XVI La promenade au Buchberg

Tous, ils sortirent. Madame Ehrsam, entre Marie et Pierre, quand elle eut quitté son amie à l’entrée de la place, s’engagea donc dans la rue de la Mairie, traversa le pont de la Doller, tourna à droite, et prit la route de Huppach.

Il faisait beau. À peine quelques écharpes de brume, tout en longueur, voyageaient dans le ciel, prises par le vent haut, poussées d’un souffle égal et sans qu’elles eussent un pli. Un peu de neige était tombé, de quoi blanchir la terre, excepté celle des bois, que protègent les troncs et les branches des arbres.

La route monte d’abord, presque droite, entre des prés plantés de cerisiers, de pruniers, de pommiers. Toute la vue est à droite, vers le creux du vallon qui s’amincit en s’élevant vers les cimes rondes du petit Buchberg et du grand Buchberg, les montagnes du Hêtre, Vosges posées au bord de la plaine, et que d’autres prolongent, formant la barrière d’Alsace, élargissant leurs forêts, enfonçant au loin, dans la terre de labour, comme des racines torses, leurs coteaux exposés à l’orient, tendus au vent du Rhin et couverts de vignes.

Les voyageurs eurent bientôt dépassé les maisons de bûcherons, puis le hameau de Huppach. La route s’incline à gauche, et devient forestière. Les feuilles tombées des hêtres et pourries par l’hiver empourpraient toutes les pentes. Pierre admirait Marie qui marchait si bien, et que ravissait ce spectacle nouveau de la montagne fraîche, féconde, vêtue de hauts arbres. Ils passèrent au-dessus de la chapelle bâtie sur une pente, à droite, puis ils arrivèrent à un petit col, où l’on quitte la route, pour gravir le sommet du grand Buchberg. Un sentier étroit, entre des taillis mêlés de sapins, tourne, et bientôt grimpe la pente très raide. Deux soldats, conduisant un mulet chargé, pénétrèrent dans le bois avant Pierre. Ils saluèrent l’officier, en passant.

— Vous montez, mon lieutenant ?

— Mais oui.

— Avec des dames ? C’est les premières qui viennent ici depuis la guerre.

— J’ai la permission.

— Alors, ça va bien. Heureusement que ce n’est pas ici comme au Vieil Armand ; nous y étions hier : il n’y fait pas bon. Entendez-vous le galop ?

La canonnade était, en effet, violente au loin ; par les couloirs des Vosges, le bruit en arrivait jusqu’à cette mère qui songeait à des épreuves anciennes ou récentes, à d’autres qui pourraient venir, à Joseph déjà loin d’elle, à ce qu’il faudrait dire tout à l’heure, quand la nuit commencerait de tomber.

À l’endroit où le sentier bifurque, où la montée devient plus rude vers le sommet du Buchberg, Pierre et Marie étaient passés devant : il n’y aurait point eu de place pour trois personnes de front.

— Vous allez voir un peu de la guerre, disait Pierre : nous sommes ici aux frontières bien étroites de l’Alsace reconquise. Il est bon que ce soit l’image dernière que vous emporterez : c’est la plus vraie. Vous ne serez plus demain à Masevaux ?

— Mon père, Maurice, Marine, l’hôpital, tout le mas me réclame.

— D’autres auraient voulu, ici, vous plaire et vous attacher.

— Pourquoi dites-vous cela, et si injustement ?

— Je n’ai pas su me faire aimer !

— Serais-je près de vous, si je ne vous aimais pas ?

— Je n’accuse que moi ; mais je suis malheureux.

— Et je venais pour votre joie !

— La promesse m’est refusée.

— Je vous l’ai dit : plus tard, plus tard. Ne perdons pas les dernières heures.

Ils se baissaient ensemble, pour passer sous les branches chargées d’un peu de neige qui volait en poussière.

— Plus tard ? Que fera le temps contre moi ! Belle comme vous êtes, combien pourront vous disputer à moi qui ne serai plus là ? vous parler mieux ? dire ce que je n’ai pas trouvé ?

Marie se mit à rire. Des coups de canon ébranlèrent les échos et roulèrent de montagne en montagne. Ni Pierre, ni Marie ne semblèrent les avoir entendus.

— Vous trouvez assez bien ce qu’il faut dire, je vous assure.

— Alors, que devais-je faire pour vous mériter ? Savez-vous ce que je pense ? que vous ressemblez à ces belles dames d’autrefois, qu’il fallait conquérir par un exploit éclatant : en tuant un monstre, en traversant la mer pour aller délivrer le tombeau du Christ, en rapportant l’épée d’un chevalier vaincu.

— Avaient-elles si grand tort ?

— Vous voyez !

— C’est qu’il y a, dans la vie, des moments où toute l’âme se révèle d’un coup. Je ne demande rien de pareil. Je suis encore troublée par le chagrin. Mais, à lui seul, le temps est une épreuve. Vous m’écrirez, je vous répondrai en toute franchise et liberté. Nous serons bientôt sans secrets l’un pour l’autre, et, sachez-le bien : le jour où je vous tendrai la main, cela voudra dire : « Pierre Ehrsam, je suis à vous pour toujours ; je serai la fille de votre mère, je serai la sœur de votre frère Joseph, et j’habiterai l’Alsace… »

— Dieu le veuille !

— Attendez… oh ! regardez ! un avion !

— Un avion boche !

Ils s’arrêtèrent tous trois, dans le sentier. Entre les branches dépouillées, on aperçut un instant, à une grande hauteur, un aéroplane passant à toute vitesse dans l’azur, enveloppé de petits nuages blancs, fumées des obus que lançaient les batteries des Vosges. Puis tout disparut. Le vent soufflait, chargé de l’odeur des feuilles rouges, des aiguilles de sapins, et peut-être déjà de la sève en mouvement.

Pierre et Marie se remirent à marcher, et la mère les laissa de nouveau prendre les devants.

— Voici le vent des hauteurs, dit Pierre : nous approchons du poste.

— Où est la batterie qui tire contre l’avion ?

— Sur l’autre versant.

Un des guetteurs, entendant du bruit, descendit de quelques mètres, et cria :

— Halte !

Il avertit le sergent, qui vint, tranquille, examina le permis, et, content d’avoir une distraction, commença de servir de guide à Marie de Clairépée, qu’il prit par la main.

— Par ici, mademoiselle. Prenez garde ; c’est bon pour nous et pour les mulets, ce chemin-là ;… on ne débrousse jamais, crainte d’être vus ! Appuyez-vous : montez sur la grosse pierre… Très bien… Tenez, voici l’entrée de notre cagna ! Dommage qu’on n’ait rien à vous offrir !

— Les Boches tirent-ils sur l’abri ? demanda Pierre.

— Pas depuis deux mois, mon lieutenant. Ils voudraient bien savoir où nous sommes… L’oiseau qui volait, tout à l’heure, devait chercher notre adresse, lui aussi. Mais allez donc reconnaître notre rue et notre numéro !

Au flanc de la montagne, et presque au sommet, parmi les arbres pressés, les herbes, les lianes forestières, le sol avait été entaillé. Un fossé tournant, dont le talus s’élevait vite, et était maintenu par des poutres verticales et des planches, donnait accès dans un abri souterrain. Marie, Pierre et madame Ehrsam n’allèrent pas jusque-là, mais, à gauche de l’entrée, montèrent les quelques marches d’un escalier de fortune.

— Ne vous montrez pas, vous, mon lieutenant, qui êtes grand… Ils voient bien, avec leurs longues vues. Venez, mademoiselle, mettez-vous là, derrière les arbres, vous aussi, madame. Jolie vue, n’est-ce pas ?

Entre les cimes de plusieurs jeunes sapins qui poussaient en contre-bas, ils voyaient tous, à présent, la nappe blanche et verte de la plaine d’Alsace, que des brumes, très loin, très loin, limitaient.

— La terre promise ! dit Marie.

— La terre où l’on a tant pleuré ! dit madame Ehrsam.

— La terre où jamais l’on n’a cessé de se battre ! dit Pierre. Elle a veillé tout le temps ; elle a tout le temps été au danger ; rien n’arrive au cœur du pays franc qui n’ait d’abord frappé ici.

— Les marches de France ! dit Marie.

— Cette fois, elles ont moins souffert, parce que tant de sacrifices ont été comptés, parce que les deux captives doivent revenir à la patrie avec leur beau visage, afin que la justice apparaisse plus éclatante.

— Cependant, la forêt à nos pieds ?

— Des pins décapités, des troncs sans branches et la trace d’un incendie dans les bruyères : qu’est-ce que cela ? Je les ai vues, les forêts de l’Argonne, de la Champagne, de l’Artois, des Flandres : plusieurs, qui étaient centenaires, ont donné le corps et les bras de leurs arbres pour réchauffer nos soldats et pour bâtir les sapes ; d’autres ont été abattues par le canon, comme des cités, et il n’en reste plus que des racines déterrées et des pousses d’un an avec une feuille au bout ; d’autres, ils les ont emmenées, les Boches, en captivité. La sève du sol de France a travaillé pour le barbare. Regardez plus loin, au delà des pentes.

— La plaine. Comme elle est grande ! Où sont les gens de chez nous ?

— Partout où vous voyez des maisons, il y a des cœurs à nous. Regardez, juste devant vous, ces toits roses dans l’herbe : c’est Bourbach-le-Bas ; à droite, au-dessous du grand éperon de sapins, c’est Sentheim ; plus au large, Guewenheim, où la Doller étend ses miroirs d’eau.

— Et tout là bas, ces petits dessins gris sur les prés, comme des vignes avec leurs échalas ?

— Tranchées allemandes et réseaux de fils de fer.

— Ça va tout droit, mademoiselle, dit le sergent ; suivez mon doigt : tout droit jusqu’à Cernay, bien à gauche, où les lignes tournent. Encore plus loin, il y a la forêt de Nonnenbruch, où sont les puits de potasse. Et à l’horizon, au ras du ciel, ces bâtons pâles qui montent dans la brume, c’est les cheminées de Mulhouse.

— Mulhouse abandonnée ! dit madame Ehrsam.

— Nous la reprendrons ! dit Pierre.

— Ils tirent encore de Heimsbrunn, fit le sergent. Entendez-vous : Boum ! Boum ! Mais ce n’est pas pour nous, mademoiselle… Je vois que vous êtes brave… Alors, restez… Regardez là,… du côté de Burnhaupt-le-Bas, une tache brune… Le bois est français. Il s’appelle le Buchwald, et j’y ai passé plus d’une semaine. Je sais le nom de tous les ouvrages : à la lisière, Rambouillet, Pontoise, Versailles, Carcassonne ; puis, à l’intérieur, Suresnes, Saint-Germain, Poissy, Chatou, et le grand fort Jeanne d’Arc. Ils n’ont qu’à s’y frotter, les Boches !

Pierre étendit le bras, et, montrant toute la plaine :

— Terre promise, comme vous dites, ô Marie de Clairépée, et qui nous sera toute rendue ! Nous avons trop souffert pour ne pas être, un jour, tous ensemble, à ceux que nous aimons. Ne croyez pas ceux qui parlent de l’Alsace oublieuse. Ils l’insultent. Ils ne savent pas. De tous les villages que vous apercevez, des foules sortiront…

— Chantant.

— Elles viendront au-devant de nos soldats victorieux. Les cœurs dans les poitrines, les cloches dans les clochers, sonneront l’Alleluia.

— Bravo ! mon lieutenant, cria le sergent.

— Bravo ! crièrent deux hommes, en arrière.

— Les femmes et les jeunes filles auront la cocarde au corsage. Elles chanteront en dansant, elles embrasseront les libérateurs de l’Alsace.

— Merci, mes belles !

— Et c’est beau, une créature qui ne sait comment dire sa joie : mais la joie de tout un peuple sauvé, heureux qui la contemplera ! Je voudrais être parmi ceux qui entreront les premiers dans Mulhouse que voici, dans Colmar, dans Strasbourg…

La voix de Marie répondit :

— Vous en serez. Et j’y serai !

— Elles viendront de toute l’Alsace, nos solides filles brunes ou blondes, qui auront tiré de l’armoire les costumes de fête. Celles de Geispolsheim, qui est au sud de Strasbourg, seront toutes vêtues et coiffées de rouge ; celles de Haguenau auront la jupe rouge et le tablier de soie bleue ; Turkheim Valfleuri portera la robe verte et le grand ruban noir brodé de clair ; les filles de Wissembourg mettront la mitre noire, et celles de Meistratsheim la dentelle d’or tuyautée qui leur fait auréole !

— Elles assisteront au sacre nouveau de la France ! Qu’elles viennent ! Que Dieu permette !

Les autres faisaient silence ; tous les esprits étaient lancés à l’aventure. Un vol de dix ramiers traversa l’air doré, au-dessus de la forêt, gagnant le gîte.

— À présent, dit Pierre, je retourne où l’on se bat.

Et le charme qui tenait immobiles les témoins fut rompu.

Madame Ehrsam, Marie, Pierre, silencieux, reprirent le sentier couvert, retrouvèrent l’autre, qui faisait le tour de Buchberg, et arrivèrent au col, puis sur la route. Leurs pensées étaient tristes, et ils ne songeaient pas cependant aux mêmes choses.

Dans le chemin plus large qui descend vers Masevaux, madame Ehrsam marchait à gauche de Marie et de Pierre. La nuit allait venir. Déjà l’ombre était bleue au creux du vallon, tandis que les nuages errants dans le ciel, et les arbres sur les crêtes, prenaient sa pourpre ardente au soleil qui mourait. Où était Joseph à cette heure ? En France, sûrement. Le secret pouvait être révélé. Il devait l’être. Demain, ces deux jeunes gens, Pierre et Marie, qui échangeaient à peine quelques mots, ayant déjà le cœur tout plein d’adieux, seraient séparés par d’immenses espaces.

Quand ils furent rendus à cet endroit où la route contourne et domine un bois en pente raide, puis des prairies où est bâtie la chapelle de Huppach, la mère s’arrêta, regarda, en bas, la façade blanche et le clocheton à jour.

— Si vous voulez, nous entrerons un moment : l’heure est plus grave que vous ne pensez, mes enfants.

Elle avait dit « mes enfants, » sans bien peser les mots. Marie la remercia d’un signe de tête et d’un sourire, puis, elle s’émut et pâlit, parce que madame Ehrsam avait pris la main de Pierre, et disait :

— Pierre, j’avais promis de me taire jusqu’à la nuit. À présent, je vais t’apprendre une nouvelle.

— Est-elle bonne ?

— Non.

— Comme d’habitude.

— Tu ne trouveras plus Joseph à la maison.

— Où est-il ?

— Très loin de nous.

— Il va ?

— En France, s’engager dans l’armée…

— Ah ! tant mieux, tant mieux ! C’est la belle fin ! Il avait mal commencé, le voici avec nous !

— Pierre, écoute-moi : il a tout arrangé, avant de nous quitter ; il s’est adressé à des amis puissants de la vallée de Thann…

— Pourquoi faire ? L’appuyer ? C’est inutile.

— Non, pas inutile : Joseph sait bien que la présence d’un de mes fils est nécessaire à Masevaux, pour nos affaires et nos ouvriers, pour moi qui ne puis plus supporter tant d’émotions. Il a tout prévu pour que, lui s’engageant, tu revinsses auprès de moi…

— Par exemple !

— Écoute-moi encore ! Oh ! ne te presse pas de répondre ! Je t’en supplie, ne parle pas ! Attends que j’aie tout dit !… Comprends ce qu’il a voulu… Toi revenant en Alsace, ayant fait tout ton devoir, mademoiselle de Clairépée ne refuserait pas, je pense, de t’y suivre… Et alors… ce serait le bonheur, pour nous trois.

En disant cela, elle fondit en larmes.

Pierre serra contre sa poitrine sa mère qui sanglotait ; il caressa les cheveux qui sortaient du chapeau de veuve, et couvraient les tempes. Puis il dit, très doucement :

— Ce que vous me demandez n’est pas digne de moi, ni de celle-ci.

En parlant, il se détournait du côté de mademoiselle de Clairépée. Et il rencontra les yeux de Marie, les yeux brillants, et tendres, qui le remerciaient.

— Venez, l’heure est, en effet, plus grave que nous ne pensions, reprit-il.

Soutenant sa mère, dans le sentier difficile qui descendait vers la chapelle, suivis par Marie, ils franchirent sur des pierres le ruisseau ; ils passèrent près de trois cerisiers qui sont en ligne devant la porte, et entrèrent. Marie s’agenouilla à droite, à côté de Pierre, tandis que madame Ehrsam, courbée sur le dossier d’un banc, de l’autre côté de l’allée, pleurait et priait, immobile.

Ils étaient là, Pierre et Marie, sous la voûte peinte en bleu, le visage levé vers la statue de la Vierge qui est au fond du chœur, tout en haut des murs, éclairée par deux fenêtres et vêtue de velours violet. Leurs lèvres remuèrent un peu. Que dirent-ils ? On ne sait. Mais une courte prière avait à peine jailli de leur âme que Pierre vit mademoiselle de Clairépée se tourner vers lui, et simplement, grandement, comme celles qui donnent à jamais leur parole et leur âme, lui tendre la main.

— Je suis vôtre, dit-elle.

Madame Ehrsam avait vu le geste de Marie. Elle demeura dans l’église, le temps sans doute de remercier, et de ressaisir à moitié son esprit. Puis elle sortit la première, et elle dit, regardant vers Masevaux :

— Que mes fils partent donc, et que la France nous revienne !

Enveloppés par l’ombre nouvelle, ils descendirent tous trois. Celui qui allait reprendre sa place parmi les compagnons d’armes, celle qui serait demain sur les routes de Provence, ils se donnaient la main. La mère allait seule, songeant. Il y avait dans le monde une promesse de plus. La guerre continuait.

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