut un battement de cœur si violent qu’elle s’appuya contre le fer de son lit, une main posée sur sa poitrine. « Dites-moi ce qu’il faut que je dise ? » murmura-t-elle. Lentement elle ouvrit la porte de sa chambre. La chambre à côté, celle de son père, était vide. Pascale la traversa, tourna au bout à angle droit, et entra dans le vaste atelier du canut. Heureusement, les Rambaux travaillaient, là-haut, car on l’eût entendue, sans cela, marcher sur le vieux plancher. Adolphe Mouvand n’était pas à sa place habituelle de travail, assis sur la banquette du premier métier, mais debout au fond de la salle, près de l’autre machine, poussiéreuse et toujours immobile : l’ancien métier de la mère Mouvand. Personne, depuis trois ans, n’avait eu la permission de toucher à cette relique. Le canut avait posé sur le battant, tout verni par l’usage sa main petite et adroite à empaumer le bois. Il regardait le sol, les ponteaux fixant l’armature, la mécanique au-dessus du cadre du métier, et les cartons, encore suspendus en l’air, du dernier dessin qu’avait tissé la défunte. Mouvand était tourné vers les fenêtres de l’atelier. La lumière, incomparablement plus vive que dans les bas quartiers de Lyon, éclairait l’arête de la silhouette, haute et voûtée, du maître tisseur, son visage taillé carrément, rude, et qu’encadrait une barbe grise, fournie et frisante, qui revenait toute en avant, à cause de l’habitude qu’il avait de l’appuyer, en travaillant, contre sa poitrine. Le canut avait mis sa jaquette et son pantalon noirs des jours de fête. Sur son crâne, couvert de cheveux durs et coupés ras, de la même couleur que la barbe, des mèches plus blanches mettaient des lueurs de vieille peluche. Il étudiait quelque chose, il songeait, il n’entendait pas venir sa fille. Mais, à un moment où il regardait en bas, il vit, quand elle fut près de lui, les lames du plancher subitement envahies par de l’ombre. Et il aperçut Pascale, et toute son âme se sépara du métier, et il fronça les sourcils, comme surpris en faute. Mais ce n’était qu’un mouvement de l’instinct. Sur le masque lourd et grave, une joie, tout de suite après, passa ; elle alluma les yeux du tisseur, tout enfoncés et ternes comme le ciel qu’ils regardaient souvent ; elle les agrandit ; elle rosit un peu le parchemin des joues ; elle fit apparaître, sous les moustaches, les lèvres moqueuses et hardies, et qui avaient jeté tant de mots plaisants dans l’air de Lyon, les jours de fête, de chômage ou de grève, quand on se rencontrait au cabaret avec les amis, ou qu’on jouait aux boules, dans les hauts de la Croix-Rousse. En un instant le visage, la pensée, l’attitude d’Adolphe Mouvand s’étaient transformés. Il sortait ainsi de lui-même rarement, comme d’un terrier. C’était l’image de Pascale qui avait fait cela, de sa fille passionnément aimée, et qui venait à lui, prête à partir.

– Eh ! jolie ! dit-il, – très souvent il l’appelait ainsi, – tu m’as fait peur !

Il se pencha pour la regarder, ayant les yeux usés.

– En voilà une mine ! Comme tu es pâle ! Tu ne vas pas recevoir les cendres, pourtant ? C’est le jour de notre Vierge, et j’entends bien manger des bugnes avec toi !

Il l’embrassa sur les deux joues, en faisant claquer ses lèvres.

– Ça te va-t-il, des bugnes que nous achèterons, en revenant de la messe, au père Bellefin qui les frit si bien ? Je me sens tout content de sortir avec toi ! Là ! ça te va-t-il ?

Elle fut décontenancée par cette bonne humeur. Elle embrassa son père, et les mots préparés moururent dans ce baiser, les mots cruels.

– Sais-tu à qui je pensais ? continua-t-il. À toi. Oui, en touchant le métier de ma défunte, je me disais que tu ne pourrais pas le mener ; c’était bon pour elle, et c’est bon pour moi ; ma vieille carcasse et celle de ma mécanique sont mariées comme malheur et misère : mais toi, tu n’aurais pas la force.

– Je le crois, dit Pascale.

– Ni le goût !

Elle se mit à sourire, et dit :

– Ni le temps surtout.

Mais il ne devina rien, et, suivant le songe paternel :

– Tu as raison ; ta mère ne voulait pas que je t’apprenne à faire de belles soies ; alors moi, j’ai dit : « Elle ne fera pas de camelote, » et tu n’as rien appris du tout… Et puis tu étais délicate, et puis on te gâtait. Tu n’as appris chez nous que le métier de ménagère. Tu le fais bien, par exemple !

Il s’arrêta un moment, l’enveloppa d’une pensée d’orgueil et de tendresse :

– Mais écoute, reprit-il, la vieillesse convertit quelquefois ; à présent je veux bien voir travailler l’électricité chez moi ; nous prendrons Jonage, tu n’auras qu’à surveiller, et nous vendrons le vieux métier de la défunte mère… Tu feras l’article pas cher, du ruban même, si tu veux. Et nous serons plus riches. Qu’en dis-tu ?

Elle répondit, tournée vers la rue où la lumière grandissait :

– Vous m’aimez trop… Venez, nous allons manquer la messe.

Ils descendirent par l’escalier dont les paliers sans fenêtre, à cause des cabinets extérieurs, n’étaient séparés du vide que par une grille de fer. Le vent soufflait là presque aussi bien que dans la rue.

– Attention, et serre ton tricot, dit le père, car l’escalier de chez nous, ç’a été la mort des miens. Et toi, jolie, il faut que tu vives !

Elle descendait devant lui, serrant la pèlerine qui dessinait mieux ses épaules et son buste rond. Comme elle était leste, et que l’air froid l’animait, elle sauta les trois dernières marches de pierre, pour montrer qu’elle vivait bien, elle, et que la jeunesse ne lui manquait pas.

Ensemble, le père et la fille entendirent la messe à l’église Saint-Bernard, qui est en haut de la Croix-Rousse, puis, comme l’avait promis le père, ils descendirent jusqu’à la rue des Tables-Claudiennes, où était l’échoppe du friturier, et achetèrent des beignets. Mouvand mangea les siens dans la rue ; Pascale demanda un sac de papier.

– Voilà nos demoiselles d’à présent, Bellefin ! dit le canut. Ça ne vit plus dehors.

L’autre allongea, hors de son étroite boutique, sa tête en boule, au sommet de laquelle un peu de suie étendue figurait des cheveux, et, d’un œil d’ancien connaisseur, admirant Pascale :

– Je n’en ai pas de pareille, fit-il. Tu as de la chance, toi, de te « lantibardaner » comme ça avec elle. Quel âge ça a-t-il ?

– Dix-huit ans passés, répondit Pascale.

– Et une voix ! Répète pour que je t’entende chanter, et tu auras une bugne de plus dans ton sac !

– Dix-huit, monsieur Bellefin ! dix-huit ! dix-huit !

Pour la première fois elle riait franchement. Ce Bellefin était drôle, et il savait parler aux filles. Elle riait, les lèvres entr’ouvertes, humides, lisses comme la nacre d’une coquille, et elle répétait, regardant le vieux bonze au fond de sa niche, sachant que le quartier appartenait à elle et au matin : « Dix-huit, mais donnez-moi ma bugne, monsieur Bellefin, et du sucre dessus, beaucoup, car je l’aime bien ! »

On eût dit que les deux hommes écoutaient un merle élevé et instruit par l’un d’eux, ou un pinson de concours :

– Hein ! ça vous a-t-il un bec ? Crois-tu que ça ne serait pas dommage de ne pas l’avoir pris, choyé et instruit ?

En reprenant la marche vers la montée de la Grande-Côte, Adolphe Mouvand sentit qu’il n’avait jamais tant aimé Pascale, ni si orgueilleusement.

Arrivé à l’angle de la rue des Tables-Claudiennes et de la montée :

– Allons, dit-il, retourne à tes affaires. Moi, je vais aux miennes. J’en ai beaucoup, et tu ne m’attendras pas pour le dîner. Mais, à une heure, trouve-toi là-haut, à Fourvière, quand les cloches sonneront l’entrée des hommes.

Ils se séparèrent, et, pendant le reste de la matinée, vécurent loin l’un de l’autre. Mouvand, depuis sa jeunesse, avait l’habitude de régler ses affaires le jour du 8 décembre, et cela comprenait quelques paiements, deux ou trois visites à de vieux canuts retirés ou impotents, et un déjeuner à onze heures et demie, chez Constant Mury, forte tête socialiste de la Croix-Rousse, canut bien en chair, qui présidait l’équipe de joueurs de boules des Pierres-Plantées.

Avant une heure, il était rendu sur la place de la Cathédrale, au pied de la colline de Fourvière. Elle était toute noire, aussi noire que la façade de l’église et de la Manécanterie, tant les groupes d’hommes s’y pressaient, tassés et immobiles au milieu, encore fluctuants à l’entrée de la rue Saint-Jean, de la rue Antonine et de la rue de la Brèche, à cause des groupes de nouveaux arrivants, qui tentaient de pénétrer dans la masse et en agitaient la circonférence. Il n’y avait là que des hommes, cinq ou six mille. Tout à l’heure, ils seraient un millier de plus, et ils marcheraient en colonne, le long des lacets de la colline sainte, afin d’aller proclamer, dans le temple lyonnais, la foi lyonnaise.

Le canut salua quelques camarades reconnus çà et là, près du portail de Saint-Jean : « J’avais bien dit à Pascale que la procession serait belle, pensa-t-il. En voilà du monde ! Ma petite doit être déjà là-haut. » Il ne se mêla pas à la foule, ayant des rhumatismes au bas des reins qui lui rendaient la marche difficile sur les pentes, et monta, par le funiculaire, en quelques instants, jusqu’à la plate-forme, lieu de refuge, lieu plus proche du ciel, où la basilique lève, au-dessus de la ville immense, ses quatre tours octogonales, épanouies en diadèmes. Sans le savoir il gravissait son calvaire. Oh ! combien de fois nous allons ainsi, avec notre joie à peine tremblante, malgré la vie, au rendez-vous obscur où nous attend la destinée ! Il avait le cœur plus libre encore que de coutume, ayant eu, depuis le matin, plus de loisirs, et plus d’occasions de sortir de ces murs qui nous ont vus pleurer. Sa belle humeur s’était enhardie dans la compagnie de quelques amis réunis chez Constant Mury. En payant deux sous au receveur du funiculaire :

– C’est pas cher, votre ficelle, dit-il, mais vous ne charriez pas loin. Avez-vous vu ma fille ?

– J’en ai vu, oui, qui ont passé au tourniquet. Mais la vôtre, je ne sais pas !

– Une jolie, dit Mouvand, en levant les épaules, une blonde aux joues fraîches, il n’y en pas tant ? Et une aile de tourterelle au chapeau ?

Il ne se trompait pas. Pour lui, et à cause de la fête, Pascale avait mis son chapeau de feutre orné d’une plume grise. Elle attendait son père devant la façade. Elle le mena rapidement à droite, à l’endroit où la procession, par la montée de Fourvière, allait déboucher. D’en bas, le bourdon de Saint-Jean avait annoncé : « Ils partent ». Et bientôt, la grosse cloche de la montagne de Fourvière, celle de la tour du sud-est, lancée à toute volée, lui répondit, et salua les premiers pèlerins apparus devant la basilique.

Ils montaient tête nue, remplissant toute la largeur de la rue, presque tous récitant le chapelet. Le chemin les versait contre la nef de l’église ; ils tournaient à droite, et la colonne, avec son bruit de pas et de cantiques, lentement, s’engageait dans le cloître de l’ancienne chapelle et entrait par là dans la basilique neuve, selon l’ordre prescrit. C’était tout Lyon qui montait : les hommes des usines, des magasins, des bureaux, des chantiers, les riches, les pauvres, inconnus les uns aux autres et confondus, roulant pêle-mêle, comme les mottes au versoir de la même charrue. Et le bourdon allongeait sa grande voix au-dessus des bruits de la cité, vague triomphale, roulant sur les fumées, perçant les brumes, déferlant à bien des milliers de mètres en avant, en arrière, sur le plateau des Dombes, sur la plaine du Rhône, sur les collines au delà d’Écully et de Sainte-Foy. En même temps, le carillon de la tour de droite, de la tour du sud-ouest, avec ses onze notes d’airain, se mettait à chanter les hymnes à la Vierge. Les hommes chantaient aussi. Ils chantaient à présent hors de la basilique et au dedans. Et tant que dura le défilé de cette armée pèlerine, toutes les pierres de la falaise, toutes celles de ses églises et de ses maisons, tous les os des vivants et des morts qu’elle portait, frémirent au passage de la prière récitée, chantée, sonnée.

Au fond de l’église, Pascale, entrée par fraude dans une poussée de la foule, avec son père, s’était placée debout contre le socle, en carrare blanc, d’un des piliers de la nef. Son père se tenait près d’elle. Toutes les chaises avaient été enlevées, et la foule sombre des pèlerins, emplissant la basilique, donnait toute sa splendeur à la décoration des murailles et des voûtes, sculptures, colonnes, mosaïques, verrières toutes dorées et fleuries de mauve, ombres légères, ombres vivifiées par les reflets qui se mêlaient et se fondaient comme les feux d’une opale. Il y eut un cantique, le cardinal entra et traversa les rangs, puis un prêtre parla brièvement. Cette foule croyait et priait. Une émotion l’agitait tout entière, et c’était autre chose que le respect ou l’amour divin : c’était le sentiment d’une force et d’une fraternité, une sorte de réconfort religieux, dans lequel vivaient les aïeux de tous ces hommes, et que ceux-ci n’éprouvaient plus que par moments, disséminés qu’ils étaient dans vingt églises, habitués à n’être que des groupes, ou des volontés solitaires, et prenant ici tout à coup une conscience d’armée. Chacun priait mieux ; les inconnus étaient des frères ; les voisins n’avaient point de haine ; l’humiliation était commune, l’espérance commune, le Père commun ; et l’avenir commun mettait entre les voisins, ignorants l’un de l’autre, une muette salutation, un peu de respect, un peu d’au revoir éternel.

Adolphe Mouvand appartenait trop solidement, par toutes ses ascendances et par ses habitudes de vie, au vrai peuple lyonnais, pour ne pas s’épanouir dans cette joie et dans cette fierté. Il chantait, il écoutait, il levait sa tête, et ses yeux, tout pleins de la vision habituelle des murs nus et des machines, en se posant n’importe où, buvaient une lumière de paradis. Il en oubliait de regarder Pascale. Comme d’autres, il ignorait le sens mystérieux de ces paons aux queues étalées, de ces anges aux ailes ouvertes, et des symboles partout répandus, mais comme tous ses compagnons, il comprenait qu’il avait là, sous les yeux, une strophe nouvelle ajoutée à l’hymne ancien, et que sa ville avait élevé à la Vierge un monument bien supérieur, par l’art et par la piété, à tant d’églises neuves qui n’ont d’autre âme que celle du passé. Il se sentait tout fier et tout brave. La jeune fille, elle, ne voyait rien, absorbée qu’elle était par la pensée qui la faisait souffrir. La tête appuyée contre la pierre du pilier, elle avait fermé les yeux ; elle s’inquiétait parce que l’heure était venue ; elle ne bougeait pas, comme si le moindre mouvement eût dû amener l’aiguille de l’horloge sur le point fatal. Par moments une exclamation jaillissait du fond de sa douleur : « Mon Dieu, je suis brisée par la peine que je vais lui faire ! Rien ne pourrait me décider à le quitter, si ce n’est Vous qui m’appelez ! Il me faut votre ombre et tout l’abri des amitiés saintes, parce que je n’ai de volonté que pour plier devant ceux que j’aime. Secourez-moi, car ma lâcheté voudrait encore se taire ; fortifiez-moi, parce qu’il a tant de droits sur moi, que je me sens cruelle en lui parlant des miens. Et pourtant, mon Dieu, si je me mariais, il faudrait le quitter aussi ! Aidez-le à m’écouter ; aidez-moi à lui parler ! »

La foule s’écoulait ; tous les voisins avaient quitté les dernières travées de l’église, et descendaient l’escalier, au delà des portes de bronze, quand Pascale, lentement, leva la main, et la mit sur l’épaule de son père.

– Quand tu voudras, ma jolie, dit le canut, en s’éveillant du rêve, je suis prêt…

Il allait se détourner pour partir, mais, sentant qu’elle le retenait :

– Qu’as-tu à me dire ? fit-il.

Et il se pencha, mettant sa bonne oreille tout près de la bouche qui avait pâli.

– Père, je vous parle ici, parce que Dieu est plus près de nous…

Elle voulait le préparer. Elle n’eut plus de force contre son secret. Il renversa toutes les barrières ; il s’échappa.

– Pardonnez-moi, je veux être religieuse !

– Religieuse ? Qu’est-ce que tu dis là ?

Il la vit très pâle. Et les mots qu’elle venait de dire entrèrent en lui.

– Alors, c’est tout à fait vrai ? Tu veux ?…

Elle fit signe que oui, craintivement, comme si elle pouvait le tuer avec un geste trop décidé.

À son grand étonnement, Pascale ne le vit ni chanceler, ni se raidir, mais se redresser seulement un peu du côté du tabernacle, et répondre, non pas à elle, mais à Celui qui avait parlé par les lèvres de Pascale.

– Oh ! mon Dieu, est-ce possible ? Je ne m’y attendais pas ! Religieuse ! Ma fille !

Et comme si le projet avait déjà pénétré aux dernières profondeurs où est la volonté, comme s’il était déjà compris et jugé à moitié, Mouvand, regardant toujours derrière la porte dorée, dit :

– C’est pour soigner nos malades dans les hospices de Lyon que tu me quitteras, Pascale ?

– Non, papa, j’irai chez les sœurs de Sainte-Hildegarde.

– Élever les mioches ?

La voix répondit, très bas, le long du pilier :

– Faire mon salut.

Tous deux ils restèrent silencieux, le temps de dire un Ave Maria. Puis Pascale, ayant levé les yeux, vit cette chose admirable et qu’elle n’avait jamais imaginée dans ses rêves : un homme de grande foi, déjà victorieux au premier choc de l’épreuve. Toute la race sanctifiée, tous les aïeux du canut, trépassés et sauvés, devaient intercéder pour lui. Des yeux de l’homme, deux larmes tombèrent, mais le visage ne s’attrista point. Une joie au contraire y grandit, et l’âme y parut, toute contente, pour obéir. Il fut cependant un long moment sans pouvoir parler. Puis il dit, toujours tourné vers le haut de l’église :

– Je ne te disputerai point au bon Dieu, Pascale. Tu iras où tu veux.

Son regard se perdit un moment dans les voûtes de la basilique. Puis, entourant de son bras le cou de sa fille, le canut, qui était de sang vif, incapable de méditations longues, entraîna Pascale par la baie ouverte des portes de bronze, et descendit ainsi les marches, dernier pèlerin, abritant et serrant contre lui, dans l’air froid du dehors, sa fille fiancée à Dieu. C’était un roi qui descendait, avec une jeune reine. Personne ne le savait.

Quand ils furent sur la place :

– Que vous êtes bon ! disait-elle. J’avais grand’peur de vous parler !

Il reprit sa grosse voix :

– Que tu es bête ! À moi ?

– Je n’ai pas dormi de la nuit, car, au matin, j’avais résolu de dire mon secret.

– Avant la messe ?

– Oui.

– Tu avais l’air si drôle ! Est-ce qu’il y a longtemps que tu songes à te faire religieuse ?

– Deux ans au moins.

– C’est pour cela que tu m’emmenais plus souvent aux vêpres ?

– Oui.

– Que tu as refusé d’aller à la noce de notre voisine du premier, la Thiolouse ?

– Peut-être.

– Et que tu n’as pas voulu que je t’achète une broche en doublé pour ta fête ?

– Oui.

– Je n’avais rien deviné. Que c’est facile à tromper, les pères ! Je me disais quelquefois : « Elle a un amoureux. » Tu aurais pu en avoir, même plusieurs ?…

Elle riait. Elle savait que c’était vrai. Et ils s’engageaient, après avoir traversé la place, dans la rue du Juge-de-Paix, un chemin de banlieue, qui ne descend pas la colline, mais s’en va en tournant vers l’ouest.

– Si tu avais eu l’idée du mariage, ma jolie, ce n’est pas les prétendants qui t’auraient manqué. Je crois que le fils des Rambaux aurait bien voulu de toi ?

– Moi, pas de lui.

– En effet, il ne vaut pas cher. Travailleur, mais c’est tout, et ce n’est pas assez pour faire un homme. J’en connais d’autres, qui trouvaient Pascale à leur goût.

– Vous d’abord, dit-elle, le remerciant du regard.

La pensée de la séparation, jusque-là vague, écartée par d’autres qui se pressaient dans l’esprit du canut, se glissa au milieu des autres. La douleur était entrée dans sa joie. Mais la greffe ne prend pas tout de suite. L’arbre de joie s’épanouissait.

– C’est vrai que j’avais grand plaisir à vivre avec toi, Pascale. Toi, peut-être moins ?

– Oh ! si.

– Depuis que j’ai perdu la défunte, je suis peut-être un peu trop sorti, le dimanche, de mon côté ?

– Non.

– Trop joué aux boules avec les amis ? J’aurais dû promener Pascale ?

– Je n’aurais pas demandé mieux, mais mon idée n’aurait pas changé.

– Qui te l’a donnée, alors ?

Elle dit en hochant la tête :

– Je me suis sentie faible.

Il ne comprit pas, n’ayant pas l’habitude de considérer les choses par le dedans, et se contenta de faire un signe d’assentiment.

Ils marchaient entre les murs rouillés ou verdis par la mousse, clôtures de jardins de couvents ou de maisons de retraite, et le chemin tournait et se tordait, mais le silence était le même, partout autour d’eux. Ça et là, une branche avançante, de platane ou de tilleul, débordait et bénissait le passant.

Pascale, reprise par le songe habituel, mais calme à présent et même joyeuse, fit une centaine de pas sans rien dire, puis, comme le père n’avait pas compris une première fois :

– J’ai besoin d’une règle, reprit-elle, pour être toute bonne.

– Tu l’étais assez pour moi ! murmura le canut.

Il ajouta tout de suite, pour réparer le blasphème qu’il venait de formuler.

– Il est vrai qu’il y en a un autre, plus difficile à contenter. Pascale, je te le répète, je ne dirai rien contre. Non, je te le promets.

Tous deux, l’ouvrier et l’enfant, ils se sentaient l’âme légère, légère d’une joie qu’ils goûtaient avec une sorte de respect et de hâte ; ils la devinaient immortelle par l’origine et passante dans leur esprit ; ils savaient d’où elle vient ; ils espéraient, l’un et l’autre, gagner la terre future où elle ne cesse plus ; ils avaient la certitude qu’ils agissaient selon l’ordre, en conformité avec la volonté divine.

– Religieuse, répétait Mouvand ; non, quand le temps sera venu, je ne l’empêcherai pas…

Quand le temps sera venu ?… C’était la douleur qui revenait. Pascale n’avait pas dit quand elle partirait ; son père ne se l’était pas d’abord demandé. L’émotion lui avait caché sa peine future. Il essaya d’échapper à la question née en lui, insistante à présent et angoissante : « Quand part-elle ? Quand va-t-elle me laisser seul ? » Il dit :

– Je ne me rappelle d’autre religieuse, dans la famille, qu’une arrière-grand’tante ; mais c’est si loin dans mon enfance !

La rue du Juge-de-Paix, celle des Quatre-Vents qu’ils suivirent ensuite, étaient rougies par la lumière du couchant. Le soleil, près de tomber, rapide dans sa chute, poursuivi par les brumes qui ne l’avaient pas lâché, y creusait des abîmes d’or et de pourpre aussitôt comblés par l’écroulement des nuages, mais qu’il rouvrait plus loin. Pascale et son père se trouvaient maintenant devant la grille de Loyasse, le grand cimetière, situé sur la colline et à l’endroit où elle descend vers l’ouest. Ils faisaient là leur visite traditionnelle. Adolphe Mouvand se rendait à Loyasse chaque fois que revenait cette date du 8 décembre, et en ce moment, un instinct plus pressant encore l’y ramenait. Le quartier de Saint-Irénée, tout proche, avait été le berceau de sa race. Les tombes des vieux canuts étaient là, à Loyasse, ou y avaient été, car les pauvres n’ont que des places louées au cimetière, et sont chassés de la tombe, quand le terme n’est plus payé, comme ils l’ont été, pendant la vie, de la chambre ou de l’atelier, en des jours de détresse. Il y avait encore, entre leurs fusains taillés, côte à côte, la croix de fonte du grand-père et celle de la mère Mouvand, femme du canut. Par la grande allée, entre les sycomores sans feuilles, l’ouvrier et sa fille gagnèrent le bord du plateau, où finissaient les « concessions perpétuelles », où commençait une pente rapide, vaste champ tout noir d’abord, et frangé de blanc, tout en bas. C’était le clos Lièvre, avec ses tombes de pauvres, parents en haut, enfants près de la vallée, avec ses innombrables couronnes de perles, sombres pour les grands et couleur de lait pour les petits. Les deux Lyonnais apportaient des nouvelles à leurs morts, et quand ils s’agenouillèrent, tous deux, ayant mis leur mouchoir sous leurs genoux, ils firent une prière qui était vraie, et que l’émotion vivifiait. La figure du canut s’allongea, sa barbe drue bâilla comme s’il parlait ; il passa la main sur ses yeux, comme s’il voulait retenir ses larmes ; puis il se releva, et, avec son couteau, il se mit à faire la toilette des tombes, négligées faute de temps et à cause de la longue distance. Pascale, demeurée seule, avait l’impression que son cœur, ou sa pensée, quelque chose de doux qui était tout elle-même, descendait sous l’herbe mouillée et se faisait entendre de la morte, et elle disait : « Maman, je vais au couvent, je suis venue te le dire. Bénis-moi. J’ai l’âme tendre comme tu l’avais. Ne t’inquiète pas pour moi ; je souffrirai moins là où je serai, que tu n’as fait dans ta vie de femme et de maman ; j’ai idée que tu as mérité pour moi la vie meilleure ; je prierai pour toi ; ce sera ma visite, car il me sera difficile, peut-être impossible de monter à Loyasse, d’ici longtemps ; tu sauras que je suis bien. J’aurais voulu que maman me vît avec mon voile… Tu aurais pleuré. Tu aurais bien compris… Je t’embrasse à travers la terre et les pierres. Je suis ton enfant. Je te remercie pour toute mon enfance, qui m’a menée où je vais. »

Elle se leva. Son père, qui avait resongé à la maison en touchant la croix de fer plantée sur les os de la mère Mouvand, dit, en fermant la lame du couteau, qui s’abattit avec un bruit sec sur l’armature :

– Tu es jeune, Pascale, il n’y a point de presse : dans combien de temps entreras-tu en religion ?

Elle avait repris sa route, près de lui, et ils remontaient l’avenue funèbre. Elle ne répondit pas, tout d’abord, par pitié, et elle lui prit le bras, pour qu’il eût mieux, par cette caresse, la certitude qu’elle l’aimait.

– Tu es si jeune ! répéta-t-il.

Ils marchèrent encore quelque temps, sans qu’elle eût répondu, et, sortant de Loyasse, ils montèrent à droite par le chemin qui suit le mur d’enceinte du fort déclassé. Mouvand attendait, il se troublait. Elle sentit qu’il lui serrait le bras, pour dire : « Allons, jolie, fais-moi de la peine ; j’ai compris ». Et elle répondit :

– Je voudrais entrer à Noël, au noviciat.

– À Noël, Pascale ! Dans quinze jours ! Dans quinze jours je ne t’aurai plus ?

Lui si ferme, si gai, si peu porté à geindre et à récriminer, il dut s’arrêter, et il respira vite, cinq ou six fois, les paupières baissées, comme s’il avait fait un effort trop grand.

– Oh ! dit Pascale, ne me faites pas pleurer ! Je suis si faible, même quand je vois clairement mon devoir, que, si vous me montriez votre peine, je serais capable de ne pas aller au couvent, ni dans quinze jours, ni plus tard. Et pourtant je suis sûre que Dieu m’attend !

Adolphe Mouvand était de ces hommes que le respect de Dieu arme tout de suite contre eux-mêmes.

– Tu as raison, dit-il, en espaçant les mots, il faut être brave… C’est un honneur qui nous est fait.

– Comme vous comprenez bien, papa !

– Et une fameuse indulgence qui m’est offerte ! Moi qui tâche d’en gagner dans la compagnie des Hospitaliers-veilleurs : je n’aurai jamais mieux… Et puis, vois-tu, Pascale, il ne faut pas sacrifier tes années, qui sont jeunes, aux miennes qui sont finies… Va faire ta vie, comme nos anciens… C’est là qu’ils habitaient, tiens, Pascale !

Il avait été si bien instruit dans la doctrine chrétienne, que les idées les plus hautes sur le devoir, sur la destinée d’une âme, lui étaient habituelles.

En parlant, le canut escaladait le talus de terre gazonné qui épaule, tout du long, la muraille militaire. C’est la crête du plateau, jadis fortifié par les Romains et qu’enveloppe encore, du côté de l’ouest, l’appareil abandonné de longs glacis et de longs murs de forteresse. Pascale avait suivi son père, et s’appuyait sur les pierres taillées qui couvrent le parapet.

– Voilà Saint-Irénée d’où sont descendus les Mouvand, dit le père en étendant la main, et, en bas, voilà la ville, mais on ne voit pas la partie de chez nous.

En avant et en dessous d’eux, dans un pli profond de la terre, le vieux quartier ouvrier de Saint-Irénée, tout entier du même rose fané, tassait, pressait les toits de ses maisons, dont quelques-uns semblaient avoir été soulevés, – mais de bien peu, – par l’effort des autres, et sur lesquels couraient et se fondaient les fumées fraternelles. Une pente raide et boisée, parallèle à la muraille d’enceinte, se levait en arrière, et formait le fossé que les hommes habitaient. Et au delà, par-dessus les arbres, d’autres sommets de collines se dressaient, de moins en moins précis dans la lumière diminuée, tous orientés vers les fleuves où plongeait leur éperon. De ce côté, sur la gauche et bien bas, dans la plaine, s’étendait ce que Mouvand avait appelé la ville. Mais c’était bien autre chose que la ville. Par delà la Saône invisible, tournant au pied des roches de Fourvière et de Saint-Just, c’était toute la partie sud de l’énorme cité, la presqu’île Perrache, le Rhône, la pointe du quartier de la Guillotière, le quartier de la Mouche, et des prés mêlés de bâtisses et de peupliers espacés, et des campagnes vertes, sans autres limites que la brume, et où s’arrondissait, lumineux au départ, mais diminuant d’éclat, l’arc des fleuves mêlés qui coulaient au midi. Pascale et son père regardaient surtout la ville. Elle était à demi voilée par une nappe de brouillard transparente, et que le soir tombant teignait d’une lueur fauve. Cinq cent mille créatures s’agitaient là-dessous. C’était l’air respiré par elles et tout plein de leurs douleurs, c’étaient la fumée de leurs foyers et de leurs machines, et la poussière de l’usure de toutes choses, qui formaient ce nuage que le vent poussait vers Loyasse. L’écheveau embrouillé des bruits et des cris de la ville montait en même temps. Les deux promeneurs, saisis par cette apparition de leur ville, demeuraient muets. Le canut pensait au travail, dont l’odeur et le frémissement le rejoignaient, l’enveloppaient, le rappelaient dans l’abîme où sa cellule, à lui, attendait vide. Il hocha la tête, et murmura dans sa moustache : « Pas aujourd’hui ! Il y a relâche pour le père Mouvand. C’est fête ! Et demain encore, à cause de la petite ! » Mais la brume enfermait des plaintes aussi, des souffles de fiévreux et de malades, des paroles de haine et de révolte, des cris désespérés. Et Pascale, qui allait au couvent pour se sauver, mais pour se sauver en se dévouant, comprit les voix mêlées, et ouvrant sa poitrine à la marée de souffrance, elle respira tout, à pleins poumons et à plein cœur, et elle pensa : « Il y a aussi des misères comme celles-là que je consolerai. J’instruirai des petites, et elles m’aimeront. Je serai pour elles une mère, passionnément, indéfiniment. » Et elle se sentit ensuite le cœur si large, si heureux, qu’elle serait demeurée là, longtemps, si le père n’avait pas remué ses gros souliers ferrés.

– En avant, jolie, la route de descente est longue encore !

Ils ne s’expliquèrent point. Mais le cours de leurs pensées avait changé. Pascale était ramenée à cette vocation, à présent définitive, et qui s’emparait de toute la puissance de rêve de la jeune fille ; le vieux tisseur, enthousiaste et enfant malgré l’âge, peu gâté par la vie, se promettait de bien employer les quinze jours qui restaient. Il les emplissait de congés, de régalades, de sorties avec Pascale. Pour la première fois, il se trouvait devant le mirage des vacances. Elles l’éblouissaient.

Pascale et son père continuèrent de suivre l’enceinte fortifiée jusqu’à la porte de Saint-Irénée. La nuit était complète ; les brumes, un moment dissociées par la suprême attaque du soleil, s’étaient ressoudées, et fermaient le tombeau. On sentait leur poids peser sur les épaules. Le vieux Mouvand, qui n’aimait pas se trouver dehors à cette heure, où, comme il disait, « il tombe du mal sur la terre », proposa de souper dans une auberge qu’il connaissait dans les bas de Saint-Irénée. Ils passèrent donc sous la porte monumentale, et cherchèrent l’auberge, où on serait à couvert et au chaud.

Quand ils sortirent, il était tout près de sept heures. Remis de la fatigue de la journée, contents d’avoir causé plus intimement que d’habitude, contents de l’extra qu’ils s’étaient offert, ils dégringolèrent les escaliers et les rues torrentueuses qui mènent de Saint-Irénée aux quais de la Saône. Ils étaient au milieu de cette passerelle suspendue, qui aboutit à la rue Sala, et qui crie sous le pied des passants, comme une mouette en chasse, lorsque, sept heures sonnant, toutes les cloches de la ville s’ébranlèrent. Elles disaient : « Illuminez ! » Et voici que, aussitôt, les lignes de lumières que traçaient les becs de gaz semblèrent se multiplier. En dessous, en dessus, très haut, sur les façades invisibles des maisons de Lyon, à droite, à gauche, en avant, d’autres lignes de points lumineux surgirent dans la nuit. Elles s’allumèrent avec une rapidité et un caprice incroyables, brisant l’image coutumière des ponts, des places, des rues. Le tour des fenêtres, le cintre ou le fronton des portes, la niche d’une statue, se dessinèrent en traits de feu. Les quais devinrent étincelants ; la colline de Fourvière s’alluma ; le clocher de la vieille église surgit, tout serti d’or, du milieu des ténèbres ; une croix immense, plantée sur la terrasse de la basilique, leva ses bras au-dessus de la ville ; l’archevêché apparut comme un palais de feu ; des inscriptions éclatèrent aux flancs de la colline : « Lyon à Marie… Maria Mater Dei… Dieu protège la France » ; des étoiles, des guirlandes, des festons, des veilleuses dans des verres à boire, des lanternes vénitiennes, des chandelles piquées dans des goulots de bouteilles, tremblèrent au vent dans les ruelles, dans les carrefours, apprenant à ceux qui en auraient douté, qu’il y avait ici, là-bas, là-haut, des âmes dans les taudis, et une foi commune à l’énorme ville. Ce n’était pas Fourvière, c’était Lyon tout entier qui illuminait. Pascale ravie, Mouvand démonstratif, prenaient une rue, puis l’autre, suivaient des groupes, les quittaient, revenaient à la Saône, ne pouvant assez voir et disant : « Comme c’est beau, cette année, l’illumination ! Allons voir encore si les Bourbouze ont illuminé ! Et les Boffard ? Quand nous rentrerons, nous regarderons s’il y a des lampions chez les Seignemorte. » Il y en avait presque partout. La colline de la Croix-Rousse, lointaine, semblait couverte d’une résille d’étincelles ; la Guillotière avait des profondeurs phosphorescentes comme la mer. « Toutes les étoiles sont sur la terre, ce soir, disait le canut. C’est une jolie fête ! » Il n’y avait point d’étoiles et point de lune dans le ciel, en effet, mais seulement la nuée de brouillard, éclairée en dessous, et que les hommes, après le soleil, teignaient d’une pourpre vague.

Longtemps, au bras l’un de l’autre, dans la foule innombrable amusée par les illuminations et les étalages des boutiques toutes éclairées, Adolphe Mouvand et sa fille prolongèrent leur promenade. Ils se communiquaient leurs remarques et leurs idées, librement, comme ceux qui n’ont aucun secret. Ils trouvaient cela infiniment doux. Et c’étaient de pauvres joies, ou des souvenirs et des allusions qui n’avaient de sens que pour eux. Mais, parfois aussi, à la fin de ce grand jour, où leurs âmes s’étaient parlé, il venait, à l’un ou à l’autre, une pensée pieuse, une idée de sacrifice et de paradis. Ils étaient comme deux chapelles voisines d’où parfois s’élevait le même cantique. Ils s’aimaient mieux que jamais. Ils se le disaient. Et quand ils rentrèrent, tard, ils avaient envie de pleurer de joie, à cause de la souffrance qu’ils avaient acceptée.

Le lendemain, en se levant, Adolphe Mouvand s’approcha, en se frottant les mains, de Pascale qui allumait le fourneau pour réchauffer le café.

– J’ai eu mon idée, à mon tour ! dit-il.

Il frappa sur la poche gauche de son pantalon.

– J’avais mis quelques écus de côté. Pas beaucoup. J’aurais bien du regret de les manger sans toi. Veux-tu que nous fassions un voyage ?

– Où ?

– Jusqu’à Nîmes, où sont nos seuls parents vivants, les Prayou. Tu ne les as jamais vus. Tu les verras. Trois jours de congé, père Mouvand, comme un gentilhomme !

– Tout mon rêve ! dit Pascale heureuse. Voyager ! ça me fera des histoires à raconter plus tard, à mes petites !

Le temps d’écrire, pour avertir les Prayou, et de terminer une pièce de soie qu’il avait promise, et, un matin, deux jours plus tard, le canut et sa fille prenaient le train pour le Midi.

Ils partaient avec le brouillard ; ils arrivèrent à Nîmes dans la splendeur d’un jour d’hiver, dans le froid vivant, fouettant et clair du mistral.

– Comme ça pique ! disait le canut, en mettant sa main hors de la portière du compartiment.

– Comme c’est clair ! répondait Pascale émerveillée ; c’est la lumière de l’été de chez nous.

Le château de Tarascon, celui de Beaucaire, le Rhône entre les deux, où le soleil penche tour à tour le reflet d’un des châteaux qui vient saluer l’autre ; puis les terres nues, où les mas isolés, bâtis en quadrilatère, ont l’air de forteresses, avec leurs cyprès droits, lances plantées dans le sol et qui veillent au nord ; puis les premières maisons de Nîmes, blanches sous le soleil, se miraient dans les yeux d’or de Pascale. Quant au canut, il se penchait rarement à la portière du wagon ; il fumait en regardant presque uniquement sa fille heureuse, et c’étaient deux délices pour lui. Ils s’étaient peu parlé pendant le voyage, mais ils avaient eu le sentiment du bonheur l’un de l’autre, cette ombre de la joie d’autrui, qui vient, si apaisante, jusque sur nous. Quand ils descendirent du wagon, en gare de Nîmes, à peine avaient-ils mis le pied sur le quai, qu’une grosse femme, noire de cheveux et noiraude de visage, courut au canut, et l’embrassa bruyamment.

– Eh ! vous voilà ! Oh ! mon cousin, en voilà une surprise ! Je ne croyais pas vous revoir jamais… La petite Pascale,… où est-elle ? Cette belle fille ? Moi qui l’ai vue à trois ans ! Comme elle est brave !

– Et jolie, pour sûr ! dit une voix derrière elle. Pascale sourit avant d’avoir vu qui parlait, et elle continua de sourire en apercevant un grand garçon élancé, pâle, très jeune, qui avait le haut du visage d’une statue antique et la mâchoire avançante et brutale. Une moustache courte, des poils frisés sous le menton, cachaient à demi ce bas de figure inquiétant, et corrigeaient le dessin sinueux des lèvres ; les yeux étaient veloutés ; la main se tendait vers la main de Pascale.

– Mademoiselle, dit-il en montrant ses dents, vous m’excusez ? Nous autres ici, quand nous rencontrons une belle fille, nous ne pouvons nous en tenir. Il faut qu’elle le sache !

– Ce n’est pas une offense, dit Pascale.

Et, flattée, elle lui donna la main, pendant que la cousine Prayou embrassait à son tour la jeune fille, et s’emparait de la petite valise que celle-ci tenait dans sa main gauche.

– Ah ! le coquin, dit la mère ; il s’y connaît ! Et ça n’a que vingt ans !… Croyez-vous ?… Sortons, venez… Nous demeurons à côté… Comment trouvez-vous le Midi ?

– Froid, dit le canut.

– Un coup de mistral, un coup de balai de la vallée du Rhône ! dit le jeune homme, qui se mit à côté de Pascale, et marcha en avant, près d’elle, tandis que derrière, venaient le canut, en jaquette à boutons de corne, et la grosse femme coiffée en cheveux, avec un tout petit chignon et de larges clairs entre les mèches grasses.

Elle avait l’embonpoint, l’assurance et l’allure d’un maître nageur. Elle portait la valise, que, de loin en loin, le père Mouvand proposait de porter. Jules Prayou s’en allait, les mains libres, et montrait sa ville à Pascale : les beaux platanes, à présent dépouillés, de l’avenue Feuchère, l’esplanade avec la fontaine de Pradier, et ces Arènes, près desquelles ils passèrent, avant de s’engager dans la rue de Montpellier. Le vent soufflait, et roulait le bas des jupes autour des jambes des femmes.

– Comme il vous pousse ! disait Pascale. On dirait qu’il veut me faire entrer dans votre rue de Montpellier.

– Vous en verrez de plus belles demain, répondait Jules Prayou. Celle-ci est vieille… Voici l’hôpital des malades.

Il montrait un portail monumental encadrant une grille, au delà de laquelle on voyait une grille plus petite, et de vieux bâtiments en carré.

– Mon défunt est mort ici, disait dévotement, en arrière, la veuve Prayou.

– Il vous a laissé du bien, ma cousine ? demanda le canut, qui ne se mettait pas aisément en frais de sensibilité.

– Eh ! quelque peu ! quelques bicoques, une olivette, mais les grands fils, ça dépense, monsieur Mouvand…

– Il n’a pas de métier ?

La grosse femme eut un geste vague, plein d’esprit, et, pour montrer qu’il avait plusieurs métiers, tous de rendement incertain, elle réunit les cinq doigts de sa main gauche et les agita ensuite comme des petites vagues qui fuient, en étendant son bras vers l’horizon.

– On vous dit riche, vous, vieux père ! repartit-elle familièrement.

Et elle accompagna cette affirmation, qui n’était guère qu’une interrogation habile, d’un coup d’œil étonnamment aigu et envieux, que le canut ne remarqua pas. Il marchait lourdement, en dodelinant ses épaules voûtées.

– Un mensonge, dit-il : le beau travail n’enrichit guère.

En même temps, Pascale, à qui les prévenances, la vivacité, la façon hardie de Jules Prayou, plaisaient plus que la rudesse et les galanteries lourdes des fils de canuts de la Croix-Rousse, disait, comme pour le remercier par une confidence :

– L’hôpital ?… J’ai pensé à entrer chez les Filles de Saint-Vincent-de-Paul.

– Singulier goût !

– Pourquoi ? dit-elle innocemment. Donner sa vie aux malades, c’est un emploi si beau. Mais il faut plus de force que je n’en ai, et plus de courage. J’ai une horreur du sang, une horreur invincible…

– Ah ! vraiment ?

– Je ne puis voir une blessure, ou seulement y penser, sans me sentir mal. Pas vous ?

Un éclat de rire lui répondit.

– C’est pour cela, reprit-elle, que j’ai choisi un ordre enseignant.

– Vous êtes bigote alors ?

Jules Prayou fit deux ou trois pas, à demi tourné de son côté, et l’étudiant avec une insistance qu’elle prit pour de l’intérêt.

Si elle avait pu lire dans le regard, jusque-là si câlin, elle aurait vu qu’il était devenu dur tout à coup, comme une pierre dont on a fait tomber la mousse. Jules Prayou cessa de s’occuper de Pascale, pendant plusieurs minutes, et marcha même un peu en avant d’elle. Ils longeaient les immenses terrains du marché aux bestiaux, et Jules Prayou, reconnaissant, çà et là, aux abords du marché, ou aux fenêtres des garnis voisins, quelques jeunes bouchers ou des conducteurs de bestiaux, cévenols ou provençaux, leur disait bonjour, d’un geste de la main qu’il avait pesante et charnue. Il disait même d’autres choses que Pascale ne comprenait pas. Elle s’amusait à suivre la mimique des sourcils, des paupières, des doigts, de la tête de ce garçon qui connaissait tout le monde depuis qu’on approchait de l’extrême ouest de la ville. Un immense boulevard coupait la rue. Le vent soufflait en tempête ; il soulevait de la poussière comme des copeaux blancs, et la jetait sur les petits micocouliers plantés dans les contre-allées de la promenade. Mais la sérénité du ciel était complète et paraissait immuable. C’était le Midi, la terre sèche et sculptée sous le bleu du firmament. À droite, loin, au bout du cours de la République, au-dessus du promontoire de pins du jardin de la Fontaine, la tour Magne se levait, proue rose et dorée, dressée dans le mistral.

Ils eurent bientôt traversé le boulevard, et, après avoir suivi une autre rue, ils atteignirent le Cadereau, le torrent qui borde Nîmes, au ras des collines, et qui sépare la cité méridionale d’avec l’autre région, celle qui monte toujours, mottes vertes et collines tout d’abord, vers le plateau des Cévennes.

C’est là qu’habitaient les Prayou.

– Encore cent pas, dit Jules, et nous boirons un verre de carthagène, pour faire baisser la poussière. Vous n’avez jamais bu de carthagène, mademoiselle Pascale ?

– Ma foi, non !

– De l’eau-de-vie jetée dans du moût de vin, au sortir du pressoir. Un régal, vous verrez !

– Oh ! voilà la campagne, en avant ! s’écria Pascale. Et des maisons, comme une allée qui entre parmi… C’est là que vous habitez ?

– Oui.

– Que c’est joli !

– C’est Montauri pour vous servir.

Les yeux d’or recevaient avec une joie jeune, et buvaient, et cherchaient encore l’image de la pente molle couverte d’olivettes et de vergers, verdure légère, fumée de feuillages clairs écrasés contre le sol, et d’où jaillissaient, autour de quelques villas, le fuseau noir d’un cyprès ou la voûte d’un pin parasol.

Les deux couples, Jules et Pascale, Mouvand et la veuve Prayou, longèrent un instant le torrent, passèrent devant un lavoir établi au bord de la route, et, tout de suite après, tournant à gauche, par un pont étroit jeté sur le Cadereau, pénétrèrent dans un faubourg d’une seule rue, amorce d’un quartier futur, coupé par trois ruelles perpendiculaires et qui montait, pendant une centaine de mètres, parmi les grands enclos plantés d’oliviers. Les voyageurs allèrent jusqu’aux deux tiers de cette impasse, qu’une haie limitait au fond, et, au delà de la deuxième rue transversale, à gauche, Jules Prayou poussa une porte :

– Entrez, mademoiselle ; entrez, monsieur Mouvand ; ce n’est pas un palais : mais, dans dix ans, au lieu de cette bicoque, j’aurai mon joli mazet sur la colline.

– Il a l’air entreprenant ! dit le canut qui précédait la veuve Prayou.

– Quatre fois comme son père ; un peu trop, ajouta-t-elle tout bas, en faisant passer devant elle le cousin lyonnais. Ce qu’il veut, je suis obligée de le vouloir.

– Eh ! tant pis !

Elle le retint sur le seuil.

– Quand il est en colère contre moi, mon bon, tout le quartier tremble ! Et fort avec cela !

Elle accompagna ces derniers mots d’une moue admirative, et le canut entra dans une chambre, à gauche du couloir qui séparait les deux pièces du petit pavillon sur la rue occupée par la veuve Prayou.

Sur la table du milieu, recouverte d’une toile cirée bordée par une ganse noire, quatre verres de carthagène, – des verres à bordeaux – étaient déjà disposés. Une crédence provençale, en bois blond, avec de longues ferrures et qui contenait la vaisselle de la maison, indiquait, ainsi que la toile cirée de la table, que la pièce servait de salle à manger, dans les grands jours. Et le lit occupait une large place à droite de la fenêtre.

– L’appartement de Jules est au fond du jardin, dit la mère, en montrant, par cette fenêtre, une petite maison, élevée d’un étage.

– Il est là, chez lui, comme un prince, ajouta-t-elle. Et c’est lui qui vous logera ce soir.

Las du voyage, mis en appétit par le froid et en belle humeur par la nouveauté de toutes choses, Adolphe Mouvand fit honneur à la liqueur populaire nîmoise, et au dîner que prépara la veuve Prayou. Après le dîner, Pascale et son père furent conduits dans le petit logement bâti au fond de la cour, et où vivait d’ordinaire Jules Prayou ; le père coucha dans la chambre d’en bas, attenant à une salle de débarras qui servait d’entrée, et la jeune fille dans le grenier mansardé du premier étage, où la vieille parente avait fait dresser un lit. Jules Prayou dormit, sans doute, dans quelque coin du pavillon qu’habitait la mère ; on ne le revit plus avant dix heures le lendemain matin.

En s’éveillant, Pascale eut une surprise. Elle aimait la campagne, sans la connaître bien et par contraste et privation, comme tant d’ouvrières qui croient qu’elles rapportent avec elles les champs et leur douceur, quand elles rentrent de la promenade, le dimanche, ayant au coin de la bouche, serrée entre leurs dents jeunes, une branche d’épine fleurie ou de lilas. Par sa fenêtre sans rideaux, elle apercevait la pente de Montauri, et d’abord, au pied du logis, un terrain vague où les jardinets, les bûchers, les buanderies des voisins avaient aussi leur porte de sortie, vaste carré d’herbe mal nivelé, plein de fondrières qui devaient être d’anciennes fosses à chaux, semé de pierres de taille inutilisées et demeurées debout ou couchées, et aussi de larges bancs de chardons et d’autres plantes dures de tige, tannées et décolorées par l’hiver, et sur lesquelles des ménagères étendaient souvent le linge de leur lessive. Cette pâture appartenait aux Prayou, et c’était le reste du terrain acheté par le père Prayou, et où il avait construit trois maisonnettes, la sienne et les deux autres qui la flanquaient, à droite et à gauche, sur la rue de Montauri. Au delà, en avant et à droite, les olivettes montaient, ouatant de vert pâle toute la colline, et c’étaient des enclos successifs aux vieux murs bas, et, parmi les oliviers, des amandiers échevelés, des bouquets de lauriers, de pins, de grenadiers, de chênes rabougris autour des maisons de campagne, et un air de laisser-aller de tous ces domaines qui ne semblaient ni trop dessinés, ni trop taillés, ni trop alignés, ni trop propres. Enfin, et Pascale y laissait errer son âme facile et vite prise au charme des choses reposées, l’air était, au-dessus des olivettes, au-dessus des arbres bas, formés en couronnes, d’une limpidité plus grande encore que la veille ; on distinguait des branches mortes à la distance où la colline, là-bas, ployait vers le sud ses buissons pâles et les offrait au jour plus chaud. Il y avait de l’or, du blond, de la vie dans le ciel méridional, au lieu de cette brume et de cette fumée de Lyon, que Pascale sentait si pesante à ses poumons et si froide à son cœur. Oui, l’éclat de la lumière avait grandi encore depuis la veille. Pascale ouvrit la fenêtre ; le mistral ne soufflait plus ; il faisait frais ; des linots, descendus des pays du nord, volaient d’un mazet à l’autre, troupes festonnantes, dorées par le soleil et d’où venait un petit cri.

C’était le jour de congé qu’Adolphe Mouvand avait longtemps rêvé. Il fut très rempli. On partit tard, il est vrai, à cause de Jules qui ne rentrait pas. Le jeune homme était « chez des amis, pour affaires », expliquait la veuve Prayou. Il arriva enfin, le chapeau de feutre posé en arrière, un brin de mimosa à la boutonnière, cravaté de rouge, embrassant tout le monde et disant, à l’oreille du canut, qui attendait dans la rue et regardait en l’air avec les yeux éblouis d’un vieux hibou barbu :

– Papa Mouvand, je ne regrette pas de vous avoir fait attendre : j’ai fait avec les amis une jolie affaire de contrebande, cette nuit.

– Tu fraudes ? dit le canut tranquillement. Moi, mon garçon, je ne l’ai jamais fait.

– Oh ! ici ! répondit Prayou…

Et sa bouche sinueuse s’allongea dans un rire silencieux, méprisant et rapide. Puis, voyant que le bonhomme attendait l’explication :

– Ici, reprit le jeune homme, un homme qui n’a pas peur, qui sait se garder et se faire des amis, peut devenir riche avec l’alcool… Eh bien ! mademoiselle, nous partons !

Ils virent tout ce que voient les gens des trains de plaisir et tout de la même manière : sans arrêt, n’ayant pas les moyens de rattacher les choses à l’histoire ou à l’art, et donnant le même temps et les mêmes mots : « C’est beau, il n’y a pas mieux à Lyon », aux magasins de bijoux en doublé, à la Maison Carrée, au Palais de justice, à la fontaine Pradier, aux Arènes et aux églises qu’on visita toutes, les anciennes et les neuves, pour plaire à Pascale. Celle-ci avait une manière harmonieuse de s’agenouiller, laissant ployer naturellement son corps, sans secousse, et d’un geste orienté vers le tabernacle, tandis que la veuve Prayou s’agenouillait en spirale, et que Jules demeurait debout à l’entrée des rangs de chaises. Et puis, dès qu’elle s’était relevée, elle était toute aux explications verbeuses de Jules Prayou, qui ne savait rien, mais qui parlait autrement bien qu’un Lyonnais. Il savait être galant, par exemple, et il fallut entrer dans les magasins de « souvenirs », choisir une croix d’argent, des cartes postales, un album, une paire de ciseaux. « Dans quelques jours, disait tout bas Pascale, – elle ne voulait pas que le père se souvînt, en ce moment, de la date qui approchait, – je ne pourrai conserver et emporter que les ciseaux. La croix d’argent est trop jolie. – Prenez tout de même, disait Prayou : l’argent que je gagne, je ne le dépense pas souvent à acheter des croix. »

Ils étaient tous harassés, poudreux et de belle humeur. Après avoir dîné, fort tard dans l’après-midi, en dehors de la ville, à la « guinguette de la Cigale » située au nord-ouest, sur les premières pentes qui bordent la vallée du Rhône, et où Prayou avait ses entrées et un compte ouvert, ils revinrent vers Montauri, par les chemins qui montent et descendent les collines, toujours bordés de murs, toujours pierreux, et que dépassaient, à chaque moment, une branche de pin ou d’amandier, le fût noir d’un cyprès incliné par le vent, ou même, malgré la saison tardive, sur le treillage des tonnelles, des roses grimpantes, épuisées, fleurissant jusqu’à la mort. Pascale, la moins lasse de tous, disait : « Je n’ai jamais si bien respiré. » Elle disait encore : « Il est quatre heures, et il fait plus clair que chez nous en plein midi. » On entrait parfois, par des portes laissées ballantes ou par des brèches, dans l’enclos en terrasse d’un mazet, trente oliviers, deux mûriers, un amandier assoiffé, tirant du roc une verdure misérable et, au milieu, une cabane fermée, où la famille, le dimanche, venait se reposer et chercher de l’ombre. « Et voilà le mazet ! disait la mère Prayou. Nous en aurons un plus tard, et mieux que ça. – Il y en a de plus petits ? demandait Pascale. – Oui, ma jolie, et nous les appelons des cantagrils. – Chantegrillon ? Oh ! c’est nommé ! répondait Pascale. – On tape bien les noms, dans le Midi », disait Jules ; et la veuve Prayou concluait : « Beaucoup de pierres, une bicoque, vingt oliviers et un peu de terre qui se promène, ça fait déjà un mazet, mais le nôtre sera plus beau. »

Quand ils furent tout en haut de la colline de Montauri, ayant trouvé, sous l’arche d’un vieux portail, entrée d’une villa, le gardien et la gardienne, que connaissaient les Prayou, ils furent invités à se « rafraîchir », puis, comme il arrive, les maîtres n’étant pas là et consentant par procuration, ils furent conduits jusqu’au bout de l’allée « pour voir la ville ». Pascale et Jules s’assirent sur le mur bas qui soutenait la vaste terrasse plantée de la villa, et qui plongeait, à sept ou huit pieds plus bas, dans le sol d’une olivette en pente. Au delà, le terrain se relevait encore, et c’était proprement la colline de Montauri couronnée de pins, et par-dessus, et dans l’ouverture aux belles lignes tombantes de la colline, on voyait toute la cité de Nîmes, et les campagnes qui l’enveloppent.

La ville, qui semblait immense et plate, était d’un rose atténué, presque mauve, et de longues collines l’entouraient, sur toute une moitié de l’horizon, comme des étoffes drapées à plusieurs plis, et de la même couleur que les vieilles monnaies qu’on retrouve dans le sol de la cité. Et ce rose de la ville et le vert des collines étaient de nuances si fines et si fondues, sous la dernière grande flambée de soleil, que Pascale, qui n’avait pas l’habitude de contempler longtemps les lointains, comprit la douceur de ceux-là, et songea qu’ils n’avaient pas d’hiver. Du côté de la plaine, l’enveloppe était harmonieuse aussi et d’un gris violet, terres labourées, bois dépouillés par l’hiver, région qui se développait, vers le sud, jusqu’à ces pentes peu élevées, miroirs du soleil, terres inclinées pour renvoyer le jour dans la coupe du Rhône, et au delà desquelles il y a l’étincellement des étangs et la mer d’Aigues-Mortes.

Ce qui donnait à ces caresses de lumière tout leur pouvoir et toute leur douceur, c’étaient les feuillages proches entre lesquels passait et luisait le regard de la ville, comme entre des cils qui le voilent, et l’affinent, et le rendent plus pénétrant. Pascale, assise de côté sur le mur d’appui, recevait et comprenait, dans ces jours d’émotion continue, les pensées éparses dans le monde, et que n’eût pas arrêtées au passage, en des jours plus calmes, son esprit moins tendu. Jules Prayou, les pieds pendants au-dessus de l’olivette, n’étudiait pas le paysage, mais regardait, en bas et autour de l’enclos, les pistes faites par les ouvriers et les maraudeurs. La veuve Prayou et Adolphe Mouvand, peu intéressés par la beauté du jour, causaient avec le jardinier, en arrière, de la moyenne récolte d’olives qu’il y avait. Pascale, ayant compris ce que renfermait d’invitations à vivre et à jouir de la vie cette image de Nîmes ensoleillée, disait dans son cœur : « Je vous renonce, joies qui me troublez, et que je ne connais pas. Je vous échappe. Je me réfugie dans la paix qui est votre inimitié, parce qu’elle vous surpasse, je le sens quelquefois, quand mon cœur est parfaitement pur. Je renonce les ambitions et les amusements dont sont pleines ces maisons, et les consolations auxquelles on peut prétendre sans sacrifice de soi. Comme elles sont nombreuses ici, les mères jeunes qui sont aimées, qui attendent, à cette heure, le mari revenant du travail, et qui déjà soulèvent, pour l’offrir aux caresses de l’époux, l’enfant qui est à deux ! Mes enfants, à moi, m’aimeront moins. Mais j’en aurai d’innombrables, et Dieu suppléera aux tendresses qui me manqueront. » Ses lèvres toujours mouillées remuaient dans l’air frais qui montait de l’olivette. Jules Prayou avait cessé de regarder dans l’enclos, il regardait ardemment cette jolie voisine, dont le visage, tendu vers Nîmes rose et lointaine, songeait dans le reflet du soir. Il voyait de profil cette tête charmante, coiffée de rayons d’or, qui se détachait sur l’écran sombre d’un if et d’une touffe de lauriers plantés sur la terrasse ; il voyait ce cou un peu long, et pâle, et les épaules tombantes, sur lesquelles la mère Prayou avait jeté un châle de laine blanc, et qui se soulevaient régulièrement, à chaque gorgée d’air pur que buvaient les lèvres ouvertes au vent.

Il aurait voulu plaisanter avec elle, comme il faisait avec d’autres, la voir occupée de lui, la courtiser librement, et il devinait que Pascale était en ce moment très loin de lui en esprit, et une jalousie de ce qu’elle pensait s’emparait de lui.

– Ma cousine, dit-il assez haut, quelle drôle d’idée vous avez d’entrer en religion ?

– Pourquoi drôle ? dit-elle, sans cesser de baigner son visage dans la clarté diminuante que reflétait la ville. C’est une idée très sérieuse, au contraire.

– Quand on est jolie comme vous !

– Oh ! répondit-elle, et son rire léger parfuma le vent comme une fleur qui éclôt, vous croyez qu’elles sont toutes laides, les religieuses ? Il y en a de biens jolies. Vous connaissez peu ces choses-là, mon cousin !

– On dirait, ma parole, que vous avez peur des hommes ?

Elle se détourna. Elle sentit le feu trouble de ce regard qui l’avait enveloppée, et, se remettant debout :

– Je n’ai pas à vous dire pourquoi je vais au couvent, dit-elle ; ce sont là mes secrets, et cela me regarde seule.

Pour la seconde fois, elle put observer la violence de ce qu’elle eût appelé le caractère méridional, de ce qui n’était que l’instinct à sa toute-puissance, sans honte et sans frein. Jules Prayou lui jeta une injure en patois, et sauta, du haut du mur où il était assis, dans l’enclos d’oliviers qui dévalait en dessous. Pendant quelques minutes, elle le vit, parmi les arbres, allongeant le pas, les mains dans les poches, tournant vers elle, de loin en loin, son visage pâle de colère.

Pascale le rappelait, croyant à une plaisanterie.

– Revenez donc ?

– Et où va-t-il encore ? dit la mère Prayou en accourant. Vous l’avez contrarié ?

– Moi ? Je lui ai dit que mes raisons de me faire religieuse ne regardaient que moi.

La vieille femme hocha la tête, et, comme la fine et hardie silhouette de son fils disparaissait derrière un second mur de clôture, qu’il venait de sauter sans se soucier du maître ou du gardien :

– Surtout, dit-elle sérieusement, quand il reviendra, ne le contrariez pas de nouveau, et soyez gentille avec lui.

– Alors, c’est vous qui le gronderez ?

– Vous ne le connaissez pas ! Il serait capable…

Elle n’acheva pas sa pensée, et ajouta seulement :

– Il est terrible !

Ils descendirent, tous trois, par le chemin de Saint-Césaire, espérant y retrouver Jules Prayou, qui avait pris cette direction à travers les mazets. Mais ils ne virent personne.

Après une demi-heure de silence, et comme il venait de reconnaître dans le crépuscule les bâtiments de l’abattoir, Adolphe Mouvand dit en frisant sa barbe et tourné vers la veuve Prayou :

– Vous ne l’élevez pas, ce garçon-là ; c’est lui qui vous commande. Prenez-y garde !

La femme le prit en riant.

La nuit était presque noire, quand ils entrèrent dans la petite maison de Montauri. Il ne faisait pas aussi froid que la veille, mais madame Prayou voulut allumer du feu dans sa chambre, et elle y fit brûler, toute la soirée, des brins de chêne kermès encore pourvus de leurs feuilles sèches, dont elle avait une provision sous le hangar. Comme elle se faisait illusion sur la fortune des Mouvand, et aussi parce que l’absence de Jules la libérait d’une surveillance qui la gênait extrêmement, elle fut expansive ; elle raconta « la famille » au père Mouvand qui aimait les souvenirs, elle se montra affectueuse avec Pascale, et même portée à la dévotion. Elle ne cessait de recommander « ses intentions » aux prières de la future novice. Elle lui demanda aussi de faire chauffer l’eau pour le grog. Et, étendue paresseusement, elle disait : « Que c’est agréable d’être servie ! » Et Pascale, croyant retrouver en elle quelque chose de cette tendresse dont elle avait été si tôt et si durement privée, se laissait embrasser, et s’émouvait, et vouait une affection jeune, naïve, vive, à cette vieille femme qui l’appelait « mon enfant », et qui avait, en l’appelant ainsi, cette chaleur de voix, cette mimique naturelle où tout le corps est complice du mot, qui pénétraient de reconnaissance la fille du canut lyonnais. Les dernières heures passées « en famille », – car Mouvand ne pouvait prolonger ses vacances et son chômage, – firent sur l’esprit de Pascale, et même sur celui de son père, une impression plus forte que le plaisir du voyage. « Une bonne femme pour sûr, disait le canut en regagnant le soir son logement : elle cause trop vite pour moi, elle gouverne mal son gars, mais c’est une bonne femme, notre parente. »

Le lendemain, une demi-heure avant le départ, Jules Prayou arriva, empressé, câlin, souriant comme à l’arrivée, pria Pascale, en plaisantant, d’oublier ses vivacités de la veille ; il demanda la permission de l’embrasser ; il voulut porter lui-même la valise jusqu’à la gare ; il promit à sa cousine, avec un geste de la main tendue vers le nord, d’aller la voir, un jour, en quelque lieu qu’elle fût envoyée par ses supérieures, et, quand le train s’ébranla et que Pascale vit, sur le quai, ces deux parents qui multipliaient les « au revoir » en agitant leurs mains pleines de phrases encore, elle ne put s’empêcher de dire à son père :

– Nous avons bien fait de venir.

Il pensait comme elle, mais la vraie raison, qu’il était seul à connaître en ce moment, c’est que, pendant deux jours, il n’avait pas entendu son cœur lui répéter le jour, et l’heure, et la minute.

Ce furent alors les dix derniers jours. D’un accord tacite, Pascale et son père ne parlaient plus de l’imminente séparation. Lui, il s’était promis d’être brave, « pour mériter » ; elle s’appliquait à être charmante, pour remercier le vieux Mouvand. Elle y réussissait. Elle achevait de se faire aimer. Ce furent, pour l’ouvrier et pour sa fille, des jours tout remplis de la joie d’être ensemble, d’une joie qu’on exprimait, sur laquelle on revenait, qu’on aurait voulu augmenter encore, parce qu’on sentait en dessous la secrète douleur de la fin prochaine. Quand ils se regardaient l’un l’autre, chacun, dans les yeux qu’il interrogeait, apercevait la même date ineffaçable, et chacun souriait, pour faire croire : « Je ne la vois pas. » Pascale était gaie à cause de lui, et elle arrivait à lui faire illusion. Elle voulait lui laisser la vision intacte d’une Pascale heureuse jusqu’au bout. Un matin, elle avait étendu, sur la table de sa commode, les deux robes d’été qu’elle possédait, l’une pauvre et usée, en laine légère de deux gris, l’autre de cotonnade blanche à fleurs mauves, presque élégante, tuyautée au col et aux manches. Voulait-elle les revoir ? Les toucher une fois encore ? Les donner ? Son père qui, depuis le retour de Nîmes, quittait souvent le métier pour venir faire un « brin de causette » dans la cuisine ou dans la chambre, surprit Pascale qui pliait les manches, les ramenait sur le corsage, et, de la main, soulevait la retombée d’étoffe pendante le long du meuble. Il eut un mouvement de recul. Pascale le vit, et dit très vite : « Elle a besoin d’être repassée, vous voyez, et je suis maladroite pour tuyauter. Je la confierai à la lingère. » Il calcula que la lingère rendrait la robe dans quatre ou cinq jours, eut un plissement des lèvres qui fit s’abaisser les moustaches dans la barbe, ne dit pas pourquoi il était venu, et s’en alla.

Adieux innombrables et muets ! Ils remplissaient les heures de Pascale. Elle touchait un objet, et elle pensait : « Je n’y toucherai plus. » Elle serrait, dans un tiroir, son dé d’argent, et elle disait : « Je ne le mettrai plus à mon doigt. » Elle parcourait, au bras de son père, sous prétexte de se promener, les rues de son quartier, et elle considérait avec une attention passionnée les maisons, les enseignes, les échappées qu’on a, par-dessus le quai Saint-Clair, sur le Rhône et le parc de la Tête-d’Or ; elle quittait aussi, en pensée, beaucoup de gens qui ne s’en doutaient pas. Comme elle n’avait point divulgué son projet, plusieurs des habitants du quartier s’étonnaient de l’insistance qu’elle mettait à les regarder, à leur serrer la main quand ils étaient pressés et qu’elle les rencontrait dans la rue, ou sur le seuil des portes : « Elle a donc du temps à perdre, cette Pascale ? » disaient-ils. Non, elle retenait un peu de sa jeunesse qui allait la quitter. Elle ne pouvait pas leur dire : « Vous ne me verrez plus ; adieu, la grosse marchande de lait qui me trouviez jolie, et me le faisiez comprendre en me faisant la mesure un peu plus pleine qu’aux autres ; adieu, les ménagères époumonées qui considériez votre jeunesse dans la mienne, et me jalousiez ; adieu, visage d’infirme qui te collais aux vitres et le couvrais de la buée de tes lèvres quand je passais ; adieu, la fontaine où les petits gars des écoles font gicler l’eau ; adieu, les bandes de promeneurs et de promeneuses du dimanche, qui ne savez pas qu’il y aura, dimanche prochain, une jeune fille de moins parmi vous ; adieu, les habituées de la messe matinale, qui ne m’aurez plus pour voisine ; adieu, les yeux, les voix, les cœurs, les mots, les cris, ma joie, mes peines, mon ennui d’ici : vous êtes durs à quitter tous ! »

Elle puisait sa force dans la longue réflexion où sa décision s’était mûrie, et aussi dans le courage de son père. Car il lui fallait toujours un exemple, et comme une rampe où tenir sa main. Le canut avait fait de cette question une espèce d’affaire d’honneur, entre lui et Dieu. Il s’était dit : « Ne mollissons pas ! J’ai mes idées, eh bien ! il ne faut pas que je me défile parce qu’elles me demandent un sacrifice ; il ne faut pas non plus que les camarades, qui ne pensent pas comme moi, puissent dire que je suis bigot tant que ça ne me gêne pas. Ils verront si je suis ou si je ne suis pas de Saint-Irénée, moi, de père en fils chrétien de cœur et tisseur de belle soie !… Et puis, quand il n’y aurait pas d’autre raison : je dois ça à Dieu, pour mes péchés. Je lui donne Pascale, comme je donnerais mon sang : goutte à goutte. »

Pas un moment il n’avait faibli, il n’avait cessé de montrer à tous, et à sa fille d’abord, sa même humeur taciturne, que secouait tout à coup un accès de gaieté facile. S’il pleurait, tout au fond, il n’en paraissait rien. Pascale pensait quelquefois : « Il a une nature plus heureuse que la mienne. » Il avait surtout une nature plus robuste.

Les deux derniers jours, ils se promenèrent beaucoup, au bras l’un de l’autre, faisant quelques visites. Le temps était devenu doux : trois heures de soleil humide et tiède entre les brumes du matin et celles du soir. Ils ne motivaient pas ces visites, et elles étonnaient ceux qui les recevaient. À quoi bon parler ? Les gens ne seraient pas longtemps dans leur surprise.

La veille au soir, Adolphe Mouvand et sa fille firent la prière ensemble. Pascale commençait, le père répondait. Et la voix de l’homme était mal assurée, parce qu’il venait d’écouter celle de l’enfant, la voix qui allait se taire dans la maison.

Avant de se retirer chacun dans sa chambre, ils s’embrassèrent plus longuement et plus fort que de coutume.

Et le matin se leva, presque pur, le matin de Noël. Ils n’eurent, ni l’un ni l’autre, la force de se rencontrer et de se dire bonjour. Quand il fut prêt, Adolphe Mouvand ouvrit la porte du palier, et appela : « Pascale ? » Elle vint, portant à la main un sac de toile brune, où elle avait serré quatre paires de bas noirs et six chemises : tout le trousseau et toute la dot qu’elle apportait aux sœurs de Sainte-Hildegarde. Quand le père l’aperçut, il prit la fuite, et, de peur de s’effondrer, là, sur le palier, sentant la douleur qui lui serrait la gorge, il descendit la moitié de l’étage en toute hâte. Pascale alla jusqu’à la première marche. Elle était très pâle et très droite, elle marchait lentement. Comme si elle avait oublié quelque chose, tout à coup, elle déposa le sac sur le palier, et rentra dans l’appartement. Elle n’avait rien oublié. Elle ne voulait pas être vue. En courant elle pénétra dans sa chambre, et, fermant la porte derrière elle, elle regarda, une dernière fois, tout autour de cette petite pièce nue et fanée, où elle avait vécu dix-huit ans, et, tendrement elle baisa les quatre murs. Puis elle sortit en courant, ayant dit adieu à sa jeunesse et à ses années non troublées.

Adolphe Mouvand était au bas de l’escalier. Il ne se retourna pas, quand il entendit, derrière lui, descendre une femme qui tâchait d’étouffer ses sanglots.

Tous deux, pâles, redressés, le regard perdu en avant, ils se mirent en route. De loin en loin, le canut passait la main sur sa barbe, que le givre frangeait de glaçons. Les larmes ne coulaient pas. Les voisins ne remarquèrent pas l’air singulièrement grave qu’avaient ces Mouvand, le père et la fille, et le peu de soin qu’ils prenaient d’assurer leurs pieds sur les entailles de la montée de la Grande-Côte, un jour de gel. Puis ce fut un couple sans nom, sans histoire, dans la grande ville qui s’éveillait. Ils ne disaient que des mots, ces pauvres gens, et de ceux qui n’avouent pas la tendresse dont ils sont pleins : « Tu n’as pas froid ? » « Prends garde au ruisseau, il est glacé. » Une fois, le canut dit : « Allons par ici, ce sera plus long, » et son visage se déforma, dans une grimace douloureuse qui lui tordit la mâchoire. Ils ne pouvaient tarder beaucoup à arriver, Pascale ayant promis d’entrer avant huit heures au parloir d’une école que les sœurs de Sainte-Hildegarde avaient à la Guillotière. Deux autres fois, Mouvand parla. Au moment où il commença d’entrer dans le quartier de la Guillotière, il arrêta Pascale, sur le quai, au bord du Rhône, et lui qui avait une grosse voix rude, il demanda, du ton d’un enfant, humblement, tendrement : « Pascale, veux-tu t’en revenir chez nous ? » Pascale, qui n’avait point cessé de regarder dans le vague, loin devant elle, murmura « non » très bas, et reprit son chemin dans le brouillard léger. Le père suivit. Quand il aperçut la place de l’Abondance, ouverte devant lui et si libre, et qui serait si courte à traverser, il répéta, comme un mendiant qui ne croit plus qu’on lui donnera : « Veux-tu t’en revenir ? » Mais elle ne répondit rien. Peut-être n’entendait-elle pas. Il lui avait dit, la veille : « Je ne veux pas voir la supérieure. Je te conduirai comme quand tu étais petite, jusqu’à la porte. » L’école, non loin de là, levait sur la rue son fronton triangulaire surmonté de la croix. Pascale sonna d’abord, afin qu’il y eût de l’irréparable. Puis, dès qu’elle eut entendu le son de la sonnette usée, debout sur la première marche et aussi grande que son père, elle se tourna vers lui, lui jeta les bras autour du cou, et fondit en larmes, couvrant de baisers les joues du vieux tisseur : « Je vous aime ! je vous aime ! je vous aime ! je vous aimerai toute ma vie ! »

Elle s’écarta, elle le considéra, avec ses yeux ardents et lourds de larmes, comme pour photographier à jamais et imprimer en elle l’image de cet être cher. D’un geste de mère, elle attira contre sa poitrine la grosse tête poilue du tisseur, et la baisa au front, lentement. La porte avait été ouverte. Une tourière jeune avait dit gaiement : « C’est notre nouvelle sœur ! » puis s’était tue, apitoyée. Pascale murmura, tandis que le père fermait les yeux, vaincu à la fois et éperdu : « Je vous remercie d’avoir été généreux. Je vous aime ! Adieu ! Adieu ! » Elle sourit à celle qui attendait, monta deux marches, et la porte retomba, entre elle et le père.

Alors Mouvand s’assit sur une marche, et pleura librement.

Deux ans se passèrent, pendant lesquels Pascale vécut à la maison-mère de Clermont-Ferrand, et fit son noviciat. Le canut s’habitua à l’absence de sa fille, ou du moins personne ne put dire, dans le quartier de la Croix-Rousse, qu’il ne s’y habituait pas. On parla huit jours de l’entrée de Pascale en religion, et de la décision du canut de prendre un apprenti. Seulement, l’apprenti ne logea pas dans la maison. Il venait le matin, et, à quelque heure qu’il arrivât, il apercevait les épaules énormes de Mouvand courbées sur le métier. Le canut n’avait jamais tant travaillé. Il n’avait jamais vieilli plus vite non plus. Sa voix de basse était devenue caverneuse, et chaque ride un sillon. À ceux qui le plaisantaient sur la vocation de Pascale, il répondait : « Puisqu’il y a des filles de plaisir, il faut qu’il y ait des filles de prière, c’est mon avis. »

Quand il reçut, à la fin de décembre 1899, la nouvelle que Pascale allait être envoyée, comme auxiliaire, à l’école de la place Saint-Pontique, il eut une joie, car la petite aurait pu ne jamais revenir à Lyon. Et il dit à l’apprenti, un jeune gars imberbe, et pâle comme une lumière qu’on a oublié d’éteindre en plein jour : « J’aurai un beau dimanche, Joannès, j’irai voir ma fille à Saint-Pontique ! » Il pensa : « Comme elle sera jolie, avec ses vingt ans sous la cornette ! »

Il pensait juste. Dans le petit parloir aux murs blancs, il la revit, et, après l’avoir embrassée de tout son cœur et de toute la force de ses bras, il la contempla. Il était assis sur une chaise, elle sur une autre, et il la reconnaissait, trait par trait :

– Tu as toujours tes yeux fleuris, tes yeux jaunes comme des cœurs de marguerite.

Elle riait comme autrefois, même d’une voix plus claire, ne l’ayant pas encore usée à faire la classe.

– Tu n’as plus tes cheveux. Moi qui les chérissais ! Tiens, si, on en voit encore un petit bout doré, à l’endroit où l’oreille tourne…

– Ils échappent toujours !

– C’est de l’or. C’est tout ce qu’il y en avait dans la maison. Tu aurais dû m’en laisser une mèche… Tu as le teint plus rose, tu as la bouche lisse comme un berlingot…

– Papa ! on ne nous dit pas ces choses-là !

– Ce n’est que moi, Pascale ! Et il y a deux ans ! Oh ! les douces cinq premières minutes ! Puis ils avaient essayé de causer. Elle lui parla de ses compagnes qu’il ne connaissait pas ; de Clermont-Ferrand où il n’était jamais allé ; des méthodes de classe auxquelles il ne prenait aucun intérêt. Très bonnement, elle l’interrogea sur le quartier, et sur le métier. Mais déjà, dans l’esprit de Pascale, bien des détails s’étaient effacés ; des figures avaient disparu ; toutes les petites nouveautés de la maison ou de la rue, elle ne les avait pas vues. Le vieux Mouvand vit qu’elle faisait effort pour imaginer les rues nouvelles qu’il lui nommait, le métier nouveau, et le dessin du papier qu’il avait acheté « pour que sa chambre fut moins froide » : elle n’y réussissait pas, et, d’ailleurs, tout cela n’intéressait que sa bonté, pas sa vie. Mouvand comprit qu’il n’y avait de commun entre eux, désormais, ni maison, ni quartier, ni occupations, plus rien que le passé, qu’il n’y aurait plus même de congé ensemble qu’au delà de la tombe. Mouvand sentit que tout le sacrifice n’était pas fait. Il demanda :

– Es-tu heureuse dans ta position, Pascale ?

– Tout à fait.

– Comme autrefois ?

Elle ne voulut pas répondre « plus » ; elle fit seulement un signe de tête. Elle était heureuse évidemment, d’une manière qu’il comprenait mal, heureuse sans lui et loin de lui. Il se leva, bien que l’heure de la récréation ne fût pas finie. Il caressa, du bout des doigts, le bandeau qui cachait l’or, et le voile noir, et les mains de l’enfant. Il dit : « Je reviendrai. C’est le dimanche qu’on te voit ? »

Mais il laissa passer plusieurs mois sans revenir. Ses camarades, les joueurs de boules des Pierres-Plantées, remarquèrent qu’il avait moins de force pour « tirer » et que sa boule était souvent « courte ». Le vin du chef de groupe n’égayait plus qu’un peu celui qu’il épanouissait jadis. Le printemps vint, puis l’été. Mouvand ne renonça point à aller voir Pascale, mais il la voyait rarement et peu de temps. Sa foi robuste avait grandi dans la solitude. Il n’était point triste : il n’aimait plus la vie, voilà tout. Il disait, dans ses prières : « Je suis vieux, je suis laid, je suis abandonné, personne ne peut plus m’aimer, excepté Dieu ! Gloria ! Alléluia ! Mon âme est à demi sauvée ! » Depuis que sa fille avait pris le voile, il saluait toutes les religieuses, dans la rue. Mais il évitait les occasions de leur parler, à cause de la petite qu’elles lui rappelaient trop. Il devenait sensible à l’excès. Probablement il l’avait été toute sa vie, mais en dedans, à la manière des forts, sans que les femmes et les indiscrets pussent s’en douter. À présent que sa force avait diminué, jusqu’à l’empêcher de travailler plus de huit heures par jour, les nerfs « avaient pris le dessus », et il se sentait commandé par ses impressions qu’autrefois personne n’aurait seulement soupçonnées. Plus régulièrement que jamais, il assistait aux réunions des Hospitaliers-veilleurs, et, le dimanche, avec ses camarades de l’œuvre, il se rendait aux Hospices, le matin, et, dans les deux salles de fiévreux confiés à sa « colonne », on le voyait s’approcher des lits, causer avec les malades, les soulever, leur tailler les cheveux et la barbe. Cette antique forme de la charité lyonnaise lui plaisait. Il rencontrait, dans cette confrérie, des hommes de son métier et des croyants de sa trempe. Il avait aussi, jadis, et selon les règlements de l’œuvre, assisté et veillé à domicile les malades pauvres. Il ne pouvait plus le faire. Un matin de la fin de l’été, pendant que, vêtu de son tablier blanc à grande poche, jeté par-dessus sa jaquette, il rasait les joues d’un malade, une des sœurs des hospices de Lyon passa au pied du lit, et dit :

– Monsieur Mouvand, votre chef de colonne vous demande, dans la salle à côté.

Elle continua de glisser sur le parquet, de son pas muet et léger. Sa coiffure toute blanche, cornette, bride, collerette, s’évanouit dans la salle voisine, derrière la porte qui se referma, et retira de la salle un rayon de jour. Le canut avait appuyé sa main gauche, qui tenait le linge à barbe, sur le lit du malade, et, son rasoir pendant au bout de l’autre main, il demeura penché de ce côté, immobile, sa grosse tête en avant, comme un chien en arrêt. Ce ne fut qu’au bout d’une minute qu’il sembla reprendre conscience de ce qu’il devait faire, et se redressa. Il se hâta d’accommoder son « client », serra son rasoir dans son tablier, et passa dans la salle, où le « conducteur » de la colonne l’attendait, pour lui demander un renseignement. Quand il eut répondu, il commença d’enlever son tablier de barbier volontaire.

– Tu as l’air plus malade que tous ceux qui sont ici, Mouvand ? Tu as raison d’aller faire un tour dehors, ça te remettra, mon vieux !

Le canut hocha la tête, deux ou trois fois, comme il faisait souvent, avant de répondre. Puis il dit :

– Je ne reviendrai plus.

– Avant la prochaine fois !

– Non, jamais !

– Tu te sens usé ?

– Oui, je suis presque fini, je ne peux plus être de rien, voilà ce que tu diras aux confrères… Mais il y a autre chose.

– Quoi donc ?

– Je ne veux plus voir la sœur qui a passé tout à l’heure : elle ressemble trop à ma fille Pascale… Et voilà pour toi… Adieu.

Il ne revint plus, en effet. On ne le vit plus, le dimanche, qu’aux offices, et sur le boulevard de la Croix-Rousse, jouant aux boules. Ses camarades, pour le ménager, lançaient moins loin « le petit », et quelquefois, quand il avait le dos tourné, du bout du pied rapprochaient sa boule, pour qu’il eût encore la joie de gagner.

Au printemps de 1902, il était très absorbé par un grand travail : une pièce de soie blanche magnifique, pour la fabrication de laquelle il avait été choisi, parmi des centaines d’ouvriers, par le successeur de M. Talier-Décapy, le grand fabricant lyonnais. Il y travaillait avec un soin extrême, se lavait les mains vingt fois par jour, afin de ne pas salir l’étoffe : une soie épaisse et souple, couleur de neige, semée de couronnes de feuilles brodées en fil d’argent. Il mettait de l’amour et de l’orgueil à tisser cette lumière. Le 16 mai, qui est la veille de Saint-Pascal, il revenait de voir sa fille, et le vieil homme avait au cœur deux joies, toutes deux voilées ; il avait trouvé Pascale moins pâle, et elle lui avait dit : « J’irai vous voir, et vous quêter, avec notre mère supérieure, parce que la communauté qui est pleine de sœurs chassées, à Clermont-Ferrand, ne peut pas nous venir en aide, et il nous faut plusieurs cents francs pour vivre jusqu’à la fin de l’année.

– Plusieurs cents francs ! Je ne t’en donnerai qu’un morceau. Viens tout de même.

Était-ce bon, ce rêve ! Pascale à la Croix-Rousse ! Pascale montant la Grande-Côte, Pascale dont on verrait, par la fenêtre, le voile noir, et la robe bleue en mouvement, et les yeux regardant en l’air ! La voix de Pascale dans la chambre d’où elle avait, si longtemps, éloigné la vieillesse ! Les yeux de Pascale reflétant les choses de la maison et le portrait du père au travail, comme jadis, quand elle arrivait derrière le canut, et le surprenait en disant : « On ne s’embrasse donc pas, aujourd’hui ? » La seconde joie, qui n’était qu’un accompagnement de la première, Adolphe Mouvand l’éprouvait à revenir le long de la Saône par temps doux, les mains dans les poches, à sentir tourbillonner dans sa barbe le vent d’été, qui n’est frais que quand il court. Et puis, sur le quai, il y avait de la verdure, oui, ce qu’il en faut pour qu’un canut ait une impression de campagne.

Mouvand se hâtait. Il avait chaud, quand il s’assit devant le métier, et qu’il enleva le papier qui couvrait la pièce. Avec plus de goût que de coutume, avec plus de force, il donna le coup de pédale, sa main gauche poussa le battant, sa main droite lança la navette. Il travaillait depuis une heure, et le jour était splendide dans l’atelier ; l’apprenti s’était reposé trois fois ; Mouvand, excité par la beauté de cette matière qu’il maniait et du tissu qu’il voyait se former entre ses doigts, courbait en mesure ses épaules et sa tête chenue coiffée d’une vieille casquette à oreilles relevées, qu’il portait d’ordinaire à la maison. Un coup de sonnette ne le fit pas suspendre son travail, pas plus que l’entrée d’un employé de la fabrique Talier-Décapy, qui servait de guide à un industriel italien, client de la maison. Celui-ci, figure mince et osseuse allongée par une barbiche en pointe, s’approcha du canut, l’observa un moment, étudia l’étoffe, et, touchant l’épaule du tisseur :

– C’est admirable ! dit-il.

Mouvand arrêta le battant au point où les fils de la chaîne, exactement tendus, prolongeaient en rayons séparés la lumière pleine de la soie déjà tissée. Il toucha même d’un doigt le bord de sa casquette.

– J’amène chez vous, monsieur Mouvand, un connaisseur, le plus important des exportateurs de soie de l’Italie… Vous pouvez juger, monsieur, de l’habileté de nos ouvriers lyonnais. Celui-ci est un des plus habiles.

– Le dernier ! dit la grosse voix du canut. Jamais de camelote ! Jamais de ruban, chez moi !

L’Italien admirait vraiment. Il touchait l’étoffe ; il lui souriait ; il avait envie de lui parler.

– Vous êtes un artiste, dit-il. Vous tissez un chef-d’œuvre ; c’est une robe de bal ?

Le vieux canut, content d’être loué devant Joannès l’apprenti, mais plus encore de voir reconnu son mérite si longuement acquis, enleva sa casquette, et proclama :

– Robe de cour, pour le sacre du roi d’Angleterre !

Les mots frappèrent les murs fanés de l’atelier, et les poutrelles dansantes, et les vitres rousselées aux angles par les fumées d’hiver.

Toute la fierté des vieux pères, créateurs, pour une part, de l’œuvre lyonnaise, artisans qui comprenaient la beauté de leur travail, qui s’en réjouissaient, toute l’émotion d’une vie renfermée, pauvre et goûtant la richesse qu’elle ouvrait, tout cela passa dans ses paroles.

Quand les visiteurs furent partis, de la même voix, le canut dit à l’apprenti libéré et goguenard, qui regagnait sa banquette après avoir fermé la porte :

– Retiens son jugement, Joannès. Tu es dans la maison d’un artiste. Et j’ai eu à peu près raison, va, quand j’ai dit : du dernier !

Il travailla jusqu’à la nuit, afin d’achever la pièce, s’il le pouvait. La visite l’avait ému, et ce fut la troisième joie, profonde aussi, de sa journée.

Le lendemain, à sept heures, quand Joannès entra dans l’atelier, il trouva le maître assis près du métier et les bras étendus en croix sur l’étoffe, à laquelle il ne manquait plus, pour être achevée, qu’un quart de mètre.

Adolphe Mouvand était mort.

Pascale eut, de cette mort, une douleur qui acheva de troubler sa santé déjà éprouvée par la fatigue, par la privation d’exercice et d’air. Ses compagnes, dans cette occasion, furent prodigues d’attentions, de paroles tendres, de silences respectueux et amis. Elles furent divinatrices, étant toutes habituées, filles de ferme, ou d’atelier, ou de bureau, à méditer sur la Passion du Maître qui rend habile à connaître et à plaindre les autres souffrances. Pascale avait, vraiment, parmi elles, le conseil et l’appui. Sans doute, elle luttait, mais aidée et soutenue. Elle était adorée des enfants, qui la sentaient faible, qui lisaient, dans le mouvement de ses cils abaissés tendrement dès qu’elle répondait : « Bonjour », dans la caresse prompte de sa main, dans la contraction de son visage à la nouvelle d’un accident ou à la vue d’une plaie, la toute-puissance des affections et des émotions sur cette jeune maîtresse. Les plus petites couraient vers elle, dès qu’elles l’apercevaient, dans la cour ou dans les corridors ; il y en avait qui lui baisaient les mains ; elles se pendaient à ses jupes maternelles, et, pendant la récréation du patronage, le dimanche, quand sœur Pascale surveillait, les grandes venaient lui dire ce qui leur coûtait le plus à avouer, les misères de la toilette et celles du cœur. Elle n’aimait pas ces confidences, qui la rejetaient dans l’agitation de la vie. Elle disait en riant : « Pourquoi moi, mes chéries ? Je n’ai pas d’expérience ; je ne puis vous dire ce que j’aurais fait, quand j’étais la fille d’un canut, dans le quartier de la Croix-Rousse. » Ce qui lui plaisait, avant tout, c’était, après le jour, l’office du soir récité en commun, la récréation, la prière, l’apaisement où l’on entre avec le souvenir de la vie encore frémissante et le sentiment persistant des âmes qui veillent sur la vôtre, puissances redoutables aux forces de séduction ou d’épouvante qui rôdent dans la nuit. Elle aimait le silence jusqu’après la messe du matin : quel rafraîchissement et quel renouvellement de force ! « La grâce descend dans le silence », disait Pascale. Elle n’était pas mystique, mais elle avait de vifs élans de piété, des gestes d’âme qui sait le chemin, et qui ne peut se maintenir au vol, mais qui saute et touche les grappes pleines, et retombe avec un parfum qui demeure. Elle était exacte, et même minutieusement, dans l’observation du règlement. Elle aimait ses élèves, les jolies encore de préférence, mais l’amour grandissait avec le devoir accompli. Une sainte naîtrait peut-être de la faiblesse défendue par quatre femmes saintes.

Voilà pourquoi la nouvelle que la communauté était menacée, troubla jusqu’au fond de l’être sœur Pascale. Toute la nuit, le passé traversa l’esprit de la religieuse, elle revit la route parcourue, et elle essaya, mais vainement, d’imaginer, dans l’épouvante, ce lendemain qui était comme la nuit, mystérieux, pressant, dangereux. Et elle se leva brisée de fatigue.

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