Pendant ce temps, madame Ehrsam, seule dans la grande maison, et rentrant de la fabrique où elle avait passé une partie de la matinée, se demandait : « Pourquoi mes deux fils sont-ils si dissemblables ? Ai-je donc manqué de parler de la France à Joseph ? Que le père souffrirait, en voyant qu’il n’a pas deux Welches !… J’ai cependant écarté de chez moi tous ces Allemands, qui cherchaient de toutes manières, la brutale, l’habile et la cauteleuse, à pénétrer dans les maisons de vieille Alsace… Il m’a manqué, peut-être, de mieux connaître les Français ? Je n’ai fait d’autre voyage chez eux que mon voyage de noces, par la Schlucht, aux lacs de Gérardmer, de Retournemer et de Longemer, à Nancy, à Dijon. C’est tout, et une seule fois. Pour nous, qui avions le cœur si bien disposé, c’était assez. Mon mari la connaissait, la France. Mais les enfants ! La race est bonne, pourtant, j’en réponds, chez Joseph, comme chez Pierre. Mais, par ma faute un peu, je l’avoue, ils n’avaient de français que l’imagination. On rêvait de France, on parlait de France, en famille : c’était loin, dans le temps et dans l’espace. Et les Français non plus, ne venaient pas. Ils nous laissaient ; nous étions, Alsace et France, comme des époux séparés qui ne se voient plus, qui ne s’écrivent plus, et, malgré tout, commencent à trouver lourd l’engagement qu’ils ne renient point… Où est Pierre à cette heure ? où est Joseph ? Ils n’ont plus de liberté ; ils sont pris et roulés, comme deux pauvres grains de sable, dans les flots immenses qui vont se heurter ; malgré eux, ils iront, ils vont déjà ; il ne leur reste que la pointe de leur volonté, qui échappe à tout, la haute flamme tremblante qui est morte en beaucoup, mais qu’ils ont gardée. Par là, ils peuvent encore être eux-mêmes, choisir autre chose que ce qu’ils font, vivre parmi d’autres compagnons que ceux qu’ils coudoient ; près de moi, près de Dieu. Il faut que je les aide, que je leur écrive. Le second surtout en a besoin. Ah ! que dirait le père, s’il était là, quand je vais mettre l’adresse : Joseph Ehrsam, Mulheim ;… Mulheim, lorsque la guerre est ouverte entre l’Allemagne et la patrie secrète ! »
Elle commença tout de suite d’écrire, sur la table où ses fils, l’avant-veille, s’étaient accoudés, pour causer une dernière fois, sous le portrait de Louis-Pierre Ehrsam. Ce fut d’abord une longue lettre à Joseph, tendre, demandant des détails, ne se plaignant pas, ne reprochant rien. Le nom même de l’aîné n’était pas prononcé. La mère terminait ainsi : « Je ne sais rien, depuis hier soir, de celui que nous aimons tant. » Lorsqu’elle voulut, ensuite, écrire à Pierre, – elle se reprochait déjà le plaisir plus vif qu’elle y prendrait, – la pensée lui vint : « où écrire ? » Elle écrivit quand même, et laissa l’adresse en blanc.
Autour d’elle, les métiers travaillaient. Des femmes avaient été engagées pour remplacer une partie des ouvriers, que l’appel de l’empereur enlevait à la fabrique. Dans le cercle de ses montagnes vertes, dans la chaleur des journées d’août, Masevaux reposait, comme de coutume, et les fruits grossissaient aux arbres des vergers. Madame Ehrsam, absorbée par le travail de direction qu’elle avait accepté, et qui lui plaisait, ne sortit presque pas de l’enceinte du « Grand Clos », comme disaient les gens. Le canon ne tonnait pas. Les troupes allemandes ne se montraient nulle part. La frontière française était fermée. La Thanner Zeitung annonçait les plus graves nouvelles, que personne, dans Masevaux, ne pouvait démentir ou confirmer : le 3 août, la déclaration de guerre à la France, par l’Allemagne, et l’envahissement de la Belgique ; le 4, la déclaration de guerre, par l’Autriche, à la Russie, contre laquelle l’Allemagne, depuis cinq jours déjà, poussait ses armées toujours prêtes.
Cette journée du 6 août fut une journée d’inquiétude et d’attente pour toute la vallée. On avait appris, au petit jour, que, dans la nuit, une rencontre de patrouilles avait eu lieu à Lauw, tout près, là où la Doller entre dans la grande plaine et coule vers Mulhouse. Une patrouille de cavaliers français avait tiré sur un poste, tué deux douaniers, un officier prussien, blessé un chasseur à cheval, puis s’était retirée. Ils s’étaient retirés, les premiers cavaliers français, mais pour revenir, sûrement ! On les voyait déjà partout. Des pentes du Ballon d’Alsace à Dolleren, à Oberbruck, à Kirchberg, à Niederbruck, puis à Masevaux ; des maisons et des granges perchées aux flancs du Baerenkopf et du Südel, la même rumeur descendait, criée ou murmurée, enflée, ornée par ceux qui la transmettaient, émouvante pour tous, espérée, redoutée, semant la joie ou l’épouvante : « Les soldats français ont été vus sur les sommets ! La frontière est franchie ! Ils viennent ! » Oh ! qu’il y avait des gens et de pauvres gens qui redoutaient que la rumeur ne fût fausse !
Le lendemain, plus de deux cents réservistes étaient convoqués, pour s’embarquer à la gare de Masevaux, et rejoindre, en Allemagne, les régiments. Depuis la veille, plusieurs de ces jeunes hommes, postés en sentinelles dans les greniers, ou sur les premières pentes des monts, regardaient, avec une angoisse grandissante, vers les hauteurs du sud et du sud-ouest.
Les camarades avaient dit : « Si les Français descendent, nous nous joindrons à eux, personne ne partira pour l’Allemagne ! » Tout le jour, les guetteurs espérèrent. Mais, ils eurent beau regarder, aucune ombre ne sortait des forêts, si ce n’est celle des sapins, des pointes de hêtres et de mélèzes, qui tournait et s’allongeait sur les prairies, à mesure que déclinait le soleil. Un peu avant la nuit, plus de dix d’entre eux, comme le bruit de l’arrivée des Français continuait de se répandre et de grossir, se trouvèrent groupés, sans s’être donné rendez-vous, au commencement de la route montante de Huppach, d’où la vue est libre et belle sur la grande coupe des montagnes. Ils disaient : « Qu’ils viennent donc enfin ceux que nous attendons, qu’ils se dépêchent ! » Plusieurs fois, ils crurent voir remuer les rochers ou les brumes. Comme ils auraient couru ! Comme ils auraient salué ! À la nuit déjà tombée, ils disaient, descendant vers la place des Blés, avant de s’attabler à l’auberge de l’Ange :
— Encore une nuit ! Encore les heures du matin ! Peut-être seront-ils ici !
Madame Ehrsam, ce jeudi 6 août, fête de la Transfiguration, avait assisté à la messe. Elle sortait de l’église de Saint-Martin, et descendait l’escalier de pierre qui est devant la façade, lorsque, se détournant de la rue où il passait, et montant vite les degrés, un fabricant, un ancien ami de son mari, la salua, et dit avec vivacité, lui qui d’habitude parlait lentement :
— Est-ce que vous croyez, madame, que les Français seront ici, ce soir ?
— Les Français ? Oh ! alors, mon Pierre sera peut-être avec eux ? Mais qui annonce cela ?
— Tout le monde. On les a vus là-haut.
— Cette nuit, oui, à Lauw, une poignée d’hommes…
— Non, madame, là-haut, et en nombre.
Ils regardaient tous deux vers les cimes, où la brume du matin commençait de se rompre et de s’élever en flocons.
— Vous y croyez, monsieur ?
— J’en suis sûr. Ce soir ou demain, ils seront ici. Je vous le dis parce que vous aurez peut-être des mesures à prendre, pour la fabrique.
— Probablement ! Monsieur, si les choses sont comme vous dites, eh bien ! je donne un jour de congé !…
Madame Ehrsam fit en même temps une chose extraordinaire : elle tendit la main à son interlocuteur, et dit tout haut :
— Quelle joie, quelle joie, monsieur !
L’homme reprit, d’un air grave, et plus bas :
— Attendez, et ne répétez pas ce que je vais vous confier. Il est inutile de diminuer la joie commune, surtout en guerre, mais vous qui avez charge d’âmes, c’est autre chose. Voici ce qu’on ne sait pas, ce que vous ferez bien de méditer. Le 4 août, nous avons été convoqués par le président de la Chambre de commerce de Mulhouse. J’ai eu du mal à faire le voyage dans mon automobile, je vous en réponds ! Il a fallu, à chaque barrage de route, des coups de téléphone officiel. Là-bas, il y avait réunion des principaux industriels des vallées, avec le président de la Chambre de commerce, le maire, le Kreisdirector. C’est celui-ci qui a fait la déclaration principale, vous le pensez bien. Écoutez ses paroles : « Je suis autorisé à vous dire officieusement que les Français vont entrer dans cette partie de l’Alsace ; nous les laisserons venir : puis ils seront pressés et écrasés, comme un citron. » Là-dessus, nous délibérâmes. On nous demandait si les guichets des banques devaient demeurer ouverts. Nous fûmes d’avis de ne pas fermer les banques. Ainsi, messieurs les fonctionnaires avaient reçu des ordres. Ils nous prévenaient qu’on tendait un piège aux Français.
— Eh bien ! nous les préviendrons, les Français ! Moi je le ferai !
— Que vous êtes Française, madame Ehrsam !
Elle rougit, et répondit tristement :
— Je croyais l’être encore davantage.
Elle songeait à Joseph. Le fabricant ne comprit pas ; il jugea que cette femme si sage était un peu énervée par la nouvelle, comme d’autres, salua profondément, et continua de monter la rue.
Revenue chez elle, madame Ehrsam ne put se tenir de raconter, à ses deux domestiques, la rencontre qu’elle avait faite, et comment les Français ne tarderaient point. Aussitôt, la cuisinière, sous prétexte d’aller aux provisions, sortit, et, dans la ville, rencontra toutes ses amies, car il y avait plus de personnes dehors, ce matin-là, que les jours de marché. Anna se mit à rire, et dit :
— Je n’en connais pas, mais j’en connaîtrai, des Français : il paraît qu’ils sont si gentils !
Dix minutes plus tard, elle avait son corsage des dimanches. À la fabrique, dans les salles de travail, les contremaîtres ne parvenaient point à ramener la paix. Ouvriers, ouvrières, par-dessus les métiers en marche, s’interpellaient : « On ne peut rester ici pendant qu’ils entreront ! » Personne ne surveillait plus les broches ; toutes les filles couraient aux fenêtres dès qu’une ombre passait dehors. L’ouvrier, un ancien, chargé de renouveler les gros rouleaux de coton brut, que les premières machines dévident et cardent lentement, laissait les cylindres tourner à vide, et levait les bras comme un fou.
— Je voudrais voir la tête des gendarmes et celle des douaniers ! Oui, la tête de tous ces Schwobs qui nous commandaient si durement ! criait-il.
Dans l’après-midi de ce jeudi, les Masopolitains virent une scène qui leur donna beaucoup à penser. Sans doute, ils n’apercevaient aucune avant-garde française. Mais voici que les voisins de l’hôtel des Postes, et les passants, bientôt arrêtés et devenus une petite foule, aperçurent une équipe de postiers enroulant un gros fil de cuivre sur un axe que supportaient deux roues en bois. Le fil, un de ceux qui passent au-dessus des maisons, groupés et tendus comme des cordes de piano, avait dû être coupé assez loin, dans la campagne. Tiré par les travailleurs, il cédait et, jetant ses lueurs de cuivre rouge, au soleil d’août, se pelotonnait autour de la tige. Un factionnaire, – un seul, – devant la poste, protégeait le travail ; mais il pouvait jeter sur les curieux un regard menaçant, les gens de Masevaux ne « circulaient pas, » et continuaient d’observer les postiers qui tournaient la grosse bobine, et le fil toujours venant qui s’étageait dessus. Qu’était-ce donc ? Pourquoi les ouvriers enlevaient-ils celui-là, de préférence à d’autres ?
Un bûcheron, gros homme encore jeune, barbu comme un sapin, la joue fleurie, les yeux matois, murmura, sous l’aile de son chapeau de paille, à l’oreille d’un voisin :
— J’ai travaillé à construire la ligne ; je vas te dire : ils enlèvent le téléphone du pylône !
— Le pylône du Südel ?
— Mais oui, celui qu’ils ont élevé dans la forêt, là-haut. Quand on est sur la dernière plate-forme, on peut voir jusque dans la place de Belfort ! Je le sais bien, j’y suis monté !
— Ils pensent que ça ne leur servira plus.
— Sans doute.
— Alors, c’est une équipe de déménagement ?
Des rires légers coururent dans la foule. Les Alsaciens connaissaient tous l’histoire de ce pylône, à quatre étages, fait de troncs d’arbres superposés, le long desquels des échelles étaient appliquées, belvédère où des officiers montaient fréquemment, que des mains inconnues avaient scié, à la base, en 1913, et que les Allemands avaient rebâti en hâte, ayant soin de reconstruire en fer tout le rez-de-chaussée de la machine. Car le pays d’Empire jouait vraiment de mauvais tours à ses maîtres. On entendait, parmi les curieux, voler des phrases plaisantes, que le vent d’été portait peut-être jusqu’au factionnaire et aux postiers. Mais les Allemands avaient l’air pressés de finir l’ouvrage.
— Ils doivent savoir, eux aussi, qu’il y a des Français là-haut !
— Si je leur demandais la communication ?
— Qu’est-ce que tu dirais ?
— Je dirais : « Monsieur le Capitaine ?… »
— Ça doit être plus qu’un capitaine !
— Je dirais : « Monsieur le Général, descendez vite, ils plient bagage ! »
Le rouleau devenait lourd à manier ; le temps s’écoulait ; le chef de l’équipe, d’un coup de cisaille, coupa le fil, dont l’extrémité égratigna la poussière de la route et s’en vint se coller, frémissante, aux murs de la maison d’en face. En même temps une voiture s’approcha, au grand trot de deux chevaux. Elle avait été réquisitionnée par le maire de carrière. La foule s’ouvrit. Les ouvriers, le factionnaire, s’entassèrent dans le vieux landau ; le fil du téléphone fut chargé sur le siège, et les chevaux, fouettés vigoureusement, malgré l’âge, et la fatigue, galopèrent vers le nord. Une clameur sourde poursuivit la voiture. Une voix de stentor cria :
— L’Allemagne f… le camp, vive la France !
C’était le bûcheron. Il regarda autour de lui, pour voir qui viendrait l’arrêter. Mais personne ne vint. Il rencontra seulement, parmi les curieux assemblés, et qui se dispersaient, quelques mauvais visages, d’immigrés ou de ralliés, qui blêmissaient de colère.
Dès lors, Masevaux ne douta plus que la France ne dût bientôt descendre.
La nuit fut moins claire que celle de la veille. Ceux qui se levèrent, et, par la fenêtre ouverte, essayèrent de connaître le secret des campagnes muettes, virent que rien ne luisait, ni eau, ni pierre, ni frondaison, dans toute la conque énorme où reposait la ville. Le temps était à l’orage, une lueur faible tombait entre les franges des nuages qui, tourmentés par des forces contraires, poussés, attirés et tournant, formaient des remous sous la lune. La terre était en paix, et ne sentait pas même le souffle du vent haut.
Ils venaient cependant, les soldats de France.
Très au sud de Masevaux, une compagnie du 171e d’infanterie, partie de Novillard, remonte, en territoire français, le cours du ruisseau de la Loutre ; elle traverse le village de Reppe, dont les plus vieilles maisons, comme celles des villages voisins, tant de fois ont entendu le pas des hommes en guerre. La nuit est toujours douce, et l’aube encore lointaine. Quelques contrevents s’ouvrent, prudemment, d’autres demeurent clos, mais la lumière glisse par les fentes. « Combien sont-ils, Madelon ? Où vont-ils ? » Ils passent, et les voici, au sortir du bourg, qui tournent à droite, et entrent dans le bois communal, au delà duquel il y a la frontière et l’Alsace. « Alors, ils vont à l’ennemi ? Ferme le volet, Madelon ; mets-toi à genoux sur ton lit chaud : c’est bien l’heure de faire une prière. »
Le bois est fait comme une poire. Tout étroit d’abord, il s’élargit vite. Que l’ombre est noire ! Les hommes, qui causaient librement jusque-là, se sont mis d’eux-mêmes à parler bas. Ils ont le fusil à la main et le doigt sur la gâchette. Il y a tant de caches dans les fourrés ! Tous les yeux fouillent cette ombre, où rien ne remue, et d’où peut partir un feu de salve qui coucherait à terre les premiers rangs. Cent mètres de forêt, deux cents, trois cents : aucun coup de fusil. Le bruit de lime et de marteau, que font les pieds sur la route, se lève entre les arbres et, avec la poussière, s’en va tomber au loin. Tout à coup, le détachement qui marche en avant s’arrête. On ne peut plus avancer en troupe. Une barricade de troncs d’arbres et de branches a été construite par les soldats du génie, voilà quelques jours, au coude de la route forestière qui, maintenant, se redresse vers le nord. Le capitaine rejoint l’avant-garde, et dit au lieutenant Malaurie :
— Prenez avec vous une demi-section, et allez reconnaître les débouchés du bois.
Les officiers se serrent la main, les trente hommes escaladent la barricade, et s’égaillent dans le bois, en fourrageurs. Tous les cœurs battent. Entre les cimes des arbres, très haut, des nuages en dérive rencontrent un premier rayon, et rosissent en dessous. Dix minutes se passent. On entend le moindre bruit, dans l’air frais et vibrant du matin : l’éclatement d’une tige morte, un juron, le broussement d’un corps à travers les gaulis. Le lieutenant Malaurie marche à découvert, au milieu du chemin. C’est un agrégé d’histoire, un lettré, un poète : le souvenir de l’Alsace chante en lui. Entrer le premier dans la terre promise ! Être celui qui va commencer de délivrer la vallée, celui que les anciens espèrent depuis quarante-quatre ans, sans connaître son nom, et que les enfants de l’Alsace appellent, quand ils disent en chantant : « Gigogne, cigogne, apporte-nous dans ton bec un petit pioupiou ! » On approche des lisières. Un peu de jour, embrumé, luit au bout de la route. Trois soldats sortent des fourrés, deux à droite, un à gauche. Le lieutenant interroge tout bas : « Qu’avez-vous vu ? – Rien. – Moi, dit le troisième, j’ai vu galoper un cheval démonté. – D’où venait-il ? – De là. » Là, c’est la direction de Bréchaumont. Il y a donc, en avant, des cavaliers allemands. On continue, dans l’ombre mouillée du bois, que l’aube enveloppe et ne pénètre point. L’officier consulte la carte serrée dans sa main gauche : oui, la frontière est à quelques pas, au delà de ces touffes de noisetiers qui font, tout le long de la lisière, un gros bourrelet de feuilles, tendu par la forêt vers la lumière et le vent. Il ne faut pas crier. Mais le cœur commande de parler. D’un geste, Malaurie appelle les hommes qui ont les yeux sur lui, et qui accourent au rassemblement. « Venez ! Pas de bruit ! » On avance encore. Voici que la route débouche sur la campagne : on découvre des terres de labour et des prés qui descendent, puis des plateaux qui se relèvent et portent dans le matin des maisons toutes blanches. Les trente hommes se mettent sur deux rangs, adossés aux noisetiers de la lisière.
— Mes enfants, dit le chef à demi-voix, nous sommes en terre d’Alsace !… Le village devant nous, c’est Bréchaumont… Alors, vous comprenez… Garde à vous ! Présentez armes !
Et le soleil, qui se levait, vit la troupe française saluer toute l’histoire et toute la légende.
On se remet tout de suite au pas, au guet ; par les champs, au plus court, on se dirige vers le village. Tout est tranquille. Les maisons ne sont pas toutes éveillées. Il y a des pots de géranium-lierre, et de verveine, et d’œillets aux fenêtres. Où donc est l’ennemi ? Deux femmes sortent de l’église, et filent en montant la rue. Le curé, entendant le pas des Français sonner sur la chaussée, vient, au contraire, à l’officier qui commande l’avant-garde, et dit :
— Monsieur le lieutenant, il y a, dans mon église, ici, un dragon allemand qui va mourir ; il a le ventre traversé d’une balle ; pouvez-vous le secourir ?
Le lieutenant envoie prévenir le major à l’arrière, et la troupe passe. Elle s’arrête à l’extrémité de Bréchaumont ; les premiers Alsaciens s’assemblent autour des faisceaux ; ils apportent des fruits, du pain, du beurre, du vin. Des jeunes filles versent le vin du pays aux soldats qu’on n’avait vus que dans les images d’Épinal. Elles parlent français comme elles peuvent ; leurs yeux parlent plus clairement ; elles rient. Aucune embuscade allemande ; pas une patrouille en observation. On n’est pourtant que trente hommes, qui vont en pointe et continuent. Au second village, à Traubach-le-Haut, sur la place, les paysans d’Alsace lèvent leur chapeau et les femmes battent des mains. Un vieux à barbiche blanche se porte, avec son fils, au-devant du lieutenant, fait le salut militaire, correct, prolongé, le coude à la hauteur du sourcil, et crie : « Fife la Vrance ! » Mais une vieille femme se signe au passage de ceux qu’elle aime, et dit vivement, montrant la direction de l’est : « Prenez garde à ceux de là-bas : ils sont si méchants ! »
Déjà le village voisin a dû être prévenu. Par qui ? des gamins grimpés sur les arbres ? des coureurs à bicyclette ? une voiture ? Qui sait ? On attend « les pantalons rouges ; » on vient au-devant de la France, on la salue de loin, on plaisante parce qu’on est d’un pays qui sait rire, même au danger. La promenade triomphale n’est interrompue qu’à Burnhaupt-le-Haut. Là il faut prendre d’assaut la première tranchée, défendue par des dragons allemands. C’est l’affaire d’un moment ; quelques coups de fusil ; puis les Allemands sont en fuite ; les Français passent et se reforment ; il fait chaud et clair ; les hommes disent : « Nous sommes toujours chez nous ! »