XXIII

À Monsieur Chabersot, officier de l’Instruction publique, professeur honoraire de l’Université, à Fontainebleau.

Paris, 10 juin 188…

Mon cher maître et ami,

Depuis bientôt deux mois que vous avez quitté Paris et pris votre retraite, vous vous plaignez que je n’aie pas encore commencé pour vous ce journal intime que je vous ai promis. Accusez la vie assez laborieuse que je mène, l’accablante chaleur, le chagrin que j’ai ressenti de la mort de Jacques, tout excepté l’oubli. Non, je ne vous oublie pas. Chaque jour, au contraire, je vous cherche et vous regrette. Votre voisinage m’était précieux : vous étiez un conseil, une force toujours secourable. Vous m’avez littéralement sauvé de la misère. Je me rappellerai toute ma vie notre première rencontre, un soir d’hiver, sur le palier haut perché de l’appartement que j’habite encore, quai du Louvre. Peut-être vous en souvenez-vous aussi, mais ce n’est sûrement point avec cette précision de détails que laisse après elle une tristesse consolée. Je souffrais tant ! Je rentrais, ayant vainement sollicité ici et là une de ces maigres places d’employé de bureau que tant d’affamés se disputent ; je vivais de l’argent prêté par Loutrel ; je travaillais, l’esprit inquiet, une licence problématique ; je voyais s’assombrir et se resserrer jusqu’à m’étouffer cet avenir que j’avais cru si large ouvert devant moi. Il faisait plus noir encore dans mon cœur que dans cette maison étroite dont je montais les escaliers. Au moment où j’arrivais devant ma porte, quelqu’un sortait de la chambre en face. Je le heurtai. Nous nous regardâmes. Du premier coup d’œil, je vis que j’avais affaire à un homme aimable. Il n’était pas fâché de ma maladresse. Le reflet de la bougie qu’il tenait à la main dansait sur son front chauve. Mon voisin de palier me parut très grand, très vieux aussi avec sa barbe en collerette, toute blanche, très indulgent surtout, car, au lieu de répondre aux excuses que je balbutiais, il me considérait et devinait mes angoisses secrètes, mon abandon, le besoin que j’avais d’un soutien. Tout autre que lui aurait, avec un peu de compassion stérile, continué sa route. Lui m’interrogea. Il me tint un grand quart d’heure sous le feu de sa bougie et de ses petits yeux mobiles de régent d’étude. Et quand il sut que je me destinais aux lettres, que je commençais seul et à demi découragé ma licence, il me dit avec un sourire, le meilleur que j’eusse vu chez un indifférent : « Nous nous reverrons, mon jeune ami. »

Nous nous sommes revus, en effet, mon cher maître, chaque jour et plusieurs heures par jour. Vous avez repris avec moi le rôle de professeur que vous abandonniez ailleurs, vous m’avez prodigué vos trésors de science, de patience et de sévérité. Naïvement, je m’imaginais que vous prépariez le licencié : c’était le journaliste que vous armiez.

Votre raison pratique a eu bientôt fait de me montrer la vanité de mes ambitions d’écolier. Licencié es lettres ! docteur ! quand je manquais de pain ! Le goût des titres m’a passé, lorsque vous m’avez dit un jour : « Écrivez un article. – Et sur quoi ? – Sur ce livre qui vient de paraître. – Comment, monsieur, il est d’un membre de l’Institut ! – Raison de plus. – Qu’en ferez-vous après ? – Écrivez toujours. »

L’article achevé, corrigé, accepté, grâce à vous, par un important journal dont les bureaux n’étaient pas loin du quai du Louvre, vous souvenez-vous avec quelle impatience de naufragé, chaque jour, je guettais mes deux initiales, comme les voiles du bateau qui devait m’emmener ? Celui-là publié, d’autres ont suivi. Et puis, lorsque l’essai a été jugé par vous suffisant et satisfaisant, le même ami qui avait déjà tant fait pour moi a négocié mon engagement au Don Juan.

Alors moi, le sauvage et le timide, moi qui, jusque-là, vous avais caché le secret de ma vie, je vous ai tout avoué. Combien d’heures a-t-elle duré, cette promenade le long de l’avenue des Champs-Élysées, sous les marronniers dont les fleurs pyramidaient, comme de petits sapins blancs ou roses, au soleil printanier ? Combien ? Le temps de tout dire. Vous écoutiez avec la patience de ceux qui aiment. Vous m’avez grondé doucement, pas très fort pour que je ne perdisse pas toute confiance. Vous avez fait ce qu’aurait fait mon père, sans doute, s’il avait pu comprendre une telle confidence. Pauvre et cher secret qu’une seule personne au monde connaît avec vous, Mélie Rainette, une tisserande du Fief-Sauvin, une fille de mon pays, qui porte un brave cœur, elle aussi, sous sa guimpe de toile blanche. Quand je vous le disais, marchant près de vous, dans nos longues causeries, vous branliez la tête : « Folie ! disiez-vous ; folie ! » Mais vous n’aviez pas la cruauté de me briser cet avenir d’un mot décourageant.

Laissez-moi donc vous en parler encore !

Plus j’étudie cet amour qui s’est emparé de moi, plus je vois qu’il ne ressemble à aucun autre. Les jeunes gens de famille, comme ils se nomment eux-mêmes, nés dans un milieu qui leur suffit, ne connaissent pas cette ambition précoce qui m’a fait sortir du mien ; ils n’ont qu’à se laisser vivre et porter par la vie ; leur jeunesse n’est troublée par aucune lutte ni par aucune dissimulation ; ils jouissent d’elle pleinement, et quand déjà leur voie est tracée, qu’ils savent où ils iront, de quels revenus ils disposent et quel train leur convient, alors ils se demandent qui partagera cette fortune acquise. Leur choix est réfléchi. Mais moi ! moi je suis né à ses pieds, dans la terre pénétrée de son nom, et qui me le répétait avec celui de mes parents ; son château, ses bois, ses prés, ont été mon premier horizon ; elle-même a éveillé ma première admiration et le sentiment d’une existence différente de celle de la Genivière. Par elle j’ai entrevu un monde que j’ignorais, et quand j’étais trop petit encore pour l’aimer comme je l’aime à présent, j’aimais déjà en elle la richesse, la beauté, la splendeur élégante de la vie qu’elle représentait.

Et ainsi, peu à peu, les deux grandes passions qui tiennent le cœur de l’homme m’ont attaché à elle : l’ambition et l’amour. Je l’ai aperçue comme le but suprême, comme la récompense éblouissante à laquelle j’atteindrais. L’effort prodigieux qu’il m’a fallu pour monter, je l’ai fait d’abord à cause d’elle et bientôt pour elle.

Faut-il que je l’aie aimée, dites, pour lui avoir déjà sacrifié tant de choses ! des affections qui ne se remplacent pas, des camaraderies, ma Vendée dont l’image est sans cesse devant moi, et la paix, la paix qui m’eût appartenu sans doute si j’étais resté parmi les miens, braves gens sans ambition, à qui suffisent un printemps pluvieux et l’été sans orages !

20 juin.

Les Laubriet ne sont plus ici, comme vous le savez peut-être : jusqu’en novembre ils habiteront la Landehue.

Et moi, dans ce grand Paris où je suis seul, sans parents, sans amis, – car Loutrel n’en est plus un, quoique nous vivions encore sous le même toit, – je rassemble les souvenirs de ce rude hiver et de ce printemps meilleur qui vient de finir. Je vois plus nettement l’obstacle, la distance sociale qui me sépare des Laubriet : je me connais mieux et je les connais mieux. Sans doute, dès le début, tout enfant, j’avais compris qu’il y en avait une. Mais laquelle ? Je m’imaginais, écolier que j’étais, qu’une fois bachelier je serais à moitié route, et qu’il suffirait d’avoir fait du latin pour être de leur monde. Je me suis aperçu, depuis, que la distance en avait à peine diminué et qu’elle était encore longue, très longue, presque infinie. Je l’ai mesurée à deux choses, au sourire de vos yeux d’abord, quand je vous ai dit : « Mademoiselle Madeleine est riche, sa mère est noble, son père a un château en Vendée. » Puis j’ai été reçu chez eux. Et alors cette impression que votre scepticisme indulgent m’avait donnée, je l’ai ressentie, de plus en plus vive et profonde, en les voyant.

La première fois que j’ai rencontré M. Laubriet, c’était en février, le 16. Le lendemain, comme il m’en avait prié, je sonnais à la porte de l’hôtel de la rue La Boëtie. « Venez le matin, m’avait-il dit, vous êtes sûr de me trouver. » C’était le matin, en effet, l’heure que les hommes très répandus comme M. Laubriet consacrent d’habitude aux affaires et à la correspondance. Tous les effrois de ma jeunesse me ressaisissaient. J’étais si pauvrement mis ! Ma redingote avait si souvent gelé ou mouillé sur mon dos ! Le dédain des domestiques m’humiliait. Le valet de chambre hésitait à me faire monter. « Ce petit Noellet, vraiment ! se déranger pour si peu ! Monsieur était bien bon de le recevoir ! »

Et, en effet, pourquoi me recevait-il ? Je me le suis demandé depuis, et je pense que c’était un peu par bonté naturelle, par souvenir de mes parents, un peu aussi par convenance. Il ne se pouvait guère qu’un propriétaire rural comme lui laissât vivre ou dépérir à Paris, sans s’en inquiéter autrement, un enfant de sa paroisse de Vendée, né dans le rayon de son château, et, de plus, son filleul. L’honneur de son patronat exigeait qu’il essayât de me dégrossir un peu. Je faisais partie des devoirs sociaux de M. Hubert.

Certes, il les remplissait affablement. Dans ce cabinet où le bruit et le jour mouraient parmi des tentures lourdes et la multitude des objets précieux, où j’entrais comme dans un sanctuaire, il m’accueillait le mieux possible, assis à son bureau, en veston de travail. Je le dérangeais : il avait grand soin de n’en rien laisser paraître. Il se faisait extrêmement simple et familier, cherchant avec un effort d’esprit à peine sensible ce qui pouvait intéresser un homme aussi jeune, aussi peu fortuné et aussi étranger que moi à toutes ses occupations et au mouvement habituel de sa pensée. Même, à deux ou trois reprises, il me proposa délicatement, en termes voilés, une aide pécuniaire dont j’avais grand besoin, et que je refusai pourtant. Il m’encourageait, m’indiquait une solution d’avenir, une place à prendre, avec la meilleure envie de m’être utile et l’inexpérience totale de cette lamentable course au gagne-pain où j’avais usé déjà beaucoup de mon courage ; il m’invitait à revenir le voir.

Mais pouvait-il m’empêcher d’être gauche et de le sentir ? De moi à lui, il y avait une gêne immense, et, malgré tout, il y en avait une petite aussi de lui à moi : cette nuance d’embarras qui s’accuse, entre gens de mondes différents, dès que les banalités sont épuisées. Aucun raffinement d’éducation n’est capable de la dissimuler tout à fait.

Vous ne sauriez croire les révoltes que me laissaient ces premières entrevues, ces questions qui revenaient, toujours les mêmes, parce que, au delà, l’intimité aurait commencé ! Plus d’une fois je me suis dit : « N’y retourne pas. »

Et j’y retournais, poussé par la force persévérante de ma race, ayant déjà réparé les fissures invisibles par où mon rêve s’échappait de mon âme.

Puis je suis devenu journaliste.

À partir de ce jour-là, un changement s’est produit dans nos relations. Je prenais un peu d’assurance, je possédais un habit, des nouvelles, un titre sans doute un peu vague, journaliste, mais qui sert de passeport quand même. J’étais présentable. La porte du salon s’est entr’ouverte. Jusque-là, M. Laubriet m’avait reçu le matin : j’ai été reçu un soir, avec les amis de la maison. J’ai revu madame Laubriet, mademoiselle Madeleine, Marthe, et grâce peut-être à cette dernière, demeurée très prévenante et attentive pour moi, deux fois encore, pendant ce mois d’avril, le dernier de leur séjour ici, j’ai passé la soirée à l’hôtel de la rue La Boëtie.

Là, j’ai pu observer les Laubriet dans leur vrai milieu et sous leur vrai jour. Ô mon ami, comme votre sourire avait raison ! Ce nouveau pas me l’a montré mieux encore.

J’ai trouvé M. Laubriet aussi accueillant que dans son cabinet, avec ces façons de grand seigneur qui sont gênantes pour un pauvre garçon comme moi. Il m’appelait volontiers son filleul devant ses amis : et ce titre seul provoquait chez eux des comparaisons muettes dont je me sentais rougir. Un de ces trois soirs, qui comptent tant dans mes souvenirs, il m’emmena au fumoir, son bras passé sous le mien, en disant : « Voyons, Pierre, quoi de nouveau au Don Juan ? » Mais rien que l’inimitable manière dont il allumait son cigare eût suffi à détruire toute illusion d’égalité, si pareille idée me fût venue.

Madame Laubriet n’est pas non plus précisément hautaine. Elle représente à merveille la vieille aristocratie terrienne de chez nous. Au milieu de Paris, elle reste Vendéenne, paroissienne du Fief-Sauvin avant de l’être de Saint-Philippe-du-Roule, prodigieusement forte sur l’histoire des guerres locales que ses parents ont faites. Elle considère les paysans comme attachés encore par une sorte de servage honorable à la terre. Le rompre, c’est déchoir. Jamais elle ne comprendra ce que j’ai fait. Un journaliste, eût-il tout le talent et tout l’esprit imaginables, lui semble, comme un musicien, quelqu’un qui joue de quelque chose pour de l’argent. La pente naturelle de son esprit est toute vers la campagne : elle voit évidemment la Genivière en me voyant, et m’accueille avec ce sourire digne dont l’image m’est demeurée présente depuis ma petite enfance.

Et Madeleine ? direz-vous.

Ermite, qui ne l’avez pas vue, et qui ne la verrez pas de longtemps sans doute, retiré que vous êtes dans vos bois de Fontainebleau, imaginez-vous une grande jeune fille aux cheveux bruns dorés dont la tête, un peu hautaine celle-là, repose sur un cou délicat. Les traits sont énergiques et légèrement trop forts, comme chez les Ponthual. L’expression habituelle de ses yeux, d’un bleu gris, est une sorte d’indifférence distraite. Mais qu’un plaisir, un mot original jeté dans la conversation, l’entrée d’un ami ou d’un fâcheux tire mademoiselle Laubriet de ce demi-sommeil, ils s’animent, deviennent d’un vert profond, tantôt impérieux, tantôt caressants. Ses yeux la font superbe d’une beauté d’intelligence et de vie. Elle le sait, et s’amuse elle-même de l’effet produit par ces brusques changements de physionomie sur ceux qui l’observent pour la première fois. Jamais je ne l’ai vue répondre à une fadeur. Mais je l’ai vue sourire d’un beau trait de courage ou d’esprit. Lorsqu’un homme de quelque valeur entre dans le salon, il est rare qu’au bout de cinq minutes elle ne soit pas auprès de lui, en train de causer ou d’écouter. L’intelligence exerce sur elle une fascination. Et c’est par là seulement que je puis approcher d’elle. Je travaillerai, j’arriverai, je l’envelopperai dans ma réputation naissante. Quand elle entendra parler d’articles que j’aurai réussis, d’un volume de vers où, nulle part nommée, elle sera partout célébrée ; quand je me serai fait une place dans les lettres, alors peut-être se dira-t-elle : « C’est à cause de moi, c’est pour moi ! » peut-être, mesurant l’immensité de l’effort, en sera-t-elle touchée.

Elle est toute simple avec moi, elle si fière avec d’autres. Elle n’a pas changé. Je la retrouve telle qu’elle était lorsque, moi sortant de la Genivière, elle du parc de la Landehue, accompagnée de sa bonne, elle me disait : « Pierre, avez-vous trouvé quelque chose pour m’amuser, aujourd’hui ? » et que, m’ayant suivi jusqu’au bord d’un fossé, pendant que j’écartais les ronces, les mains et le cou déchirés par les épines, elle, toute blonde alors comme une petite fée, avançait la tête sans risque de se blesser, pour voir trois œufs bleus au fond d’un nid.

Quand donc sera-t-elle moins simple ? quand ne serais-je plus pour elle Pierre Noellet de la Genivière ?

De la Genivière ! comme ce sera difficile à faire oublier !

Tenez, quand M. Laubriet me présentait chez lui à quelqu’un, – j’excepte les artistes, qui font peu de cas des origines, lors même qu’ils en ont une, – tout d’abord, j’aurais juré lire dans les yeux de l’ami un vif désir de me connaître : la main se tendait franchement, l’attitude était toute sympathique : « M. Pierre Noellet ! » Il semblait véritablement que je manquais à la liste de ses relations. M. Laubriet ajoutait-il : « Rédacteur au Don Juan », il y avait déjà une nuance qui s’effaçait. Et s’il avait le malheur de dire : « Du Fief-Sauvin », « Ah ! très bien ! » répondait l’autre. J’apercevais un pli léger au coin de ses lèvres, et je me sentais jugé.

25 juin.

J’étais hier au Salon, et je m’étais assis, un peu las, sur un divan. En levant les yeux, je découvris dans un coin, tout en haut, un petit tableau si bien perdu vers le plafond, si modeste de dimensions, que certainement un passant sur mille ne l’avait pas remarqué. Ce qu’il représentait ? Une femme à demi vêtue de draperies flottantes qui se mirait dans une fontaine. L’invention n’était pas riche, mais le paysage, le ciel avaient une fraîcheur naïve, toutes les feuilles remuaient au vent, la fontaine dormait comme une enfant, avec un sourire : c’était une œuvre toute jeune. Et j’eus pitié de celui qui l’avait faite, un obscur, un pauvre sans doute, égaré, rudoyé dans la foule des parvenus ou des protégés. Il avait travaillé longtemps, il avait mis dans son tableau tout son cœur, tous ses rêves, une grande espérance. On l’a pendu là-haut, à trois mètres du plancher, où personne ne l’a vu. Il était si content d’avoir été reçu ! Dans quelques jours, il viendra décrocher sa toile, qui n’a rencontré ni acheteur, ni médaille. L’atelier lui semblera triste, la vie lourde.

De quoi se plaint-il ? N’a-t-il pas figuré dans le même Salon que les plus célèbres et que les plus heureux ?

2 juillet.

Arsène Loutrel m’a quitté, il a loué un appartement dans le quartier latin, sous prétexte de se rapprocher de l’École, ce qui est une pure plaisanterie. Séparation froide, qui nous évitera une rupture violente. Nous étions mal ensemble, depuis qu’il a exigé si rigoureusement le remboursement des sommes qu’il m’avait prêtées : son père peut être tranquille, les traditions de si bonne heure inculquées à son fils ont été comprises et retenues. Deux et deux font cinq : j’ai payé un gros intérêt à un camarade de collège, et nous avons échangé des quittances avec la dernière poignée de main.

Je conserverai pour moi seul les pièces de notre quatrième. J’y retrouve les souvenirs de mes premiers mois et particulièrement le vôtre, et puis je ne suis pas riche, bien que je porte sur mes cartes de visite « Rédacteur au Don Juan » ; enfin l’endroit me plaît : de la chambre de Loutrel devenue la mienne, par-dessus les platanes du quai, je découvre la Seine, le Pont-Neuf et sa petite île verte, l’écluse, et tout le vieux Paris de la Cité que nous regardions ensemble et que vous m’expliquiez, dans cet hiver laborieux et misérable qui eut quelques bonnes heures.

Je travaille là, le matin, je lis, j’écris des articles qui seront refusés par Léonce Gay ou par Thiénard, les deux rédacteurs principaux du Don Juan. D’avance je sais que je serai refusé. Mais je m’entête, et je recommence. Il y a en moi de cette persévérance des métayers qui ensemenceront le même sillon jusqu’à ce que l’herbe ait levé ou que la saison soit trop avancée. Je m’essaye en des genres divers, tâchant de varier les sujets et le style même. À une heure, je m’achemine vers la rue Caumartin. Je monte à la rédaction : il n’y a personne que le garçon de salle, qui me dit : « Voilà M. Noellet qui vient faire sa Revue de la presse. » Mon Dieu, oui, cinquante journaux m’attendent, pliés, en pyramides rectangulaires. Mais d’abord j’entr’ouvre la porte du cabinet de Léonce Gay, et je glisse un de mes articles sous la statuette de femme en cristal de roche qui lui sert de presse-papier ; j’entre aussi chez Thiénard, et je pose son chien de bronze sur mon second article. À l’œuvre alors, Paris, province, il faut tout lire, – et c’est dur ! – éventrer les journaux à coups de ciseaux, classer les fragments, appréciations politiques d’un côté, faits divers de l’autre, enfin coudre les premières d’une phrase qui puisse à la rigueur servir de transition : « La Justice se montre sévère pour le discours du président du conseil » ; « L’Intransigeant est impitoyable » « le Figaro ne serait-il pas dans la vérité quand il dit… » « Ouvrons maintenant l’Abeille Savoisienne. » À l’aide de deux pains à cacheter, sur une bande de papier, des petits carrés blancs et noirs s’alignent, comme des dominos. Je ne me doutais pas autrefois que ce fût là le début dans la littérature.

Après dîner, je reviens pour les journaux du soir.

Vers huit heures, les bureaux commencent à prendre vie. Du fond de la salle commune, – où je suis encore seul, – j’aperçois les rédacteurs qui arrivent un par un, terminant le cigare allumé, la copie en poche. Où ont-ils écrit leur petite colonne divisée par trois étoiles en paragraphes sautillants ? Chez eux, dans la rue, au café, au théâtre. Le Don Juan se rédige en l’air. Dans la journée, on ne rencontre que le garçon de salle et moi. De huit heures à minuit, il y a Thiénard, c’est-à-dire l’homme journal, qui fait toutes les besognes non faites, taille dans le reste, donne au Don Juan sa physionomie, revoit les pages, travaille pour quatre et joue à la Bourse. Tous les autres passent. « Bonjour, Thiénard ; tenez, voilà mon courrier… mes échos… mon carnet mondain… ma chronique théâtrale… – Bonjour, Thiénard ; avez-vous une place pour une réclame en deuxième page ?… Dites-donc, Thiénard, connaissez-vous l’affaire du petit X ? Impayable ! Figurez-vous… » Et la porte retombe sur eux. Cette dernière catégorie de gens n’appartient pas à la rédaction. Ce sont les amis à nouvelles, qui montent des grands boulevards, la nuit tombante, contents d’avoir leurs entrées dans un journal assez bien coté dans le monde et facile d’accès, grossissant le moindre bruit de coulisse pour se donner de l’importance, et qui quêtent, en échange, un renseignement sur les courses ou l’original d’une dépêche qui traîne sur les tables. C’est un va-et-vient continuel. Les épreuves arrivent de l’imprimerie, le téléphone n’arrête pas de sonner. Léonce Gay, tout l’opposé de Thiénard, qui ne bouge pas de son cabinet, court de l’un à l’autre. Il est tout à tous. Il a un air d’officier, comme Thiénard, mais point de cette grosse cavalerie brune, sévère, qui besogne en grondant, avec le geignement du bûcheron : c’est le joli lieutenant blond, rose, rieur, bon enfant et mauvais sujet, qui cause bien, fait des mots, écrit comme il parle, jamais embarrassé, jamais étonné, et même, en apparence, jamais pressé.

Dans ce manège où tournent tant d’hommes et tant de choses autour de moi, je demeure au bout de la table verte, sous mon abat-jour, caché derrière mes journaux du soir que je déploie un à un comme j’ai fait pour ceux du matin. Le tourbillon m’effleure, et ne me touche pas. Qui s’inquiéterait de ce manœuvre à deux cents francs par mois, gagnant sa vie à coups de ciseaux ?

Il passe là, près de moi, certains jours, beaucoup de gens connus dans la politique ou dans les lettres : connus de tous les autres. Je me les fais nommer. Ils pourraient m’être utiles ; mais si mon ambition n’a pas changé, ma confiance en moi-même a décru : je n’ose les aborder. Personne ne s’offre à leur présenter un débutant comme moi.

Et je reste immobile, derrière l’écran de mes journaux dépliés.

Quand j’ai collé mon dernier pain à cacheter, il est encore d’assez bonne heure. Je me lève. Et, avant de sortir, j’accroche au passage Léonce Gay. « Avez-vous lu mon article ? – Sans doute. – Eh bien ? – Pas assez parisien. » Je frappe à la porte de Thiénard. Il cause à trois personnes en revoyant la première page toute humide et retombant autour de sa main comme un mouchoir. « Que voulez-vous ? – L’article que j’ai… – Je verrai ça demain, le journal est plein. »

Demain, je ne sais pas quand ce sera.

Et je sors, et je me laisse emporter par la grande foule, inconnu, noyé, perdu, tâchant de me ressaisir moi-même et d’avoir mon rêve aussi, parmi toutes ces cupidités, toutes ces passions en éveil, tous ces projets ignorés, qui me pressent et me coudoient.

… Forestier, forestier, qui, le soir, tranquille, le cœur libre, vous reposant de la vie, ouvrez votre fenêtre au souffle qui vient des bois, vous allez me comprendre. Quand j’étais adolescent, dans mes Mauges, et que, ma rude journée finie, je me redressais pour endosser ma veste et retourner à la maison, où m’attendait le souper, oh ! quelle aspiration pleine et profonde ! Quelle joie m’en venait au cœur ! Je ne regrette pas la terre. Mais cela !

25 septembre.

Étrange effet de ces méditations prolongées ! Quand j’étudie maintenant ma vie passée, elle m’apparaît nouvelle. De toutes petites circonstances auxquelles je n’avais pas pris garde, des mots endormis dans la paix d’un souvenir d’enfant revêtent un sens à présent qu’ils n’avaient point eu jusque là, et ma première jeunesse elle-même, cette heure toute pure et innocente, où la Genivière ne comptait pas un ingrat, se remplit d’images et de rêves qui troublent l’homme de vingt ans.

Autrefois, à cette époque-ci de l’année, c’étaient leurs premières chasses, à eux, et nos premiers labours, à nous. Ô mon vieux maître, vous ne saurez jamais l’étrange sentiment qui me saisissait, moi tout jeune et paysan, à la voir passer, accompagnée de son père, sur son poney gris. Ce n’était pas de l’amour, c’était de l’orgueil, l’orgueil d’être de la même paroisse, de son voisinage, de ceux qu’elle connaissait et qu’elle regardait. Car elle n’y manquait guère, et du côté de nos bœufs sa jolie tête s’inclinait par-dessus les haies. Mon père soulevait un peu son chapeau, et n’y prenait pas autrement garde. Mais moi, je suivais des yeux la cavalcade, qui trottait vers le rendez-vous, dans l’aube laiteuse. Et mon père criait souvent : « Petit, Nobiais va de travers, gare-le ! » Ces jours-là, d’ordinaire, cela m’enlevait l’envie de chanter, et je pensais au collège.

13 octobre.

Les jours fuient. L’époque où Madeleine va revenir s’approche. Je devrais être joyeux, et je ne le suis pas.

J’ai peur de la revoir. Il y a six mois bientôt qu’elle a quitté Paris, et qu’elle habite la Landehue ou qu’elle voyage. Je ne sais rien d’elle. Six mois ! que d’imprévu peut tenir dans un pareil intervalle ! Que d’inconnu s’est accumulé entre elle et moi : tout ce qu’elle a vu, pensé, entendu ! La bienveillance apitoyée, hésitante encore, dont je bénéficiais auprès des Laubriet, ne s’est-elle pas refroidie, évanouie ? Dans ce pays dont je suis le transfuge, je ne manque pas de détracteurs. Presque tous ceux qui m’ont aimé se sont écartés, et certainement aucun ne m’aura servi près d’elle. Mes parents eux-mêmes parleront contre moi…

À Paris, le milieu où je vis peut lui faire illusion : c’est le journaliste, l’écrivain, l’homme qui peut-être arrivera, qu’elle aperçoit. Mais là-bas, ma place vide au foyer de la Genivière lui rappellera le paysan. Les chemins, les prés, les masses ombreuses des chênes, l’horizon bleu qu’elle découvre de ses fenêtres, ont une voix ; ils m’ont vu tenir l’aiguillon et ramener mes bêtes, un livre sous le bras : ne vont-ils pas le lui répéter ? Je redoute cette trahison des choses de là-bas : car j’éprouve un plaisir infini à me souvenir de Madeleine enfant ; mais je voudrais qu’au contraire ma jeunesse, à moi, lui fût inconnue, ou qu’elle pût l’oublier.

10 novembre.

Cette après-midi, sorti du journal de meilleure heure que de coutume, j’étais allé au Bois. Je suivais une allée, à pied, content de la beauté du jour, bercé par le roulement continu des voitures et le bruit des chaînettes d’acier secouées par les chevaux. Des femmes passaient, nouvellement revenues à Paris, en landaus découverts malgré le vent qui piquait et les feuilles jaunes. L’hiver ramenait les châtelaines. Des pans de fourrures débordaient des portières armoriées. C’était le premier tour de Bois, une fête, un défilé de jolies toilettes, et des sourires et des saluts de la main, de muets compliments d’une voiture à l’autre : on se retrouvait Parisienne, dans le luxe fin de la grande ville, et le Bois lui-même était de bonne humeur d’avoir reconquis son monde.

Tout à coup, deux tailles brunes, deux toques ornées d’une plume aiguë : j’ai reconnu Marthe et Madeleine Laubriet… Elles ne m’ont pas aperçu. Elles m’ont dépassé au trot relevé de leur équipage, toutes deux droites sur le devant du landau, fraîches comme des provinciales, les cils à demi baissés sous l’averse de rayons qui venait rasant la terre, à travers les branches. Elles ont emporté sans le savoir mes pensées, loin, jusqu’au bout de l’avenue où elles ont tourné, puis dans le rêve, où les visions se prolongent.

En rentrant, j’ai griffonné un article, à la hâte, intitulé : « Une première au Bois. » Ma plume courait toute seule. J’écrivais avec ma joie et ce petit brin d’émotion dont il reste toujours quelque chose, comme d’une fleur fanée entre deux pages. Léonce Gay en a lu trente lignes :

– Mais vous y êtes !

– Ça paraîtra ?

– Demain matin.

11 novembre.

Avant déjeuner, je reçois une carte-télégramme de Thiénard : « Philips est souffrant. Remplacez-le au Sénat. Je me charge de la revue. »

Je pars donc pour le Luxembourg, où je vais faire le compte rendu de la séance du Sénat, à la place de Philips.

Vous connaissez, mon cher maître, cette galerie où monte et attend, sous l’œil des huissiers, la clientèle sénatoriale : amis, solliciteurs, électeurs en quête de billets de séance. J’étais là, causant avec un de mes collègues de la presse, quand je croisai, devinez qui ? M. Laubriet. Il quitta le bras d’un sénateur, et vint à moi.

– Mon cher ami, me dit-il, j’ai à vous parler. Un instant, si vous voulez bien, et je suis à vous.

En effet, je n’étais pas rendu à l’extrémité de la galerie qu’il me rejoignit. Je l’avais vu aimable ; jamais à ce point : il avait un service à me demander.

– Mon cher, m’a-t-il dit, ce pauvre M*** est mort. M*** était conseiller général du canton de Beaupréau.

– C’est une grande perte, ajouta le châtelain.

– Et la Landehue ? lui demandai-je, et la Genivière ? Depuis des mois que je n’ai parlé à personne de la Vendée ? Êtes-vous ici depuis plusieurs jours ? Qu’y a-t-il chez moi de nouveau ? Comment se porte… ?

Mais il ne faisait pas attention à ce que je disais, et, préoccupé d’une idée bien différente des miennes, continua :

– Oui, croyez-le bien, personne ne le regrette plus que moi. Mais la terre appartient aux vivants, n’est-il pas vrai ?

– Sans doute.

– C’est ce que précisément me rappelait tout à l’heure mon excellent ami Z***, le sénateur de la Loire-Inférieure. Et figurez-vous qu’il insistait auprès de moi, prétendant que je devais me présenter au conseil général pour remplacer ce pauvre M***. D’après lui, je suis le seul candidat possible, le seul désigné… Et il insistait tellement, tellement… Que pensez-vous de l’idée ?

Un peu étonné d’être consulté, moi chétif, étonné aussi de cette ambition que je n’eusse pas soupçonnée chez M. Laubriet, je répondis, naturellement, que l’idée était excellente.

Et je lui fis plaisir.

– Eh bien, dit-il vivement, il faut prendre les devants. D’autres candidatures pourraient surgir. Je compte sur vous. Un mot dans le Don Juan préparerait les esprits. Il s’agit d’être adroit, insinuant, laudatif sans lourdeur, conciliant sans concessions. Et qui mieux que vous… vous dont le talent… etc. Surtout ne me mettez pas en cause : il est entendu que l’idée vient de vous. Est-ce convenu ?

Vous supposez bien, mon cher maître, que j’ai promis volontiers mon concours.

Cependant, je n’étais pas sans inquiétude sur le résultat de la démarche que j’allais tenter au journal. Le Don Juan ne s’occupe pas des clochers de province. Et mon crédit n’y est pas grand. Je ne me voyais pas bien allant frapper à la porte du cabinet de M. Thiénard pour lui dire : « Le conseiller général de Beaupréau est mort. C’est un siège vacant, etc. » Mon article de ce matin a tout sauvé. Léonce Gay m’a paru mieux disposé à mon égard. Et comme il met un peu de tout dans ses Échos, j’ai été le trouver. Il m’a d’abord refusé. Quand il a vu que j’insistais :

– Ah çà ! Noellet, m’a-t-il dit, vous y tenez donc beaucoup ?

– Plus que je ne puis le dire.

– Pour lui ou pour vous ?

– Pour moi.

– Une affaire d’amour ?

– Peut-être.

Il a eu un sourire singulier.

– Décidément, Noellet, vous devenez tout à fait Parisien. Je vous en félicite. Entendu, mais quinze lignes, vous savez, pas une de plus.

Demain donc, M. Laubriet pourra lire dans le Don Juan l’entrefilet suivant :

« Nous annoncions, il y a quelques jours, la mort de M. M***, en son château de ***. Déjà, paraît-il, les électeurs du canton de Beaupréau se préoccupent de chercher un successeur au noble châtelain, leur conseiller général depuis trente ans. Nous ne nous mêlons pas, d’ordinaire, de ces élections locales. Mais, dans la circonstance, un homme nous paraît si nettement désigné que nous n’hésitons pas à le nommer. M. Hubert Laubriet, le sportsman distingué, bien connu de tout Paris artiste, membre de la Société des agriculteurs de France, est un des plus grands propriétaires du canton. Très homme du monde, riche, libéral, il serait un candidat merveilleux. Reste à savoir si l’on réussira à vaincre sa modestie et son éloignement de la politique. Madame Laubriet, née de Ponthual, est adorée dans le pays. »

12 novembre.

J’étais au journal à trois heures ; on me demande au petit salon. M. Laubriet, ravi, me serre les deux mains : « Tout à fait cela, me dit-il. La note est absolument réussie. Tout s’y trouve. Le mot sur madame Laubriet est fort juste. Elle en a été très flattée. Vous pourrez vous en convaincre en dînant ce soir à la maison. C’est pour sept heures. En intimité. »

Je suis arrivé, sept heures sonnantes, rue La Boëtie. J’ai trouvé l’accueil de madame Laubriet d’une cordialité plus vraie qu’avant ces longues vacances. Elle ne quitte guère sa grande mine fière, qui, d’ailleurs, lui sied. Mais elle l’avait adoucie pour moi d’un sourire et d’un mot flatteur :

– C’est la note d’un Vendéen qui se souvient, m’a-t-elle dit, et d’un écrivain qui parviendra.

Mademoiselle Madeleine a ajouté :

– Qui est déjà remarqué !

– Oh ! mademoiselle !

Elle regardait sa sœur en disant cela, elle avait cet air de ne penser qu’un tiers de ce qu’elle disait, cet air de son monde qui m’a si souvent dérouté et inquiété.

– Mon père, qui est un connaisseur, nous l’a plus d’une fois répété, Pierre. Et nous-mêmes, si mauvais juges que nous soyons, nous nous sommes beaucoup amusées ce matin, Marthe et moi, avec votre « Première au Bois ».

– Vous l’avez lue, mademoiselle ?

– Mais oui, Pierre, et ce n’est pas mal du tout. Il y a seulement quelques petits détails de trop. Vous mentionnez, par exemple, comme une nouveauté de la saison…

– Pourquoi dis-tu cela, Madeleine ? a interrompu mademoiselle Marthe. Pierre, ne peut pas savoir…

– Dites, dites, mademoiselle, ai-je répondu, déjà très malheureux et intimidé, vous me rendrez service, au contraire.

– Oh ! mon Dieu, c’est peu de chose. Vous décrivez deux toques de loutre, ornées « d’une plume aiguë », que nous avons fort bien reconnues. La pensée était charmante, on ne peut plus aimable. Mais, mon pauvre Pierre, ce sont deux horreurs de l’hiver dernier, dont vous auriez mieux fait de ne pas parler.

J’étais rouge comme un coquelicot ; elle l’a vu, et, tout de suite, elle a repris :

– Ne vous troublez pas. Vous n’êtes pas obligé de savoir que ce n’est plus la mode. Nous ne sommes désignées par aucune initiale, et puis la plupart de nos amies, arrivées comme nous de la veille, n’avaient pas plus que nous leurs toilettes neuves.

M. Laubriet est rentré là-dessus. Nous nous sommes mis à table. Mademoiselle Madeleine, pour réparer cette petite blessure qu’elle m’avait faite sans le vouloir, sans penser qu’on ne doit pas plaisanter avec les gens de ma sorte, déjà froissés de tous côtés par la vie, m’a fait causer de plusieurs sujets qui rentraient mieux que les modes dans ma compétence : un peu de littérature, de théâtre, de chronique parisienne. Je crois que j’ai assez bien réussi. J’avais la petite supériorité d’informations que donne le séjour à Paris sur des châtelaines qui viennent de passer six mois en province. Il y avait sur la table une corbeille de roses d’arrière-saison apportées de Vendée, légèrement ternies déjà, jolies encore, et conservées peut-être à mon intention. Leur parfum doux, un peu triste, me venait, à moi, et me troublait par moment, disposé que j’étais à m’émouvoir de toutes choses. Tandis que M. Laubriet ou mademoiselle Marthe causait, involontairement mes yeux se reportaient sur ces fleurs qui avaient là bas leurs tiges, et qui venaient là, comme moi, coupées par la même main sans doute, à peine regardées maintenant. Précisément au-dessus d’elles, de l’autre côté de la table, le beau visage fier de mademoiselle Madeleine s’enlevait, éclairé par la lumière crue de la lampe. Elle était vibrante d’entrain et d’esprit. Elle avait même une plénitude, une liberté dans la joie qu’aucune nuance de compassion ou de rêve n’atténuait. Je la revoyais petite, déjà insolemment fêtée par la vie, quand elle courait dans nos prés, parmi les boutons d’or que nous nommions des alléluias. Bien d’autres pensées m’entraînaient, et puis M. Laubriet, d’une question rapidement jetée, me ramenait au présent. Je ressaisissais à grand’peine mon imagination emballée. La conversation était pleine de ces soubresauts.

Pas un mot de la Genivière. Le thème était trop délicat. Par un raffinement d’éducation, toute cette famille qui me recevait pour la première fois à sa table s’ingéniait à causer d’autre chose. Je le sentais, et une inquiétude en naissait en moi.

Après le dîner, madame Laubriet s’assit au coin de la cheminée du salon, me fit asseoir près d’elle, et la question jusqu’alors réservée se posa naturellement entre nous deux. Mademoiselle Madeleine, debout non loin, mais presque complètement détournée, maillait un grand hamac dont elle avait accroché le bout à l’espagnolette d’une fenêtre. M. Laubriet et Marthe feuilletaient au piano une partition nouvelle.

– J’ai été deux fois voir vos parents, me dit madame Laubriet, et mon mari plus souvent encore. Vous savez, Pierre, que nous avons toujours eu beaucoup d’estime pour ces excellentes gens.

– Ils vous le rendent, madame.

Je n’osai pas m’informer d’abord de mon père, et j’ajoutai :

– Antoinette va bien ?

– C’est la plus jolie fille du bourg.

– Et Marie ?

– On prétend qu’elle ne tardera pas à se marier. Ce sera une vraie métayère. Vos parents mettent leur espoir en elle, et je crois qu’ils ont raison. L’avenir est là, maintenant.

– Comment vont-ils ?

– Bien vieillis, Pierre, votre père surtout.

– Lui avez-vous parlé de moi ?

– Naturellement.

– Qu’a-t-il dit ?

Madame Laubriet, qui jusque-là considérait distraitement le dessin de l’écran japonais qu’elle tenait tourna vers moi ses yeux bruns, d’un velours large, où des pensées sages passaient l’une après l’autre.

– Il est toujours irrité, dit-elle. Et que voulez-vous, mon enfant, je le conçois. Vos parents n’ont pu comprendre une détermination comme la vôtre. À présent surtout que Jacques leur manque, voilà une métairie qui tombera de plus en plus aux mains des valets de ferme. Je ne sais rien de si triste que cet abandon de la terre.

– Mais, madame, ai-je répondu assez vivement, mes sœurs se marieront, comme vous venez de le dire, et continueront la tradition paternelle ; moi, je l’ai rompue.

– Vous ne l’avez pas regretté ?

– Non, madame.

– Je souhaite que vous ne le regrettiez jamais. Il y avait là pour vous une vie si honorable, si large, si belle !

– Enfin, madame, vous admettriez donc qu’un homme qui a fait ses études pût retourner à la charrue ?

Elle hésita un peu, ses yeux se reportèrent sur l’écran, et elle répondit négligemment :

– Je ne dis pas cela, Pierre.

Elle ne le disait pas, mais elle le pensait. Mademoiselle Madeleine tirait plus lentement son aiguille de bois chargée de cordelette bleue, et je me sentais écouté par elle. Je ne sais quelle audace me vint.

– Non, madame, ai-je répondu à demi-voix mais fermement, cela est impossible. Chacun a sa voie en ce monde. Ma séparation d’avec la terre est irrévocable. J’ai une ambition très différente de celle de mes parents ; désormais je lui appartiens tout entier.

– Et c’est ?

– C’est de me faire un nom, madame. Combien de fois, depuis que je suis au journal, n’ai-je pas coudoyé des hommes sortis comme moi d’une métairie, même de plus bas que moi, puisque après tout mon père est maître chez lui, qui sont maintenant peintres, statuaires, musiciens, écrivains, qui forment une élite à côté de celle de la naissance et de la fortune, partout à sa place et partout bien reçue ? Ici même, madame, j’en ai rencontré plusieurs. Eh bien, mon ambition serait qu’après m’avoir reçu d’abord à titre d’enfant des Mauges, par commisération…

– Oh ! Pierre !

– Mettons par bonté, madame, vous fussiez fière un jour de Pierre Noellet, du Fief-Sauvin. Et ce jour là, combien je vous remercierais de m’avoir accueilli, de l’encouragement, plus grand que vous ne pouvez le supposer, que la moindre de vos attentions m’aura donné !

Je crus remarquer que mademoiselle Madeleine appuyait beaucoup sur le nœud de son fil, sans recommencer une nouvelle maille. Que pensait-elle ? Je ne voyais pas son visage. Et le coup d’œil que je jetai de son côté me montra seulement que l’ovale ferme de sa joue s’était un peu relevé.

Madame Laubriet, touchée peut-être, mais non convaincue, souriait faiblement.

– Ne croyez pas, dit-elle, que je blâme tout dans votre ambition, Pierre. Il y a des fiertés qui ne me déplaisent pas. La vôtre a cela de mauvais seulement que vos parents en ont beaucoup souffert. J’aurais voulu pouvoir vous réconcilier avec eux. Je vois qu’il est trop tard pour revenir sur le passé.

– Beaucoup trop tard, madame.

– Et alors, je ne connais plus aucun moyen de calmer cette irritation de votre père… En savez-vous un ?

– Aucun, madame. Il y a, d’ailleurs, plusieurs causes qui nous divisent, mon père et moi. J’ai par deux fois été chassé de chez moi, et, pour y revenir, soyez-en sûre, je ne ferai point le premier pas.

– Ne dites pas cela, Pierre. C’est une mauvaise parole à laquelle je ne veux pas m’arrêter… Le temps change bien des choses.

– Pas beaucoup en Vendée, madame.

Elle a souri un peu douloureusement. Je me suis levé, et je l’ai remerciée. M. Laubriet est venu à moi, l’air dégagé, comme s’il n’avait rien entendu. Nous avons passé dans une pièce voisine, joué quelques parties de billard qu’il a bien voulu perdre.

Et je suis parti.

13 novembre.

Cette première entrevue que je redoutais a donc été bonne. J’ai été mieux reçu qu’auparavant, avec une nuance plus marquée d’intérêt. J’ai pu indiquer à madame Laubriet, devant sa fille, vers quel avenir je tendais. Elle n’a eu l’air ni surprise ni incrédule. Mon ambition ne l’a pas trop fait sourire. Elle croit comme moi que j’arriverai. Mademoiselle Madeleine, autant que j’ai pu le voir, avait en m’écoutant relevé la tête, de ce petit mouvement fier qu’elle a quand une chose lui plaît. « Votre article sur une Première au Bois n’était pas mal du tout, » m’a-t-elle dit. Sans doute un peu d’expérience et d’usage du monde y manquait. Je le sais bien. Mais cela s’acquiert.

Je sens ce matin mon courage tout rajeuni et doublé.

Confiance, Pierre Noellet, voilà le vent qui souffle. Tu seras quelqu’un. Tu vaincras malgré les obstacles entassés devant toi. Bientôt nul ne songera plus à l’humilité de ta naissance. Ton nom d’artiste sera un nom nouveau. Alors ceux qui t’ont blâmé t’applaudiront. Alors tu pourras dire à la fortune, à la beauté : « Je suis votre égal, et je m’appelle le talent. » Alors Madeleine Laubriet pourra t’aimer.

Elle t’aimera, Pierre Noellet, car tu l’aimes trop !

Ô mon vieil ami, quel rêve ! Et c’est le mien plus que jamais ! N’y touchez pas : laissez-moi rêver.

10 décembre.

M. Laubriet est élu conseiller général, sans concurrent.

J’ai appris la nouvelle par une dépêche, cette après-midi, au journal. Et ce soir, à neuf heures, je sonnais rue La Boëtie : je croyais de mon devoir d’aller féliciter M. Laubriet. J’étais content d’avoir une part dans le succès, et l’inepte amour-propre de nos œuvres me murmurait en route des mots d’accueil flatteur.

Quel devin merveilleux !

À peine ai-je ouvert la porte du salon, voici le tableau que j’ai aperçu :

Figurez-vous, au milieu des Laubriet attentifs et groupés en demi-cercle autour de la cheminée, un inconnu debout, le dos au feu, l’air d’un planteur américain, le bas du visage caché par une longue barbe noire tombant jusqu’au milieu de la poitrine, très grand, un peu courbé en avant vers mademoiselle Madeleine qui l’applaudissait, et disait en riant :

– C’est très gentil, cela, très gentil !

Il se redressa quand j’approchai du groupe, et me toisa du regard. J’étais mécontent de la familiarité de Madeleine Laubriet avec cet étranger. Et il faut croire que ma physionomie exprima un peu la surprise désagréable que j’éprouvais ; car madame Laubriet se mit à rire, et me dit :

– Vous ne le reconnaissez pas ?

– Non, madame.

– Cherchez bien.

– Est-ce que par hasard, ce ne serait pas… ? Ils m’interrompirent tous à la fois, chacun plaçant une réponse à mon adresse, ou une exclamation à l’adresse du nouveau venu.

– Eh oui, c’est lui, notre cher Jules de Ponthual. Est-il superbe ?

– Quatorze mois autour du monde !

– Arrivé de l’Inde hier. À Paris ce matin, et dès ce soir chez nous ? Est-ce gentil ?

– Sans prévenir, toujours le même !

– Il a vu des choses !

Mon ancien condisciple Ponthual a laissé pousser sa barbe, il s’est bronzé ; mais j’aurais dû le reconnaître : il n’y a pas vingt hommes de cette carrure là à Paris. Lui n’était peut-être pas plus enchanté que moi de notre rencontre. Il m’a tendu la main cependant.

– Si je n’ai pas mal voyagé depuis quelque temps, m’a-t-il dit, vous me paraissez avoir fait du chemin, vous aussi.

J’ai vu qu’il était renseigné déjà.

Et tout de suite il s’est remis à raconter le tour du monde, des histoires longues, quelques-unes d’une férocité froide, mêlées de ciels d’or, de marécages d’où s’élèvent des flamants roses, de jeunes fellahines d’Égypte tendant leurs amphores pleines d’eau vers le voyageur altéré, et d’alertes, de bêtes féroces, de chasses : tout cela d’un immanquable effet. Les Laubriet l’admiraient. Lui, jouissait de leurs étonnements. Moi, je l’écoutais à peine. Je regardais Madeleine Laubriet, qui ne le quittait pas des yeux, et une jalousie insensée me mordait au cœur. Mademoiselle Laubriet ne perdait pas un mot, pas un geste de son cousin. Lui seul l’occupait. Pour lui cette fière jeune fille était devenue empressée, prévenante. Elle riait de choses qui n’étaient pas drôles. Elle exagérait les sentiments que pouvaient faire naître les récits de Ponthual, étonnée, craintive, émue pour le moindre danger qu’il avait couru. Tout en elle était une flatterie inconsciente ou voulue à l’adresse de son cousin. Quelque chose de plus fort que le monde et que les conventions et que l’éducation l’avait subitement transformée.

J’étais si malheureux, que je n’ai pu supporter l’épreuve jusqu’au bout.

Après une demi-heure, j’ai prétexté un travail urgent à faire pour le journal, et j’ai pris congé des Laubriet.

Je suis sorti dans l’inattention de tous, presque inaperçu, comme un enfant trop petit quand le cercle de famille est groupé autour de l’aïeul qui raconte. Aucun d’eux ne m’a retenu, aucun ne m’a dit : « Vous reviendrez ? » Madeleine n’a pas même tourné la tête. Rentré chez moi, devant mes livres, que je n’ai pas le courage d’ouvrir, je revois ses yeux fixés sur Ponthual, ces longs regards où il y avait plus que la joie ordinaire d’un retour.

Et lui, pourquoi s’est-il tant hâté d’accourir vers elle ? Que se passe-t-il ? J’ai peur de trop bien le deviner. Il a toujours été mon ennemi, ce Ponthual. Au collège, nous ne nous parlions presque pas. Quand je pouvais, au jeu, saisir la balle et la lancer contre lui, je le visais avec une rage secrète, et j’essayais de lui faire mal. Quelque chose me disait déjà que nous serions rivaux dans la vie. Et le voilà qui se jette à la traverse d’un rêve si ancien et si cher !

Je le déteste.

Hélas ! et je vois aussi les avantages qu’il a sur moi : la fortune, le nom, l’éducation. J’avais sur lui la supériorité de l’intelligence. Et, ce soir, j’ai été stupéfait. Comme il a gagné à ces longs voyages ! comme, au vivant contact des choses et des hommes, il a réparé l’insuffisance de ses études ! Ce n’est plus le même homme. Je l’ai quitté lourd, ignorant, brutal, et je l’ai retrouvé fort, intéressant comme tous ceux qui ont vu, d’une politesse froide. Quelle transformation rapide chez lui, tandis que moi je remontais péniblement la pente de la misère et de l’obscurité.

Madeleine va l’aimer !

Je ne puis supporter cette pensée, mais elle s’impose à moi. Je suis sûr qu’elle l’aimera. Et d’ailleurs, si ce n’est pas lui, elle en aimera un autre avant que j’aie pu monter jusqu’à elle. Madeleine Laubriet a vingt ans, elle est riche, elle est charmante. Elle n’a qu’à choisir autour d’elle. Pourquoi regarderait-elle au-dessous, vers ceux qui luttent, et qui souffrent ?

Le temps me manquera pour atteindre mon rêve ; comment ne l’avais-je pas vu tout d’abord ? Je le vois si clairement aujourd’hui ! Je comptais sur la gloire, et elle n’est pas venue. Elle ne pouvait pas venir. Il y a seize mois que je me débats dans la foule de ceux qui, comme moi, veulent parvenir. Qu’ai-je gagné auprès de celle à qui remonte la souffrance quotidienne de l’effort ? Ne suis-je pas aussi loin d’elle qu’au premier jour ? Chaque pas que j’ai fait dans le monde a été une humiliation. Je ne suis personne ici. Ma vie me paraît inutile, et vide, et presque coupable. Il aurait fallu des années, des années que je n’aurai pas !

Mes pauvres illusions, je les cherche, et je ne les trouve plus. Même aux jours les plus durs, dans la misère de mes commencements, elles m’entouraient, et me soutenaient. Je les sentais battre de l’aile autour de moi. Je leur disais : « Allez-vous-en, je vous aime et je ne veux pas vous suivre ; vous reviendrez plus tard, quand un peu de renommée me rendra digne d’elle : illusions nées de son sourire, mes bien-aimées, allez-vous-en ! » Mais je disais cela faiblement, et il en restait toujours quelqu’une pour me consoler.

Où sont-elles ?

Le vent souffle en tempête, ce soir. Il ébranle mes fenêtres, et secoue ma porte par saccades. À tous les angles des murs et des toits, il s’est heurté, brisé, émietté : il crie et il pleure. Tant d’obstacles lui barrent la route ! Comme il passait librement, fièrement, là-bas, sur nos collines ! C’était un grand fleuve qui coulait avec un bruit de flots, régulier, monotone et puissant. Et la Genivière, haut perchée sur son roc, était une petite île autour de laquelle il ployait son courant énorme…

Toujours ces souvenirs, toujours !… Mon enfance heureuse, lorsque je l’ai brisée, m’a fait comme une blessure qui se rouvre sans cesse.

Je me demande ce soir avec effroi si je ne me suis pas trompé ?… Je ne puis revenir en arrière, et l’avenir est si sombre devant moi !

Que vais-je devenir ?

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