XXII

Et maintenant la fin de l’été était venue, la saison où le soleil, jusqu’à son déclin, pèse, formidable, où mille sortes d’insectes se glissent dans les fentes de la terre, et crient. Les herbes craquent, les tiges rampantes abandonnent leurs fruits. Presque plus de fleurs : elles se sont flétries dans cette fournaise qui mûrit la graine. Et le soir, au lieu du parfum qu’elles n’ont plus, c’est une odeur de moisson qui flotte. Orge, avoine, froment, tout est coupé. Ils ont fini de rire et de bavarder entre eux les beaux épis tremblants, ils sont à bas, les uns amoncelés en gerbes, toutes leurs têtes tournées les unes vers les autres et s’embrassant dans la mort, les autres déjà rentrés. Depuis des jours et des jours, les gens des fermes les fauchaient à pleines faucilles, trempés de sueur, les hommes, les femmes, chacun fonçant dans un carré fauve. C’est fini. La campagne a donné sa récolte : elle est déserte, nue, livrant ses chaumes aux tourterelles, qui sont des glaneuses, comme les pauvres femmes, et qui longent le creux des sillons, poursuivies, elles aussi, par le cri du nid affamé. De toutes parts la batterie est commencée. On entend de loin, à travers les arbres, croître, diminuer et grossir encore le ronflement des machines, râle douloureux où l’on devine toutes les phases de la lugubre histoire de la gerbe, poussée, étreinte, tordue et séparée comme nous : le grain d’un côté, la paille de l’autre. À la Genivière, on battait aussi, depuis la pointe du jour jusqu’au soir, et les gens de la vallée, ou du Fief et de Villeneuve, ou des coteaux d’en face disaient : « Il est quatre heures, ceux de Genivière commencent ; il s’arrêtent, il est midi ; les voilà qui reprennent, il est deux heures. » Sous le soleil d’août qui mettait les veines en feu, dans la poussière qui hâlait les cous, l’aire était pleine de travailleurs accourus de partout à l’appel des Noellet : des parents, des métayers voisins, des domestiques, des amis même dont ce n’était pas le métier de faire la moisson, comme les deux Fauvêpre et le petit tailleur ; car chacun offre ses bras et devient métivier à ces heures de régal et de presse. Un ruisseau de blé roux coulait du déversoir de la batteuse. Il recelait la vie, et la vie le saluait, et se multipliait autour de lui. Les femmes, à pleins râteaux ratissaient le grain ; quatre chevaux tournaient, attelés aux branches du pivot ; les hommes passaient et repassaient, portant la paille battue ou les gerbes au bout de leurs crocs d’acier bleu ; d’autres détruisaient une à une les assises du gerbier ; d’autres s’élevaient avec le pailler énorme, enfoncés à mi-jambes dans l’or de la paille fraîche : le petit moulin, agitant son clapet, souillait en arc la balle de froment, comme une queue de comète : au-dessus d’eux la machine, avec ses engrenages et ses volants, tournait, grondait, couvrant de son vacarme le son des voix et des rires et les hennissements des bêtes excitées par le fouet. Partout la joie, partout l’ivresse du bruit et du mouvement.

Un seul homme, au milieu de la ferveur de tous, restait impassible : c’était Julien. Debout à sa place de chef, près de la gueule béante qui broyait la moisson, il recevait les gerbes, les déliait d’un tour de main, et les poussait, l’épi en avant, le long du plan incliné. La poussière qui couvrait ses cheveux le faisait paraître tout blanc. Ses yeux énormes ne s’allumaient d’aucune flamme quand il les levait. Il accomplissait sans goût sa besogne, ayant la pensée ailleurs. Parfois même, distrait, il oubliait de donner la pâture à la machine, et demeurait immobile, le front penché vers sa maigre poitrine. Alors le bruit des cylindres tournant à vide avertissait les batteurs. Et tous ces gens répandus autour de lui regardaient à la dérobée, d’un air de compassion, le métayer de la Genivière. Ils ne s’arrêtaient pas de travailler ; mais, pour une minute ou deux, la joie de l’aire était suspendue.

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