II L’Accueil

Il avait pris un costume de chasse brun, et un chapeau mou ; dans l’une de ses poches était un revolver, et dans sa main droite un bâton ferré.

Avant de sortir de l’ombre du mur, il regarda du côté où le chemin s’abaisse vers la ville. Il vit seulement une forme indécise, une femme peut-être, qui traversait en bas la route, et entrait dans la rue du Chariot. Il attendit qu’elle eût disparu, et remonta, sans bruit, à pas rapides, le long du cimetière, par la route de Rougemont, la route de France. L’extrême silence l’étonnait. Pourquoi, l’ordre de mobilisation ayant été lancé, n’y avait-il aucun mouvement de troupes dans cette direction ? Cependant, il avait beau regarder, entre les platanes, tantôt vers les prairies qui descendent, à gauche de la route, tantôt vers les collines cultivées, qui se lèvent à droite, il n’apercevait aucun groupe de soldats. Derrière lui, devant lui, pas de convoi en marche ou garé. Partout la nuit tranquille aux images familières. Sur le plateau, les bâtiments du Baerenhof ressemblaient à une grosse meule de paille ; dans le champ à côté, les javelles, debout, en tas, se dressaient en files régulières, comme les tentes d’un camp endormi. Des perdrix seules y dormaient, et des alouettes. Il entendit un cri d’oiseau dans la nuit. Un peu plus loin, quand il fut arrivé dans la région des vergers hauts, où sont tant de pommiers, de pruniers et de cerisiers, il se détourna, et essaya, une dernière fois, de reconnaître la ville en arrière ; mais la lune était toujours voilée : Masevaux, dans le creux des terres, n’était plus qu’un peu d’ombre, et, dans le cercle des montagnes, il n’y avait plus qu’une seule petite lumière, grosse à peine comme une étoile de dixième grandeur, et qui veillait, entre ses sapins, on ne sait où. Pierre se sentit séparé de tout ce qu’il aimait. Encore un peu de marche, et il approcha de la lisière de la forêt qui est toute en haute futaie, et qui couvre inégalement les deux côtés de la route, simple dentelure à gauche, et vastes étendues de l’autre bord.

Prends garde, jeune homme ! la Prusse, depuis quarante-quatre ans, a compté les déserteurs alsaciens. Elle sait que la liste n’est pas close. Elle a dû donner des ordres pour que la frontière fût bien surveillée, dans cette nuit où se fait la séparation du monde, comme un jugement dernier ! Prends garde ! la frontière passe au milieu des bois : tu as beau te souvenir des sentiers, connaître les ravins, les clairières, les cantons du chêne et ceux du hêtre, chasseur de bécasses et de lièvres, tu as bien du monde contre toi ! Les douaniers et les forestiers sont d’habiles gens pour guetter et surprendre un contrebandier. Et, cette nuit, tu fais la plus grosse contrebande qui soit, tu voles, à l’âpre puissance guerrière, les insignes du commandement qu’elle t’avait donné, et ton esprit, et le regard clair de tes yeux qui visent bien, et ton jeune sang. Elle est là, n’en doute pas, pour veiller sur son bien !

Pierre songeant ainsi, un peu avant la lisière de la forêt, quitta la route, et, traversant la cornière d’un champ labouré, commença par longer la ligne des arbres, qu’un bandeau d’herbe séparait des vergers et des champs. Il avait armé son revolver, et le tenait dans son poing gauche, le long de sa cuisse. S’il y avait une patrouille dans le bois, il l’entendrait marcher : la terre sonne mieux, la nuit. Quant à suivre la route, si près de la frontière, il ne pouvait le faire plus longtemps. Il écouta, deux fois, trois fois, retenant son souffle. Le vent, qui poussait les nuées accumulées, ne descendait pas jusqu’aux pointes des hêtres, même sur ces hauts contreforts. Rien ne luttait, ni racine, ni branche, ni feuille ; toute la vie épanouie s’abreuvait aux sources du sol et de l’air ; toutes les cellules ouvraient leurs lèvres invisibles, et le parfum des bois, chef-d’œuvre de la vie et de la mort associées, s’échappait de la forêt par toutes les ogives.

Une automobile militaire gronda un moment derrière Pierre Ehrsam, souleva, en descendant la rampe, une poussière qui dessina, dans la nuit, comme une voie lactée, inégale d’éclat, bientôt dissipée. N’entendant plus rien, Pierre, entre deux buissons de saules, pénétra sous bois. Il attendit que ses yeux fussent habitués à l’ombre. Promptement, il découvrit le paysage que formaient devant lui les troncs espacés de baliveaux de chênes, mêlés de quelques ormes, colonnades légères plantées sur un terrain montant, uni, feutré de feuilles mortes. Il se tenait immobile, prêt à se jeter sur le douanier ou le gendarme qu’il aurait aperçu derrière un des troncs d’arbres, le cœur battant, et, pour la première fois de sa vie, en guerre. Seuls, les buissons de houx, à gauche, du côté de la route, pouvaient cacher une embuscade. Le jeune homme commença de monter vers la droite, et, parvenu aux deux tiers de la hauteur boisée, suivit une piste horizontale, qui s’enfonçait, avec la colline, dans les profondeurs vertes. Toutes les minutes, il s’arrêtait pour écouter, puis il reprenait sa marche en avant. Quand il eut fait environ un kilomètre, il entendit un coup de sifflet, puis des voix d’hommes, criant en allemand : « Tirez ! » Deux coups de feu partirent, du milieu des futaies et du sommet de la pente, à environ cent mètres de lui.

En même temps, son pied glissait dans un trou rempli d’eau, et Pierre tombait sur le côté. Il se redressa aussitôt, et se tint debout, contre un aune, du haut en bas feuillu, qui poussait dans cette vasière. Des hommes couraient, probablement trois ou quatre. Leurs pas faisaient trembler et sonner la terre conductrice et légère. Pierre crut voir une ombre passer, un trait noir et vertical, comme si un arbre s’était rapproché d’un autre. Il prit son revolver dans la main droite, et dirigea l’arme du côté où la futaie montait. Mais rien ne bougea plus, le bruit cessa. Une hulotte appela trois fois, dans les combes. Pierre regarda cette masse boueuse où il était tombé ; elle descendait la pente, devenait fontaine, puis ruisselet que devaient, plus bas, grossir les eaux des sources et des fossés. Il se souvint du nom de ce ruisseau, le Hahnenbächle, et connut ainsi que la frontière était toute proche. Prudemment, passant d’un arbre à l’autre, il continua d’avancer. Encore cinq minutes, et il pensa : « Je suis en terre française ! » Cinq autres minutes, et, descendant la pente jusqu’au bord de la route, il passa la tête entre les buissons. Chose stupéfiante : cette route d’accès en Alsace était aussi déserte qu’un chemin de Bretagne ou des Landes. « Oh ! pourquoi les Français n’ont-ils pas envoyé ici un bataillon de chasseurs ? un peloton de cavaliers ? Que ce serait aisé de prendre cette nuit Masevaux ! »

De l’autre côté de la route, ce n’était déjà plus la forêt. Un vaste plateau s’étendait, dont on pouvait deviner les lisières ; à peu de distance, Pierre apercevait une masse noire, assez haute et mince, en plein champ. Il reconnut le monument élevé aux morts de 1870, sur le territoire de la commune de Rougemont-le-Château, près de la ferme Gœtz.

L’Alsacien sauta sur la route, et fit le salut militaire, à la française, puis, à grandes enjambées, s’achemina vers le village. Bientôt il entra dans la rue qui tourne et qui, vers le milieu de Rougemont, descend vers l’église. Là, en haut de la côte, il fut enfin arrêté par l’autorité française.

— Qui vive ?

— Ami !

L’homme qui criait « Qui vive ? » était un douanier. Il sortait, un caban sur le dos, sa carabine à la bretelle, d’une auberge où il devait être attablé l’instant d’avant. Il s’avança jusqu’au milieu de la route, saisit son arme à deux mains, et la tint horizontalement à la hauteur de la poitrine. Il reprit, d’autant moins endurant qu’on ne lui résistait pas :

— On vient de l’autre bord, à ce que je vois ?

— Oui, pour m’engager.

— S’engager, s’engager, c’est toujours facile à prétendre !… Avance à l’ordre, toi, le particulier !

La porte de l’auberge était maintenant ouverte. La flamme du foyer se reflétait sur les vitres et coulait dans la rue. Des ombres s’y mêlaient. Il y avait des buveurs, sans doute les douaniers du poste, dans la grande salle.

Quatre hommes des douanes étaient, en effet, assis à l’extrémité d’une table de cuisine, les coudes écartés et posés sur le bois, les visages rapprochés, quatre vieux pleins de vin rouge, civils par le bavardage, mais équipés en guerre. On le voyait du reste : les carabines, les ceinturons, les cartouchières reposaient pêle-mêle sur la partie libre de la table. Et de ce côté, tout au bout, près du feu qu’il avait allumé pour sécher ses vêtements, – car il avait roulé dans un fossé, – un sous-officier des douanes causait avec l’hôtesse, animée, suante, qui riait dans l’ombre de sa main tendue en écran. La flamme montait, pointait, se tordait aux courants d’air venus de partout.

— Adjudant, voici un particulier que j’ai cueilli sur la route. Il se dit Alsacien.

L’autre, qui avait la trogne rouge, l’œil égrillard, la barbe en fer à cheval et une certaine assurance de général de frontière, se détourna, toisa Ehrsam, et se mit à l’interroger en dialecte.

— Il n’y a pas de doute, conclut-il, après un court dialogue : vous êtes du pays de là-bas. Seulement, moi, je ne peux pas savoir pour quelle raison vous venez en France, n’est-ce pas ? Les raisons, ça regarde les chefs.

— Où sont-ils ?

Les deux sourcils de l’adjudant se rapprochèrent violemment ; il cessa de présenter et de tendre à la flamme le pantalon d’ordonnance qui fumait sur ses tibias, ses fémurs et son ventre, se tourna carrément, et, sans se lever, les bras croisés :

— Croyez-vous que je vais vous le dire ?

Les quatre buveurs, auxquels s’était joint le héros de l’arrestation, se mirent à rire, et approuvèrent le chef, bruyamment :

— Il ne faudrait plus que ça ! Dire où sont les chefs ? Eh ! bien ! adjudant, il en a un aplomb, le prisonnier !

— Prisonnier ? demanda Pierre, en les regardant l’un après l’autre.

Ils se turent, tous les cinq. Le plus timide acheva de vider son verre, pour se donner contenance et expliquer pourquoi il ne répondait pas. Tous, ils avaient d’honnêtes figures de cultivateurs, semeurs de petits oignons et de laitues, qu’une promenade en armes tenait chaque jour en santé et préparait aux douceurs de la retraite. L’énergique physionomie de l’Alsacien, l’indignation de ce déserteur pour la France, qu’on traitait de prisonnier, les intimidait. Ils n’avaient que l’habitude du règlement et la religion de la circulaire.

— Dame ! répondit le plus brave, on ne vous laissera pas tout de même aller !

— Y aurait un rapport contre nous, pour sûr, dit un autre. Ça irait jusqu’au ministère des Finances.

— Peut-être bien plus haut, fit le doyen de l’escouade, avec solennité.

Pierre, voyant que, des huit personnes présentes, il était seul debout, prit une chaise, et, tournant le dos aux buveurs, s’assit devant le feu, entre l’hôtesse et l’adjudant.

— Je resterai ce qu’il faudra de temps avec vous. Mais je m’étonne que vous n’ayez pas autre chose à faire. L’ordre de mobilisation a été affiché à Masevaux, hier soir, à cinq heures.

— Ici, de même ! répliqua l’homme.

— Le premier jour de la mobilisation est le jour qui a commencé depuis une couple d’heures, puisque j’entends sonner deux heures à l’église. Vous ne paraissez pas beaucoup vous remuer, pour des soldats en guerre !

— On veille ! dit le douanier en regardant du côté de la porte. La preuve, c’est que vous voilà pris. Et il y en a d’autres dehors, des douaniers ! Seulement, ils ne vous ont pas rencontré. Mais on veille, allez !

— Les Allemands aussi. À la distance où vous êtes de la frontière, ils vous prendraient en quelques minutes, tous, et moi en sus, qui serais fusillé.

— Pas si bêtes ! On filerait ! On a l’ordre de filer !

— De se replier, dit l’adjudant, vexé, en reculant sa chaise. Charmoy, laissez-le parler ; il a peut-être des choses intéressantes à dire. C’est dans les circulaires, ça, qu’on doit interroger les prisonniers… Avez-vous rencontré des troupes en marche ?

— Pas une compagnie ! C’est même une chose extraordinaire, et sûrement voulue. Ils ne négligent pas de se garder, eux, à moins que l’apparente négligence ne soit un piège. J’ai entendu une patrouille en marche, et deux coups de fusil…

— Nous aussi ! un déserteur sans doute, comme vous.

— C’est tout. À Masevaux, pas de garnison.

Les hommes attablés, en arrière, clignèrent les yeux comme des gens auxquels on n’en conte pas.

— À Saint-Amarin, à Thann, des détachements sans importance. Je l’ai entendu affirmer, hier, par un ami qui revenait des vallées. Comment n’avez-vous pas essayé déjà d’entrer en Alsace ? Tant de cœurs qui vous espèrent !

— Il parle bien ! murmura le douanier qui avait arrêté Pierre.

Les autres approuvèrent. La graine de France était en eux, secrètement.

— Oui, pourquoi n’entrez-vous pas ? Enfin, je sais, cela ne me regarde pas encore… Mais j’aimerais raconter ces choses-là, et d’autres, à un officier de troupes, infanterie ou cavalerie, peu importe. Menez-moi devant l’un d’eux. Vous en avez sûrement un à Rougemont ? Au débouché d’une route !

— Pas un ! dit le chef.

— Comment, pas un ?

— Vous ignorez donc, – ça n’est un secret pour personne en France, – que toutes les troupes ont été retirées de dix kilomètres, pour qu’on ne dise pas…

— Quelle est la dinde ?

Il y eut des rires discrets, au bout de la cuisine, et l’hôtesse, gênée qu’on parlât mal de « quelqu’un de gros », qu’elle ne connaissait pas, d’ailleurs, se leva en bâillant.

— Mon homme est monté se coucher. Je vas fermer l’auberge. Vous n’avez besoin de rien, messieurs ?

— Deux fillettes de rouge, madame, pour boire à la santé de l’armée !

Elle traversa la pièce, et ouvrit la porte du cellier, après avoir fermé celle qui donnait sur la route.

Le sous-officier de douanes considérait son « prisonnier », et, devinant, à beaucoup de signes, qu’il avait affaire à un homme qui en savait plus long que lui, prenait le parti d’en référer à l’autorité supérieure. Il boutonna sa vareuse, qu’il avait ouverte pour mieux faire sécher le haut du pantalon, brossa, de la paume de la main, l’étoffe encore mouillée et collant sur les jambes, puis se couvrit et se leva.

— Vous, les hommes, dit-il, allez m’attendre en haut du bourg, à l’entrée du chemin du cimetière. À deux heures et demie nous commençons notre ronde. Qu’on ne s’écarte pas ! Je vais conduire ce particulier au lieutenant, qui n’aime pas qu’on le dérange, mais enfin, depuis quarante-quatre ans, ce n’était pas la guerre, et à présent, c’est la guerre.

Pierre fut stupéfait de voir que les douaniers étaient demeurés assis pendant que le chef leur parlait, et aussi qu’ils lui répondaient, non par un oui, qui eût été la réponse correcte, mais chacun par une petite phrase, plaisante ou bougonne, selon l’humeur « eh bien ! oui, on y va ;… ne nous fais pas trimer, on a tous envie de dormir ;… promets qu’on rentrera quand ta culotte sera sèche ?… » comme s’ils avaient été de simples tâcherons, même à présent, loués pour une besogne civile et de peu d’importance. Il suivit l’adjudant. Celui-ci descendit la pente, passa devant l’église, et, un peu plus loin, frappa deux fois, du manche de son couteau, le volet d’une fenêtre basse, qui s’ouvrit aussitôt.

— Qu’y a-t-il ? Ah ! c’est vous, Guth ? Dépêchez, je suis en train de téléphoner. Qu’est-ce que c’est que celui-là ?

— Un Alsacien, mon lieutenant, dit Pierre, qui demande à s’engager.

L’officier de douanes, gros homme alerte, qui avait un œil presque fermé et l’autre ardent comme une chandelle, examina un instant Pierre Ehrsam, et fit la moue.

— Est-ce que ça me regarde, les engagements ? F… moi la paix !

— Je ne peux pas, mon lieutenant. À qui envoyer l’Alsacien ? Vous êtes commandant de place, ici !… C’est que j’sommes en guerre, officiellement…

Le lieutenant ferma brutalement les volets. Mais quelques secondes ne s’étaient pas écoulées, qu’il ouvrait la porte, un peu plus bas, et rappelait Guth.

— Gardez-le à vue jusqu’au jour. Il y aura bien une automobile de service pour Felon. C’est là que se trouve le général. Il saura comment faire…

Pendant deux heures, Pierre, confié à la garde du douanier Charmoy, dut attendre, sous un hangar de trois côtés abrité par des planches, et où un fermier de Rougemont remisait ses charrettes et ses instruments agricoles. Assis en face l’un de l’autre, chacun sur un brancard d’un vieux tilbury, ils fumèrent de longues pipes, et Pierre put se convaincre de l’incroyable difficulté qu’on éprouve à faire parler un paysan français dont la défiance est éveillée. Aucun mot ne fut prononcé, par ce Vosgien, qui eût un intérêt, une couleur, un sens de sympathie personnelle ou d’hostilité. À tout ce que Pierre racontait, Charmoy répondait : « Ça se peut bien, » et à tout ce qu’il demandait : « On ne sait rien en tout dans not’coin. » L’ardent amour de l’Alsace pour la France, que Pierre exprimait, n’amenait qu’un sourire sur la figure du douanier, et ce sourire n’allongeait qu’un côté de la bouche.

Au jour, des automobiles traversèrent Rougemont. D’autres s’y arrêtèrent. À chaque fois, le douanier se levait de dessus le brancard, ôtait sa pipe de sa bouche, et, faisant un signe au chauffeur : « Dites donc ? allez-vous à Felon ? » La plupart des conducteurs, qui ignoraient Felon comme Pampelune, sans répondre, mettaient en marche la voiture. Cependant il s’en trouva un, préposé au commandement d’un camion vide, et qui dit enfin :

— Je ne vais pas bien loin du patelin que tu nommes, que te faut-il ?

— Emmener le compagnon que voilà. Ça vient d’Alsace, tu comprends ? Il faut le conduire au général. T’auras bien une occasion ?

— Oui.

— Mais faut pas le lâcher, tu as compris ?

En montant sur le siège, à côté du chauffeur militaire, Pierre, las et mécontent, dit à son gardien de la nuit, en signe d’adieu :

— Il n’est pas tendre, l’accueil que fait la France aux enfants d’Alsace !

— Ça se peut bien, répondit Charmoy, qui se hâtait déjà de remonter la rue tournante du bourg, et de rejoindre ses camarades.

Le chauffeur, tout jeune soldat, avait conduit l’automobile d’un homme du monde, propriétaire d’un hôtel et de deux châteaux : Paris, Seine-et-Oise, Seine-et-Marne. Il était rose, avait une bouche en arc relevé, une moustache large comme un crayon, et tenait, collé au bout de sa langue, un tronçon de cigarette qui ne l’empêchait ni de parler ni de rire. En peu de minutes, il eut déridé le prisonnier, raconté trois ou quatre histoires, dont la sienne propre, et pris avec lui le ton de la plus entière camaraderie. Il ignorait tout de l’Alsace, sauf les principales marques de pâtés de Strasbourg et les rubans noirs des femmes. « Chic, dites donc, les femmes de chez vous, avec leurs papillons ! J’en ai vu une petite, au théâtre Montparnasse : non, vraiment !… » La revanche lui semblait assurée.

— L’Allemagne l’aura voulu ! disait-il. Chez nous la mobilisation est commencée aussi. Gare aux Boches ! Si vous voyiez nos troupes !… Tenez… regardez, en haut de la seconde colline, là-bas, vous ne voyez pas ? entre les peupliers ? Nous serons, dans deux minutes, en face des pioupious de France ! Vous n’avez pas peur, au moins ?…

Il disait cela d’un air demi-défiant, parce qu’il venait de voir, au nom des soldats de France, l’Alsacien se rejeter en arrière et devenir tout pâle. Pierre éprouvait une émotion que l’autre ne pouvait comprendre. On n’apercevait plus les képis ni les pantalons rouges, cachés par la levée des terres que gravissait à présent la voiture. Il allait, pour la première fois, rencontrer non pas en parade, mais commençant la guerre, tout près d’entrer dans son Alsace, dans sa vallée peut-être, ces soldats fameux dans les légendes, ceux qu’il aurait demain pour compagnons, ceux que son père avait quarante ans attendus…

Il lui sembla que l’automobile ne finirait jamais de grimper la pente. Au sommet, la voiture s’arrêta. Un bataillon d’infanterie arrivait, d’un pas rapide. Les rangs flottaient un peu ; les hommes cueillaient des mûres ou des brins de saules dans les haies ; quelques notes de chansons volaient au-dessus des compagnies en marche. Tout était neuf ; on avait dû passer la veille une revue de détail ; pas un bouton ne manquait ; la boue qui tachait les godillots était fraîche du matin ; il y avait quelques visages levés vers l’horizon, des yeux cherchant les lignes, maintenant proches, où passait la frontière ; mais la joie mâle ouvrait les lèvres, le défi plissait les sourcils, la grande fierté d’être la troupe d’élite, première à l’aventure, tendait au vent les poitrines, et donnait de l’élan aux jambes les moins jeunes. De vieux sous-officiers, magnifiques et loufoques, terribles comme s’ils avaient fait dix campagnes, s’apprêtaient à montrer aux bleus comment il faut courir, charger, pointer, poursuivre ; les officiers, à leur place réglementaire, serrés dans leur tunique, vivaient l’heure des fiançailles, l’heure qui n’a point d’heure semblable ; les plus jeunes riaient, entre eux ou avec les soldats ; les capitaines, se dressant sur leurs étriers, observaient par-dessus les haies, et s’étonnaient déjà que « ce ne fût pas commencé ». Le soleil, victorieux, avait tout le ciel pour lui, et tenait à distance quelques vapeurs légères, descendues des montagnes et glissant sur les bois.

Pierre s’était levé. Sans savoir pourquoi, par habitude, il avait mis ses gants, et, sachant bien pourquoi, il saluait. Un capitaine, – celui de la 3e compagnie, – appuya son cheval vers la gauche, et l’amena le long du camion arrêté.

— Vous venez de Rougemont-le-Château ?

— Oui, mon capitaine.

— Pas d’éclaireurs ennemis dans le voisinage ?

— Rien de visible. Monsieur le baron disait, chez nous, que la bête n’a pas été vue par corps. Des coups de feu seulement, cette nuit, en forêt.

— Beaucoup ?

— Trois ou quatre vers minuit, deux plus tard.

— Et ce civil, qu’est-ce que c’est ?

— Un qui veut s’engager, mon capitaine.

— Alsacien ?

Pierre expliqua ce qu’il avait fait la nuit précédente. L’officier, tout à la rigueur des règlements, encore intacts, ou distrait par d’autres pensées, ne témoigna aucun sentiment, et dit seulement :

— C’est bien.

Puis, comme s’il était pris de soupçon :

— Où allez-vous, pour vous engager ?

— À Felon, mon capitaine.

Il eut plaisir à dire : « mon capitaine, » et le mot, en passant, lui releva les moustaches.

— C’est une erreur : allez à Belfort.

— Alors, faut que je le débarque ! dit le chauffeur. Au premier village, je le remets à la gendarmerie, qui se débrouillera.

C’est ainsi que Pierre Ehrsam, entrant dans sa patrie nouvelle, commença de souffrir à cause d’elle et de la trouver mal ordonnée. Avant d’atteindre le plus proche village, il partagea la tranche de pain et le morceau de lard salé, que le chauffeur tira de la poche de cuir où il enfermait une partie de sa trousse.

— Vous m’avez l’air peu commandés, dit-il, en serrant la main du chauffeur qui reprenait la route, après avoir confié son passager à la gendarmerie de X…

— Pas assez, vous trouvez ? Assez pour le plaisir !

— Oui, mais le point est de savoir si vous l’êtes assez pour vivre, pour lutter contre ce monstre allemand, qui est bien dressé, je vous assure.

On lui promit de le faire monter dans la première voiture qui se dirigerait sur Belfort. Et, de nouveau, il attendit.

Share on Twitter Share on Facebook