XIV

La mère Noellet prit sur elle de répondre à Pierre. La lettre fut écrite par Antoinette. Elle était tendre celle-là, pleine de mots affectueux, de petits conseils maternels sur la conduite de la vie. La mère Noellet y marquait même, pour cet ingrat, les choses nouvelles qu’elle savait et qui l’avaient intéressée, montrant par là qu’elle le tenait encore pour un enfant de la Genivière, et qu’elle pardonnait, bien qu’on n’eût pas demandé pardon. Elle ne parlait pas de la question d’argent, n’ayant ni autorité ni mandat pour le faire. « Ne nous laisse pas si longtemps, disait-elle en terminant, sans nous dire au moins que tu vas bien. Peut-être que nous ne comprendrions pas ce que tu veux faire et que tu as raison de nous le cacher. Mais de te savoir en santé et de lire de ton écriture, vois-tu, mon Noellet, cela console un peu. »

Quelques lettres de Pierre parvinrent, en effet, à la Genivière, pendant cette fin d’automne et l’hiver qui suivit. Courtes, banales, avec des mots vagues d’espoir qui prouvaient que Pierre n’était pas encore sorti de cet état de gêne et d’incertitude du début, elles n’en étaient pas moins avidement attendues par la mère Noellet et par les deux sœurs, apprises presque par cœur et placées, avec l’enveloppe, dans l’armoire aux objets précieux.

Le père ne les lisait jamais, quoiqu’il sût un peu déchiffrer l’écriture : il s’en faisait rendre compte, sans marquer aucun sentiment ni de joie ni de réprobation. Jamais non plus il ne prononçait le nom de ce fils qui avait perdu sa place au foyer des Noellet en outrageant sa race et la terre qui l’avait nourri. Il demandait seulement, quand il voyait les femmes causer entre elles à voix basse : « Que racontez-vous les marraines ? Il a donc écrit encore ? » Et, timidement, elles donnaient, en quelques mots, les pauvres nouvelles qu’elles avaient reçues. Il faisait semblant de ne pas s’apercevoir qu’elles répondaient, l’une ou l’autre, aux lettres de Pierre, se cachant le plus qu’elles pouvaient, et chargeant quelque gars de l’école de mettre cette réponse à la poste, de peur que le père ne s’irritât si elles allaient elles-mêmes la porter au bourg, et ne défendît toute correspondance.

Ce ressentiment profond du métayer avait introduit une gêne inconnue jusque-là entre les habitants de la Genivière. Les jours s’écoulaient tristement, les veillées étaient mornes. Dehors, l’hiver était triste aussi. Il pleuvait sans cesse. Le même vent froid et sifflant poussait d’interminables brumes au-dessus des arbres morts et des champs ravinés. Tantôt elles couraient, comme affolées, en masses tumultueuses qui se heurtaient, se pénétraient l’une l’autre, se tordaient et roulaient confondues ; tantôt une nappe grise uniforme tendait le ciel, masse énorme, venue des mers lointaines, et d’où l’eau tombait sans répit, des semaines entières. Les blés jaunissaient, à peine levés. Les chemins noyés rendaient difficiles la moindre course. L’Èvre débordée, changée en torrent, rongeait ou emportait des cornières de prés.

Lugubre hiver, dont les Noellet s’inquiétaient doublement : pour leurs moissons compromises, et pour Jacques, le fils cadet, parti, lui aussi, volé à la Genivière par la conscription.

C’était en novembre qu’avait eu lieu cette séparation tant redoutée de part et d’autre. Sur la grande route du Fief-Sauvin, toute la famille réunie à la barrière d’un champ avait vu Jacques monter et s’éloigner, un ruban tricolore au chapeau, dans une carriole pleine de conscrits avinés et chantants.

Depuis lors, la métayère ne vivait plus de le savoir à Angers, très loin d’elle, dans une ville inconnue. Elle pensait continuellement à lui, s’étonnant que cet enfant, qui semblait tenir à la Genivière une moindre place que son aîné, eût laissé un si grand vide en la quittant. C’est qu’il était bon, voyez-vous, et faible aussi, maladif, abattu pour un rien. Il avait eu sa large part de pitié. Et maintenant qu’elle ne pouvait plus se dépenser pour lui, la mère souffrait, et se tourmentait infiniment. Elle s’inquiétait des marches militaires : car il s’essoufflait vite, de la théorie qu’il devait apprendre, des brimades des camarades, des mauvais discours surtout et des mauvais exemples qui pouvaient perdre son Jacques. La nuit, elle avait des rêves affreux ; c’était l’hôpital, ou la guerre du Tonkin, dont on parlait tant : elle croyait voir un soldat tombé, qui ressemblait à son fils, blessé d’une balle, un petit rond rouge près du cœur ; elle essayait de le soulever, poitrine contre poitrine, de l’emporter vers le bois, du côté où il y a une ambulance, mais elle n’était pas assez forte, et l’enfant retombait, perdant à flots le beau sang qu’elle lui avait donné. Elle criait alors, s’imaginant entendre la plainte du moribond. Et son mari, couché près d’elle, l’éveillait, et disait : « Femme, il n’est même pas en campagne, notre gars, il dort dans son lit, et mieux que toi. » Au fond, bien qu’il fut moins nerveux que sa femme, songeur plus lent et plus grave, il avait l’âme occupée du même souci, pleine de ressentiment contre les auteurs proches ou lointains du départ de Jacques : il en voulait à Napoléon dont le nom légendaire signifiait pour lui la conscription, au gouvernement, au médecin militaire qui avait déclaré son fils bon pour le service, et plus encore à Pierre, dont l’ambition avait tout perdu, même ce frère qu’il eût exempté.

Oui, ce fut un long et triste hiver pour les Noellet.

Comme il finissait, un matin, Marie chauffait le four dans la boulangerie située à l’extrémité de la ferme et voisine du chemin. Elle avait laissé la porte ouverte. Debout, éclairée par la flamme qui venait lécher la gueule du four, elle attendait que le dernier fagot fût entièrement consumé pour partager les charbons, les attirer sur le devant et enfourner le pain. Une grosse toile attachée à ses épaules et toute blanche protégeait ses vêtements. Tout à coup, une ombre s’allongea sur la terre battue de la boulangerie. Marie se détourna. Elle n’eut pas de surprise d’apercevoir Louis Fauvêpre, qui n’osait entrer, ni de honte de son accoutrement, qui était sa livrée de travailleuse, et dit :

– Vous voilà donc ?

– Oui, mademoiselle Marie, répondit le charron, je suis venu parce que… voyez-vous, j’avais affaire…

– Une charrue encore ?

– Oh ! non.

Il avait l’air préoccupé. Elle le vit bien.

– Ce n’est pas à moi que vous avez affaire ? demanda-t-elle.

– Non, mademoiselle Marie ; mais je vous ai aperçue qui chauffiez le four, et je suis venu, n’est-ce pas, pour vous dire bonjour.

– Eh bien, voilà qui est fait, monsieur Fauvêpre, je vous remercie. Qui cherchez-vous ?

– Maître Noellet.

– Allez donc voir du côté de l’étable.

Le métayer n’était pas loin. De l’autre côté de la cour, près de l’étable, comme l’avait dit sa fille, il déchargeait une charrette pleine de choux, pour le pansage des bêtes. Sa blouse ruisselait de l’eau qui coulait des feuilles charnues, gaufrées et violacées par dessous, quand il les saisissait, à larges brassées, et les jetait dans une stalle vide. Il essuya sa main mouillée au revers de sa blouse, et la tendit amicalement au jeune homme :

– Bonjour, Louis Fauvêpre, dit-il ; qu’est-ce qui t’amène ?

– Une nouvelle que j’ai à vous apporter.

– De qui ?

– De Jacques.

Julien Noellet, qui s’était déjà remis à l’ouvrage, par habitude de toujours agir, même en causant, s’arrêta.

– J’ai passé hier à Angers, maître Noellet, continua Louis, je l’ai vu : il a eu trop de chagrin de vous quitter, ce garçon-là.

– N’est-ce pas, Louis Fauvêpre, qu’ils ont été injustes de me le prendre ?

– En vérité oui, ça ne fera jamais un soldat.

– Ils sont durs avec lui, pas vrai ?

– Un peu.

– Il est malade, peut-être ?

– Oui, maître Noellet.

– Je l’ai pensé tout de suite. Couché ?

– Non.

– Tant mieux, car nous autres, quand on se couche… Est-il bien malade, Louis Fauvêpre ? Dis-moi tout, à moi : la mère n’entendra pas, d’ici.

Il tremblait, attendant la réponse.

– Mais non, dit le jeune homme, affectant de trouver excessive la crainte du métayer, je ne crois pas que cela soit grave : un rhume mal soigné, de la fatigue, du chagrin surtout, voilà ce qu’il a. Il tousse un peu. Tenez, le vrai remède serait de lui envoyer sa mère. J’ai promis qu’elle irait le voir.

– Tu as bien fait, mon gars : elle ira.

Puis ils se turent tous deux, chacun essayant de cacher à l’autre la fin d’une pensée très triste qui lui venait. Le métayer soupira profondément, et serra la main de Louis. Puis, comme le fils du charron traversait la cour dans toute sa longueur pour rejoindre le sentier, il le suivit des yeux, le trouvant beau, loyal, et, comment dire cette chose qu’il chassa comme une tentation ? il envia le charron Fauvêpre.

Share on Twitter Share on Facebook