III

Mélie avait une étoile, elle aussi, qu’elle aimait. Dès le matin, à l’heure, variable suivant les saisons, où le soleil dépassait le toit de la maison d’en face, un rayon entrait par la fenêtre de la cave. Il glissait sur le bois du toilier, gros rouleau où s’enroule la toile, ou sur la châsse, vernie par le frottement, que la main attire et repousse d’un mouvement régulier. Elle le connaissait, elle lui souriait. Il lui manquait dans les jours sombres. Quand il se perdait, le soir, dans l’angle de la cave, parmi les barriques vides chargées d’écheveaux de fil et de pièces de rechange, elle se sentait le cœur serré.

Ce petit rayon-là, voyez-vous, c’était de la joie. Et il y en avait si peu dans la maison du tisserand !

Aucune maison du Fief-Sauvin n’était plus vieille ni plus délabrée. Les murs, affaissés, coupés de lézardes que cimentaient seules des mousses compatissantes, faisaient ventre sur la route. Le toit se creusait d’une solive à l’autre, et dessinait la charpente. Un petit corridor qui la traversait, une chambre à droite pour le père et d’où l’on descendait dans la cave par une trappe, une chambre à gauche pour Mélie, c’était toute la maison des Rainette. Avec un petit jardin derrière, c’était toute leur fortune. Encore eût-il fallu, pour savoir ce qu’ils possédaient, déduire les dettes du bonhomme. Il en avait dans tous les cabarets du bourg et des bourgs voisins. Le père Rainette buvait. Du temps de sa défunte femme, quelques-uns prétendaient qu’il n’était ivre qu’un jour sur deux. Mais ils devaient se tromper. Mélie n’avait aucun souvenir pareil : dès sa plus petite jeunesse, elle s’était trouvée mêlée aux drames lugubres de la boisson et de la misère, et l’image qu’elle avait gardée de sa mère était celle d’un pauvre être battu, résigné, heureux de la mort comme d’une délivrance.

Pour l’arracher autant que possible au triste intérieur du tisserand, les sœurs de l’école avaient retenu Mélie plusieurs années après les années d’études réglementaires, lui apprenant tout ce qu’elles savaient elles-mêmes : beaucoup de douceur et de piété, un peu de littérature, ce qu’il en faut pour le petit brevet, et de jolis secrets d’aiguilles, dentelles, crochet, broderie, où elles excellaient. À leur contact, Mélie n’était pas seulement devenue la plus fine ouvrière du Fief-Sauvin : son âme, naturellement délicate, s’était formée. Elle avait pris de ces femmes d’humble condition, mais que leur vocation rendait si supérieures au milieu où elles vivaient, quelque chose de leur manière d’être. La grosse gaieté rurale lui était étrangère, les plaisanteries équivoques des repas de noces la gênaient. Ses joues blanches que colorait seulement une tache rose aux pommettes, semblaient avoir connu l’ombre de la cornette. Elle était peu curieuse des choses du dehors. Elle avait tant à faire ! Sa mère morte, – il y avait de cela dix-huit mois, – elle avait dû tenir le ménage, et, le père ne travaillant pas ou presque pas, travailler pour lui. Le matin, d’ordinaire, Nicolas Rainette consentait à descendre dans la cave, à s’asseoir en face de Mélie, et clac, clac, clac, clac, la chanson laborieuse commençait, répétée par le métier de Mélie qui faisait aussi clac, clac, clac. Il était bon ouvrier, la toile paraissait couler de ses doigts, tant il avançait à la tisser. Mais il n’avait pas fait une demi-journée de travail, qu’il disparaissait brusquement, comme appelé par une force irrésistible.

Ses séances au cabaret lui coûtaient plus qu’il n’avait gagné. En outre, le fabricant, c’est-à-dire l’industriel qui occupe plusieurs douzaines, quelquefois plusieurs centaines d’ouvriers auxquels il fournit le fil et paye la toile, n’aurait pas souffert que la tâche de huit jours fût livrée en retard.

Aussi Mélie n’hésitait pas. Sitôt sa pièce achevée, elle continuait l’autre sur le métier abandonné de Nicolas Rainette, et, quand le père rentrait, à la brune, ivre mort, buttant contre les murs pour trouver son lit, elle se levait, lasse et satisfaite, prenait son châle, et sortait un peu sur la route. Encore prolongeait-elle quelquefois la journée pour s’acquitter de quelque menu ouvrage confié à ses mains adroites : une coiffe à repriser, une ruche à monter, un chiffre à broder. Il y avait toujours dans son armoire un ou deux objets de cette sorte qui attendaient une heure de loisir.

Elle n’avait donc pas de temps à perdre. Les marchands de veaux et de porcs qui passaient devant la maison dans leurs carrioles à claires-voies, au trot de leurs chevaux efflanqués, avaient beau faire claquer leur fouet, ils n’arrivaient point à voir la couleur des yeux de cette grande fille brune penchée sur sa toile. Les anciens du bourg eux-mêmes qui, par manière de plaisanterie, venaient tambouriner avec leurs cannes sur les vitres du châssis, n’obtenaient qu’un signe rapide de connaissance.

Et cependant, un jour, elle fit une exception remarquable, à ses habitudes.

C’était un matin d’avril, le samedi d’avant les Rameaux. Il y avait six mois que Pierre apprenait le latin, et, bien que l’hiver fût fini, que le soleil clair chauffât déjà la route, il portait encore la casquette en fausse loutre que sa mère lui avait donnée pour ses étrennes et dont les autres mères du Fief avaient parlé comme d’un luxe sans précédent. Cette fourrure allait bien à ses cheveux blonds. Sa blouse bleue était correctement serrée à la taille par une ceinture de cuir verni. Pierre se soignait, comme un garçon qui grandit.

Justement il s’était arrêté de l’autre côté de la route, un peu en arrière, pour contempler la glycine de la mère Mitard, une grosse liane tordue sur laquelle s’attachaient déjà, par masses duvetées, une multitude de grappes près de fleurir.

– Bonjour, Pierre, dit une voix.

Il se retourna, aperçut la jeune fille à la porte de la chambre, et répondit d’un air étonné :

– Comment, c’est vous, Mélie ?

Puis il vint, en se berçant sur ses longues jambes, s’appuyer au contrevent, à côté de Mélie debout et encadrée dans l’ouverture.

Elle était bien un peu rouge, cette pâle Mélie, d’avoir osé le héler et des regards qui l’observaient. Mais elle avait son projet.

– Je ne sais pas si j’ai bien dit, fit-elle : à présent que vous étudiez, il faudrait peut-être vous appeler monsieur Pierre ?

– Oh ! dit l’écolier intimement flatté, vous voulez rire. Que faites-vous là ?

– Une reprise donc, si fine même que j’en ai les yeux perdus.

– Et c’est pour me montrer que vous travaillez bien que vous m’appelez ? Je savais cela, Mélie.

– Mais non, mon pauvre garçon, je veux vous demander si vous avez des rameaux pour demain.

– Je ne crois pas… Vous en vendez ?

– Non, par exemple, reprit-elle un peu froissée, j’en donne. Autrefois, quand les demoiselles de la Landehue venaient à Pâques, elles me défleurissaient tout mon romarin. À présent qu’elles ne viennent plus, j’ai de quoi en donner à mes amis. Si cela vous plaît ?

– Certainement, Mélie. Seulement, dépêchons-nous. J’ai ma leçon !

– Venez ! dit-elle.

Tandis qu’elle se levait, Pierre ouvrait la porte de la maison. Ils se rencontrèrent à l’extrémité du couloir, où commençait le jardin bien primitif des Rainette : une allée entre deux carrés mal cultivés, avec deux poiriers à l’entrée, deux pruniers au bout, et, ça et là, près des rangs de choux et de céleri, quelques bottes de tulipes et de primevères rouges qui avaient réjoui plusieurs générations. Dans le coin de gauche, au fond, s’épanouissait le romarin, planté à l’angle de la haie vive qu’il débordait de toutes parts, superbe, empanaché, formant un vrai buisson d’aiguilles argentées et de fleurs mauves. Au delà, il y avait un sentier.

Mélie et Pierre s’approchèrent du romarin. Un bourdonnement de mouches en sortit. Puis, avec son couteau, la jeune fille se mit à couper les plus belles branches qu’elle passait à mesure à son compagnon.

– Tenez, le rameau du métayer… celui de la métayère… pour Marie, celui-là… pour vous…

Pour vous, c’était la tête de l’arbuste, la couronne splendide du buisson.

Pierre répondit :

– Comme ils sentent bon !

– Pour Jacques… pour Antoinette, continua Mélie.

– Savez-vous, Mélie, ajouta Pierre, que vous êtes encore plus grande que moi ?

– Croyez-vous, Pierre ?

– Regardez !

– Pour votre valet, celui-ci…

Elle se redressa très droite, à côté de Pierre.

– Bien sûr, Mélie, vous avez l’épaule d’un doigt plus haute que moi. Ça n’est pas étonnant, du reste : vous êtes plus vieille.

– Oh ! fit-elle en riant, treize mois à peine ; qu’est-ce que cela ? D’ailleurs, vous êtes déjà mon aîné par l’esprit : on vous dit si savant !

– Non, Mélie, dit Pierre gravement, mais je le deviendrai. Vraiment vous êtes une aimable fille, on passerait volontiers plus de temps avec vous.

– Oh ! fit-elle.

– Mais j’ai ma leçon, et je suis en retard.

Elle lui aida à ranger sur son bras les branches fleuries, toute contente d’une joie enfantine d’avoir pensé aux rameaux. Il traversa de nouveau le jardin, pour s’en aller. Elle le suivit. Sur le seuil de la porte, il lui jeta un adieu de belle humeur, et sortit en courant. Elle lui fit un petit salut de la tête, et le regarda qui s’éloignait du côté de Villeneuve, par la route ensoleillée.

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