XIII

Vers la fin de l’été, Mélie Rainette avait perdu son père.

Ce n’était pas une grande perte. Cependant, elle en eut du chagrin. Si brutal qu’il fût, Rainette avait encore de bons moments. Et puis, même ivre, même endormi, elle le savait près d’elle, témoin grossier, mais témoin quand même et raison de sa vie laborieuse. Elle se disait : « Grâce à moi, il ne manquera de rien. » Et cela lui donnait un courage et une gaieté incroyables.

Depuis qu’il était mort, elle trouvait les journées plus longues, dans cette maison où rien ne parlait ni ne bougeait, qu’elle seule. Le soir même, elle travaillait, une lampe à pétrole accrochée au mur de la cave. Car le père avait laissé des dettes : il faudrait bien des coups de châsse et de pédales pour les payer. Et, sitôt le souper fini, – ce qui ne prenait pas grand temps, – vite au métier. Mélie s’asseyait sur son tabouret de tisserande, et, tard dans la nuit, elle prolongeait la veillée.

Voilà pourquoi elle était devenue un peu plus songeuse. Ce qu’elle ne disait plus, elle le rêvait, et bien d’autres choses encore, qu’elle n’aurait jamais dites. Cela ne l’empêchait point d’être vaillante ni de se montrer de belle humeur avec ses voisines, quand elle sortait par hasard. Mais la solitude avait développé chez elle le goût de ces méditations lentes qui abusent et bercent le cœur inoccupé.

Elle avait comme tout le monde ses songeries préférées. Et, sans se l’avouer peut-être, c’était à Pierre Noellet qu’elle pensait le plus.

Comment en eût-il été autrement ? Tout le monde parlait de lui. Son brusque départ pour Paris avait été un événement pour le Fief-Sauvin. Quelques braves gens plaignaient les Noellet. La plupart médisaient, et faisaient la leçon. Toutes les petites jalousies, toutes les imaginations se donnaient carrière. Chacun inventait son histoire, et chaque histoire était reprise et discutée à satiété, dans ces milieux populaires, curieux et sevrés de nouveauté.

– Vous savez qu’il n’a pas encore écrit ? disait une tisserande. Depuis un mois qu’il est parti ! La Noellette en fera une maladie.

– Dame ! répondait la mère Huet, l’épicière filant sur le pas de sa porte, un coup pareil ! Un gars qui leur a dépensé des mille et des cent, pour arriver curé, et qui n’a pas seulement mis le pied au séminaire ! Il paraît qu’ils se sont battus, le père et lui ?

– Dans leur aire, madame Huet : c’est le meunier qui les a vus. Le père avait une fourche.

– Une fourche !

– Et le gars un bâton.

– Ils ne se sont pas fait de mal ?

– Non, parce que la Noellette est venue les séparer. Mais c’est bien triste, et mieux vaut ne pas avoir d’enfant, comme vous, madame Huet, que d’en avoir un comme ce Pierre Noellet.

– Laissez donc ! cria le père Fauvêpre qui, du fond de sa boutique, entendait causer ses voisins : il se peut qu’il ait des torts, ce garçon-là : mais, moi, je l’aimerai toujours.

Cette manière de juger était celle aussi de Mélie Rainette. Elle s’étonnait elle-même d’avoir si vite pris son parti d’un changement de vocation qui paraissait à d’autres si blâmable ou si triste ; – car elle continuait de croire, et tout le bourg avec elle, que Pierre avait eu vraiment la vocation d’être prêtre. – Quand elle apercevait les Noellet, le dimanche, au sortir des offices, non plus fiers et volontiers distraits par toutes les mains tendues vers eux, mais sombres, fuyant au plus court vers la Genivière, elle cherchait la raison de son indulgence pour son ami de jeunesse. Elle n’en trouvait pas d’autre que le nombre et la vivacité des attaques dont il était l’objet. Qui donc l’eût défendu, si ce n’est elle ? Quoi de plus simple qu’elle excusât le frère, étant la meilleure amie d’Antoinette et de Marie ? Encore n’osait-elle pas toujours. Le monde est si méchant, si enclin à supposer de l’intérêt, je ne sais quoi d’égoïste, là où il n’y a que de la pitié pure !

Or, une après-midi d’octobre qu’elle repassait dans son esprit le même sujet de méditation, un peu soucieuse du défaut de nouvelles et de ne pouvoir, même en imagination, suivre l’absent dans ce Paris qu’elle ne connaissait pas, Mélie Rainette s’endormit. La chaleur était énervante. De grosses nuées d’orage, aux bords roulés comme des vagues d’écume, montaient de toutes parts. Dans la rue, dans la cave même où s’allongeait la nappe de lumière tombée de la fenêtre, les mouches croisaient leurs routes, affolées, épuisant en une ivresse de bruit et de mouvement leur misérable reste de vie. Les gens, au contraire, se taisaient, et n’eussent été quelques lointains claquements de métier, le rouet de la mère Mitard et les ciseaux d’un voisin taillant sa haie vive, on eût pu croire le bourg abandonné. La tisserande dormait donc, la tête renversée le long du mur. Ses bras pendaient. Sa main, demi-ouverte, retenait encore dans le sommeil un brin de fil, comme son cœur un brin de pensée. Un visage de jeune fille apparut derrière les vitres d’un des panneaux, eut un sourire, et disparut. Presque aussitôt la trappe de la cave s’ouvrit, et Antoinette descendit avec précaution par l’échelle. Elle s’approcha, tira une lettre de sa poche, sourit un peu plus fort en pensant à la surprise qu’elle allait causer : puis, penchée au-dessus de Mélie, tout près :

– Mélie, dit-elle, j’ai une lettre de Pierre, qui parle de toi !

La dormeuse ouvrit lentement les paupières, sans se redresser ; ses yeux s’illuminèrent graduellement d’une joie intense ; elle enveloppa l’enfant de ses bras, et, d’une voix faible, voilée comme celle qu’on a dans le rêve :

– Oh ! fit-elle, que je t’embrasse !

La lettre n’était ni bien longue ni bien tendre. Pierre écrivait à sa mère :

« J’ai été contraint de quitter la Genivière dans de telles circonstances, que je n’ai pu entretenir mon père d’une question qu’il est nécessaire de traiter aujourd’hui. Je suis chassé de chez vous, c’est convenu ; je suis réduit à me créer une existence indépendante, sans une aide, sans un secours de vous, je l’accepte et je reconnais que je m’y suis exposé ; mais j’ai un droit que mon père ne me déniera pas : celui de lui demander l’argent qui m’a été légué par mon oncle de Montrevault, il y a quatre ans. Je suis logé chez Loutrel, quai du Louvre, j’ai vécu des avances qu’il m’a faites : cela ne pourrait durer toujours.

» Au reste, je suis en bonne santé, et j’espère trouver d’ici à peu un emploi qui me permettra de vivre, en attendant l’avenir.

» Si j’ai conservé quelques amis au Fief-Sauvin, rappelez-moi à leur souvenir. Dites à Mélie, qui a toujours été bonne pour moi, que je me souviens d’elle. »

Il n’y avait plus rien autre chose qu’une formule banale d’affection à l’adresse de la mère Noellet.

Quand Mélie eut achevé de lire la lettre, dont elle relut la fin, elle dit :

– J’y suis seule nommée.

Et le sourire qu’elle avait eu déjà reparut dans ses yeux ; mais elle ne voulut pas montrer sa joie devant cette enfant, qui ne l’eût pas comprise, et se hâta d’ajouter :

– Ta mère doit être rassurée maintenant.

– Un peu : depuis si longtemps que nous n’avions pas de nouvelles, elle était toute malade.

– Et le père ?

– Oh ! lui !

– Qu’a-t-il répondu à la demande de Pierre ?

– Il a dit : « Je ne donnerai ni cet argent-là ni d’autre. J’ai dépensé pour lui plus que je n’aurais dû : nous sommes quittes à présent. D’ailleurs, l’héritage de son oncle de Montrevault, il est dans mes terres, dans mes bœufs, dans le froment que je sème et que je récolte. Qu’il vienne donc le chercher ! »

– Il est toujours bien irrité maître Noellet, n’est-ce pas ?

– Toujours. Et la maison n’est pas gaie, va, Mélie. Lui ne dit presque plus rien. Maman pleure quand nous sommes seules avec elle. Jacques va partir pour le régiment. La moins triste de nous est encore ma sœur Marie.

– Et pourquoi ?

– Je pense que c’est à cause de Louis Fauvêpre.

– Comment, de Louis Fauvêpre ?

– Oui. Voilà plusieurs fois que ce grand Louis vient à la Genivière pour voir si nous n’avons pas de charrues à réparer. D’abord, tu comprends, ce n’est pas la coutume des charrons de courir ainsi les métairies. Et puis, quand il vient, Marie est toujours là.

– Vraiment ?

– Et c’est bien les charrues qu’il regarde ! ah ! mon Dieu, pas même moi ! Tout est pour Marie. Et cela la console, il faut croire, car elle est de bonne humeur les jours où elle l’a vu.

– Voyez donc cette petite ! dit Mélie en riant.

– Alors j’ai eu raison de t’apporter la lettre ?

– Oui, ma mignonne.

– Tu es contente ?

– Tout à fait.

– Adieu, Mélie.

Et Antoinette remonta par l’échelle.

Oui, elle était contente, Mélie Rainette, elle n’avait plus envie de dormir. Elle se répétait cette petite phrase, écrite pour elle, dans la lettre de Pierre. Si loin dans la grande ville, où tant de nouveautés devaient distraire l’esprit, conserver le souvenir d’une pauvre fille comme elle, et le dire, n’était-ce point une chose rare et faite pour plaire ?

Le cœur lui battait joyeusement. Elle se sentait légère. L’envie lui prenait de se lever et d’aller se promener au soleil, dans la lumière. Le métier lui semblait plus lourd que de coutume, le fil cassait. Un souffle de brise passa, caressant, enveloppant, par la trappe restée ouverte. Aussitôt Mélie se souvint qu’elle était en retard de livrer à la mère Mitard une coiffe dont elle avait réparé la dentelle. Ce fut vite fait de saisir le prétexte, et de sortir, et d’arriver. Il y avait, sur la fenêtre de la rentière, dans un pot de terre rouge, une de ces plantes antiques que les bonnes femmes cultivent seules aujourd’hui, et qu’on nomme des pyramides. Celle de la mère Mitard, d’un beau violet, comme il convient à une veuve, fleurie du haut au bas de sa tige, se balançait au vent d’orage, malgré son tuteur et ses bagues de jonc. « Voilà-t-il pas les fleurs qui me disent bonjour, à présent ! » pensa Mélie, et elle entra toute riante.

– Bonjour, ma belle ! dit la mère Mitard ; as-tu l’air de bonne humeur ! On dirait un printemps qui vient. Qu’as-tu donc ?

– Votre coiffe que je rapporte, répondit la prudente fille du tisserand.

– Ce n’était pas si pressé : mais tu avais envie de te dégourdir les jambes, pas vrai ?

En parlant ainsi, la mère Mitard, assise dans son fauteuil de paille que les rhumatismes ne lui permettaient guère de quitter, palpait la dentelle et l’examinait par dessous ses lunettes montées en corne blonde. Il fallut considérer l’endroit, l’envers, la transparence, éprouver un fil. Cela prit du temps. Quand elle releva la tête, lentement, comme font les vieilles, elle s’aperçut que Mélie était debout devant elle, tournée vers la fenêtre du jardin, les yeux perdus dans l’horizon. Pendant plusieurs minutes, elle l’observa, sans que la jeune fille cessât de regarder là-bas, bien loin dans la campagne ou dans la vie, avec le même air de ravissement. Alors la mère Mitard eut un sourire tendre de grand’mère :

– Mélie, ma fille, dit-elle, tu as sûrement quelque chose !

– Moi, maîtresse Mitard ?

– Oui, quelque chose dans le cœur. Tu ne me le diras pas, mais je le sais bien.

Mélie tourna vers la vieille femme ses yeux si clairs, si clairs, qu’il en venait comme une rayée chaude.

– À quoi voyez-vous ça ? dit-elle.

– Eh ! ma pauvre fille, j’ai été jeune, moi aussi !

En entendant cela, Mélie se mit à rire, d’un beau rire éclatant, dans la chambre où tant de jeunesse heureuse n’entrait pas souvent. Ce n’était pas pour se moquer, oh ! non, mais une manière de ne pas dire oui, de ne pas dire non et de s’échapper en courant. Et les voisins se demandèrent ce que pouvait bien avoir une fille si sérieuse à montrer ainsi ses dents blanches en quittant la maison, tandis que la mère Mitard se traînait jusqu’au pas de la porte, et la suivait des yeux, avec des petits hochements de tête tout émus et tout drôles.

Share on Twitter Share on Facebook