XXIV

Délaissée, calomniée, Mélie Rainette demeura fière, et ne sortit plus que le moins possible de chez elle. L’amour des fleurs lui était venu. Elle passait des heures dans son jardin, bêchant et sarclant les herbes, regardant fleurir quelques plantes d’arrière-saison qu’elle s’était procurées çà et là. Vaguement elle se trouvait une ressemblance avec ces végétations combattues par la rudesse du temps. Elle avait pour leur mort des pitiés mêlées de retours sur elle-même. Une langueur la prenait. Elle n’était pas malade, mais elle ne se sentait plus aussi forte qu’autrefois. Son visage, par le chagrin, s’était lentement amenuisé. Sous sa cape noire, elle avait maintenant un air de veuve qui pense en dedans à des bonheurs disparus, et qui retire autant qu’elle le peut sa pensée de ses yeux.

Puis l’hiver arriva. Tout gela dehors, sauf le romarin, qui dépérissait pourtant avec les années. Ce furent des jours tristes pour Mélie Rainette : car l’abandon s’augmentait d’une misère croissante. Le travail allait mal. Dans toutes les Mauges, les fabricants diminuaient les prix. Les commandes se faisaient rares, et les meilleurs tisserands ne recevaient plus de fil que pour trois ou quatre journées par semaine.

Pauvreté, solitude et tristesse de cœur, c’était beaucoup pour une fille si jeune encore.

Cependant Mélie Rainette ne se plaignait pas.

D’abord, moins occupée au métier, elle donnait plus de temps à ces petits travaux de couture ou de broderie, fatigants, peu payés, mais qu’elle aimait pour eux-mêmes et pour la belle lumière qu’ils demandent. Sa chambre était si blanche et si bien ornée ! Elle s’y plaisait plus qu’ailleurs. Il y avait là toute la richesse de la maison : des dentelles aux rideaux, un écran de cheminée en mousse piquée de fleurs artificielles, un fauteuil qui avait appartenu au père ; une armoire, à peu près vide à l’intérieur, mais d’un bois de noyer si joliment veiné, si bien verni à la cire blonde, que c’était merveille de la voir, et, entre deux flambeaux de verre, sur la cheminée, la couronne de noces de la pauvre mère Rainette, retirée enfin d’un vieux coffre où elle avait été reléguée, et replacée bien en vue sur son coussin de velours rouge.

Les heures que Mélie passait là lui paraissaient plus légères.

Quelques bonnes gens la visitaient aussi de temps en temps.

Mais surtout elle avait une fonction nouvelle qui la charmait. Le curé du Fief, la voyant si vivement attaquée, ne lui avait pas retiré son estime, et, pour la venger des calomnies répandues contre elle, l’avait chargée d’aider, dans la décoration et le ménage de l’église, la sacristaine, vieille fille dont les yeux se mouraient.

C’était une vraie joie pour Mélie, ce maniement des fleurs, des ornements, des nappes ; la distribution de l’encens aux enfants de chœur et la décoration de l’église, la veille des fêtes ; quand il fallait retirer des placards les oriflammes, les guirlandes ; diriger le menuisier chargé de les suspendre, se retirer de quinze pas, dire : « Plus haut ! plus bas ! là, c’est bien ; » recouvrir de feuillages frais d’anciens arceaux qui avaient servi, ou disposer en amphithéâtre, des deux côtés de l’autel, les lauriers-roses et les palmiers envoyés des serres de la Landehue. Le goût de Mélie pour cet emploi, qui s’harmonisait si bien avec son caractère, s’était encore accru de tous les mépris qu’elle avait soufferts. Le recueillement de ces voûtes blanches lui plaisait. Elle s’y sentait à l’abri, très oubliée et très loin de tout le reste. Pour une banderole bien attachée et retombant avec grâce, pour une inscription en lettres d’or sur le fond léger d’une mousseline, ou seulement pour un linge parfumé d’iris dont elle développait les plis devenus lisses et brillants du passage du fer, elle éprouvait des joies de petite enfant que tout enthousiasme, dont toutes les sensations ont des ailes. Même les devoirs les plus humbles acquéraient là, pour elle, un charme singulier. Et quand elle lavait le carreau ou frottait à la cire le buffet de la sacristie, le silence de ce lieu, qu’animait à peine le grésillement des vitraux entre leurs mailles de plomb, causait à Mélie Rainette une impression de paix profonde et délicieuse.

Son chagrin, d’ailleurs, et ses regrets avaient pris la tranquillité des choses qui durent. Dans son âme, qu’ils ne troublaient plus, les souvenirs passaient avec cette apparence d’événements très anciens que leur donne une brisure de la vie. Elle se revoyait petite, adolescente, puis déjà femme, à l’heure où, sans qu’elle s’en rendit bien compte, son amitié protectrice pour Pierre Noellet avait changé de nature : amour qui n’avait point paru, qu’elle n’avait pas avoué, et qui s’était flétri tout entier dans son cœur. Et comme font les mères pour les enfants qu’elles ont perdus, ornant elles-mêmes la terre où ils dorment, Mélie groupait autour de cette tendresse ensevelie les visages, les mots, les moindres circonstances au milieu desquelles la chère morte était née. Douceur des tombes aimées, elle vous connaissait bien !

Quelquefois cependant, le courage lui manquait, les jours où la misère était plus grande, ou lorsqu’un incident lui rappelait, sans qu’elle y fût préparée, des joies finies pour elle et des amitiés brisées.

L’un de ces jours-là, ce fut le 28 décembre, quand elle vit passer, au matin, les gens de deux fermes de Villeneuve qui se rendaient à la Genivière. Elle savait que le métayer avait convoqué une guerrouée d’amis pour serper de l’ajonc dans une lande qu’il voulait défricher. En d’autres temps, elle serait partie avec eux. Elle y songea bien après qu’ils furent disparus, assise dans sa chambre, près de son maigre feu couvert de cendre pour qu’il durât davantage. Eux ne la virent point, et, bruyants, ils traversèrent le bourg. Et avant que la nuit fût tombée, ils avaient mis à bas ce vieux coin de lande, un des derniers du pays, qui descendait vers l’Èvre, forêt de genêts et d’ajoncs, plus haute qu’un homme, que le printemps vêtait d’or chaque année. Hommes et femmes, à coup de serpe ou de faucille, ils abattaient les longues tiges épineuses. D’autres les liaient en fagots, les mains saignantes de toutes les piqûres de la brande. Ils allaient vite en besogne. Ils riaient. La terre apparaissait, rousse de débris morts, sans un brin d’herbe, hérissée de troncs aigus dont le vent séchait la tranche humide et verte encore. Quand le soleil baissa, quatre feux allumés aux quatre coins élevèrent leurs colonnes de fumée qui, bientôt poussées, tordues, roulées par-dessus les collines, apprirent à la vallée prochaine que l’épais fourré où jadis les chouans s’étaient cachés, où leurs petits enfants s’abritaient pour garder les moutons, que la lande du vieux temps, pleine de chansons et de fleurs et de souvenirs, comme tout le reste avait vécu.

Alors, pour finir la journée, après le repas du soir, les jeunes gens se mirent à danser une gavotte, selon l’usage lorsqu’un chef de métairie convoque une guerrouée. Dans les deux chambres de la Genivière, deux par deux, puis tous ensemble. Ils sautaient, les filles gravement et les gars un peu animés par les libations du souper. Les marraines mariées, debout le long des murs, regardaient en filant leur quenouille. Il n’y avait pas de violon, ni de biniou, à cause de la mort de Jacques trop voisine encore. Mais deux filles, qui avaient de petites voix claires, s’étaient mises à gavotter avec la langue : « Ah, ah, ah, ah ! » et cela suffisait pour mener la danse. Ils dansaient tous, excepté Marie Noellet, assise dans un coin, et qui tendait, avec son air digne et un peu triste, un pichet de boisson de cormes aux danseurs fatigués.

Il était plus de dix heures, quand les anciens et les marraines emmenèrent la jeunesse, et s’éloignèrent avec elle, jetant encore, dans la nuit calme d’hiver, des bruits joyeux de pas et de voix qui revenaient en arrière jusqu’à la ferme.

Louis Fauvêpre était resté.

Pendant que Marie et ses sœurs aidaient la mère à remettre en ordre les chaises et les tables entassées dans les coins, lui, songeur, assis sur un banc près de la fenêtre, il attendait le métayer, qui était allé faire un peu de conduite à ses gens de la guerrouée. Son entrain de tout à l’heure était tombé. Sa belle allure militaire, que copiaient les gars du Fief, avait fait place à une gaucherie étrange, et il semblait mal à l’aise sous le regard de ces deux jeunes filles qui allaient et venaient, actives, silencieuses, émues aussi. Une même cause les agitait diversement les uns et les autres. Surtout quand Marie traversait la chambre, et s’approchait du banc, Louis Fauvêpre n’osait plus lever les yeux.

Et sur la bouche sérieuse de la jeune fille, un petit sourire fier se dessinait, comme le premier bourgeon d’une graine qui veut fleurir.

Le métayer rentra, secoua son chapeau couvert de givre, et, apercevant le jeune homme, il alla s’asseoir à quelque distance de lui, sur le banc. Puis, de la tête, il congédia les femmes.

Les deux hommes demeurèrent seuls, éclairés par le fagot de brande sèche qu’avait allumé Marie. Le plus jeune se taisait, ne sachant par où commencer ce qu’il avait à dire, et ce fut le vieux qui parla d’abord.

– Tu as l’air tout émoyé, mon gars, dit-il, qu’as-tu donc ?

– Vous le savez bien, maître Noellet.

– Ça se peut que je m’en doute, mais faudrait voir tout de même, répondit le paysan, qui redressa la tête, et, la face un peu tirée par l’émotion, les yeux vagues vers le fond de la salle, se recueillit pour écouter.

– Maître Noellet, voilà : je ne crois pas qu’il vous ait été fait de mauvais rapports sur moi ?

– Non, mon gars.

– Vous avez toujours été l’ami de mon père.

– Et du père de ton père, un ancien que j’honorais.

– Je gagne à présent ma vie, maître Noellet, même un peu plus.

– C’est bien, Louis Fauvêpre, c’est très bien, cela !

– J’ai l’âge de m’établir.

– Je ne dis pas non.

– Et c’est votre fille Marie que je voudrais.

La lourde main de Julien Noellet s’abattit sur l’épaule du jeune homme, leurs yeux se rencontrèrent.

– Mon pauvre gars, dit-il, je n’ai pas besoin d’un charron chez moi. J’avais deux fils, vois-tu bien : l’un est mort, l’autre est comme mort. Puisque je n’en ai plus, il faut que celui qui sera mon gendre tienne la charrue à leur place, à la mienne quand je ne serai plus là.

Puis, baissant le ton, il ajouta :

– Tu trouveras femme ailleurs, mon Louis, il ne manque pas de filles à marier dans la paroisse.

– Non, c’est la vôtre que je veux, maître Noellet, dit Fauvêpre impétueusement.

– Tu ne l’auras pas, fit le métayer.

– Oh ! si, je l’aurai ! quand je devrais quitter mon père et changer de métier ! J’ai fait un peu de tout dans ma vie, maître Noellet : soldat, forgeron, mais toucheur de bœufs et charrueur aussi. Vous savez bien que, cet été, quand le travail n’allait pas assez pour le père et pour moi, je me suis loué à la métairie de la Grande-Écorcière. La terre, ça ne me fait pas peur, allez. Donnez-moi Marie. J’habiterai la Genivière avec vous. Et j’y resterai à votre place quand vous ne serez plus du monde. Maître Noellet, si vous voulez un fils pour conduire vos charrues, me voilà !

Il s’était levé tout droit, superbe ; ses yeux flambaient, ses bras musculeux croisés sur sa poitrine bossuaient les manches courtes de sa veste. Et le métayer, qui s’était dressé à demi, le considéra un temps tout saisi et tout fier. La sève lui monta du cœur moins vite qu’à l’autre qui était jeune, mais elle monta. Son regard devint brillant, toute sa physionomie se détendit ; il oublia pour un instant sa peine en voyant qu’un fils lui était venu, que devant lui se tenait un vrai paysan, un Vendéen amoureux de la terre noire, un maître futur de la Genivière, de la même race que les vieux. De ses deux bras il l’embrassa fortement, et, touchant de ses cheveux gris la tête hardie du jeune homme :

– Alors, dit-il, je veux bien. Dimanche, tu pourras lui causer, Louis Fauvêpre !

C’était le mot des fiançailles. L’âme des aïeux devait être là quand il fut prononcé. Toute la maison blanche eut un frisson pour saluer l’héritier. La porte battit doucement. N’était-ce pas la joie qui rentrait ? La flamme du foyer jeta un grand éclat. De l’autre côté de la muraille, il y eut un frôlement de robe, un pas glissant qui s’éloignait. Au bout de la cour un rouge-gorge, en rêvant, jeta trois notes dans la nuit.

À la même heure, Pierre Noellet, invité la veille par un mot de M. Laubriet, entrait dans les salons de l’hôtel de la rue La Boëtie : « Venez, mon cher, tous nos amis seront là demain au soir : votre place est au milieu d’eux. »

Il y avait beaucoup de monde ; aussi, après avoir salué la maîtresse de la maison, Pierre s’était retiré dans son observatoire habituel, près d’une fenêtre.

Malgré le laconisme du billet de M. Laubriet, il avait eu le pressentiment qu’une chose cruelle l’attendait là. Il était venu quand même, par une sorte de bravade désespérée, par ce sentiment, formé d’orgueil et de courage, qui nous jette au-devant d’une douleur ou d’un danger qu’aucune fuite n’éviterait, et nous fait lui dire : « Tu me cherches, et bien ! me voici, frappe en pleine poitrine, et que je te voie bien en face. » Son vieux grand-père lui avait transmis ce sang batailleur. Pierre Noellet redoutait tellement cette nouvelle au-devant de laquelle il accourait cependant, que, depuis quinze jours, il n’avait pas reparu chez M. Laubriet. Très pâle, et sans se préoccuper des jeunes gens qui passaient près de lui, leur claque blasonné à la main, étonnés et souriants de l’air tragique de ce pauvre garçon, il suivait des yeux mademoiselle Laubriet. Elle était regardée par tous, entourée, tout à fait exquise dans une robe réséda à dessins gris et blancs. Son maintien seul, d’ailleurs, la souveraineté passagère du bonheur qu’elle portait au front, disaient assez haut que la fête se donnait pour elle. Son cousin de Ponthual la suivait de groupe en groupe comme pour partager les félicitations qu’elle recevait. Il souriait bonnement dans sa grande barbe. C’étaient autour d’eux des habits noirs qui s’inclinaient, de jolies mains de femmes qui se tendaient, gantées jusqu’au coude, un murmure de mots fades et convenus qu’on devine sans les entendre et dont chacun pénétrait, aigu comme un poignard, dans le cœur de Pierre Noellet.

Il avait eu le temps de savourer l’entière cruauté de ces hommages, quand Ponthual, achevant le tour du salon, aperçut son ancien camarade, et vint à lui. Madeleine était restée en arrière, parmi plusieurs jeunes filles, ses amies, qui l’enveloppaient de questions et de sourires en étudiant sa robe. Ponthual n’était plus ni insolent ni railleur. Il avait l’air bon enfant, il tendit à Pierre sa large main bien ouverte, avec la cordialité des gens heureux et des forts qui n’ont point de rancune.

– Eh bien, mon cher, dit-il, vous savez ? Pierre toucha à peine le bout des doigts de Ponthual, et répondit :

– Mais non, je ne sais rien.

– Alors, je me hâte de vous apprendre la nouvelle. Nous sommes d’anciens camarades, et je suppose que vous vous réjouirez avec moi : depuis avant-hier, je suis fiancé à ma cousine Madeleine… Cela vous surprend ?

Il prenait pour de l’étonnement la pâleur et le regard à demi égaré de ce pauvre être à qui, sans le vouloir, il brisait le cœur.

– Non, dit Pierre, cela ne m’étonne pas. Et c’est… décidé ?…

– Tout ce qu’il y a de plus décidé et officiel. La réunion de ce soir en témoigne. Nous nous marions au milieu de mars. J’emmène Madeleine en voyage ; nous allons… – Tiens, bonjour, cher ! vous nous manquiez ce soir…

Ponthual venait de se détourner, pour serrer la main d’un nouvel arrivant. Le supplice avait trop duré : Pierre se sentait prêt à éclater en sanglots. Il sortit de l’embrasure de la fenêtre, et, à travers les groupes, gagna la porte. Une voix lui criait : « Hâte-toi, cache à ce monde en fête le spectacle de ta peine, échappe-toi dans ce grand Paris indifférent, où les douleurs sont, comme les joies, solitaires, ignorées, noyées, et dont la poussière est faite aux larmes : Hâte-toi ! »

Et cependant, plus forte qu’elle, au moment où il allait quitter le salon des Laubriet, une pensée se fit jour en lui : il voulut voir une dernière fois Madeleine.

Elle était un peu loin devant lui, causant avec d’autres jeunes filles, ayant au milieu d’elles le charme incomparable de celles qui se sentent aimées. Et, du premier coup d’œil, dans l’éblouissement des lumières, des tentures éclatantes, des toilettes en mouvement, par-dessus la foule, Pierre Noellet la retrouva.

Elle aussi l’aperçut. Elle crut qu’il entrait. Le sourire de ses lèvres se fit plus gracieux, et, aimablement, mue par une de ces idées prévenantes qui abondaient en elle ce soir, Madeleine fit un mouvement pour aller vers lui, pour le remercier d’être venu, pour se montrer à lui dans sa joie nouvelle où tout le monde prenait plaisir.

C’en était trop. Pierre Noellet ne put supporter cette vue, et il se sauva…

Bientôt il se trouva seul, dans la nuit fraîche, marchant à pas rapides sur le trottoir de la rue. Et alors, comme une ironie sanglante au milieu de la douleur qui l’étreignait, deux mots jetés à sa jeunesse ambitieuse sonnèrent dans sa mémoire :

« Quel dommage qu’il ne soit pas poussé ! » disait l’instituteur, et Loutrel répondait, de sa voix chevrotante : « Tu pourrais prétendre à tout, fort comme tu l’es ! »

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