II

C’était bien vrai. Pierre commençait le latin sous la direction de l’abbé Heurtebise, curé de Villeneuve, la plus petite des deux paroisses entre lesquelles se divise la commune du Fief-Sauvin.

Tout enfant, dès l’école primaire, il s’était distingué de ses camarades par une incroyable ardeur d’apprendre et de dépasser les autres. Son frère Jacques, d’un an à peine moins âgé que lui, lisait mal et avec ennui, n’écrivait que sous l’œil du maître, par servitude, et ne pensait qu’à des choses simples, comme tous les petits gars du bourg : à ses sœurs, à des pièges qu’il avait tendus, à un nid qu’il « savait » et qu’on dénicherait au sortir de l’école, à galoper par les champs, tête nue criant, piaffant au soleil de quatre heures du soir, et surtout à Pierre qu’il aimait follement.

Pierre, c’était pour lui le vrai maître, une sorte de génie ayant autorité, un être qui décidait et commandait à son gré. Nul autant que Jacques ne se réjouissait des succès de Pierre. Il courait en avant, le samedi, – jour de paye pour les écoliers comme pour les hommes, – arrivait en nage à la ferme, et criait : « Pierre a la croix ! maman, Pierre a la croix ! » Tout triomphant, il embrassait la mère qui demandait : « Et toi, mon Jacques ? » Il faisait une petite moue pour montrer qu’il n’avait rien, lui ; mais cela ne durait guère : tout le monde n’est pas né pour la croix, et tout le monde n’y tient pas. Un instant après, l’aîné entrait, fiérot, comme disait le père, ses livres sous le bras et le poing sur la hanche. Il se laissait embrasser et complimenter, et vite allait s’asseoir à une table achetée exprès pour lui, réservée pour ses livres et ses cahiers, – un luxe inouï, à la Genivière, – tandis que Jacques criait sur les bœufs qui s’attardaient dans l’abreuvoir, ou ramenait les moutons des prés. « Quel dommage que ce garçon-là ne soit pas poussé, disait souvent l’instituteur, il irait loin ! »

Rien qu’à voir les deux frères, on devinait ces différences de natures : le cadet, grandi trop vite, penché en avant comme un rejeton de peuplier sans tuteur, avait une figure de petite fille, rose pâle semée de taches rousses, des yeux bleu clair où il n’y avait que de la vie et de la joie de vivre. Leste et sauvage, il fuyait pour un colporteur, pour un marchand de moutons qui entrait dans la cour de la ferme. Hors ces cas rares, il ne s’écartait pas volontiers de la maison, aidait le père, aidait les sœurs, aidait le valet. Tout son cœur tenait dans sa Genivière, et s’y trouvait heureux.

Pierre était tout différent. Physiquement, il ressemblait au père : brun, largement taillé, les traits réguliers. Sa mâchoire carrée, surmontée d’une bouche très fine, annonçait une volonté énergique : mais les yeux surtout indiquaient une nature puissante. Bleus ou verts, on ne savait trop, enfoncés qu’ils étaient dans l’ombre blonde de l’orbite, ils avaient un regard ardent, droit, le regard sans nuances des êtres forts qui vont brusquement d’un extrême à l’autre. Pour un reproche, pour une contrariété même légère, ils s’animaient et flambaient. Au repos, ils étaient un peu hautains ; rarement ils s’attendrissaient. La mère les aimait cependant les yeux sombres de son Pierre, et souvent, quand elle les rencontrait fixés sur elle, il lui arrivait de songer, elle aussi : « Mon Noellet n’a pas son pareil dans toutes les Mauges ! »

Peut-être même l’avait-elle dit. Ni ces mots, ni la flatterie muette de ces sourires qu’il provoquait autour de lui n’échappaient à l’enfant. Vers treize ans, il sortit de l’école, et, de suite, remplaça le second valet que le père congédia, tout content d’être aidé par son fils. Mais, chose rare dans les campagnes, l’écolier survécut à l’école ; il resta liseur et curieux de savoir ; son esprit n’était point au labour, ni même à la joie âpre de la moisson. Pierre travaillait bien, mais sans goût ; il avait une façon de se retirer à l’écart, aux heures de relâche, au lieu de rire avec les autres, tandis que le harnais soufflait, une manière indifférente de regarder les bêtes de l’étable, dont le père s’attristait, lui dont la terre était l’unique orgueil. Son plaisir était de lire, à la veillée ou le dimanche, des livres empruntés à une bibliothèque paroissiale fondée par les Laubriet au Fief-Sauvin, des fragments de journaux dans lesquels étaient enveloppés les coiffes ou les souliers de ses sœurs achetés à Beaupréau, les affiches placardées sur les murs. Aux foires, où il suivait le père à présent, il écoutait les conversations des marchands de grain et de bestiaux, qui voyagent beaucoup et raisonnent un peu sur tout. Mille choses le frappaient, que le père ne remarquait pas bien qu’il les entendit également. Il y songeait en travaillant aux champs. Et ainsi se formait autour de l’enfant une atmosphère d’idées et d’imaginations où il vivait confiné. Chaque jour la distance croissait entre son esprit, ses jugements, ses goûts et ceux de ses parents. Eux le sentaient vaguement, lui plus nettement. Une inquiétude ambitieuse l’agitait, un désir de s’élever sans cesse excité par les hommes, par les choses, par cette influence mystérieuse qui vient de tous côtés, par dessus les collines, les clochers, les rivières, jusqu’aux métairies des vieux pays, jusqu’aux humbles toits situés très loin des centres, comme était la Genivière sur son coteau boisé. Il ne s’ouvrait d’ailleurs à personne, et nul n’aurait pu dire ce que pensait Pierre Noellet.

Brusquement, le lendemain de ses quatorze ans, il déclara qu’il voulait être prêtre. Cette vocation n’avait rien d’étonnant dans ce pays de la Vendée, terre sacerdotale où, depuis comme avant la Révolution, Dieu lève chaque année une dime de jeunes hommes. La mère en fut ravie. Elle enviait, dans le fond de son âme, plusieurs femmes du bourg qui avaient un enfant ou curé ou vicaire et qu’on voyait se promener avec lui, à de rares intervalles, émues, partagées et comme embarrassées entre la tendresse pour le fils et le respect pour le prêtre. Aussi n’hésitait-elle point à dire oui. Elle eût voulu que le père fît de même. Mais il refusa de donner, pour le moment, aucune suite au projet. Pour une idée d’enfant toute nouvelle et qui ne durerait pas sans doute, se priver d’un aide déjà utile, renoncer à l’espoir de le voir un jour prendre la direction de la métairie, l’éloigner et s’obliger pour des années à de lourdes charges, la pension à payer, les livres, les habits, vraiment non ! Il fallait attendre au moins douze mois avant même d’y réfléchir. Et pendant une année entière la question ne fut pas une seule fois agitée entre Julien et son fils. Pierre laboura, hersa, coupa les luzernes et les foins comme un futur métayer, sans une plainte, sans une allusion à ce qui les avait divisés.

Mais, l’année expirée, vers septembre, il réitéra sa demande. Cette fois, on ne pouvait plus raisonnablement exiger un nouveau délai. Il fallait consentir ou refuser. Le métayer se résigna. Il alla parler de l’affaire au curé de Villeneuve, l’abbé Heurtebise, qui fit venir l’enfant, l’interrogea, et répondit : « Il y a du pour, il y a du contre, mais comme il y a plus de pour que de contre, et que, d’ailleurs, on ne sait jamais, envoyez-le-moi trois fois par semaine, j’en fais mon affaire : il entrera l’année prochaine au collège de Beaupréau, et pas en huitième, je vous en réponds ! »

Depuis lors, Pierre Noellet se rendait au presbytère de Villeneuve, son sac sous le bras. Ce vieux sac, une poche de cuir, autrefois jaune, traîné sur les bancs de l’école, ayant servi tour à tour de massue, de coussin, de boîte à transporter les œufs d’oiseaux dénichés, tout sali et déformé qu’il fût, Pierre le portait fièrement, à présent qu’il pouvait montrer à l’intérieur des livres latins, des dictionnaires, de grosses histoires grecque et française, et des cahiers de devoirs demi-cartonnés comme pas un gars de son âge n’avait eu l’honneur d’en posséder ou d’en voir seulement. Il rencontrait souvent par les chemins de ces anciens compagnons de lecture ou d’écriture. Leurs étonnements le flattaient. Il leur faisait peser ses dictionnaires, à bout de bras. Et c’était bien autre chose quand l’écolier, ouvrant au hasard, devant ces apprentis bouviers, le De viris illustribus du bon Lhomond, leur faisait épeler une phrase de latin.

– Comprends-tu ? demandait-il.

– Nenni, répondait le gars.

– C’est pourtant bien facile, reprenait Pierre en haussant les épaules : ça veut dire qu’Épaminondas mourut à Mantinée.

Épaminondas, Mantinée, il n’en fallait pas davantage pour être réputé savant au Fief-Sauvin, et Pierre Noellet ne tarda pas à devenir, dès le début de ses mystérieuses études classiques, l’objet d’une certaine considération parmi ceux de son temps et même parmi les anciens.

Ainsi, quand il se rendait au presbytère de Villeneuve, il lui fallait traverser le bourg du Fief-Sauvin dans toute sa longueur et faire encore un bon kilomètre au delà : dans le trajet, il passait devant plus d’une maison amie d’où partait à son adresse un mot aimable ou plaisant, un salut, un petit hochement de tête, signes révélateurs d’une importance naissante. Fauvêpre, le maréchal ferrant et charron, un gros homme jovial dont la forge est à droite, tout au haut de la côte, s’arrêtait de ferrer, et lui criait, tenant toujours le pied du cheval sur son tablier de cuir : « Bonjour, rosa la rose ! » ; l’épicier en demi gros et détail, le père Huet, toujours à trois pas de la porte, ce qui lui permettait de dire : « Après vous » au client qui entrait, et de s’acquérir une réputation d’urbanité, dodelinait de la tête en le regardant : la mère Mitard, la rentière hydropique, souriait à travers les vitres de sa maison neuve ; l’aubergiste, un libéral, haussait les épaules, et lui jetait : « C’est-il pas dommage de faire un curé avec ça ; grand fainéant, va ! »

Il y avait aussi, tout à l’extrémité du Fief, sur la gauche, la maison de Nicolas Rainette, un tisserand qu’on trouvait plus sûrement au cabaret qu’à son métier. Mais si le père n’était pas exact à l’ouvrage, la fille l’était pour deux, Mélie Rainette, d’un an plus âgée que Pierre et la meilleure amie de ses sœurs. Par les fenêtres basses de la cave, on la voyait à toute heure du jour, penchée sur la lourde machine en bois et faisant courir, entre les fils tendus, la navette comme une souris grise. Celle-là, quand Pierre passait, ne disait rien. Elle levait seulement les yeux ; son visage plein et sérieux s’animait un peu, et, jusqu’à ce qu’il fût sorti du cadre de l’étroite ouverture, sans bouger de place, elle suivait l’élève de l’abbé Heurtebise.

Lui, sans penser à rien, ou bien répétant ses leçons, continuait par la route qui ondoie sur le plateau, et, en un quart d’heure, il gagnait Villeneuve, c’est-à-dire une douzaine de maisons et de closeries groupées sans ordre autour d’une église neuve. À côté de l’église, le presbytère, également neuf et sentant le plâtre : entre les deux, une cour abandonnée où poussaient des touffes d’herbes aromatiques, lavande, hysope et sauge.

Pierre entrait.

– Monsieur le curé n’est pas là, Gillette ?

– Vous savez bien qu’il est dans le pré, voyons ! Tous les jours, il faut vous le dire.

Le pré n’était qu’une bande de terre étroite, derrière la cure, où l’herbe ne poussait guère, tondue par la vache, martelée par les sabots du curé ou des paroissiens qui venaient l’y trouver. L’abbé n’en parlait cependant qu’avec révérence, et s’y plaisait incroyablement. C’était un grand vieillard à grandes jambes, osseux, droit, avec des cheveux blancs, ras et frisés, le cou cuit par le soleil, un nez long et épais et deux petits yeux très noirs perdus sous des sourcils gris. Il accueillait son élève très gravement, répondait à son bonjour par une inclination de tête, et prenait le devoir des mains tremblantes de Pierre. Bientôt il s’agitait, soufflait fortement, s’arrêtait pour regarder l’enfant d’un air terrible.

– Tu as fait cela tout seul ?

– Oui, monsieur le curé.

– Personne ne t’a aidé ?

– Dame, monsieur le curé, qui voulez-vous qui m’aide ?

– C’est incroyable, ma parole, tout compris, sans une faute : une version qu’on donnait de mon temps en cinquième !

Et alors le pré, pendant une heure ou deux, résonnait de mots latins, d’apostrophes, de noms propres empruntés à l’histoire ou à la géographie, et bien faits pour déconcerter les vieilles gens assis non loin sur le pas de leur porte, et qui écoutent toujours, dans l’atmosphère silencieuse de leur maison.

Les séances se prolongeaient aussi longtemps que le réclamaient la correction des devoirs et la récitation des leçons. Puis l’écolier, la bride sur le cou, reprenait le chemin de la Genivière, le plus souvent par la traverse, assoiffé de liberté et d’exercice violent. Il avait besoin de la fatigue du corps pour se reposer de l’autre, et, venant à l’heure où maîtres et valets, portant tout le poids de la journée, se sentaient moins vaillants, il les surpassait tous, qu’il s’agît de faucher un coin de luzerne pour les bêtes, de tenir la charrue, d’abattre des châtaignes, pieds nus sur une branche, ou d’enlever d’un seul coup de tranche un pied de pommes de terre. Maintenant que ce n’était plus un métier, et que personne ne l’y contraignait plus, il aimait ces rudes besognes. Il y mettait l’aisance robuste d’un homme fait. Et le père, qui le remarquait bien, ne pouvait s’empêcher de songer quel beau chef de ferme il aurait eu en lui. Il soupirait, pour se reprocher ensuite cette faiblesse d’un moment.

Pierre ne se mêlait plus, d’ailleurs, que par boutades aux grands travaux de la Genivière. Pour qu’il eût mieux le temps d’étudier, on l’envoyait, avec ses livres et ses cahiers, garder les vaches à la place de ses sœurs. Et c’est là, en pleine nature, dans la solitude parlante de la campagne, que son esprit s’ouvrait aux premières notions des lettres. La bonne école que celle-là, et comme il en profitait ! Une fièvre intense de vie emportait son esprit. Il prenait cela pour des pensées. C’étaient d’étranges échappées dans toutes les voies nouvelles qui s’ouvraient, une procession tumultueuse de rêves, d’images flottantes, d’aspirations vagues. À de certains moments, son cœur débordait aussi. Il s’émerveillait de cette joie qui lui était venue tout à coup. Car, à présent, de voir des choses ordinaires, cent fois vues, la houle blonde des froments, de petites fuites de vallons, des groupes d’arbres, d’entendre d’une colline à l’autre la chanson des bœufs qu’il avait chantée lui-même, cela l’enivrait. Il avait envie de remercier les arbres, l’herbe et le ciel d’être beaux, souriants, jeunes comme lui. Il se demandait quelle fête c’était dans le monde pour que tout fût ainsi radieux autour de lui, et parfois, à certaines heures plus tendres du jour, quand il levait les yeux de dessus ses livres, il les fermait aussitôt, sentant quelque chose se fondre dans sa poitrine.

Bien souvent il ne rentrait que pour souper. Le repas achevé, il restait dans la pièce commune, la maison, où il couchait avec Jacques, tandis que son père, sa mère et ses sœurs se retiraient dans l’appartement voisin, le plus propre et le mieux orné de la ferme, qu’on nomme en Vendée la chambre. Les devoirs n’étaient pas toujours finis, car l’abbé Heurtebise en donnait beaucoup. Une heure, deux heures encore l’écolier veillait. Le feu se mourait dans l’âtre, de gros champignons rouges poussaient dans la mèche de la chandelle de suif, une odeur de levain sortait de la huche, Jacques ronflait, l’épaule saillant hors du lit et faisant une grande tache d’ombre sur le mur : la petite plume tête de mort courait toujours, égratignant le papier, jusqu’à ce que la mère, couchée de l’autre côté et remarquant la lumière qui passait sous la porte, dit à voix basse en frappant le mur du doigt :

– Éteins la chandelle, mon Noellet, il est tard.

Il obéissait. Mais parfois, les nerfs trop montés pour dormir, il ouvrait la porte de la cour pour humer l’air frais, ou bien il s’amusait à compter, par le trou béant de la cheminée, les étoiles qui passaient là-haut. Il y en avait qu’il préférait entre toutes : les trois du baudrier d’Orion, et, comme il n’était pas sans désir de gloire, il lui arrivait de rêver qu’il portait l’une d’elles sur le front, deux autres à chaque oreille, et qu’il s’en allait ainsi, magnifiquement, parmi les astres.

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