XXI

Le soleil n’était pas levé quand la voix de Julien Noellet éveilla le valet qui dormait au-dessus de la boulangerie.

– Ohé ! descends lier la grande paire de bœufs, et dépêche !

L’homme fut étonné ; car, au mois de mai, la saison des labours est loin, celle des charrois n’est pas commencée, et, quant aux foires, outre que le métayer n’y allait plus régulièrement comme autrefois, il n’en avait point été question la veille. Or vendre une paire de bœufs, – celle-là surtout ! – c’est une affaire grave, qui se discute et se mûrit. Le métayer n’avait parlé de rien de pareil. Pourquoi donc enjuguer les bêtes ?

Le valet raisonnait ainsi tandis qu’il se vêtait à la hâte, et descendait, les yeux lourds, l’échelle qui conduisait à sa chambre.

Il trouva son maître sur la chaussée pavée qui coupe en deux l’étable, occupé à considérer, les bras croisés, ses six bœufs de labour qui tournaient la tête vers lui, et demandaient, d’un mugissement bref, la crêchée du matin. Julien Noellet paraissait sombre. Mais n’était-ce point l’ordinaire, à présent ? Le valet n’osa rien demander. Il alla prendre, le long du mur, le joug de cormier poli, le posa sur la tête des deux plus beaux bœufs, Vermais et Fauveau, tachés de blanc et de roux, hauts d’échine, larges de croupe, et, tandis qu’il serrait la pièce de bois au ras des cornes avec la courroie, il remarqua que deux larmes coulaient sur la joue creusée du métayer. Quand toute la lanière fut enroulée, il décrocha l’aiguillon, et attendit un ordre, appuyé sur l’épaule énorme de Vermais. Julien soupira, et dit :

– Tiens, mon pauvre gars, regarde-les bien : tu n’en lieras pas souventes fois dans ta vie d’aussi beaux que ceux-là.

– Ça se peut, répondit le valet.

– Ils font joliment la paire, repritle métayer ; c’est la même robe et le même âge : Vermais serait peut-être un peu plus fort. Jamais ils n’ont refusé de tirer, jamais ils n’ont été malades : pourtant il y a eu des journées dures.

– Pour ça, oui, patron.

– Ce n’est pas que je méprise les autres : Chauvin et Rougeais sont de bonnes bêtes aussi ; Caille et Nobiais feront leur devoir tout comme d’autres, quand ils seront plus vieux ; mais ceux-là, je les aimais.

– Vous allez donc les vendre, que vous les regrettez ? demanda l’homme.

– Je vais où je veux, répliqua sèchement le métayer. Mène-les dehors, et prends la route.

Le domestique passa une blouse par dessus ses vêtements, car il bruinait, et poussa les bœufs hors de l’étable. Au fond, que lui importait ? Vendre une paire de bœufs, en racheter une autre, être ici, être là, suivre les chemins ou faucher, c’est toujours obéir et gagner sa vie. Son large visage, un instant étonné, reprit bientôt sa placidité habituelle. Sans plus rien dire ni rien penser, il se mit au pas de ses bêtes, à la hauteur de leur poitrail, sifflant deux notes connues d’elles, pour les encourager.

Le métayer s’en allait derrière, appuyé sur son bâton d’épine roussie qu’une cordelette de cuir rattachait au poignet. Le plus souvent il baissait les yeux. Quand il les levait, et qu’il apercevait les croupes fauves de ses bœufs préférés, leur poil bien tacheté, leurs mufles balancés de droite et de gauche par la cadence de la marche et d’où s’élevait un souffle blanc dans l’air glacé du matin, un soupir lui gonflait la poitrine. Il se remémorait les profonds labours qu’il avait faits avec Vermais et Fauveau, le jour où il les avait achetés, à la foire de Sainte-Christine, avec Jacques, toutes les occasions qui s’étaient offertes de les vendre à gros bénéfice. Mais il y tenait trop. C’était sa joie, à lui, de contempler son harnais au complet, ses six bœufs attelés ensemble. Peut-être en était-il puni, car il s’était souvent enorgueilli à leur endroit. Les vendre et surtout ne pas les remplacer, quelle honte ! Quel chagrin de suivre pas à pas cette richesse de la Genivière qui s’en allait ! Et la cause ? la cause, c’était toujours la même.

Les métayers du Fief-Sauvin et d’au delà, qui se rendaient à la foire de Beaupréau, lancés au trot de leur carriole, le saluaient d’un mot ; des coconniers, marchands d’œufs et de volailles, sortaient la tête des toiles tendues de leurs voitures au-dessous desquelles se balançaient des paniers à claires-voies ; des messagers le dépassaient en levant leur chapeau : il ne répondait rien, ne regardait pas même.

Il continuait l’examen de son malheur. Le matin même de la mort de Jacques, il avait reçu une lettre de Paris. Pierre, cette fois, n’avait écrit ni à sa mère ni à ses sœurs ; il disait à son père : « Vous me devez une somme que vous retenez sans droit. Il y a sept mois, je vous l’ai réclamée. Jamais je n’ai eu de réponse. Aujourd’hui, je ne puis plus attendre. Mon prêteur connaît ma créance contre vous. Et, si je ne lui ai pas versé quinze cents francs dans huit jours, vous serez poursuivi par lui. Je ne puis l’en empêcher. » Au premier moment, il s’était emporté, il avait répété qu’il ne payerait rien, qu’il avait dépensé déjà en faisant instruire son fils plus que ne valait l’héritage de l’oncle de Montrevault, qu’il n’avait pas d’argent, au surplus. Ces quinze cents francs, ils étaient dans la métairie depuis des années, et, pour les en séparer, il fallait vendre des bêtes ou des arbres, déchoir, se priver encore ! Non, il laisserait plutôt s’accomplir la menace. On verrait si ce fils indigne oserait aller jusque-là, poursuivre son père, l’amener en justice ! Pendant vingt-quatre heures, Julien Noellet s’était tenu à cette résolution violente… À la réflexion, cependant, il avait cédé ; car il la devait, cette part d’héritage. Il avait, dans son esprit, désigné Vermais et Fauveau pour acquitter les dettes de Pierre. Et il les menait maintenant au marché, ses bons bœufs. Comme cette humiliation lui pesait de se sentir vaincu par son fils, et contraint d’obéir à la loi, puissance de second ordre, à ses yeux, et subordonnée jusque-là à son autorité domestique !

Il se trouvait arrivé au bas d’une petite côte qui se dresse à peu de distance de Beaupréau. Vermais et Fauveau montaient la pente de leur même allure forte et pacifique. Il les regarda encore, sous le soleil levant, superbes, roux comme des châtaignes mûres, et songea en lui-même : « Il vaut mieux que Jacques soit mort : il aurait eu trop de peine. »

Puis, connaissant que la ville était proche, il tira sa courte pipe de son gousset, et l’alluma, pour se donner contenance, selon la coutume qu’il avait toutes les fois qu’il arrivait à la ville. Le valet, content de voir les toits monter dans le ciel plus clair, lui qu’aucun souci ne hantait, s’était mis à chanter une chanson. Noellet le rejoignit, et tous deux, flanquant les bêtes de chaque côté, firent leur entrée dans Beaupréau.

Les rues étaient pleines de blouses bleues et de coiffes blanches en mouvement vers la place du Marché. De toutes parts, cette foule, avec la continuité régulière des ruisseaux, coulait et se déversait dans le vaste champ en pente, déjà encombré d’un tel grouillement d’hommes et d’animaux qu’on n’apercevait plus la glaise jaune du sol. Les nouveaux arrivants entraient quand même dans cette masse, y produisaient un remous d’un instant, s’arrêtaient, et se fondaient avec elle. Le valet de la Genivière, quand son tour fut venu, ne fit point autrement : il saisit Vermais par une corne, et, avec un petit sifflement qui leur disait d’être sages, il poussa ses bœufs en avant. Ils n’allèrent pas loin. Un gros marchand de la Villette fit un signe à Julien Noellet, et le valet, posant l’aiguillon en travers, tint ses bêtes immobiles.

Ce n’était pas la première fois que Julien Noellet vendait les bœufs pour la boucherie. D’habitude, il ne pensait guère au sort prochain qui les attendait. Mais, cette fois, il vit en imagination le maillet de l’assommeur s’abattre sur l’étoile blanche que Vermais et Fauveau portaient tous deux au front, et, au moment de conclure le marché, il hésita.

– C’est pour les tuer que vous les voulez ? demanda-t-il.

– Pas pour autre chose, dit le marchand en riant. Croyez-vous que je les achète pour leur faire des rentes ?

Il fallait cependant bien se résigner. Julien frappa dans la main de l’acheteur, et, se tournant vers le domestique :

– Toi, dit-il, tu as entendu : dans deux heures, tu les livreras à l’entrée de la route du Pin. Après, tu pourras aller à tes affaires, si tu en as. Voilà quarante sous pour ta dépense.

Le valet fut stupéfait de voir son maître vendre ses bœufs sans en racheter d’autres et lui donner congé de si bonne heure. Les yeux ronds, sans bouger, il semblait attendre la suite de cet ordre évidemment incomplet.

– Touche donc les bœufs, sapré gars, et ne me regarde pas comme ça ! cria le métayer, d’un ton qui mit fin aux incertitudes du valet.

Et brusquement il se retourna, entraînant le boucher hors du champ de foire, pour terminer l’affaire et recevoir le prix au cabaret, tandis que ses deux grands bœufs reculaient, les cornes basses, à travers la foule.

Julien Noellet n’était pas buveur. D’ordinaire, il ne faisait que passer dans les auberges. Il s’y attarda ce jour-là, d’abord avec le marchand auquel il venait de vendre ses bœufs, puis avec des métayers, des gens de toutes les paroisses des Mauges qu’il voyait rarement et qu’il avait seulement coutume de saluer d’un signe de tête. Il leur offrait à boire, parlait haut et beaucoup avec eux, sans jamais traiter d’une affaire quelconque et sans quitter la place où il avait déjeuné.

Les anciens du Fief ou de Villeneuve qui le voyaient ainsi, à la même place, boire et fumer, comme pour s’étourdir, lui taciturne et sobre entre ceux de sa race, disaient entre eux :

– Croirait-on que c’est lui ? Depuis la mort de son gars, on ne le reconnaît plus.

Il avait en effet bien du chagrin, le métayer de la Genivière, et il buvait pour oublier.

Vers le coucher du soleil seulement, il sortit de l’auberge, et, au lieu de prendre la route du Fief, se rendit chez son notaire, qui demeurait dans le milieu de la ville. Il n’était pas ivre, mais il commençait à se sentir la tête lourde et les jambes molles.

La vue des panonceaux de l’étude le remit un peu d’aplomb.

– J’apporte de l’argent, dit-il, dès qu’il fut entré dans le cabinet à rayures noires et vertes où tant de ses pareils avaient défilé depuis le matin.

– De l’argent, maître Noellet, dit le notaire, et pourquoi ?

– Pour envoyer.

– Ma foi, je ne vous connaissais pas de dettes.

– Ce sont les fils qui en font, répondit le métayer.

Sans s’expliquer davantage, il chercha sa bourse de cuir, prit un à un les louis d’or, et les rangea sur le bureau, par piles de cinq, se défiant de lui-même et recomptant chaque pile.

Après la septième, il s’arrêta, et dit gravement :

– Voilà Vermais.

Il se remit à compter. À la quatorzième, il dit encore :

– Voilà Fauveau.

Enfin lorsque, sur l’acajou fané du meuble, les quinze cents francs furent disposés en quinze petites tours d’or lentement extraites de la vieille bourse et lentement abandonnées par la main qui les édifiait :

– Voilà tout l’héritage de l’oncle Thomas de Montrevault, conclut le métayer.

– Je me rappelle l’affaire, dit le notaire : le legs était fait à votre fils.

– Oui.

– Et c’est à lui qu’il faut envoyer l’argent ?

– Oui. Mais je voudrais que vous lui écriviez en même temps.

– Facile, maître Noellet, très facile : je lui dirai ?

– Vous lui direz que, maintenant qu’il est payé, il n’y a plus rien de commun entre lui et moi, plus rien, vous entendez ?

– Très bien.

– Vous lui direz encore que j’ai défendu à sa mère et à ses sœurs de lui écrire, et que ses lettres, je ne les recevrai plus, ni personne chez moi.

– Vraiment, maître Noellet, dit le notaire, qui était un homme conciliant, vous me donnez là une commission…

– Vous ne voulez pas la faire ? interrompit le métayer.

– Je sais que votre fils vous a causé des déceptions…

– Vous ne voulez pas, alors ? répéta Julien Noellet en avançant la main pour reprendre son argent.

– Si vous y tenez absolument…

– Eh bien, faites-la : les raisons voyez-vous, ça me regarde, je suis le père.

Le notaire connaissait bien sa Vendée. Il reconduisit le client jusqu’à la porte, et le laissa partir sans renouveler l’objection.

Julien Noellet serra autour de son poignet la cordelette de son bâton, traversa quelques rues de la ville, et, dans le soir tiède, reprit la route du Fief-Sauvin.

Il marchait à longues enjambées.

C’était l’heure où les derniers métayers ou marchands revenaient dans leurs carrioles, avec femmes, enfants et marchandises. En apercevant le maître de la Genivière, ils ralentissaient le trot de leur cheval, et proposaient à Julien de monter. Mais il se sentait le sang tout brûlant, et refusait, espérant que la marche le calmerait.

– Non, disait-il, une autre fois.

– Tu as vendu tes grands bœufs, dis ?

– Oui.

– Tu n’en as donc pas racheté, que tu t’en vas comme ça ?

Cette question, dix fois répétée, exaspérait le paysan.

Quand il fut rendu près du moulin de Haute-Brune, il quitta la route, afin d’éviter de nouvelles rencontres. Son dessein était de rentrer à la Genivière par les prés. La nuit approchait. L’ombre avait saisi la vallée. Seules les hauteurs, à droite et à gauche, gardaient une aigrette de lumière, un dernier champ de blé, un bouquet d’arbres qui voyaient encore le soleil en allé. Bientôt toute flamme disparut, et la brume, venue des eaux prochaines, épaissit le crépuscule autour du paysan.

Il avait à peine laissé à cent mètres derrière lui le moulin, dont la roue faisait son bruit de plongeon, qu’il s’arrêta, stupéfait, épeuré. Sur une de ces grosses pierres grises roulées au milieu du courant de l’Èvre, autour desquelles l’eau grésille, un vieil homme était assis, les jambes pendantes. Peut-être n’était-ce que le meunier qui tendait ses lignes à anguilles ? Mais Noellet, à plusieurs signes, crut reconnaître son grand-père mort depuis vingt-sept ans, un bonhomme rude comme l’ancien temps. Comment douter ? N’était-ce point son air, ses cheveux blancs comme neige, sa veste aux basques écourtées, ses guêtres brunes montant jusqu’aux genoux, et même le mouvement de sa tête, qu’il ramenait vers la poitrine, quand on lui demandait de se souvenir ? Car il avait fait toute la grande guerre de 1793, l’aïeul, vécu dans les genêts, couru les chemins de nuit et de jour ; il avait reçu trois blessures, passé la Loire avec l’armée en déroute, et tout vu, tout connu, tout souffert : il racontait cela longuement aux veillées. Pourquoi revenait-il ? Comment se trouvait-il là, sur le passage de son petit-fils, à cette distance habituelle des fantômes de nuit, qui ne sont jamais ni près ni loin ? Julien eut peur qu’il ne demandât des nouvelles de Pierre, et se glissa, courbé, vers la haie de saules qui filaient le long du pré, à sa gauche. Mais il en était encore à vingt pas au moins, quand un son de voix lui arriva par-dessus la rivière et par-dessus les cépées.

– Tu es bien pressé, Julien ?

Le respect et la peur le clouèrent sur place. Jamais il n’avait parlé couvert devant l’aïeul. Il ôta son chapeau, et attendit un peu. Les oreilles lui sonnaient comme si tous les grillons du pré les eussent habitées. La voix reprit :

– Tu as vendu tes bœufs, Julien, et tu n’en as pas racheté d’autres. Ils étaient donc trop chers ?

Il percevait distinctement les paroles, mais il ne voyait plus qu’une forme indécise, à cause de la distance et surtout des ondes de brume que le vent charriait entre la rivière et lui. Il répondit :

– Non, grand-père, ils n’étaient pas trop chers. C’est pour payer les dettes du fils que j’ai vendu mes bœufs.

– Tes deux meilleurs ?

– Oui, certes.

Et la voix se fit profonde pour dire :

– C’est grande pitié, mon pauvre Julien, des enfants d’aujourd’hui… Nous savions mieux vivre autrefois, autrefois, autrefois…

Toutes sortes d’échos des bois, des criques de l’Èvre, des coteaux noyés d’ombre, répétèrent : « Autrefois, autrefois. »

Et le métayer vit se lever un bataillon de soldats vêtus de blanc avec une cocarde au chapeau. Des canons de fusil, des faux redressées, au-dessus de leurs têtes jetaient un éclair pâle. Ils marchaient au pas de charge, à l’assaut d’un rempart immense dressé là-bas dans la nuit grise. Le grand-père était en avant. La terre tremblait sous leurs gros souliers, les branches craquaient dans les buissons, les roseaux pliaient sur leurs rives, et la colonne avançait toujours, en rangs pressés. Julien les reconnaissait presque tous, pour les avoir vus dans sa jeunesse, ces anciens vénérables, hommes des jours finis, débris de l’antique Vendée glorieuse. Ils le reconnaissaient aussi, et chuchotaient entre eux quelque chose qu’il n’entendait pas, d’un air de pitié. Ils passaient. On les eût dits chassés par l’orage tant ils couraient vite, le grand-père toujours devant, très loin, et qui continuait de fixer l’endroit où Julien s’était arrêté, les pieds dans l’herbe haute, au milieu des prés enveloppés par la nuit, pleurant de honte.

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