TROISIÈME PARTIE LA VOIE DOULOUREUSE

La matinée du mardi s’avançait. Dans le jour radieux, les enfants de l’école, prisonnières comme des guêpes dans une serre, commençaient à s’énerver : trente petites de six à huit ans, qui écrivaient, le dos courbé et les yeux souvent levés vers la maîtresse. Pascale dictait : « Une voix s’est fait entendre dans Rama, des pleurs et des cris lamentables ; c’est Rachel qui pleure ses enfants, et elle ne veut pas se consoler, parce qu’ils ne sont plus. »

Pauvre voix, à laquelle les enfants étaient habituées, sourde et faible.

– Vous avez compris ? Relisez vos dictées. Je les corrigerai tout à l’heure. Mélie, viens me trouver ?

Une enfant se leva, d’une seule détente de ses muscles agiles, et vint près du bureau de la maîtresse. C’était une roussotte, aux yeux bleus, durs et mobiles, aux lèvres larges, aux dents aiguës, – tête de petite louve, sortant d’une robe grise, de toute saison, – l’élève la plus vieille de la classe (dix ans), la plus dissipée. Elle monta sur la première marche du marchepied, et planta son regard assuré dans les yeux las de sœur Pascale. La maîtresse était tournée vers la fenêtre, et l’enfant avait le visage dans l’ombre. Les autres élèves, presque toutes, essayaient d’entendre. Quelques-unes relisaient leur copie.

À voix basse, sœur Pascale demanda :

– Ma petite, j’ai encore une observation à te faire.

Mélie eut un mouvement d’épaules du plus parfait irrespect :

– Pourquoi donc ? J’ai écrit comme les autres !

– Ce n’est pas cela que je veux dire.

– J’ai pas causé !

– C’est vrai.

– Quoi alors ?

– Tu n’es pas venue à la messe, avant-hier ?

L’enfant fronçait les sourcils, et regardait du côté de ses compagnes, qui levèrent le nez et se mirent à rire, en voyant que la sœur grondait encore Mélie, la paresseuse, la désordonnée, la mauvaise tête.

Mélie, par-dessus ses compagnes, avec un air de révolte, regardait très loin, chez elle, dans le taudis paternel. Et elle se taisait.

Sœur Pascale se pencha, et, bien bas :

– Tu veux donc me faire de la peine ?

– Sur que non !

En un instant, la petite tête farouche se trouva nez à nez avec le visage de la maîtresse, et elle était sombre encore, et irritée, mais d’une autre chose, de se voir méconnue, de ce que cette sœur Pascale ne comprenait pas qu’on l’aimait, elle, qu’on lui sauterait au cou, en pleine classe, si on n’avait pas peur de se faire renvoyer… L’ardent reproche de ce regard n’échappa pas à Pascale, dont les lèvres s’allongèrent un peu. Aussitôt l’enfant parla, résolue.

– Je vas vous le dire, mais rien qu’à vous ; j’ai pas pu venir.

– Explique.

– Samedi soir, papa et maman sont rentrés tous deux brindezingues : il a fallu que je les couche ; ils ont fait le train toute la nuit : le matin, je dormais.

La main de sœur Pascale se posa, comme pour absoudre, sur la tignasse rebelle de Mélie. L’enfant se haussa sur la pointe des pieds, pour mieux rencontrer cette caresse, elle, la battue, la privée de mère, la rebutée.

– Va, dit sœur Pascale…

En disant cela, une idée de faubourienne lui vint.

– Ils n’auront pas leur plumet tous les samedis, il faut l’espérer ?

Et alors tu viendras dimanche prochain, et puis les autres…

Elle s’arrêta brusquement. Que disait-elle ? Dimanche prochain, les autres ? Deux larmes rapides, dans ses yeux jeunes, apparurent au bord des cils.

Et Mélie descendit la marche en disant :

– Sœur Pascale a un chagrin : elle n’a pas pu rire.

Les élèves n’avaient rien entendu ; mais elles avaient vu. « Que t’a-t-elle dit ? Elle pleure ? Tu as menti ? – Non. – Pourquoi pleure-t-elle ? – Est-ce qu’on sait ? – Elle a un chagrin, dis, Mélie ? – Bien sûr. – Qu’est-ce que c’est ? » Le soleil chauffait les arbres et les maisons de la place ; les petites filles s’agitaient ; sœur Pascale cherchait à reprendre sa voix de professeur : « Nous allons corriger la dictée… »

Elle fut libérée par la cloche qui sonna la récréation. Sœur Pascale croyait pouvoir enfin rejoindre la supérieure, et connaître un peu plus du destin qui la menaçait, savoir ce qu’on allait faire, et à quelle résolution sœur Justine s’arrêtait.

– Ma sœur Pascale, dit celle-ci, en la rencontrant dans le couloir, vous surveillerez le déjeuner des « lointaines ». Vous avez une mine de carême. Quel roseau vous êtes !

Sœur Pascale, pendant la récréation, essaya de jouer, essaya d’être gaie, et d’obéir comme elle le devait, amoureusement. Elle sentait en elle comme un poids de larmes qui l’oppressait. Autour d’elle, les enfants couraient, glissaient, croisaient leurs routes, bruissaient comme des moucherons d’été. Mais la jeune maîtresse se faisait battre aux barres comme une vieille. De loin, elle apercevait, allant et venant, sœur Léonide, pressée comme à l’habitude, et trottant, et qui riait, de ses lèvres sans dents, aux gamines qui l’appelaient, ou bien elle voyait encore, sage, calme dans sa robe bleue, sœur Edwige qui, debout dans l’embrasure d’une fenêtre, corrigeait un cahier de devoirs.

À quatre heures et demie, à « l’heure des parents », les quatre femmes se retrouvèrent, – la cuisinière était à la cuisine, – derrière la porte d’entrée qui venait de se fermer sur la dernière élève.

– Eh bien ? dit anxieusement sœur Pascale. Qu’avez-vous décidé, notre mère ? Qu’allons-nous devenir ? Avez-vous une idée ? Que faites-vous ?

La vieille sœur Justine, qui jouissait infiniment d’être « en communauté », adressa d’abord un signe amical de sa grosse tête crevassée de rides à sœur Danielle, à sœur Edwige, à sœur Pascale. « Bonjour, mes enfants ! Les classes sont finies. Les poitrines se cicatrisent. Bonjour, mes grandes filles ! »

– Ce que j’ai fait ? dit-elle ensuite, j’ai commencé une lettre.

– Et après ?

– Je la terminerai, et je la ferai mettre à la poste, ce soir, par sœur Léonide.

– C’est tout ?

– Non, j’attendrai la réponse de notre mère générale, qui répondra sans doute jeudi à notre supérieur monsieur le chanoine Le Suet, ou à moi.

– Et d’ici là ?

– Deux jours ? Nous ferons la classe et nous prierons.

– Et si…

Sœur Pascale hésita un moment, mais, comme on lui pardonnait les hardiesses de parole qu’elle avait apportées de la Croix-Rousse, elle continua :

– … si personne ne nous dit rien ?

Les yeux fermes de sœur Justine s’arrêtèrent sur la raisonneuse :

– Alors seulement, ma petite Pascale, nous agirons de nous-mêmes.

Le surlendemain, tout de suite après le dîner de midi, – préparé en vingt minutes et mangé en quinze, – sœur Justine, et celle qui, dans les jours d’exception, prenait le rôle d’assistante, sœur Danielle, traversaient le quartier de Saint-Pontique, passaient sous la gare de Perrache, et, sur le cours du Midi, montaient dans un tramway, car elles étaient pressées, et elles allaient loin. Assises l’une à côté de l’autre dans la voiture, elles échangeaient quelques mots, dans le bruit des roues et des vitres dansantes.

– Monsieur le supérieur doit avoir des ordres ?

– Je le pense, puisque je n’ai rien reçu de la mère générale.

– Il va nous dire de partir pour Clermont-Ferrand. C’est sûr.

– C’est infiniment probable.

– Il faudra lui demander l’heure des trains ?

Monsieur le supérieur voyage quelquefois, nous jamais.

– Voyons, sœur Danielle, notre sœur Léonide sait ces choses-là parfaitement… Les demander à monsieur le supérieur ? À quoi pensez-vous ?

Pendant une partie du trajet, elles restèrent ensuite silencieuses, chacune songeant à Clermont-Ferrand. Comme le tramway débouchait en vue du pont de Tilsitt, sœur Danielle se pencha vers la supérieure :

– Je retrouverai, là-bas, plusieurs de celles avec lesquelles j’ai fait mon noviciat. Je ne pourrai pas m’empêcher d’en être heureuse… Mais qu’est-ce que nous ferons, si nombreuses, dans la maison, chassées de tant d’écoles, de tous les coins de la France, et rassemblées là ? Comment nous loger toutes ? Comment vivre ? S’il y avait seulement, pour notre congrégation, des missions au delà de la mer, dans un pays dangereux…

Elles avaient traversé la Saône. Elles étaient rendues. Vivement elles descendirent de la voiture, et longèrent, pendant quelques pas, le quai Fulchiron, jusqu’à la maison carrée, respectable et cossue, où habitait le chanoine Le Suet.

C’était un grand abbé qui, dans sa soutane, était de même largeur, en haut, en bas, et au milieu, de quelque côté qu’on le regardât. Il n’était pas gros, il n’était pas maigre ; il avait de la dignité dans l’allure, de l’onction et même de la nonchalance dans le débit, une grande tiédeur de zèle, une correction de vie parfaite, une confiance en soi non apparente mais sans limite. Tout le clergé de Lyon le connaissait. Il avait monté sur place. Prêtre concordataire s’il en fut, il ne comprenait que l’accord, et le prix lui paraissait toujours abordable, parce que le besoin de la paix n’avait chez lui aucun rival : pas même l’honneur de la religion en laquelle il croyait. L’œil profond, les cheveux demi-longs et rares sur le sommet du crâne, les sourcils épais, la lèvre inférieure lourde et cotonneuse, le nez souvent pâli par une aspiration émue, l’abbé Le Suet était un consultant sans remède, mais écouté. On venait à lui pour lui raconter ses ennuis. On le quittait sans autre provision de voyage que des paroles qu’on aurait pu lire dans les journaux : « Les temps sont pénibles. Avec de la bonne volonté, tout s’arrangera, bonne volonté de part et d’autre. Les catholiques ne sont pas exempts de fautes. Assurément, vous avez raison de vous plaindre, et je vous plains ; mais il aurait fallu prévoir, et faire ceci, et faire cela, en temps utile, vous comprenez bien, utile, etc. » Quant à savoir au juste ce qu’il avait conseillé, ceux qui le connaissaient, de nouvelle ou d’ancienne date, n’auraient pas pu le dire : il avait toujours blâmé ses amis et craint quelque chose. Sa fonction avait été de tirer en arrière, sur ses troupes. Surtout, il ne conseillait rien pour aujourd’hui. Les opérations les plus nettes de son esprit s’exerçaient sur les petites affaires locales et ecclésiastiques du passé. Là-dessus, il ne tarissait pas. Il avait toutes les mémoires. Il citait des vicaires qui avaient eu des mots malheureux avant le concile, c’est-à-dire des mots trop ultramontains avant la définition. On n’en citait aucun de lui, ni dans un sens, ni dans l’autre. Son aumône était normale. On le disait riche, ce qui est toujours bien relatif quand il s’agit d’un prêtre français. Quelques confrères étaient éblouis par le confortable de sa salle d’attente, meublée de chaises recouvertes de reps gros bleu, de gravures anciennes représentant des scènes de l’histoire sainte d’après quelque Poussin, de vases de fleurs artificielles, – don de la communauté, – sous verre, et d’une pendule coucou, rapportée de la Forêt-Noire. L’abbé Le Suet prêchait d’anciens sermons, de ses jeunes années, ravivés par des citations extrêmement modernes. Il avait été nommé chanoine honoraire vers 1885. On avait parlé de sa candidature à l’épiscopat. On n’en parlait plus. Sa vanité l’y eût poussé, et la conviction qu’il eût été « administrateur ». Sa bonne foi était entière. C’était un bon laïque tonsuré, orthodoxe, de caractère appauvri, d’esprit moyen, incapable de trahison, devenu incapable d’action et souhaitant vainement la paix en pleine guerre, un traînard jouant de la flûte sur le derrière de l’armée.

Quand sœur Justine sonna chez l’abbé, la bonne, cette vieille Zoé proprette, plate et froide, qui avait l’œil d’un inspecteur de police, la reconnut, et dit sèchement :

– Je ne sais pas si monsieur le supérieur va pouvoir vous recevoir ;… ça m’étonnerait : il part ce soir.

– Pour Paris, peut-être ? demanda sœur Justine.

– Non, pour les eaux de Vichy. Elle revint, après cinq minutes.

– Entrez, mais ne restez pas longtemps.

Elle leur montra, de l’épaule soulevée, la porte, qu’elles avaient plus d’une fois franchie, de la salle d’attente, et rentra dans sa cuisine.

L’abbé parut presque aussitôt, venant de son salon, ne s’excusa pas de recevoir les sœurs dans la salle d’attente, s’assit dans le fauteuil Voltaire en tapisserie conventuelle, et dit :

– Je vous écoute.

Puis il ferma les yeux.

Elles avaient pris les deux seules chaises de paille de la pièce. L’abbé, dans le fauteuil, penché en avant, les coudes appuyés sur les genoux, dodelinait la tête et grognait aux explications de sœur Justine, pour faire voir qu’il ne dormait pas.

– Que faire, monsieur le supérieur ? demanda celle-ci en terminant. Nous sommes averties que notre école sera fermée après-demain. Devons-nous résister ?

– Assurément non ! dit l’abbé en ouvrant les yeux et la bouche en même temps, et en parlant d’un air d’autorité. Je m’y oppose ! Et la maison mère ? Vous voulez donc faire fermer la maison mère ?

– Non, monsieur le supérieur, mais affirmer notre droit. Si on n’entend pas tomber les pierres du mur, qui se doutera que l’on démolit, qu’on fait des ruines, et que ce n’est pas volontairement que nous quittons nos enfants ?

L’abbé dit :

– Ne provoquons pas…

– Mais, monsieur le supérieur, on nous vole, on nous met à la porte, on nous arrache nos enfants, on nous interdit la vie en commun…

– Permettez !

– … La vie en commun, à Lyon tout au moins, monsieur le supérieur. Nous devons avoir quitté l’école après-demain, et nous retirer à la maison mère.

– Qui vous a dit cela ?

– Mais, les gens de la police ! Où voulez-vous que nous allions ?

– Il n’est pas possible, fit l’abbé, en rajustant ses lunettes, et en regardant, l’une après l’autre, les deux religieuses, il n’est pas possible, vous entendez bien, à la maison mère de vous recevoir… Elle est comble…

Les deux femmes avaient sursauté. Elles dirent ensemble :

– Comment ! ne pas rejoindre nos mères ?

– J’en suis avisé, reprit l’abbé, par une lettre de la supérieure générale, lettre désolée… et j’allais vous en écrire moi-même, avant mon départ : on n’a plus de place.

– Mais alors ?

Il leva les deux mains, pour dire : « Évidemment ! »

– C’est la séparation ?

Il inclina la tête.

– Se laïciser ?

Il s’inclina de nouveau.

– Quitter sœur Danielle, sœur Edwige, sœur Léonide, sœur Pascale ?

– Ma chère fille…

– Ne plus enseigner nos enfants, revenir au monde, tout perdre ! Vous ne l’avez pas dit ? Il nous est permis de télégraphier à la maison mère ? Elle pourra…

– Je sais ce qu’elle pourra faire, interrompit l’abbé Le Suet, et c’est peu de chose.

Il ouvrit un tiroir, et prit, entre l’index et le pouce, quelques pièces de monnaie enveloppées dans un fragment de journal.

– Très peu de chose… La maison mère est très pauvre ; elle a trois mille religieuses à nourrir quotidiennement, et inutilement. Je suis chargé de vous remettre, à chacune, quarante francs. Ce sera la petite provision, le petit viatique… Une dame généreuse a préparé, je le sais aussi, des costumes pour laïcisées. Vous passerez chez elle, en quittant l’école, et vous recevrez un vêtement complet.

– Et nous irons ?

L’abbé se leva, et, faisant une grimace triste, à cause de l’embarras où cette conversation le mettait :

– Où vous pourrez, hélas !… Tout est plus fort que nous, mes pauvres filles… Je regrette d’avoir en vain prophétisé ce qui se passe… Sacrifiez-vous… Laissez passer la tourmente…

Il souffrait, sincèrement, de voir, devant lui, les deux femmes qui s’étaient levées, pâles comme leur guimpe. Sœur Justine hésita un moment, puis elle se décida à ne pas insister, et balbutia :

– Adieu, monsieur le supérieur, nous n’oublierons pas vos bontés… Nous nous recommandons à vos prières.

Elles s’inclinèrent avec déférence, et repassèrent la porte.

Au tournant de la rue, sœur Danielle, sans s’arrêter, dit :

– Passio Domini nostri Jesu Christi…

Sa parole était ferme, tremblante d’énergie et d’indignation. La religieuse regardait le quai, les maisons, la ville, et en eux elle voyait le monde, auquel elle venait d’être rejetée et ramenée violemment, contre lequel elle protestait de toute la force de sa volonté, parce qu’il était le trouble, l’impureté, le blasphème, l’orgueil de la parure, le contraire de la paix. Elle sentait en elle la révolte de la vierge, de la femme, de la paysanne de race énergique, et elle dominait tout, sauf l’émotion de ses nerfs qui chassaient le sang de sa belle figure de médaille romaine, et l’amassaient dans son cœur angoissé. Sœur Justine pensait déjà aux mesures qu’elle devait prendre. Il y avait longtemps qu’elle avait jugé les hommes, et pardonné d’avance ce qu’ils lui feraient subir d’injustices et d’affronts. Là, dans la rue, dès le premier pas, elle avait pris une résolution, elle en méditait d’autres. Et le seul signe auquel on eût pu reconnaître son émotion, c’était la vigueur inusitée de son allure. La vieille religieuse allait grand train, délibérément, les yeux à vingt pas en avant, comme un soldat.

– Où allons-nous ? demanda sœur Danielle.

– Mais, chercher conseil ! dit la supérieure, avec cette sorte de rire bref qui enveloppait son autorité et la rendait bon enfant. Ce n’est pas un conseil que nous avons reçu là !

– C’est la fin de l’Institut, murmura sœur Danielle.

– Il ne faut pas que cela soit la fin des sœurs, ma chère fille.

– Et qui peut donner un conseil, ma mère ?

– Les saints : il y en a toujours, et il n’y a qu’eux.

L’autre comprit tout de suite qu’elles allaient trouver l’abbé Monechal. En effet, arrivée à l’extrémité de la place Bellecour, sœur Justine tourna à gauche, et continua de marcher jusqu’au pied des hauteurs de la Croix-Rousse.

L’abbé Monechal habitait une de ces rues sur-habitées du quartier des Terreaux, qui renferment, derrière des façades plates, enfumées, léprosées par la pluie et par l’ombre, les magasins et les bureaux de nombreux marchands et fabricants de soie.

Entre deux de ces comptoirs, au-dessus desquels logent des ménages de commis et d’ouvriers, dans un immeuble banal, indéfiniment réparé, cloisonné et resali au cours des temps, il avait fait choix d’un rez-de-chaussée qui eût convenu à une famille de miséreux. Le logement convenait au prêtre ami des pauvres et tout dévoué à leur service. On montait trois marches ; la porte n’avait pas de sonnette, et on entrait dans une pièce à peine meublée, aux murs revêtus de plâtre, qui ouvrait elle-même sur une seconde pièce, plus petite, sans porte, où l’abbé, le soir, disposait lui-même un lit de camp, dissimulé dans un placard. Il recevait là, tous les matins et une partie de l’après-midi, la clientèle énorme de la misère, de la faim, de la plainte, de la rouerie, du vice et souvent de la vertu qui s’ignore et qu’on ne sait comment soulager. On attendait dans ce qu’il appelait le salon, et, à son tour, chacun allait quêter le prêtre, ancien « soyeux » devenu missionnaire libre, et déjà aux trois quarts ruiné par cette cause exceptionnelle et superbe de ruine : la charité.

Sœur Justine et sœur Danielle n’eurent pas besoin d’attendre : il n’y avait personne dans le « salon ».

Quand elles furent dans la seconde pièce, elles virent, au-dessus de la table de bois blanc, l’échine ployée, courbée, affalée de l’abbé qui dormait. Sur les deux bras croisés et formant giron, le front était caché, et l’on n’apercevait, en arrivant, que deux manches de soutane, un occiput large, sans tonsure, aux cheveux drus, blancs, coupés ras, et un dos voûté que la respiration soulevait en mesure. Les deux religieuses, par respect, s’arrêtèrent à trois pas de la table, sans rien dire. D’autres eussent fait un peu de bruit. Sans s’être consultées, elles remuèrent ensemble les lèvres, priant tout bas pour l’homme las de ce lourd fardeau de la vie d’œuvres, plus las qu’elles-mêmes, et tout seul. L’épreuve de la solitude leur paraissait déjà plus rude. Mais il y a de mystérieuses cloches, dans les âmes ardentes. La partie de l’âme qui ne dort jamais, le veilleur du navire à l’ancre, éveilla l’équipage. Le prêtre releva la tête, regarda devant lui, passa la main sur ses paupières, et dit, sans embarras :

– Pardon, mes sœurs, cela m’arrive quelquefois : je vieillis.

Sa mémoire ne lui rappelait pas encore qui étaient ses visiteuses.

Le nom lui revint. Une petite inclination de la tête en témoigna.

– Sœur Justine, je crois, et sœur Danielle ?… Oui, asseyez-vous donc… Vous venez me recommander quelqu’un, mes bonnes filles ?

Elles demeurèrent debout, les mains rentrées dans leurs manches. Elles se ressemblaient presque, en ce moment, leurs deux visages étant pétris par la même idée souveraine et douloureuse. On eût dit, à leur attitude, qu’elles comparaissaient devant le tribunal de Dieu.

– Nous avons un grand malheur, dit sœur Justine, et nous venons à vous pour savoir que faire.

Elle commença de raconter les événements des derniers jours. L’abbé Monechal écoutait, les yeux demi-clos et attentifs, les mains posées à plat sur la table. Son front découvert, bossue, ridé, son gros nez ferme du haut, souple au bout et dévié à gauche, sa mâchoire large et en relief, ses joues creusées là où les dents manquaient, ses lèvres fanées, tombantes aux angles, marquées du pli de la pitié, disaient à la fois la vigueur et la fatigue de cet homme, qui n’était pas encore un vieil homme, mais dont l’esprit, le cœur, les mains, les lèvres, avaient beaucoup travaillé pour l’amour si rare des autres hommes.

En écoutant sœur Justine, l’abbé pensait : « Encore les pauvres qui vont souffrir ! Comme l’impiété les déteste, ces amis de Jésus-Christ ! C’est contre eux que tout se fait. »

Et comme c’étaient là des pensées habituelles pour lui, ses traits ne changèrent pas.

Mais quand la supérieure en fut venue à dire : « Nous sortons de chez monsieur le chanoine Le Suet, il nous a dit que la maison mère ne pouvait plus nous recevoir, et qu’il fallait quitter l’habit, et rentrer dans le monde… »

– Rentrer dans le monde ! s’écria l’abbé.

Ses yeux s’ouvrirent tout grands, et il y parut une force qui n’a pas d’âge, une lumière nette, bleu foncé, en faisceau droit, comme le regard des phares, qui va chercher au loin ceux qui se perdent.

– Rentrer dans le monde ! Ah ! mes pauvres, que j’en souffre avec vous ! Votre communauté agonise, et vos ennemis s’en réjouissent, quand vos amis ne le voient pas encore ! Des âmes parfaites ! Des saintes ! Vous en aviez parmi vous ! C’était l’œuvre d’un siècle et de la grâce quotidienne. Combien faudra-t-il de temps pour qu’elle se reconstitue, la source des saints ? Et combien, pour que les saints s’affadissent ? Car c’est vite dit : rentrez dans le monde ! Mais vous n’y avez jamais vécu, en somme ! Vous n’êtes pas faites pour lui ! Vous n’avez pas fait de noviciat pour cette vie-là ! Vous n’êtes pas appelées, vous n’êtes pas préparées ! Ah ! mes filles, mes pauvres filles !…

Elles baissaient la tête.

– Oui, je crains pour plusieurs, continua-t-il. Les fleurs délicates sont les plus vite roussies. Il y aura des âmes ruinées. Et parmi celles qui résisteront, combien peu ne seront pas abaissées !

Il vit que sœur Danielle pleurait, et il leva ses épaules lasses.

– Excusez-moi, ce n’est pas bien, à moi, de vous faire pleurer ; ce n’est pas mon rôle. Ce que je viens de vous dire ne sera, j’espère, pas vrai pour vous.

– Que devons-nous faire ? répéta sœur Justine.

– Vous n’avez pas le choix. Vous serez relevées de vos vœux d’obéissance et de pauvreté ; vous vivrez dans la vie médiocre et par conséquent dangereuse… Tâchez, vous, la supérieure, d’abriter vos filles le plus possible…

– J’en ai de jeunes.

– Je le sais ; vous prierez deux fois pour les jeunes et une fois pour les vieilles. Vous prierez dans la perpétuelle contrariété de la vie. C’est une prière puissante. Il faut qu’elle le soit, pour que la somme des mérites ne diminue pas en France…

Il se leva, et marcha dans l’étroite cellule, le long de la table, la tête penchée.

– Faites attention encore, sœur Justine, que, si vous n’êtes plus supérieure, vous restez responsable.

– Oui, monsieur l’abbé.

– Vous me promettez de n’en abandonner aucune ?

– Je les aime toutes. Et pour le présent, monsieur l’abbé ?

– Pour le présent, je veux vous voir partir dignement, comme on meurt.

– C’est bien cela ! murmura sœur Danielle.

– D’abord, il faut faire une distribution des prix.

– Dire adieu à nos petites, aux mères, aux anciennes de chez nous, n’est-ce pas ? J’y pensais, interrompit sœur Justine. Ah ! que je suis contente que vous soyez d’avis…

Et, les voyant déjà toutes, elle avait repris son expression de joie robuste.

– Vous n’avez pas la force de résister, reprit l’abbé, mais il faut au moins que le droit meure bien, comme ceux qui doivent ressusciter. Vous ne vous en irez pas de vous-mêmes ; vous céderez à la violence. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait du bruit et des coups, mais il est nécessaire qu’il y ait des témoins pour dire un jour : « Elles ne nous ont pas quittés ; on les a chassées ; elles voudront bien revenir : rappelons-les ! »

Il se tourna brusquement du côté des deux femmes :

– Vous n’avez pas le sou ?

– Pardon, monsieur l’abbé, quarante francs chacune, que monsieur l’abbé Le Suet nous a remis, de la part de la communauté. Elle ne peut pas faire plus.

L’abbé les considéra un moment, sans dire ce qu’il pensait. Puis il leva la main. Elles s’agenouillèrent toutes les deux, d’un même mouvement.

– Je vous bénis, dit le prêtre.

Elles se relevèrent, saluèrent, et, l’une derrière l’autre, quittèrent la maison et descendirent dans la rue.

Dix minutes plus tard, l’abbé Monechal sortait à son tour, et, prenant son chapeau, qui avait de longs poils ébouriffés, sauf sur le bord tout usé, rasé et meurtri par la pression des doigts, – l’abbé saluait tant de petit monde ! – il se dirigeait vers la Saône. Le vent chaud promenait dans les rues de la poussière, et dans le ciel de gros nuages, violets et lourds comme des figues mûres. L’abbé suivit le quai Saint-Vincent, au pied de la colline de la Croix-Rousse, et, parvenu à l’endroit où le fleuve est étroit entre deux rives abruptes, s’engagea dans le Cours des Chartreux, avenue qui monte en tournant, et qui sertit la hauteur.

Presque au sommet, dans une maison sévère, reste d’un vaste hôtel en partie détruit, M. Talier-Décapy habitait depuis l’époque, déjà lointaine, où il avait perdu sa femme. Il vivait seul. Il s’était retiré des affaires depuis quelques mois. Il en mourait. Avec lui allait s’éteindre un grand nom, une des gloires de l’industrie de la soie.

Laborieux, absorbé par le travail dès sa jeunesse, méditant longuement une résolution, ce qui pouvait le faire passer pour irrésolu, mais prodigieux de hardiesse et de ténacité dans l’œuvre commencée, créateur de fabriques ou de comptoirs en Perse, aux Indes, au Japon et aux États-Unis, attentif au mouvement commercial dans le monde entier, très informé et très sûr de lui-même dans ces questions qui, presque seules, l’intéressaient, il avait triplé, par son labeur, les capitaux considérables hérités de son père. Ayant vécu, en outre, pendant soixante-dix ans, sur le revenu de son revenu, il avait ajouté une fortune d’épargne à ses gains d’industrie. Le goût de la dépense lui manquait, mais il n’était pas avare. Il avait même le sentiment de la responsabilité de la richesse. Et c’est une des deux raisons qui lui avaient fait dire, un jour, cinq ans plutôt, à l’abbé Monechal : « Quand tu me verras sur le point de mourir, avertis-moi. » L’autre raison était d’ordre religieux.

L’abbé Monechal n’avait jamais douté de l’affection, ni de l’énergie morale de M. Talier-Décapy. Il montait cependant la côte avec plus de lenteur et d’essoufflement que de coutume, pensant qu’il allait rendre à son ami un service difficile et cruel.

Quand il fut devant la porte, sans se donner le temps de respirer, il sonna. Le valet de chambre dit tout de suite, avant la question :

– Oui, monsieur.

– Comment va-t-il ?

– Mal, monsieur l’abbé. Il a le cœur qui lui saute. Il se promène encore, mais il dort dans son fauteuil…

– On n’y dort jamais longtemps, hélas ! dit l’abbé, qui avait dû s’arrêter lui-même, le cou gonflé de sang, au bas de l’escalier, car il était de ceux que l’émotion détruit peu à peu.

Au second étage, le valet de chambre l’introduisit dans une vaste chambre éclairée par quatre fenêtres, deux ouvertes à l’occident, et deux au sud.

– Tiens, c’est l’abbé ! dit une voix encore ferme.

Un homme de petite taille, mince, autour duquel flottait une redingote, se leva en trois temps, en trois efforts prudents, du fauteuil placé devant une des fenêtres du sud. M. Talier-Décapy ressemblait à une ablette ; il en avait les joues plates, et l’œil vitreux ; il en avait eu la vivacité, autrefois, car quelque chose à présent domptait ses mouvements.

– Eh bien ! Monechal, dit-il après avoir pris difficilement sa respiration, tu n’es pas venu me voir depuis trois mois. Je suis cependant malade, va !

– J’ai trop de pauvres, mon ami, les riches ont des aises.

– Pas moi ! Je n’ai que la vue de Lyon. Cela, oui, je le confesse, c’est une satisfaction pour un impotent. Viens voir ?

Il s’inclina, d’une façon cérémonieuse qui contrastait avec le tutoiement, laissa l’abbé s’approcher de la fenêtre et se mettre en pleine lumière, tandis que lui-même, un peu en retrait, il considérait avec attention les yeux de son ami qui regardait la Saône et la ville toute violette sous les nuées d’orage.

L’abbé était debout. Son visage avait pris une expression recueillie et grave.

– Dans tes yeux je vois tout Lyon, l’abbé !

Le prêtre ne bougea pas.

– Je vois la Saône dans tes yeux, elle brille. Tiens, il doit y avoir des chalands, remontés par le Scorpion, vers Vaise ; je vois la flèche de Saint-Paul, les flèches jumelles de Saint-Nizier, le dôme de l’Hôtel-Dieu, les toits innombrables des Terreaux et de Bellecour… Comme tu es grave, l’abbé ! Que cherches-tu ?

– Je cherche à compter les églises, et les hosties qui veillent sur Lyon… Veux-tu te mettre à genoux avec moi ?

M. Talier-Décapy connaissait l’abbé depuis trop longtemps pour s’étonner ; il s’agenouilla.

Pendant une minute, on n’entendit aucun bruit dans la chambre du Cours des Chartreux. L’abbé se releva le premier, et, faisant asseoir M. Talier-Décapy, tandis que lui même il restait debout, dans la lumière, appuyé au chambranle de la fenêtre :

– Comme cela, dit-il, tu ne vas pas mieux ?

– Le médecin voudrait me le faire dire ; pour ne pas le contrarier, je le laisse m’expliquer les signes du mieux ; au fond, je me sens très malade.

– Tu as raison, dit l’abbé.

L’autre eut un éblouissement rapide, et il ferma les yeux, comme si une lumière trop forte l’avait offensé. Il accusa le coup, mais il n’eut pas un geste, pas un recul, pas une pâleur plus grande, pas un changement de voix. Seulement son regard s’attacha passionnément aux yeux de l’abbé, qui ne se détournèrent pas, et n’essayèrent point d’atténuer les mots, mais qui se troublèrent, et, tout autour des paupières, devinrent brillants. Des deux hommes en présence, il semblait que le plus atteint fût le prêtre.

– Je t’ai promis de t’avertir, dit celui-ci. Je le fais.

– Les autres m’auraient trompé jusqu’au bout, répondit l’industriel. Je te remercie. Crois-tu que ce soit long ?

– Fais comme si ça ne devait pas l’être.

Il y eut un temps de muettes communications entre les deux hommes. L’idée de la mort, celle de leur amitié, les unissaient en ce moment, et remplissaient les secondes silencieuses qu’ils vivaient. Par la fenêtre, le murmure de l’immense ville entrait, et très loin, à l’horizon, un nuage, comme un sac de grain, laissait couler sa pluie.

M. Talier-Décapy redressa, avec brusquerie, son buste appuyé au dossier du fauteuil, et, saisissant les mains de l’abbé, le fit asseoir à sa gauche.

– Mon ami, dit-il, que dois-je faire de la lourde fortune que je vais quitter ?

Il ajouta, avec mélancolie :

– Elle m’a été difficile à acquérir et à défendre, j’aimerais la bien distribuer ; je ne déshérite pas mes cousins, je veux qu’ils aient seulement le raisonnable. Il y a tant de placements utiles, quand on en est où j’en suis ! Veux-tu m’aider ?

– Non, dit nettement l’abbé. Il me reste assez pour mes œuvres. Non, si j’ai un conseil à te donner, c’est de suivre, en cela, ton cœur de Lyonnais.

– Et encore ?

– Va à travers les rues, mon ami, regarde, souviens-toi, laisse-toi toucher… Quand tu auras fait ta provision de légataires, ajoute une pauvre femme.

– Laquelle ?

– Tu sais que les sœurs de la place Saint-Pontique vont être chassées ?

– Non.

– Dans quelques jours.

– Ah ! Monechal, je suis content de quitter ce monde pour retrouver la justice !… Tu dis que je dois donner à l’une de ces femmes ?

– Oui, ce serait bien ; à la supérieure ; une petite somme ; elles sont toutes pauvres ; il ne faut pas qu’elles soient riches ; il faut que l’épreuve reste l’épreuve ; mais pas trop rude, tout de même. Promets-moi de passer chez elles ?

– Je te le promets… Tu reviendras me voir ?… Je dois avoir avec toi une conversation finale… Il faut un peu de préparation. Tu reviendras, n’est-ce pas ?

L’abbé ne se sentit pas la force de répondre. Il se leva. Les deux amis se séparèrent sans effusion, gravement, pénétrés, l’un pour l’autre, d’une admiration qui ne parut pas. Et, à peine M. Monechal avait-il franchi la porte, que M. Talier-Décapy donna l’ordre de téléphoner pour avoir un fiacre à sa disposition.

Deux heures plus tard, épuisé de fatigue, ayant parcouru une partie de la ville, et dressé une longue liste de légataires, – œuvres et hommes, – entre lesquels il partageait sa fortune, l’industriel s’arrêtait devant la porte de l’école, sur la place Saint-Pontique.

Il avait de la peine à se tenir aussi droit que de coutume.

Ce fut sœur Justine qui le reçut, dans le petit parloir, à droite de l’entrée. Elle arriva, pressée, agile et sereine. M. Talier-Décapy ne la connaissait pas. Il s’attendait à voir une femme, inquiète ou en larmes. Et il ne put s’empêcher de le marquer.

– Est-ce que vous n’êtes pas chassée de votre école, ma sœur ?

– Hélas ! si, monsieur…

– Sera-ce bientôt ?

– Sûrement.

– C’est que je voudrais savoir quelle sera votre adresse, après l’événement… J’aurai peut-être à vous parler,… ou à vous faire remettre un petit secours… Je suppose que vous en aurez besoin ?

– Ma foi, monsieur, si vous pouviez me dire où je logerai dans huit jours, vous me feriez plaisir ! dit en riant sœur Justine… Pas une de nous ne sait ce qu’elle deviendra… Envoyez-moi, par la poste, ce que vous voudrez ; cela me suivra…

– À moins qu’on n’arrête l’argent au passage ? Ma pauvre sœur, laissez-moi vous dire que vous n’êtes pas forte en affaires !

– En effet, monsieur, mais aussi, ce n’est guère ma vocation de me défendre.

M. Talier-Décapy se borna à prendre par écrit le nom de famille de sœur Justine, et, rentré chez lui, il ajouta ces lignes à une longue suite d’autres legs : « Mes héritiers feront en sorte de retrouver madame Marie Mathis, en religion sœur Justine, supérieure de l’école de la place Saint-Pontique, et lui feront parvenir la somme de trois mille francs, dont elle disposera, pour le bien de ses sœurs dispersées. »

Il ne se doutait pas qu’il venait, indirectement, de secourir cette petite Pascale, la fille du maître canut qu’il avait si longtemps fait travailler, et qui était mort en tissant une robe de cour, pour le couronnement du roi d’Angleterre.

Le soir du même jour, et dans ce même parloir où elles étaient venues se réfugier, à cause du violent orage qui rendait impossible l’habituelle récréation dans la cour ou sous le préau, les cinq religieuses se retrouvaient réunies. Elles avaient pris des chaises et s’étaient assises, formant un petit cercle, près de la fenêtre, dans la pénombre subitement rompue par les éclairs. Chaque fois que la cellule s’illuminait, avant que la grisaille de la nuit fût retombée sur les murs, on voyait une ou deux mains qui se levaient, et qui signaient un front et une poitrine voilés de blanc. La supérieure, tournant le dos à la rue, racontait les deux visites qu’elle avait faites, l’après-midi. Elle disait la fin de tout espoir de vie commune, l’obligation, pour chacune des pauvres femmes présentes, de rentrer dans le monde qu’elles avaient quitté depuis cinq ans, depuis dix ans, depuis vingt ans ou plus, et de chercher l’asile, la protection, le pain qui manquaient tout à coup. Et, à mesure qu’elle parlait, les mains promptes au geste divin se levaient moins fréquemment.

Personne ne bougeait plus, quand sœur Justine acheva son récit.

Personne ne lui répondit, ni ne l’interrogea. Les gouttes de pluie, fouettantes comme la grêle, faisaient sonner les vitres. Après un silence, la supérieure demanda :

– Vous allez écrire tout de suite, mes filles, et vous prierez vos familles de vous recueillir, en attendant que j’aie trouvé une place, pour une ou deux peut-être, dans une école. Mais il faudra un peu de temps.

Sœur Danielle et sœur Edwige baissèrent la tête, pour dire qu’elles obéiraient.

– Je n’ai plus du tout de famille, dit sœur Léonide.

– Moi, dit sœur Pascale, je n’ai qu’une cousine, et loin d’ici.

– Je voulais vous parler de cela, justement, répondit sœur Justine.

Restez, pendant que les autres iront faire leurs lettres.

La supérieure et sœur Pascale demeurèrent seules, l’une en face de l’autre. Ce qui survivait de jour, ce qui se levait de clarté d’étoiles, entre les nuages divisés, baignait le visage et le haut du voile de sœur Pascale. Ses mains étaient dans l’ombre, jointes sur ses genoux. Ses lèvres s’entr’ouvraient, à cause de l’émotion qui la rendait haletante.

– Ma petite sœur Pascale, dit la vieille femme, c’est pour vous que mon inquiétude est la plus grande. Vous êtes si jeune !

Elle pensait tristement : « Et si jolie ! »

– Vous n’avez plus que de lointains parents, à Nîmes, n’est-ce pas ? Oui ; mais, avant de vous confier à eux, vous, mon trésor le plus fragile, je veux savoir… Sont-ils de bonnes gens, serez-vous en sûreté près d’eux, si je vous laisse aller ?

– Où voulez-vous que j’aille, ma mère, si ce n’est pas chez eux ? Je n’ai pas de métier.

Elle avait rougi. En apprenant, tout à l’heure, que la dispersion était décidée, dans le plus vif de son chagrin, au milieu de ses sœurs atterrées, elle avait senti surgir et grandir en elle cette pensée de Nîmes ; elle avait revu, en une seconde, la maison des Prayou, la colline de Montauri, la ville prochaine, et revécu les jours où on l’avait comblée d’amitiés et de gâteries. Et comme sa jeunesse aussitôt, à peine la porte ouverte au rêve, avait frissonné, Pascale, habituée à discerner les mouvements de l’esprit, était avertie qu’il y avait là un attrait de plaisir et, par conséquent, pour elle, un danger. Elle y cédait déjà, en répondant évasivement.

– Je sais bien, reprit sœur Justine, que vous n’avez pas de métier, et que, de toutes mes filles, vous êtes celle qui a le plus grand besoin de se reposer. La poitrine est faible. En attendant que je puisse vous replacer dans une école, – si je le puis, – ce serait parfait, pour vous, de vivre à la campagne, et dans le Midi. Mais, avant toute chose, dites-moi que l’âme n’en souffrira pas ?

Sœur Pascale ne regardait plus les yeux de sœur Justine, attentifs dans l’ombre et inquiets ; elle regardait, par la haute vitre de la fenêtre, les nuages en fuite, qui voilaient puis laissaient derrière eux les étoiles. Et elle dit, ne voulant pas se déjuger, mais troublée d’être prise pour juge de sa propre vie :

– Je ne le crois pas dangereux pour moi… Il saura qui je suis… Peut-être même est-il marié… Quant à ma tante Prayou, elle s’était montrée comme une mère…

La pluie tombait moins fort. Les ruisseaux faisaient un bruit de cascades sur la place déserte.

– Alors, vous écrirez à Nîmes, dit sœur Justine.

Et les deux femmes se levèrent.

Dès le lendemain, qui était le 20 juin, et un vendredi, les sœurs connurent le jour qui serait le dernier de leur petite communauté, et la manière dont on procéderait envers elles. Ursule Magre avait renseigné la police. On pouvait, avec un peu de diplomatie, éviter l’ennui d’un déploiement de force contre des femmes, ce spectacle des portes brisées à coups de hache, des perquisitions dans les cellules crochetées, ce bruit, ces protestations, toute cette apparence de vol à main armée, avec laquelle on risque d’indisposer les foules. Il suffirait de reparler habilement de la maison mère. Un commissaire vint tout exprès trouver la supérieure. C’était un homme d’aspect bon et jovial, qu’à distance on devinait familier et qui l’était, en effet. Il le prit sur ce ton, d’abord, avec sœur Justine, qui le recevait debout, dans le corridor, à quelques pas de la porte. « Ma pauvre dame, dit-il, mon métier n’est pas toujours drôle… – Le mien ne l’est jamais, interrompit sœur Justine. Vous venez pour m’expulser ? – Non, madame, remettez-vous, et causons sans nous fâcher, si c’est possible. Je viens vous notifier le décret de fermeture de l’école et l’ordre de quitter l’immeuble. – Qui est à nous. – Cela ne me regarde pas. Il faut le quitter. Je ne suis pas un méchant homme. Je veux bien prendre votre jour, mais à condition qu’il n’y ait pas d’esclandre, pas de manifestation… Vous avez dans vos mains le sort… – Je sais… – Alors, entendons-nous ? » Humiliée, les mains pendantes et croisées sur sa robe, surveillant ses paroles pour ne pas compromettre cette maison de Clermont où la race des saintes pourrait peut-être se former encore, mais ne baissant point les yeux, et n’avilissant pas sa défaite par le ton de la prière ou de la peur, sœur Justine exposa ses résolutions très réfléchies à l’homme de la police. Elle voulait un délai de huit jours, pour préparer le départ de ses sœurs. Elle voulait faire la distribution des prix. Elle voulait que cette distribution eût lieu le vendredi, jour de la Passion. Elle voulait enfin qu’un agent vînt lui mettre la main au collet, comme à un malfaiteur. Après quoi elle partirait, le soir même. Elle s’engageait, d’ailleurs, à ne pas répandre le bruit de la dispersion prochaine, à ne pas révéler l’heure où les religieuses de Sainte-Hildegarde quitteraient le quartier.

L’homme discuta pour la forme, et accepta.

Il avait obtenu ce qu’il était venu chercher.

La semaine qui suivit ressembla aux dernières semaines de chaque année scolaire. Quand les maîtresses annoncèrent aux élèves que, par extraordinaire, la distribution aurait lieu le 27 juin, il y eut des étonnements. Le lendemain, les parents réclamèrent ; plusieurs menacèrent de retirer leurs enfants à cause de la trop grande longueur des vacances ; quelques-uns comprirent. Puis la rumeur parut se calmer. À l’école, on composait, on faisait passer des examens, on dressait des listes, et les sœurs se couchaient tard, afin de corriger et de classer les copies. On essayait de parler de « la fête », comme on faisait d’ordinaire. Sœur Pascale et sœur Edwige durent même préparer, par ordre de sœur Justine, des guirlandes de buis, qu’il était d’usage de suspendre autour de la salle, le jour de la distribution. Jusqu’au dernier moment, la tradition réglait la vie du couvent. Elles furent aidées, dans ce travail, par une jeune fille du quartier, de la place même, Louise Casale, repasseuse de son état, anémiée en ce moment, et incapable de reprendre le fer et de respirer l’oxyde de carbone du fourneau. Les sœurs ne l’avaient point élevée. Elle était une ancienne élève de l’école laïque, très ignorante de la religion, mais attirée par elle, mystérieusement, et qui avait cherché, depuis plusieurs mois, gentiment, les occasions de causer avec les sœurs, et de leur montrer sa claire sympathie. En rapportant du linge, un jour, puis un autre, elle avait connu, peu à peu, les cinq religieuses ; elle venait de s’offrir, ayant appris que la distribution serait prochaine, pour travailler « aux décorations ».

– Je connais un jardin, avait-elle dit avec son accent de Méridionale, où il y a trop de buis. Le jardinier est de mes amis… Oh ! vous entendez : un simple ami. On a beau avoir été élevée à la laïque, on est quand même une honnête fille !

– Tu en as les yeux, va, la Louise, avait répondu sœur Justine, et personne ne te prendra pour ce que tu n’es pas. Veux-tu la preuve ? Je vais te prêter sœur Léonide une demi-journée.

Louise Casale avait battu des mains.

– Pas plus ; vous irez couper le buis, et vous trouverez bien quelque autre ami qui nous l’apportera ?

– Oui, oui ! ça m’amusera, puisque je ne peux pas travailler !

Elle avait fait amener à l’école une charrette à bras toute pleine de feuillages, et maintenant, dans la grande salle, nue comme les autres, – salle de réunion générale, salle de récréation quand il pleuvait, salle de spectacle, une fois par an, le mardi gras, où les petites jouaient une comédie, – trois femmes, debout et ayant entre elles un gros tas de verdure qui sentait la garrigue chaude, liaient des brindilles de buis sur des cordes tendues. Elles portaient chacune une provision de feuillages dans le pli de leur robe relevée. C’étaient sœur Edwige, sœur Pascale et Louise Casale. Celle-ci, grande, brune, élancée, large d’épaules et à laquelle manquait seulement, pour s’épanouir en beauté, la richesse du sang, ne souffrait que de son métier, sûrement. Ses joues maigres et d’une pâleur bleue, son nez étroit, portaient, comme des colonnes trop minces, ce front blanc, et ces yeux démesurés de longueur et enveloppés d’ombre.

C’était la veille de la distribution. On se hâtait. Louise Casale, et les autres, de distance en distance, sur les guirlandes de buis, fixaient une rose en papier, de celles qui avaient servi à dix décorations semblables, et n’étaient fleurs que de bien loin.

– J’en ai vingt mètres au moins, dit Louise. Encore deux mètres, et j’aurai fini. Quelle heure est-il ?

– Cinq heures et demie, dit sœur Pascale. Moi, j’ai les doigts verts. Heureusement nous ne posons les guirlandes que demain matin.

Elle ajouta d’une voix changée :

– Ce sera joli, n’est-ce pas ?

Elle ne reçut pas de réponse. On entendit, mêlé au bruit des buis froissés, le roulement des camions dans les rues voisines. Puis Louise Casale reprit, résolument et à voix basse :

– Sœur Pascale, je vous en prie,… dites-moi,… mais ne me trompez pas !

– Que voulez-vous que je vous dise ?

– Eh bien ! n’est-ce pas que vous partez ? Qu’il y a quelque chose ? Qu’on vous chasse ? N’est-ce pas que j’ai deviné ?

Elles étaient l’une près de l’autre, comme deux tisserandes au bout de leur câble. Elles avaient cessé de travailler. Sœur Edwige elle-même fut atteinte par ces mots. Elle ne se détourna pas. Mais ses doigts cessèrent de serrer les brins de buis sur l’axe de la guirlande.

Sœur Pascale ne pouvait rien dire. Mais elle pouvait regarder cette enfant que le hasard, et je ne sais quoi de plus, rapprochait d’elle en cette heure suprême. Et c’est ce qu’elle fit. Et à peine leurs yeux s’étaient-ils rencontrés, qu’elles se tendirent les bras l’une à l’autre et qu’elles se pressèrent, cœur contre cœur, en pleurant. Désespérante amitié ! Étrangères la veille, venues de si loin l’une vers l’autre, elles se seraient aimées, elles allaient se quitter.

– Excusez-moi, sœur Pascale, dit Louise en se séparant de la religieuse : cela me fait tant de peine ! Vous me plaisiez tant !

Sœur Pascale avait repris, dans le pli de sa robe, quelques brins de feuillage ; mais elle ne voyait plus, sans doute, la guirlande, malgré le jour doré qui emplissait l’appartement, car ses mains ne faisaient plus que lisser machinalement les rameaux, comme si ç’avaient été des plumes frisées qu’elle caressait pour les remettre en forme. Sous sa guimpe, sa poitrine se soulevait. Sœur Pascale penchait la tête. Louise Casale, plus grande, se pencha aussi, et dit, approchant ses lèvres du voile noir :

– Je ne suis pas dévote comme vous, mais j’aimais à venir chez vous… Il m’est passé des idées par l’esprit… Il y a seulement six mois, je ne vous connaissais pas, et j’en disais du mal, des sœurs, oui, je ne m’en gênais pas… À présent, quand je pense à me marier,… vous y avez pensé, aussi vous, avant d’être sœur ?

– Oui, dit Pascale en redressant la tête : comme nous toutes.

– Je voudrais, quelquefois, pas toujours, un mariage qu’on ne regrette jamais…

– Ce n’est pas facile.

– Vous ne comprenez pas : un mariage comme le vôtre, qu’on ne regrette pas au fond de sa vraie âme…

– Oh ! ma petite, dit Pascale, en quel moment vous me dites cela !

La repasseuse leva les épaules. Un rire triste siffla dans ses dents.

– Oui, n’est-ce pas ?… Ce sont des bêtises que j’aurais dû garder pour moi. C’est bien fini, allez… Quand vous serez parties, je serai pareille aux autres.

Sœur Edwige s’était détournée. Une grosse personne, roulant sur ses jambes, entrait.

– Allons, mes enfants, dans deux minutes vous arrêterez les guirlandes… Ce sera la récréation… Je ne te chasse pas, Louise !… Qu’as-tu, avec ton air de tragédie ?

Louise jetait à terre le buis qu’elle avait serré dans sa robe.

– Que je m’en vais ! Adieu, les sœurs !

– Est-ce qu’elle sait ? demanda sœur Justine.

– Oui, répondit sœur Edwige.

La supérieure cria, dans le corridor, espérant que la voix rattraperait la visiteuse et son secret :

– Ne dis rien, Louise, par amitié pour nous ! Une réponse incertaine arriva, le long des murs, et, rompue par les échos, ne put être comprise.

– Venez en récréation, mes enfants, ordonna la supérieure.

Sœur Edwige et sœur Pascale lâchèrent ensemble la guirlande qu’elles venaient de nouer, et ensemble elles dirent :

– C’est la dernière récréation !

Et comme sœur Justine avait déjà pris le chemin de la terrasse, elles la suivirent, se retrouvèrent l’une près de l’autre, sortirent en se donnant la main, ce qu’elles ne faisaient jamais, et marchèrent ainsi, sans se parler, jusqu’au bout de l’allée cimentée où attendaient les trois autres religieuses.

Elles se rangèrent encore trois d’un côté, deux de l’autre, se faisant vis-à-vis. Les deux c’étaient Edwige et Pascale. Mais elles ne restèrent pas sous le toit du préau, et descendirent dans la cour. C’était la loi de leur vie et leur vocation qui les appelaient là. Comme les amants qui reviennent aux choses et aux sites témoins de leurs amours et refont, dans les traces anciennes, le chemin qu’ils firent une fois, elles avaient besoin de passer leur dernière heure de liberté là où avaient vécu, toutes à la fois et de leur vie pleine, les enfants auxquelles elles s’étaient dévouées, les raisons de leur sacrifice, et les causes innocentes de toutes leurs souffrances. En sortant de là, elles savaient que, tout à l’heure, elles iraient à l’église, et que, ce soir, il n’y aurait pas de veillée générale, à cause des derniers préparatifs pour le lendemain.

Le soleil, très incliné, dorait toute la poussière de l’air, et il n’y avait pas un atome, pas un débris informe qui ne devînt de la lumière dès qu’il était soulevé au-dessus du sol. Le quartier travaillait, suait, souffrait, et achevait son jour d’été semblable aux autres jours d’été. Tous les ouvriers étaient à leur poste, les employés à leur bureau, les patrons devant leur téléphone ou leur table de travail, donnant des ordres. Cependant une perte immense se préparait pour eux tous : cinq femmes faisaient, dans cette cour, leur dernière promenade avant de quitter le quartier, et la ville. Elles parties, c’étaient d’innombrables existences moralement appauvries, modifiées, méconnaissables, privées de l’éducation, de l’influence, de l’exemple qui les eût faites bonnes ou meilleures. Une richesse, à laquelle beaucoup s’intéressaient moins qu’à l’autre, finissait. Une douleur que peu de personnes pouvaient plaindre groupait et troublait, malgré l’habitude qu’elles avaient de se vaincre, cinq créatures supérieures au monde.

Sœur Léonide elle-même était là, ayant laissé s’éteindre son fourneau, qu’elle ne rallumerait plus. Toutes elles avaient l’âme débordante d’émotion ; mais, pour ne pas accroître la peine des autres, chacune tâchait de contenir la sienne ; sœur Justine, les traits plus tirés que de coutume, essayait de conserver cette allure enjouée et ce ton de mère résolue qui lui donnaient tant d’ascendant sur son royaume de quatre religieuses et de mille pauvresses ; sœur Danielle, crucifiée au silence, attachée par sa volonté à cette croix plus dure aujourd’hui, et donc plus méritoire, s’exerçait à réprimer les cris d’indignation et de révolte qui emplissaient de tumulte son cœur, et, sur ses lèvres droites, elle réussissait à ne mettre que des mots calmes, et un sourire héroïque et joli, comme un ruban à la garde de l’épée ; sœur Edwige avait perdu de sa sérénité, et on eût dit qu’elle avait vieilli, et que, dans la nuit, au coin de ses deux yeux mauves, sur ses joues délicates, les rides s’étaient formées, légères encore ; sœur Léonide, alerte, avait gardé son air de tous les jours ; son gros oignon de nickel, retenu par un cordon, dépassait de presque toute sa hauteur la poche ouverte à la ceinture, et elle le consultait, comme si son office de réglementaire eût été sa plus importante préoccupation ; sœur Pascale pleurait, dès qu’elle regardait une de ses compagnes. Demain, sœur Danielle et sœur Edwige partiraient pour rentrer dans la famille ancienne, loin d’ici et loin l’une de l’autre ; demain, sœur Léonide irait rejoindre le village où, à la dernière heure, on lui avait offert le poste d’adjointe dans une école libre ; demain, elle-même, la Lyonnaise, elle quitterait Lyon pour Nîmes, où l’attendait sa tante Prayou.

Les cinq femmes se promenaient dans la cour, allant d’un mur à l’autre.

– Mes filles, dit sœur Justine, vous devez penser, comme moi, à toutes les générations de petites que nous avons connues ici ; ont-elles joué là où nous sommes !

Les cinq maîtresses marchaient dans la poussière piétinée par les « petites », et l’une regardait ce sable, où les empreintes de pieds d’enfants étaient innombrables ; l’autre, les vitres des classes ; l’autre, une troupe de moineaux, maîtres de la cour toutes les fois que les élèves n’étaient pas en récréation, et qui s’étonnaient, alignés et pépiant. Elles pensaient toutes aux filles d’ouvriers pour lesquelles tous ces matériaux avaient été employés, les pierres dressées en murs, les ardoises posées sur les toits, la terre nivelée, leur vie à elles dépensée, presque entière, à moitié, ou un peu moins. Les voix, les regards, les mots doux et profonds, les confidences reçues, les mensonges réparés, les ardeurs dont on tremble, celles qui réjouissent, toutes les enfances qui avaient passé là ressuscitaient.

– Il faudra prier pour elles, chaque jour que vous vivrez… Ce sera votre présence muette et éternelle ici… Promettez-le !

Il n’y eut que des signes de tête. Sœur Justine tenait en sa puissance les larmes et la faiblesse de ces quatre femmes plus jeunes qui marchaient à côté d’elle. Et comme son sang de soldat la poussait aux commandements ou aux ménagements, selon les heures, comme un vrai chef, elle comprit qu’il n’y avait point, en ses filles, de danger d’oubli, mais plutôt qu’il fallait les protéger contre l’attendrissement, contre leur amour douloureux pour « leurs » enfants.

– Demain, dit-elle aussitôt, réveil à cinq heures moins cinq, sœur Léonide. Nous commencerons par la messe, comme il convient, un jour d’épreuves… Puis, vous irez clouer les guirlandes. Il faut que les enfants gardent le souvenir d’un peu de joie autour de nous, puisqu’il sera si difficile d’en montrer, ce jour-là, sur nos visages. À neuf heures moins dix, vous placez les parents et les enfants ; vous, sœur Pascale, les petites ; vous, sœur Edwige, les parents…

– Et nous quitterons l’école ?

– Je vous le dirai.

– Par quelle rue ?… Serons-nous ensemble ? Où nous mènerez-vous, notre mère ?

Toutes sortes de questions sur le lendemain abondaient sur les lèvres des sœurs.

Le soleil s’inclina tout à fait ; sœur Léonide tira entièrement sa montre, à deux reprises, de peur que le soir ne la surprît en défaut ; les questions cessèrent : une même pensée, qui n’avait jamais été loin, envahit ces âmes qui n’avaient pas tout souffert. C’était la minute brève où il fallait se dire le véritable adieu. Demain personne ne devrait pleurer. On le pouvait ce soir, si on était faible. Les cinq femmes s’étaient arrêtées, dans l’angle de la cour, à l’orient. Elles s’étaient rapprochées en cercle. À peine si, des fenêtres d’une maison faisant suite à l’école, là-bas, on aurait pu voir le groupe de robes bleues et de voiles noirs dans le carré pelé de la cour. Et puis qu’importait ? La supérieure dit, en ouvrant les bras :

– Venez, mes chères filles, que je vous embrasse… Puis, si vous avez quelque recommandation à vous faire, les unes aux autres, profitez du peu de temps qui reste…

Elle ouvrit les bras. Les quatre religieuses, l’une après l’autre, par rang d’ancienneté, vinrent recevoir le baiser de paix. Sœur Justine les embrassait sur les deux joues, fortement, puis, avec l’ongle du pouce, traçait une petite croix sur leur front. Cela signifiait tout : sa tendresse humaine et religieuse. Quand elle eut serré dans ses bras la dernière de ses filles qui était Pascale, elle la retint, et lui dit, ne pouvant en dire plus long, car les sanglots l’étouffaient :

– Oh ! très chère ! très chère !

Aussitôt après, elle se détourna, suivie de la réglementaire, que le devoir ramenait une dernière fois vers sa cloche.

Les trois autres demeurèrent. La sage, la prudente sœur Danielle prit par le bras la plus jeune des sœurs, cette Pascale qui faisait pitié, et, l’accompagnant quelques pas, l’emmenant du côté de l’école :

– Je vous aimais tendrement… Je continuerai en priant… Je ne vous l’aurais pas dit, si nous n’étions pas à la fin de la vie commune… Adieu, petite Pascale… Gardez-vous à Dieu.

Elle pressa, de la main, avec force, le bras de sœur Pascale, à laquelle les larmes faisaient du bien, et qui disait : « Moi aussi… j’avais une admiration ;… je n’entendrai jamais votre nom sans être fortifiée dans ma faiblesse ;… je ne penserai jamais à vous sans me sentir meilleure, à cause de l’exemple… »

Mais déjà la haute silhouette mince s’écartait, la femme mortifiée s’arrachait à l’émotion inutile, et regagnait la solitude, laissant la jeune sœur au milieu de la cour. Et une autre avait pris sa place près de sœur Pascale, une qui avait beaucoup de mal à ne pas éclater en sanglots, une moins vaillante, une qui n’avait cessé de témoigner, depuis deux ans et demi, son amitié de préférence à sœur Pascale.

– Si nous ne sommes pas trop pauvres, si je puis vous appeler près de moi, je le ferai, disait sœur Edwige.

– Vous êtes inquiète à cause de moi ?

– Oh ! oui, dit la voix prenante de sœur Edwige.

– Ne vous inquiétez pas. Je serai bien où je serai,… je l’espère…

– Pas comme ici.

– Où serai-je comme ici ?… Je souffre bien… Le repos de mon âme, en entrant à Sainte-Hildegarde, c’était de penser : « C’est pour toujours ! » Et maintenant ! maintenant !…

La cloche sonna la dernière rentrée. Deux femmes jeunes, lentes, courbées sur leur peine, traversèrent, à quelques mètres l’une de l’autre, sans plus se parler, la cour, où leurs pas effaçaient encore des pas d’enfants.

Quand la nuit fut venue, celle qui, depuis vingt-cinq ans, avait la charge de diriger cette maison d’école, sœurs, élèves, anciennes, clientèle d’occasion, retirée dans sa chambre, une mansarde de domestique meublée d’un lit de fer, de deux chaises et d’une table de bois noir ; celle qui à soixante ans, allait quitter, sans doute pour n’y pas revenir, ce domicile de son long sacrifice, avant d’enlever les épingles de son voile, se tint debout, devant le crucifix de plâtre bronzé pendu au mur, et s’interrogea, les yeux levés.

« Ai-je laissé s’affadir, chez nous, la règle de notre ordre ? diminué la prière ? augmenté le loisir ? enfreint sans nécessité le silence du soir ou du matin ?… Non, je ne crois pas l’avoir fait.

» Ai-je tenu mon âme égale entre mes filles et entre mes enfants ? Mon Dieu, je me souviens des mortes que j’ai aimées, des vivantes que j’aime. Et j’ai été portée, assurément, par une sympathie vers plusieurs ; mais là où elle n’était pas, vous avez mis la charité, et, vous aidant ma faiblesse, je ne crois pas avoir été injuste dans le partage de moi-même. J’ai eu le dégoût de la fréquente hypocrisie, de la saleté, de l’odeur, de l’insistance de la misère : il en a peu paru au dehors.

» Ai-je défendu les vierges réfugiées ici, confiées à ma garde et à celle de leur maternité adoptive ? Il y a bien sœur Léonide, qui court la ville, et sœur Danielle, qui m’accompagne souvent chez les pauvres, mais elles passeraient dans le feu sans s’y roussir. Les autres n’ont eu du monde que le vent qui souffle sous les portes. Je le vois à leurs yeux qui sont clairs, et à leur gaieté qui est plus jeune que chacune d’elles. Même sœur Danielle est gaie ; si elle se prive de l’être en paroles, vous savez qu’elle achète ainsi la joie des heures silencieuses. Même Pascale, qui n’est forte que parce qu’elle s’appuie, est restée bien libre d’esprit, et bien heureuse, je crois, parmi nous, jusqu’à ces derniers jours. Il y a plusieurs de mes filles qui ont sûrement encore leur âme de baptême. Moi, je suis vieille, je n’ai jamais eu peur des mots, même gros, et vous m’avez donné cette grâce d’oublier très vite, en pensant au remède, le mal qu’il faut que je voie. Mes filles ont eu la protection de nos murs, du grand travail, de la fatigue des enfants, de la règle, de la prière, celle de ma présence, et de la Vôtre avant tout.

» Peut-être ai-je manqué, en quelque chose, à mon devoir d’institutrice ? J’ai eu la vanité trop vive des examens ; j’ai cherché, en y croyant trop, les certificats, les belles pages d’écriture, les analyses sans faute, les lectures sans arrêt ; mes petites ont pu croire, parfois, que c’était là le principal. Et le principal c’était Vous. C’est Vous qui leur manquez, dans leur ménage, et dans leurs peines, et dans leur mort… Non, je ne l’ai pas assez fait voir, que j’étais, avant tout, maîtresse de divin, professeur de l’énergie et de la joie qui viennent de Vous. Mes petites ont si grand besoin de votre aide ! Elles meurent si tôt, à leur deuxième enfant, trop souvent ; elles n’apprennent plus rien qui les relève et les fortifie, quand elles sortent d’ici ; elles ont tant de bonne volonté, tant d’honneur mystérieux dans leurs pauvres veines pâles, tant de goût caché pour Vous qu’elles aperçoivent parfois, qu’elles reconnaissent alors avec adoration, comme quelqu’un de la famille ancienne, qui sait tout ce qu’on a souffert, et ce qu’il aurait fallu pour qu’on fût tout à fait bien !… Je ne sais ce que je vais devenir. Si je dois enseigner encore, j’aurai moins de vanité de nos succès humains, et plus d’intelligence de la vraie détresse de mon quartier nouveau. Je Vous demande pardon… C’est si difficile de ne jamais nous aimer ! Je ferai mieux. »

Elle s’interrompit et dit :

« Vingt-cinq ans… Je croyais que je mourrais ici… Vous ne voulez pas. Je viens d’examiner le passé… Je ne découvre qu’un peu trop d’humanité en moi… Mon Dieu n’a pas été offensé ; ce n’est qu’une épreuve : j’accepte. »

Quelques minutes avant neuf heures, sœur Pascale et sœur Edwige, montées dans des échelles, un marteau à la main, et tenant des clous de réserve entre leurs lèvres, accrochaient, clouaient les guirlandes de buis, rectifiaient la courbe des arcs, repiquaient, dans le feuillage, des roses tombées à terre. Le dernier coup de marteau donné, elles descendirent. Trois petites d’une douzaine d’années, – deux chèvres tristes et une grosse fille joufflue, – qui les aidaient, allèrent ouvrir la porte de la salle, puis, en suivant le corridor, celle de la maison d’école. Aussitôt on entendit un grand bruit de pas, des glissades, des heurts, des voix criant, grondant, appelant : « Ne poussez pas ! – Amélie ? Où est-elle donc ? Tu déchires ta robe ! – Bonjour… Oh ! là là, est-on pressé ! ça me serre !… – Eh bien ! il y en a de la guirlande ! – Et du joli buis !… En a fallu de la patience ! – Et les prix, ils sont beaux !… En auras-tu, toi, Marie ? – Peut-être pas de gros ? – Va à ta place, là-bas, tiens, la sœur Pascale qui te fait signe. » Sœur Pascale se trouvait à droite de l’estrade, à droite des prix rouge, bleu et or, rangés dans des tiroirs de commode, et posés sur des tables de toilette. Les grandes se mettraient à gauche, sur des bancs parallèles à ceux des petites. On entrait, on se groupait par familles, par sympathies, toutes causantes, sur les chaises que les sœurs avaient placées en lignes, et qui offrirent bientôt le spectacle d’arabesques compliquées. Les mères, les grandes sœurs, des grand’mères, des tantes, des voisines, quelques hommes, malgré cette date du vendredi, remplissaient la salle rapidement, le milieu d’abord, puis les premiers rangs, puis le fond, toujours grouillant, houleux et disputant. Les enfants se séparaient des groupes familiaux, dès la porte d’entrée, et l’on entendait les baisers. Les premières couraient dans les allées ménagées le long des murs ; les dernières se faufilaient : « Pardon, madame. – Ah ! c’est toi, Joséphine. Bonne chance ! » Mais, dans le nombre des curieux et des indifférents, il y avait des groupes attentifs, qui observaient, et qu’une rumeur, répandue dans le quartier depuis l’avant-veille, inquiétait. « Il paraît qu’il va se passer quelque chose… Avez-vous entendu dire que l’école va être fermée ?… – Non… Ça en serait un malheur ! – Regardez donc sœur Pascale… – Où donc ? – Au fond à droite, au milieu des petites… Elle rougit… Qui est-ce qui lui parle ? La petite Burel ? – Non, Aurélie Dubrugeot. Elle lui apporte un cadeau ? Oui, qu’est-ce que c’est ?… Un coussin ? – Non, ça s’ouvre ! Une valise. Dites donc, mère Chupin, c’est donc vrai, ce qu’on a dit, que les sœurs vont partir ? – Mais non, mon bonhomme, ils disent ça pour monter le monde contre le gouvernement. – Pourtant, elle a l’air tout triste, la sœur Pascale ! – Pauvre petite sœur Pascale, en voilà une qui a le cœur doux, comme une cerise confite, père Goubaud ! – Tenez, elle met la malle dans le coin, avec un tapis dessus… Aurélie pleure. – Que voulez-vous ? Mon avis, à moi, c’est qu’elles ne s’en vont pas, nos sœurs. Pourquoi les renverrait-on ? »

Goubaud restait dur de visage, soulevé au-dessus de sa chaise, les sourcils rapprochés, la main gauche tordant sa longue barbe noire mêlée de poils gris. Il regardait obstinément le coin à droite, où, dans les plis mouvants de trente petites blondes ou brunes qui l’entouraient, sœur Pascale se débattait, essayant de mettre de l’ordre, de s’arracher à leurs mains, qui prenaient les siennes et les baisaient : « Ne partez pas ! Ne partez pas ! Sœur, petite sœur ! » Les yeux dorés, les yeux tendres de sœur Pascale se mouillaient. Aurélie, de la part de ses parents, avait apporté une petite valise, carton recouvert de toile, qui ne servait guère chez les Thiolouse. Une autre, une pâlotte de six ans, qui avait un œil mort, et l’autre œil beau comme le bleu du ciel, s’approchait, les deux mains formant le nid, et cachant un objet précieux. Et elle criait, plus haut que ses compagnes : « Ma sœur Pascale ! Prenez : je l’ai apporté pour vous. Je l’ai pris sur la cheminée. » Sœur Pascale tendait la main. La petite, radieuse, y posait avec hâte un coquillage à lèvres roses, armé d’épines flamboyantes. « C’est pour vous, parce que je vous aime. » Elle aussi, elle croyait au départ. On avait dû en parler chez elle. D’autres riaient. Le père Goubaud disait à son entourage : « On va savoir, peut-être. Voilà la sœur supérieure… Elle n’a pas l’air triste. – Jamais. Avec elle, ça ne dit rien, l’air. Elle est forte. – Oui, mais pas de ne rien faire, répondait la voisine sans comprendre ; ce n’est pas de la graisse, c’est de l’âge, père Goubaud. » Celle qui parlait avait soixante ans, elle était plate comme une planche, et ressemblait à une belette habillée de noir. « N’y a pas de curé sur l’estrade, et je n’ai jamais vu ça. »

Il n’y avait pas de curé, en effet. Sœur Justine, d’un effort puissant, se hissa sur le plancher, élevé d’un pied, qui formait l’estrade. On toussa ; les chaises furent remuées. Sœur Danielle, pâle comme la Justice qui entrerait parmi les hommes, entra la dernière et, droite, le long du mur, s’assit, tandis que la supérieure, à demi cachée par la table et les tiroirs pleins de livres, levait le bras pour parler ; que sœur Pascale se débattait et tâchait de renvoyer à leurs bancs les petites pendues à ses bras et aux plis de sa robe, et que sœur Edwige, souple, mélancolique, et dame, malgré elle, sortant du milieu de la foule qu’elle avait contribué à tasser également partout, s’avançait pour se placer à gauche de l’estrade, et tirait de sa poche un cahier de papier, couvert d’une belle écriture en ronde : le palmarès à un seul exemplaire. Sœur Léonide devait être occupée à clouer des caisses, ou à fermer des portes : on ne la voyait point.

– Je veux expliquer aux parents, dit sœur Justine, dont la voix de commandement fit taire les conversations, sauf sur les bancs de droite, que nous n’avons pas avancé la distribution de notre plein gré… Elle ne sera pas solennelle, comme d’habitude… Il n’y aura pas de chansons… Nous regrettons beaucoup de vous remettre si tôt vos enfants ; on nous l’a demandé, à cause des circonstances…

– Vous allez être expulsées, dites-le donc !

Un murmure de voix s’éleva, des aiguës, des graves, des irritées, des conciliantes :

« Taisez-vous, Goubaud ! – Elles ne s’en vont pas ! – Mais si !

– Écoutez la sœur ! – Est-il mal élevé tout de même ! »

Sœur Justine domina le tumulte, en criant :

– Pas de tapage ! Tous ceux qui sont nos amis écouteront en silence la lecture du palmarès, et puis s’en retourneront chez eux. Pour nous, j’ai conscience que nous vous avons servis de notre mieux.

« Oui, ma sœur, c’est la vérité ! – Alors vous vous en allez ? – Mais non ! – T’as rien compris ! Silence ! »

Des enfants pleuraient tout haut.

Une fois encore la supérieure éleva la voix :

– Lisez le palmarès, ma sœur Edwige.

On eût dit qu’ils se taisaient, tous et toutes, pour entendre une musique. Et c’était la voix de sœur Edwige appelant leurs noms. Et ils se taisaient encore parce que les lauréates se levaient, trois, quatre, six à la fois, allaient chercher un volume, une couronne de papier vert, et, perçant la foule, à droite, à gauche, jusqu’au milieu, jusqu’au fond de la salle, creusaient des sillages de gaieté, de souvenirs, d’amour, d’orgueil qui bruissaient longtemps derrière elles.

Et cela dura jusque vers onze heures et demie. Alors, le bruit assourdissant des pas et des voix s’éleva de nouveau, dans l’air lourd et saturé de l’odeur de misère. Ils partaient. Le quartier avait fait sa dernière visite à l’école. Il s’éloignait, il rassemblait ses enfants, et, sans doute, il n’oubliait pas les maîtresses, mais la hâte de rentrer, le travail, le besoin de respirer mieux, l’attrait de la rue, l’attrait du cabaret, le simple exemple des autres qui se dirigeaient vers la porte, tous ces pauvres motifs, ajoutés à la timidité, à l’absence complète d’initiative, chez beaucoup d’assistants, rendaient minime le nombre des parents qui remontaient vers le haut de la salle, vers l’estrade où quelques élèves plus affectueuses, ou plus fières de leur succès, ou plus misérables et abandonnées, formaient autour de quatre religieuses, massées sur l’estrade, un groupe diminuant. « Au revoir, ma sœur Justine ! Au revoir, ma sœur Danielle, ma sœur Edwige, ma sœur Pascale ! » Les religieuses se penchaient plus ou moins, baisaient des fronts d’enfants, serraient la main des mères, répondaient des mots vagues aux questions embarrassantes. Et bientôt, elles furent seules sur l’estrade. Par lassitude, par besoin d’appuyer leurs épaules et leurs têtes lasses, elles s’étaient reculées jusqu’au mur, et elles étaient là, immobiles, les mains jointes, désormais délivrées de la contrainte du sourire, et elles regardaient ces nuques, ces dos d’hommes et de femmes, serrés en lignes, sur toute la longueur de la pièce, et qui s’éloignaient à jamais. C’était leur bien qui s’en allait, leur richesse, leurs obligés, ceux qui avaient eu faim et soif, ceux qui avaient pleuré. Elles reconnaissaient encore, dans le lointain, quelques mères, quelques enfants, au mouvement du cou, à des vêtements qui ne changeaient pas avec les saisons. Elles les nommaient dans leur cœur. Elles goûtaient chacune, avec effroi, la cruauté des reconnaissances humaines ; elles pensaient à ce qu’il avait fallu de souffrance, de patience, et d’élan, et d’oubli, et envers combien d’enfants, pour acheter le baiser, ou le regard attendri, ou la pensée amie d’un seul de ceux qui disparaissaient, par paquets de trois ou quatre, dans le corridor, et qui ne reviendraient plus. Sous leurs yeux leur œuvre s’effondrait.

Une caresse légère tira Pascale de cette vision du passé. Le long de l’estrade, une élève était restée, la toute jeune qui n’avait pas de parents, et dont l’œil droit était mort. Personne ne lui ayant fait signe « viens-t’en ! » elle s’était cachée là, tout près de celles qui avaient été bonnes, et, les devinant malheureuses, les voyant immobiles, pour leur rendre le regard et la vie, timidement, du bout des doigts, elle caressait la main pendante de sœur Pascale.

– C’est Marie, dit sœur Pascale. Si je pouvais l’emporter avec moi !

Elles sortaient de leur songe. L’enfant passa dans leurs bras, et s’en alla toute seule, la dernière, sabotant, et se retournant pour faire signe : « Je vous vois encore ! » Puis la porte retomba, fermant la salle des fêtes.

– L’heure est venue, ou elle va venir bientôt, dit sœur Justine.

Les sœurs écoutaient déjà, croyant que le policier exécuteur des hautes œuvres allait sonner. Sœur Danielle, que l’émotion troublait, courut même, à l’étonnement de ses compagnes, jusque dans le parloir dont la fenêtre ouvrait sur la place, revint, et dit :

– Il n’y a presque plus personne devant l’école. Ils sont allés dîner…

Les religieuses, n’ayant plus d’enfants, plus d’école, plus d’habitude à suivre, hésitaient, et se demandaient comment employer l’heure ou les deux heures qu’elles avaient encore à passer chez elles. Tout le devoir était rempli. Le dernier mot de Danielle leur rappela qu’elles n’avaient pris, depuis le matin, qu’un peu de café, et sœur Justine demanda :

– Nous n’avons pas de quoi déjeuner en ville ; reste-t-il des provisions, ma sœur Léonide ? Où êtes-vous donc, sœur Léonide ?

La tourière apparut.

– Notre mère, il reste encore une demi-bouteille de vin, de l’eau et du pain.

– Nous ferons donc notre dernier déjeuner ici, répondit sœur Justine.

Et elle fit le geste qu’elle faisait si souvent, ouvrant à demi les bras pour rassembler ses filles et les pousser en avant. Déjà sœur Léonide avait quitté la salle, pour « mettre le couvert », là-bas, dans le petit réfectoire qui faisait suite à la salle longue où mangeaient, nourries par la charité de ces pauvresses, pendant les mois d’hiver, et souvent même pendant les mois d’été, les enfants très misérables, ou qui demeuraient trop loin de l’école.

Les sœurs, autour de la table ronde, mangèrent une tranche de pain, et burent un doigt de vin.

Elles avaient retrouvé leur liberté d’esprit. Elles causaient, sans faire allusion à ce qui allait venir. Pour elles, le drame était fini ; du moins elles le croyaient, puisqu’elles avaient accepté et souffert la séparation d’avec « nos filles et les mères de nos filles ».

Quand elles eurent achevé, elles restèrent assises autour de la table, sauf sœur Léonide, qui se mit à desservir.

Et presque aussitôt, on sonna à la porte d’entrée. Sœur Justine devint très pâle, et commanda :

– Allons !

Rapidement, elle se leva, suivit le couloir, et, se raidissant, d’un geste ferme, elle ouvrit la porte de son école et de sa maison.

Deux hommes saluèrent, l’un en levant son chapeau melon, en s’inclinant un peu, avec l’évident désir d’être correct, l’autre d’un signe de sa tête bilieuse et chafouine. C’étaient le commissaire de police et son greffier.

Sœur Justine se recula de deux pas.

– Vous me permettez d’entrer ? demanda le gros homme, serré dans sa redingote.

Et il s’avança, sans attendre la réponse, l’épaule droite en avant, à cause de la largeur de son buste. Il ne se souciait pas de s’expliquer sur le seuil, et d’ameuter les passants autour des groupes déjà formés sur la place. Le secrétaire se glissa derrière lui, et ferma la porte presque entièrement.

– Vous êtes ici chez deux de mes sœurs de Clermont-Ferrand, dit la supérieure. Vous venez prendre leur bien.

– Je vous l’ai dit, ça ne me regarde pas.

– Je proteste en leur nom, monsieur.

– Pas longuement, n’est-ce pas ? dit le faux bourgeois, qui n’en était pas à sa première opération.

Sœur Justine fit signe de la main : « Taisez-vous » !

– Oh ! dit-elle plus fortement, je ne vous ferai pas de discours, allez ! Mais je vous dis, pour que vous le répétiez, que vous commettez trois injustices : en détruisant mon école, qui est celle des pauvres et des chrétiens ; en prenant notre bien, et en nous chassant de notre domicile, comme vous allez le faire. Expulsez-moi, maintenant.

Le policier eut une moue de déplaisir.

– J’aimerais mieux que vous ne m’obligiez pas à ce simulacre de violence.

– J’y tiens. Je ne cède qu’à elle.

– Comme vous voudrez. Sœur Justine détourna la tête.

– Êtes-vous là, mes sœurs ?… Où est encore sœur Léonide ?… Mais venez donc !

La voix résonna dans les couloirs. Et sœur Léonide accourut, confuse, haletante, entr’ouvrant sa bouche édentée, et rabaissant, de la main, son voile qu’elle avait dû relever.

– Qu’est-ce que vous faisiez ?

– Ma mère, je balayais la place.

Elle se mit au dernier rang, avec sœur Pascale.

Sœur Justine regarda le policier.

– Faites votre métier.

La main de l’homme se posa, avec une certaine timidité, sur le voile noir qui couvrait l’épaule et le haut du bras de sœur Justine, et, à la suite de la supérieure, que le commissaire précédait, les quatre sœurs apparurent sur le perron, et descendirent les marches.

Un groupe d’élèves et de parents, qui avaient un soupçon plus ferme que les autres, étaient restés à cinquante mètres de là, près du mur de l’église. Ils n’étaient guère qu’une trentaine. L’arrivée du commissaire de police avait fait s’arrêter, en outre, devant l’école, des passants et des errants. Quand on vit les sœurs, il y eut un saisissement, chez tous ces spectateurs, dont aucun n’attendait exactement ce tableau, ni à cette minute. Un cri de femme s’éleva :

– Vivent les sœurs !

Puis tout ce qui vivait sur la place s’approcha, d’un mouvement rapide. On vit des agents au coin des rues, à droite, à gauche, en avant.

– Ôtez la main ! commanda sœur Justine.

Le commissaire obéit à l’ordre, et lâcha la religieuse, puis remonta les marches.

On entourait déjà les sœurs ; les abords de la maison noircissaient à vue d’œil.

Le gros homme, entendant un coup de sifflet, cria, du haut du perron :

– Que personne ne manifeste ! Je fais arrêter le premier qui manifeste ! Et vous, les nonnes, défilez-vous, et vite !

Il rentra, ferma la porte, et vint se poster dans la porterie de sœur Léonide, derrière le rideau qui s’agita. Mais ni sœur Léonide ni les autres ne le virent. Une rumeur enveloppait le groupe des cinq femmes aux robes bleues ; on se pressait autour d’elles ; on cherchait leurs mains, on disait : « Venez chez nous ! Venez avec nous ! » Sœur Justine écartait son monde de ses deux bras : « Laissez passer, mes bons amis ! » Une voix cria : « Vive la liberté ! » Elle n’eut pas d’écho, comme si tous ces pauvres avaient ignoré ce que c’était. Les agents bousculèrent les femmes, et injurièrent celle qui venait de crier. « Merci, Louise Casale, merci, ma petite ! » dit sœur Justine qui l’avait reconnue. Elle continua de foncer dans les remous d’une foule mêlée. Des hommes, à droite, autour d’un arbre, hurlaient : « Hou ! hou ! à bas la calotte ! » Sœur Justine avançait toujours. Derrière elle, dans le sillage, marchait sœur Danielle, les yeux à hauteur d’homme, les bras croisés, frémissante aux cris dont le nombre et le bruit grossissaient ; puis sœur Edwige, rouge, confuse de cette exposition en public, les yeux baissés, retirant ses mains que des petites de l’école baisaient en pleurant ; puis sœur Pascale, souriant à des amis, énervée, apeurée, et à côté d’elle, lui tenant le bras, sœur Léonide, aussi calme que si elle allait « faire son marché », dans la cohue des halles.

Le petit groupe avait traversé la place. Les agents, voyant que le cortège allait s’engager dans le large cours qui mène à la gare, et que la démonstration pouvait devenir une manifestation, se jetèrent sur la grappe de femmes et d’enfants qui enveloppaient les expulsées, et l’émiettèrent. Puis, un brigadier, s’adressant à sœur Justine :

– Trois seulement par le cours Charlemagne ! cria-t-il. Les deux autres par ici ! Vous vous retrouverez plus tard !

En même temps, il poussait sœur Pascale et sa compagne la tourière dans la direction des quais de la Saône.

Ce fut la fin des protestations. Quelques femmes, deux ou trois enfants, franchirent la barrière des agents, et rejoignirent les trois religieuses qui remontaient le cours vers Perrache ; quelques lointains amis crièrent : « Vivent les chères sœurs ! » Des insultes leur répondirent. Puis le calme apparent se rétablit. La « loi » avait triomphé. Quelques pauvres pleuraient seuls, en regagnant leur logement.

Les deux tronçons de la « communauté » se réunissaient, une demi-heure plus tard devant la porte d’un vieil hôtel de la rue de la Charité.

– Madame Borménat ? Quel est l’étage ? demanda sœur Justine.

– Deuxième, pardine ! répondit, sans attendre, sœur Léonide.

Après la seconde volée d’escalier, les voyageuses s’arrêtèrent, et, des profondeurs d’un vaste appartement, on entendit venir le pas d’une domestique. Celle-ci était évidemment prévenue.

– Entrez, mes pauvres chères sœurs… Madame va venir à l’instant.

Elle poussait, en parlant, une porte de chêne ciré, haute, tournant sur des gonds de cuivre, et qui ouvrait, ainsi que trois autres du même style, sur le vestibule. Les sœurs pénétrèrent dans une longue salle parquetée, lambrissée de chêne. Une quinzaine de chaises carrées, recouvertes d’un tissu de crin, étaient disposées, à distance égale, le long des murs ; et deux fenêtres, étroites, prenant jour sur une cour, laissaient couler sur le parquet deux longues traînées de lumière, qui se relevaient le long des murs et coupaient l’atmosphère blonde et brumeuse de la pièce. C’était l’ancienne salle à manger de l’appartement. Les sœurs s’étaient avancées jusqu’au milieu, et s’y tenaient debout. Elles auraient pu se croire dans un couvent riche, dans cette demeure de vieux Lyonnais. Par l’autre extrémité, une femme âgée entra, de moyenne taille, mince, myope, et qui ressemblait étonnamment aux têtes de cire représentant les vieilles dames et exposées aux vitrines des coiffeurs : bandeaux soufflés, blancs et lisses, visage petit, très peu ridé, encore parcouru, ça et là, par le sang demeuré jeune, et un sourire égal, avec peu de vie dans des yeux très luisants. Elle fit une révérence.

– Bonjour, mes pauvres sœurs ! Vous venez au vestiaire des sécularisées ? N’avez-vous pas été trop brutalement jetées hors de chez vous ?

– Non, madame, dit sœur Justine, mais la vie est brisée, quand même. C’est là la violence.

– Le martyre, mes sœurs.

– Une espèce.

– Voyons les tailles, dit, sans transition, madame Borménat…

Et, désignant sœur Danielle, puis les autres religieuses :

– Une grande, quatre moyennes… Sœur Pascale, je crois, celle-ci ?… Oui… Ma pauvre petite sœur, vous devez avoir la taille mince… J’ai justement là le costume de deuil d’une jeune fille de nos amies…

Elle semblait faire l’article pour une maison de modes. Vivement, sans bruit, avec une adresse de femme autrefois du monde, madame Borménat avait ouvert deux placards dissimulés derrière les panneaux de boiseries, et transformés en penderies profondes, d’où s’échappait un nuage d’odeur de naphtaline ; elle avait pris et disposé, sur les chaises les plus proches, cinq robes, cinq corsages, cinq manteaux noirs, qui rappelaient les modes des trois dernières années, bien qu’on eût essayé de retoucher les manches des manteaux et les cols.

Aucune des cinq religieuses n’avait commencé à se dévêtir. Elles considéraient ces vêtements « de monde », jetés sur les chaises, le long des boiseries, et elles pensaient toutes à la cérémonie, si émouvante, de leur vêture ; à ce jour autrefois attendu, où elles avaient pris la livrée de leur vocation, ces vêtements purs, dont chacun est un symbole, figure une grâce, et appelle une prière liturgique. Elles attendaient maintenant, sans le dire, l’ordre de quitter le vêtement béni. Un regard de sœur Justine, un signe du menton indiquant les places, distribua les quatre femmes devant les chaises, et l’on vit, à la pâleur des visages, que l’ordre était dur à suivre. Puis les mains se levèrent, pour détacher les voiles et les coiffes, pour dégrafer les robes de bure, qui tombèrent d’une pièce sur le parquet. Il n’y eut plus, à la place des cinq religieuses que beaucoup de passants, dans la rue, saluaient d’une inclination de tête, ou d’une pensée de haine, que cinq femmes vêtues d’une chemise montante, d’un jupon de laine grise, et dont les cheveux, blancs, châtains ou blonds, coupés au bas de la nuque comme ceux des pages d’autrefois, se répandaient en cloche autour de la tête, jeune ou vieille. La domestique, rappelée par sa maîtresse, et qui avait déjà l’habitude de ce service, s’empressa avec madame Borménat, autour des « sécularisées », allant de l’une à l’autre, essayant une robe, un corsage, faisant un point, lâchant une couture, déplaçant un crochet, et, après un quart d’heure, la lamentable transformation était accomplie. Avec des épingles et des rubans noirs, on avait relevé les cheveux tant bien que mal, puis on les avait cachés sous les formes défraîchies de chapeaux de deuil, ou de demi-deuil. Sœur Justine, les épaules couvertes d’un manteau demi-long, malgré la saison, considérait ses filles, qui venaient, une à une, se placer devant le miroir, entre les deux fenêtres : sœur Danielle, navrée, semblable à une veuve qui vient de perdre son époux ; sœur Edwige, intimidée, humiliée, triste ; sœur Léonide disant :

– Je suis joliment laide en monde ! J’ai l’air d’une marchande à la toilette… C’est peut-être simplement que je n’avais pas l’habitude de me regarder dans une glace.

Et elle se mit à rire.

Sœur Pascale se laissait coiffer par la domestique, tandis que madame Borménat tâchait de rassembler et de nouer les rares cheveux de la supérieure. Celle-ci, qui se taisait, assaillie par trop d’émotions successives qu’elle ne voulait pas dire, arrêta son regard sur la chevelure mutilée, mais admirable encore, de la fille du vieil Adolphe Mouvand. Vit-elle, repoussée, dressée en chignon, lustrée par le vent et le soleil, cette paille dorée et ardente ? Trouva-t-elle trop jolie, en ce moment même, dans son costume de demoiselle, cette enfant qu’elle aimait ? Sœur Pascale souriait affectueusement en la regardant. Elle lui disait, évidemment : « Voyez en quel état ils ont mis votre fille ! Je n’ai pas l’air aussi navré que sœur Danielle, mais c’est moi qui ai le cœur le plus désemparé, moi, la créature faible dont vous étiez toutes, et vous surtout, le soutien. » Sœur Justine, qui était séparée d’elle par le groupe des sœurs déjà habillées et coiffées, n’avait-elle plus sa force ordinaire pour résister à la morsure douloureuse de ce sourire ? Elle échappa aux mains de son habilleuse, et, une de ses mèches dressée au-dessus de son crâne et attachée avec un cordon noir, une autre tombant sur l’oreille droite, elle vint, les traits tirés, jusqu’à la jeune fille.

– Ma petite sœur, dit-elle très bas, gardez cette pauvre robe le plus longtemps possible…

Sœur Justine devait s’avancer plus profondément dans la région des rêves douloureux, car elle ajouta :

– Pourquoi ai-je consenti à me séparer de vous… ? Allons, mon enfant, venez mettre votre chapeau, nous sommes les dernières.

Il y avait encore deux chapeaux sur la console, à côté du miroir, un de paille noire, orné d’une couronne de petites pâquerettes artificielles, très flétries et retombant sur leurs tiges, et une capote de tulle ruche, poussiéreuse et lourde.

– Tenez, dit-elle, ma sœur Pascale, prenez celui-ci.

Elle désignait la capote de deuil. Sœur Pascale prit ce paquet noir.

– Vous n’allez pas vous mettre des pâquerettes sur la tête, madame ? dit madame Borménat. Ce serait ridicule.

– Moins que vous ne pensez, dit sœur Justine.

Et elle piqua, sur ses cheveux blancs, la forme de paille noire garnie de vieilles fleurs pendantes.

Elle eût été ridicule, en effet, pour d’autres ; elle le serait dans la rue. Que lui importait ? Elle reprit son humeur ferme, sa parole toute simple et sans embarras, pour remercier l’intendante du vestiaire des laïcisées. La vieille dame salua, sourit avec réserve et compassion, et elle regarda descendre, dans la spirale de pierre de l’escalier, les cinq femmes dépoétisées, et qui n’avaient plus, pour se défendre contre le monde, ce voile, cette bure, ce rosaire qui disent que c’est une chair pénitente et vouée à Dieu qui passe. Deux d’entre elles emportaient, roulée dans une enveloppe de toile, leur robe, leur voile et leur coiffe de filles de Sainte-Hildegarde : sœur Danielle et sœur Léonide. Les autres, trop incertaines de leur destinée, avaient confié, à la garde de l’œuvre, ces reliques de leur vie d’élection et de leur passé heureux.

Elles sortirent. Elles ne se parlaient plus l’une à l’autre.

N’ayant plus de maison, elles se rendirent à la gare, et demandèrent la salle d’attente des voyageurs de troisième classe. Le coin du fond, près de la baie vitrée, était libre. Elles s’y installèrent, trois sur une banquette, deux sur une autre, aussi rapprochées que possible et se faisant presque vis-à-vis. La supérieure était assise entre sœur Pascale et sœur Léonide. Elle avait en face d’elle sœur Danielle et sœur Edwige. Que de fois elles s’étaient promenées formant ainsi deux groupes, à un pas de distance, dans la cour de la chère école ! En ce temps-là, si proche d’elles encore, elles pouvaient causer. À présent elles n’en avaient plus la force. Elles n’étaient plus que des êtres déprimés, aux yeux rougis par les larmes, si malheureuses que leur affection même leur défendait de parler. D’ailleurs, aucune ne put même en former la pensée. Dès qu’elle se vit entourée de ses filles, la vieille Alsacienne dit :

– Mes bien-aimées, il faut que la communauté finisse dans ce qui était le grand acte, et le lien, et le bien de notre vie commune, dans ce qui sera la force de chacune de nous, séparée des autres. Nous allons réciter le rosaire. La prière ne cessera que quand je resterai seule.

Elles cherchèrent et trouvèrent avec difficulté, dans leurs poches de robes laïques, leur rosaire. Et le Pater, puis les Ave formèrent, entre les cinq femmes en deuil, un murmure à peine perceptible, que traversait, sans l’interrompre, tantôt le sifflet d’une locomotive, le roulement d’un train, tantôt le claquement des portes, le pas précipité des voyageurs traversant la salle. Ave Maria, gratia plena… Personne ne s’occupait de ces voyageuses mal fagotées, si pauvres, immobiles, penchées sans doute pour écouter le récit d’une mort. Les voyageurs les prenaient pour une famille en deuil. Et ils ne se trompaient pas… Benedicta tu in mulieribus… C’était sœur Danielle qui disait la première partie de la prière, et les autres sœurs répondaient… Quelquefois, l’une d’elles portait la main à ses yeux, les cachait une minute, et pleurait en silence, puis reprenait sa partie dans le concert des dernières supplications, des derniers vœux exprimés devant celles qui en étaient l’objet. De temps à autre, un employé apparaissait à l’entrée de la salle, du côté du quai, et jetait le nom des villes vers lesquelles un train allait partir… Les sœurs frémissaient toutes, et les mots se ralentissaient sur leurs lèvres. Mais ce n’était pas l’heure encore… Les noms fatals, Mâcon, Marseille, Ambérieu, n’avaient pas été prononcés. Il y avait encore un peu de temps. L’homme se retirait, ne sachant pas qu’il était, pour ces femmes, comme le bourreau qui appelait dans les prisons, sous la Terreur, les condamnés, un à un. Il s’éloignait, et la prière continuait. Sœur Pascale récita le second chapelet, et sa voix lasse, sourde, avait un accent si tragique, que, par affection et par pitié, toutes celles qui étaient là se sentirent portées à son secours, et offrirent pour elle, qui était si désolée, la grâce de leur prière. Ora pro nobis, peccatoribus, nunc et in horâ mortis nostrœ… Dans la salle trépidante, poussiéreuse, bruyante, les cinq sœurs de Sainte-Hildegarde disaient adieu à la prière en commun… Un employé cria : « Direction de Mâcon en voiture ! » Et deux des cinq femmes se levèrent, celles qui étaient assises en face de la supérieure, sœur Danielle et sœur Edwige. Un instant elles se demandèrent si la prière allait s’interrompre ; mais sœur Justine ayant repris, avec intention : Sancta Maria, mater Dei, elles comprirent que l’adieu ne serait d’aucune manière plus digne de leur état, et, s’inclinant vers les trois sœurs qui demeuraient assises, elles les laissèrent achever seules l’Ave Maria commencé. Un autre Ave succéda à celui-là. Pascale avait fermé complètement les yeux, depuis que, devant elle, elle n’avait plus ni sœur Edwige, ni sœur Danielle. Quelques minutes s’écoulèrent, et ce fut son tour de partir, et elle se leva, et s’inclina, et sortit en sanglotant. Derrière elle, deux voix psalmodiaient encore, dans la désolation de deux âmes, la prière à la Vierge. Et ce fut le tour, alors, de sœur Léonide, qui prenait le train dans la direction du Bugey et de Genève. La vieille supérieure la salua de la tête, acheva seule l’Ave commencé, puis resta comme anéantie, sur la banquette, pendant que les trains s’éloignaient, emmenant ses compagnes dans l’immense inconnu.

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