XV Le salon rouge

À Masevaux, le secret avait été bien gardé. Nul ne se doutait qu’on attendît la visite d’une infirmière de la Croix-Rouge de Provence. Pierre ignorait aussi la démarche de sa mère. Jamais, depuis le début de la guerre, madame Ehrsam n’avait eu pareil air de contentement, même aux jours de la Marne. Elle allait recevoir ses deux fils ensemble ! On lui disait : « Vraiment, chère amie, vous rajeunissez ; nous comprenons bien que c’est la joie d’avoir retrouvé monsieur Joseph… – En effet, disait-elle, il n’y a pas de fils plus attentif que lui. – Ni si casanier : il me semble que personne ne l’a vu, ou à peu près, depuis qu’il est rentré à Masevaux ; pas une promenade, pas une réunion où il se soit montré. – Les affaires l’occupent tout entier. – Vous êtes heureuse déjà, mais quand votre fils aîné aura sa permission, madame Ehrsam sera vraiment la plus heureuse mère de tout Masevaux. »

Celle à qui on parlait ainsi n’avait pas besoin d’entendre ces compliments pour remarquer que Joseph se montrait plus sauvage encore qu’autrefois, et plus silencieux. Elle avait essayé de l’emmener avec elle ; un jour, par exemple, qu’elle allait payer les bûcherons dans une coupe de bois au-dessus de Huppach, il avait répondu, lui qui aimait cependant les courses dans les montagnes : « Non, j’ai trop de travail à la fabrique. » De même, il s’était excusé de ne pas rendre visite à ses parents de la ville, ou à ceux de Thann, ou de Kirchberg. Au contraire de tant de soldats qui aiment à raconter les combats auxquels ils ont pris part, les souffrances du froid, du chaud, de la pluie et des longues marches, il ne répondait, si on l’interrogeait, que des banalités voulues, choisies parmi les plus plates, qui lassaient vite le questionneur. Sa mère ne cherchait plus à savoir ce qu’il avait fait en Allemagne, en Pologne, en France même. Lorsqu’elle prononçait devant lui le nom de Pierre, c’est alors seulement qu’elle voyait s’animer les yeux de Joseph. Prompte à saisir les raisons d’espérer, comme tous les êtres d’imagination, elle en concluait qu’au retour de Pierre, il n’y aurait pas, vraisemblablement, d’explication pénible entre les deux frères. Elle comptait donc les jours qui la séparaient de ce jour où Pierre, Joseph, et mademoiselle de Clairépée, se réuniraient autour d’elle.

Le mercredi 19 janvier, lorsque Joseph revint du bureau, vers neuf heures du matin, il trouva sa mère en conversation avec Anna.

— Mais oui, ma fille, le salon rouge.

— Madame dit qu’il faut ouvrir le salon, et balayer, et tout frotter, et tout épousseter ? Une pièce qui n’a pas été touchée…

— Depuis la mort de mon pauvre mari, vous avez raison… Aujourd’hui je rouvre le salon rouge, à cause du retour de Pierre. C’est une fête, ma chère fille, Songez donc : officier dans l’armée française, cité à l’ordre !… Mettez-vous au travail : si vous avez besoin d’aide, je vous en donnerai. Que tout soit prêt ! Demain, nous recevons aussi deux amies, qui viendront nous rendre visite : elles déjeuneront.

— Mais, madame n’y pense pas ?

— Qu’y a-t-il ?

— La revue, demain jeudi, la revue des soldats marocains et français ! Le général la passera sur la place du Marché, à neuf heures.

— Anna, c’est bien regrettable ; commencez par faire à fond le salon ;… après, on verra…

— Parfaitement, dit la forte voix de Joseph qui entrait, c’est une grande fête ! Il faudra faire des plats tout alsaciens, d’après les vieilles recettes. Vous, Anna, vous aurez soin qu’il y ait trois verres devant chaque convive. Et j’irai, ce soir, à la cave, choisir parmi nos meilleures réserves de Riquewihr, de Ribeauvillé et de Thann, qui n’auront jamais eu plus belle occasion de faire honneur au terroir d’Alsace.

Contente de voir l’enthousiasme de son fils, et riant de la surprise de cette Anna qui regagnait l’office, madame Ehrsam dit à Joseph :

— Tu vois, j’ai mon chapeau sur la tête : tu devrais venir avec moi rendre visite à Victor Reinhardt, qui est revenu depuis trois jours…

— Je le savais.

— Guéri, sans doute, mais infirme : amputé du bras droit. Ç’a été un brave !

Elle n’eut pas plutôt dit cette phrase qu’elle la regretta. Un regard de son fils, lui demandait : « Est-ce que vous comparez ? » Mais ce ne fut qu’une impression fugitive, car la figure du cadet s’éclaira d’un sourire d’amitié, et il dit :

— Pour vous faire plaisir, maman, j’irai bien au Baerenhof. J’ai tant travaillé, ces jours derniers, que j’aurai une demi-liberté pendant le séjour de Pierre.

— Et de mademoiselle Marie…

— Oui, l’inconnue ! Je ne suis pas comme vous, moi ; je ne l’ai pas vue, et je n’ai pas, des Françaises en général, une opinion bien haute. Savez-vous à quelle heure elle arrive ?

— Pas avant la fin de l’après-midi. Je compte que ton frère sera à Masevaux vers onze heures. Nous avons donc le temps. Sortons, veux-tu ?

Il prit son chapeau et un gros bâton de houx, et, traversant la cour à côté de sa mère, il reprit la conversation.

— La vraie joie, pour moi, c’est le retour de Pierre. Depuis dix-huit mois, ces frères que rien n’avait séparés, tout les sépare. Je voudrais, si je ne l’aimais pas comme je fais, qu’il n’eût pas d’autre compagnie que la nôtre, d’autres projets que ceux que nous ferions ensemble. Mais il ne sera plus à nous ! Cette étrangère va lui prendre tout le cœur et tout l’esprit.

— Sois tranquille : son affection pour toi, sa tendresse pour moi, nous allons les retrouver. Je n’ai aucun doute ni à son sujet, ni au tien. Je te dirai même que je suis ravie de voir que tu n’as pas d’autres préoccupations. Depuis un mois que tu es ici, je t’ai trouvé, quelquefois, un peu triste. Je me trompais donc ?

Ils franchissaient en ce moment la grille de la fabrique, et commençaient de monter vers la ferme. Le soleil d’hiver donnait à toutes choses sa clarté mesurée. Joseph montra de la main le plateau et les pentes de prés et de bois qui se relevaient au delà.

— L’hiver, la guerre, l’inquiétude pour toute chose, ce n’est pas très gai !

— Non, ne nous plaignons pas ! Ne sommes-nous pas parmi les privilégiés ? Je t’ai retrouvé ; toi, tu as repris ta place parmi nos employés et nos ouvriers, tu es dans le métier choisi, il ne tiendrait qu’à toi de revoir nos amis ; enfin, tu as autour de toi, – pas tout entière, hélas ! mais vivante, – une parcelle de cette Alsace dont tu m’as dit cent fois que tu ne pouvais être séparé : tu l’as bien montré d’ailleurs. Que te manque-t-il ?

— Pierre, maman, mon frère Pierre, et la liberté de travailler avec lui quand la paix sera venue.

— J’avais imaginé…

— Et quoi, grand Dieu ?

— Les mères, tu sais, ont l’habitude de se tourmenter en vain.

Joseph leva sur elle des yeux inquiets, où passait, sûrement, cette question : « A-t-elle pu lire ce qui se débat dans le plus profond de moi-même ? » Il ne la regarda pas longtemps, il eut peur de cette divination que la maternité ajoute aux autres dons de la femme, et il dit :

— Tenez, maman, voilà Victor Reinhardt dans son champ, là-bas.

Ils arrivèrent près des marches en troncs de sapins qui montent au Baerenhof. Anne-Marie ouvrit la porte de sa maison, et ce fut vraiment une clarté dans le jour, cette apparition de la jeune mère qui descendait les degrés, et venait au-devant de madame Ehrsam. L’orgueil maternel, la joie d’avoir recouvré son mari, la fierté aussi d’être la femme d’un homme brave, avaient modelé de nouveau le visage d’Anne-Marie. Aucun trouble n’était en elle, l’enfant grandissait, les affaires du Baerenhof devaient bien aller, et, quand elle eut dit bonjour à ses amis de la fabrique Ehrsam, elle eut un geste comme pour désigner son trésor, sa raison d’être, lorsqu’elle montra le jeune paysan dans le labour, à une centaine de mètres de là, et qu’elle dit :

— Il n’est jamais loin maintenant ! Tenez, il travaille avec Antoine, qui conduit le cheval.

— Pauvre Victor, dit madame Ehrsam, un bras de moins !

— Que voulez-vous ? dit la femme, on se fait à tout. Il ne souffre plus guère à présent. Et puis, il est revenu !

Joseph, qui observait Anne-Marie, vit bien qu’elle n’avait pas fait attention à lui ; que, pas une seconde, cet esprit simple, retourné à la paix ancienne, n’avait songé à comparer le rôle de ces deux hommes dans la guerre : Victor, du Baerenhof, et Joseph, de la fabrique. Il en fut content, et, comme il se remettait à marcher à côté de sa mère, il dit :

— C’est une bonne femme ; il n’y a point de méchanceté en elle.

Madame Ehrsam n’aperçut pas le sens secret qu’enfermait l’éloge ; elle considérait la scène rustique que formaient, un peu en avant, Antoine, conduisant, à travers le guéret, un chariot qu’il arrêtait tous les dix mètres, afin de tirer à soi et de faire choir sur les mottes, à l’aide d’une pelle, un tas de fumier égal à ceux qu’il avait déjà disposés en lignes et que Victor, son frère et son maître, dispersait du bout d’une fourche. Vraiment cet infirme se servait avec une habileté singulière du moignon de son bras droit, passant le manche de la fourche jusqu’au haut de l’aisselle, et trouvant ainsi un double point d’appui pour soulever le poids qu’autrefois il enlevait par l’effort combiné de ses deux mains. Tout le mouvement du corps était changé ; l’homme, à chaque fourchée qu’il épandait, tordait son corps à droite, mais en vérité, la besogne était presque aussi vite faite, et le champ pourrait bientôt nourrir la moisson dans son sol bien fumé. À mesure qu’ils s’avançaient, madame Ehrsam et Joseph admiraient la belle mine aussi du maître du Baerenhof : ce Victor avait encore son air de combattant, cette espèce de sévérité et d’audace qui s’efface par degrés sur le visage des soldats libérés, et qui ne s’efface plus chez les vétérans. Comme il se relevait, laissant tomber sa fourche et levant le bras gauche pour saluer, on put voir que, sur sa veste et à l’endroit du cœur, il y avait un morceau de ruban jaune liséré de vert, déjà fané.

Victor tendit la main à madame Ehrsam et à Joseph, mais il ne parla guère qu’à la mère, comme s’il eût été plus à l’aise avec elle.

— Eh bien ! oui, madame, vous voyez : on s’est remis au travail ; ça va à peu près ; tout est en retard, et ce que je fais maintenant, j’aurais dû le faire il y a quatre mois.

Il se mit à rire de bon cœur.

— Mais vous savez, en ce temps-là, je faisais une autre sorte de travail !

Joseph eut l’impression, peut-être fausse, que Victor, en disant cela, évitait de le regarder, lui, l’ancien Fähnrich, et il détourna la tête du côté où s’éloignait le chariot que suivait le valet de ferme. Madame Ehrsam et Victor causèrent quelques minutes ; le nom des batailles de France sonna dans l’air d’Alsace ; des numéros de régiments furent rappelés, puis des souvenirs d’hôpital, des mots qu’avaient dits des officiers, des camarades, lorsque Victor, blessé, les avait quittés. Puis avec sa politesse paysanne, Victor Reinhardt, craignant que Joseph ne se froissât de n’être qu’un témoin de cette conversation, se tourna vers lui, et demanda :

— Eh bien ! monsieur Joseph, vous êtes content vous aussi ? Vous voilà revenu au pays ?

Mais son tempérament d’Alsacien volontiers caustique l’emportant, il ajouta :

— Et pas blessé, à ce que je vois ?

Rudement, Joseph répondit, toisant le paysan qui ressemblait à un jeune Gaulois, aux moustaches tombantes :

— J’aurais pu l’être comme vous, et je crois que j’ai plus souffert.

— Bah ! dit Reinhardt, conciliant, ça s’oubliera : on est bien chez soi.

Après ces mots à double entente, madame Ehrsam comprit qu’il fallait se retirer, et qu’elle avait eu tort d’amener Joseph avec elle. Celui-ci, d’ailleurs, s’était déjà détourné ; ayant levé son chapeau, il reprenait le chemin de la maison. Sa mère le rejoignit, et ils n’avaient pas fait cinquante pas l’un à côté de l’autre, que Joseph lui disait :

— Vous avez vu ? Ah ! ils en ont un mépris pour moi, ceux qui reviennent du front ! Si Pierre ressemble à ce Reinhardt, nous ne serons pas longtemps ensemble !

— Mon pauvre Joseph, tu t’irrites pour un rien : parce que cet homme t’a regardé avec un sourire qui était d’amitié, j’en suis persuadée…

— Allons donc ! Et ce soin qu’il a eu de me rappeler que je n’étais pas blessé !

— Ce n’était pas un devoir de te faire tuer ou blesser, personne ne peut te reprocher d’avoir échappé ! Tu prends tout de travers.

— Non pas ! Je prends les choses comme elles sont dites, et je vous assure que celui-là n’est pas le premier qui pense ainsi de moi.

— Mais tu n’as vu personne, mon enfant !

— Détrompez-vous : si j’ai parlé à peu de gens, c’est que j’ai pressenti ce qu’ils me diraient, c’est que j’avais vu de loin leur regard, deviné, au coin de leurs lèvres, les mots qu’ils disaient tout bas à la femme, à la mère qui marchait près d’eux : « Tenez, le voici, le second des Ehrsam, celui qui s’est battu de l’autre côté. Maintenant, il dirige tranquillement sa fabrique, tandis que tous les jeunes hommes continuent de se battre, dans le monde entier : chez les Allemands qu’il a abandonnés, chez les Français qu’il n’ira pas rejoindre ! »

— Non, Joseph, personne ne pense cela. Je peux trouver que tu aurais mieux fait, au début, de partir avec Pierre, mais je sais aussi que tu as été brave et patient, que tu as couru de grands dangers, ne fût-ce qu’en t’échappant. Ta présence ici est précieuse : tu rends service à notre Alsace, et tu en rends un si grand à ta pauvre mère !

Elle se tut un moment, puis, quand elle eut dépassé la ferme d’où l’on pouvait l’entendre, elle reprit l’interrogatoire, décidée à savoir enfin ce qu’elle aurait à souffrir demain.

— Dis, tu ne veux pas me quitter, au moins ?

Il ne répondit pas. Angoissée, elle posa sur l’épaule de Joseph une main toute tremblante, et les mots se précipitèrent.

— C’était là mon imagination, c’était là ma peur. Mais tu ne comprends donc pas ? Quand vous avez été, à la fin de juillet 1914, convoqués tous les deux à Mülheim, mon horreur de l’Allemagne m’a fait vous crier : « Allez plutôt de l’autre côté, quittez le pays par l’ouest ! » Mais à présent, tout est changé, mon enfant ? Dis-moi que tu le comprends ?

— Oui, tout est changé.

— Ah ! tu ne réponds pas encore comme je le voudrais. J’ai été l’une des mères les plus malheureuses du monde, ayant mes deux fils dans deux armées ennemies. Je vous ai vus en imagination, combien de fois, mon Dieu ! vous précipitant l’un contre l’autre, ou commandant le feu des mitrailleuses et des fusils l’un contre l’autre, et voici que ton retour ne m’apporte pas l’adoucissement que j’espérais, que j’avais commencé d’avoir. J’ai peur, parce que tu ne me dis rien.

— Est-ce mon habitude de parler ? Vous savez bien que non. Je suis comme une pendule…

— Quelle plaisanterie est-ce encore là ?

— Quand on s’éveille la nuit, et qu’on voudrait savoir l’heure, c’est toujours la demie qui sonne.

— Va, va, tu veux gagner du temps : tu ne peux me tromper. Dire que j’ai cru être heureuse, un peu heureuse, quand je t’ai ressaisi, toi, la moitié de mon bien ! Notre ville, nos villages, notre fabrique, nos domaines, tout a été protégé, contre tout espoir ; je retrouve un de mes fils, je n’ai plus de combattant dans le camp qui n’a jamais été celui de ma race : mais mon fils retrouvé veut me quitter, me laisser seule, à présent !

— Non pas ! Je vous promets de ne pas vous laisser seule. Êtes-vous contente ?

Il avait une expression de si grande commisération, et dans le regard, toujours un peu secret, tant de tendresse filiale, que madame Ehrsam, l’ayant considéré, essaya de maîtriser le doute qui la torturait, et que, pour reprendre la marche, elle s’appuya sur le bras de Joseph.

— Où irais-tu ? En France ? Ce ne peut être que là.

De nouveau, il ne répondit pas.

— Je ne te conseille pas de ne pas aimer la France : je me déjugerais. Mais je lui ai donné ton frère, je le lui laisse : toi, je veux te garder. N’est-ce pas juste ?

Ils étaient rendus à la porte de la fabrique. Pressé de rompre une conversation qui le gênait, le jeune homme quitta aussitôt sa mère, et se dirigea vers les bureaux, disant seulement à celle qui le suivait des yeux, et tâchait de connaître quelque chose encore :

— Maman, tout mon secret, c’est que je me sens trop heureux.

Ils s’en allèrent, chacun de son côté, mais uniquement occupés l’un de l’autre. La mère se retira dans sa chambre. Assise près de la fenêtre d’où elle voyait les terres montantes au-dessus du Baerenhof : « Quelle erreur j’ai faite ! songeait-elle. Il a revu Victor, qui a eu pour lui, vraiment, des paroles et des regards si dédaigneux, que je ne m’étonne pas que mon fils s’en soit ému. Moi-même, j’en ai senti l’ironie, qui était bien dans la manière d’Alsace. À présent, quels projets fait-il ? Quelle résolution insensée peut bien mûrir dans cet esprit fermé ? Il veut me quitter ; du moins, il a pensé à me quitter. Je l’en empêcherai ! Je lui parlerai ! A-t-il été maladroit, mon pauvre Joseph ! Il a cru me rassurer en me disant qu’il ne me laissera pas seule à Masevaux ! C’est donc qu’il médite de vivre ailleurs. Et comme il a hésité avant de donner cette réponse ambiguë !… Dures journées que celles-ci, que j’attendais comme les meilleures de ma vie ! Il n’y a guère de doute possible : Joseph veut se rendre en France, comme a fait l’aîné ; sans doute pour s’engager… Mais alors, si j’essaye de l’en détourner, comme je le dois, qui me soutiendra ? Est-ce Pierre, tout occupé de mademoiselle de Clairépée ? Pierre, si fier d’avoir, l’un des premiers d’Alsace, passé la frontière ? J’aurai peur de lui, au contraire, peur aussi de cette jeune fille qui est de race militaire, et qui trouverait tout simple que mon second fils, épargné pendant dix-sept mois par les balles polonaises et françaises, allât se jeter maintenant au-devant des balles allemandes… Je ne veux pas même songer à ce que diront, au fond de leur cœur, mes parents et mes amis de Masevaux : je suis une mère qui a ressaisi son enfant, qui le défend contre lui-même. Que fait-il, à cette heure ? Lui qui m’a dit, ce matin même, qu’il avait tant travaillé ces jours derniers, qu’il serait libre pendant la permission de Pierre ! S’il est retourné à la fabrique, c’est que mes questions l’embarrassent et que, comme toujours, il prétend se décider seul, seul, seul, d’après ses préjugés, d’après un regard de travers qu’un paysan lui aura adressé, d’après des mots qu’il prête à des passants muets, et qui sont la part de l’imagination, chez cet homme positif. Que faire de plus ?… Rien… Je puis me tromper, moi aussi : peut-être n’a-t-il pas le projet que je lui prête ? »

Elle sourit, malgré elle. « Il me reste une petite espérance, et ce n’est pas en moi que je la place. Oui, l’arrivée de cette jeune fille va sortir Joseph de ses idées sombres. Si les choses tournent comme je l’espère, s’il voit son frère heureux, et qui peut savoir ? fiancé, ne songera-t-il pas qu’il n’a qu’à vouloir pour qu’un bonheur pareil lui soit donné aussi ? Combien de jeunes filles je connais, qui accueilleraient la demande que nous lui ferions, lui et moi ? Joseph fiancé, Joseph marié, il n’y aurait plus de doute : nous resterions là, tous deux, attendant la fin de la guerre, et le retour de Pierre, et la délivrance totale de l’Alsace. »

Dans le cabinet de travail qu’il s’était ménagé, à l’extrémité du bâtiment vieux, Joseph, penché vers le feu de charbon recouvert de poussière noire où voletaient des flammes bleues, réfléchissait, au même moment, et prenait parti. « Je suis décidé. Je ne supporterai pas le mépris de Victor Reinhardt, ni celui de mon boulanger, ni celui de mes vieux ouvriers, ni celui de Pierre. J’ai prouvé, je crois, que je n’avais pas de lâcheté en moi, car le danger est égal, d’un côté et de l’autre. Mais voici : la preuve ne compte pas si elle n’est acquise dans l’armée française. Pierre a fait son devoir : moi je n’ai pas fait le mien, à ce qu’il paraît. Je pensais, en suivant la loi de ces maîtres que je n’aimais pas, sauver la fortune de toute ma famille, tout ce que les anciens ont, difficilement, amassé, bâti, organisé. Mon sacrifice a été inutile. Je me suis trompé de dix kilomètres : le petit pays est tombé, dès le début, au pouvoir des Français. Après avoir été traité en ennemi par tous ces Allemands qui voyaient clair, en somme, je leur ai échappé. Et aujourd’hui, je suis une sorte de sans-patrie, ni Allemand, ni Français, odieux à tous, parce qu’il ne sert que soi-même, et que notre sang n’est pas à nous, que diable ! mais aux idées. C’est bien. J’ai compris. Je choisirai mon heure qui ne tardera pas. Dès à présent, je prépare les choses, comme mes amis de Thann m’ont conseillé de le faire. »

Il appuya sur un bouton de sonnerie électrique. La porte fut ouverte.

— Faites venir monsieur Denner.

Un homme entra, maigre, tout blanc de cheveux, d’allure vive, vêtu d’une vieille redingote, et qui ressemblait à quelque ancien médecin des familles, s’avançant vers le malade, le regardant du plus loin qu’il le pouvait apercevoir, le questionnant déjà, par son demi-sourire : « Eh bien ? Vous m’avez fait appeler : rien de grave, je suppose ? Je suis tout à vous, mon cher monsieur ; je vous écoute. » C’était le dernier survivant des collaborateurs de Louis-Pierre Ehrsam, le conseiller des deux fils et de la veuve, le fondé de pouvoir, l’ancien co-directeur de la fabrique, l’ami fidèle.

— Mon cher Denner, je vais vous faire une confidence, à vous le premier.

— J’en ai reçu d’autres, monsieur Joseph, depuis les temps…

— Asseyez-vous à côté de moi… C’est cela… Je vous apprends donc que je suis résolu, en principe, à quitter Masevaux, et à m’engager dans l’armée française.

Denner, qui était assis sur le bord de la chaise, se leva, tant fut violente la commotion nerveuse qu’il reçut d’une pareille nouvelle, annoncée sans ménagements. Il demeura un instant absorbé, ses paupières battant ses yeux de myope qui considéraient le patron, le jeune chef d’industrie, florissant de santé, enfoncé dans le siège de cuir vert, les jambes croisées, les mains jointes et appuyées sur le bras du fauteuil.

— Quel malheur pour la fabrique, monsieur Joseph !

— Vous serez là, Denner, et quelqu’un, d’ailleurs, me remplacera.

— Vous pensez à madame Ehrsam, je comprends. Pauvre dame ! Elle espérait se reposer.

— Elle pourra continuer de le faire…

— Cependant…

— N’essayez pas de me faire des objections : j’ai tout examiné.

L’employé hocha la tête.

— Je sais bien, monsieur Joseph, que vos idées viennent toujours de loin, et qu’il n’y a pas grand’chose à changer, quand vous avez un projet. C’est la peine que j’éprouve qui me fait parler.

— Moi aussi j’en ai, de la peine ; mais ma résolution est prise. D’ailleurs, je ne vous laisserai pas seuls, ma mère et vous. Je vous ai appelé, justement, pour que vous m’aidiez à faire revenir mon frère à Masevaux ?

— Vous croyez cela possible ?

— Cela s’est déjà fait. Tout dépend ici de la volonté du ministre de la Guerre. Je me suis assuré déjà d’amitiés puissantes, qui appuieront ma demande. Et ma demande, Denner, sera fondée sur deux arguments très forts. D’abord, mon engagement au service de la France. Je ne suis pas astreint au service militaire. On a jugé, à Paris, qu’on devait ménager les hommes de nos vallées, le peu d’hommes qui nous restent. Je ferai donc dire au ministre : Joseph s’engage, il vient combattre dans les rangs où Pierre a combattu, libérez Pierre : soldat pour soldat, qu’est-ce que cela vous fait ?

Denner frotta lentement ses mains, que la crampe du plumitif inquiétait souvent.

— Ils n’en ont pas trop ; ils ne les lâchent pas sans de grosses raisons.

— J’en ajouterai une seconde. Dès que j’ai su que mon frère allait venir en permission, j’ai préparé le texte d’une pétition qui sera remise, par un de mes amis, au ministre du Commerce. Les collaborateurs de la fabrique, vous d’abord, mon cher Denner, puis les chefs d’atelier, les contremaîtres et les contremaîtresses, exposent au ministre qu’une industrie comme la nôtre, dont ils vivent, qui est leur gagne-pain, qui est l’un des éléments de la prospérité de la ville, ne peut se maintenir, pendant une guerre comme celle-ci, universelle, et dont on ne voit pas la fin, que si elle est dirigée par un homme jeune, et par conséquent hardi… Excusez-moi de vous dire ces choses-là, de les avoir écrites…

— Mais elles sont vraies, monsieur Joseph ! Je pense ce que vous pensez. Un employé comme moi, même si on l’appelle directeur, ça doit avoir peur d’engager le capital d’autrui. Et s’il n’en a pas peur, je dis qu’il n’est pas digne de la confiance que vous m’avez montrée.

— Nous faisons valoir encore que notre industrie cotonnière de Masevaux travaille pour la France, qu’elle est un service public, presque au même titre que les fabriques de munitions, et qu’enfin, nous demander, à nous maison alsacienne, de nous faire une place sur le marché français entièrement nouveau pour nous, et, en même temps, nous enlever les deux chefs responsables, ce serait commettre une faute économique, et sans doute une faute politique.

— Très bien ! Mais monsieur Pierre acceptera-t-il ?

— J’ai des motifs très sérieux de croire qu’il acceptera… Le texte de la pétition, que je vais vous remettre, Denner, et qui sera annexé à ma demande, ne porte aucun nom propre. Ceux qui signeront la formule pourront s’imaginer qu’il s’agit de moi, et qu’on a simplement voulu me maintenir à la tête de la fabrique. Surtout, ne parlez de rien à mon frère si vous le voyez aujourd’hui…

— Vous pouvez être sûr de moi.

— Je tiens à le mettre en présence du fait accompli, contre lequel l’éloquence, les supplications et toute la belle argumentation sont vaines…

Joseph tira de sa poche un trousseau de clés, se leva, ouvrit le volet d’un cartonnier placé le long du mur, et tendit à Dernier une large feuille double, sur la première page de laquelle il avait écrit quelques lignes.

— Tenez, voilà la pétition… Vous voudrez bien la faire passer dans les ateliers ?…

— Volontiers, monsieur Joseph… Je n’aurai pas de peine à obtenir des signatures… Rendre un service à un Ehrsam, vous comprenez… L’embêtant, c’est qu’on ne puisse pas avoir l’un sans perdre l’autre.

— Au revoir et merci, Denner… Quand vous aurez recueilli toutes les signatures, remettez la pièce sur ma table, là. Je ne puis savoir encore quand je m’en servirai…

— Avant ce soir, cela sera fait.

Joseph serra les deux mains que Denner lui tendait, puis, dès qu’il fut seul, se mit à marcher à grands pas dans la pièce, tapotant les vitres, du bout des doigts, chaque fois qu’il arrivait près d’une des deux fenêtres, et avant de se détourner pour prendre la direction opposée. Sans peut-être qu’il s’en rendît compte, il éprouvait l’émotion du voyage qui commence. Il était déjà séparé des siens ; il avait dit les mots qu’il ne retirerait plus. « C’est demain qu’éclatera la nouvelle, et que les jaloux seront obligés eux-mêmes de me rendre justice. Désormais, ils n’ont plus de droit contre moi. Je me suis condamné moi-même. J’ai encore vingt-quatre heures, le temps de connaître le visage et le caquet de cette Provençale, et de revoir le cher frère que j’aurais pu tuer, devant Reims, et qui aurait pu, également, me mettre hors d’état de le remplacer dans les rangs français. Maman, qui s’est plainte que je prisse trop peu de part aux réunions de famille, va me trouver présent, cette fois, à tous les actes des préliminaires de fiançailles. Homme du monde, mon pauvre Joseph, ce n’est pas ton meilleur rôle ! Tu pourras ne pas causer beaucoup, mais tu écouteras… Tu as si bien l’habitude de passer pour un maladroit !… La belle Provençale dira : « Il est timide, n’est-ce pas ? Il parle si peu ! » Mais demain soir, on me regrettera. Peut-être même le bénira-t-on, ce Joseph qui aura libéré son frère aîné… Mon Pierre ! Je ne veux pas subir l’assaut de ses objections, de ses refus provisoires, et faire avec lui assaut de générosité. « Prends ma place à l’usine ! – Restes-y ! – Toi ! – Toi, te dis-je ! » Non, un beau silence là-dessus. Mon frère ignorera ma décision. J’aurai l’air du brave garçon résigné à être heureux et pacifique. Mais j’apprendrai de lui ce qu’il pense de la France, là, au fond de son cœur. Quand on va servir un pays, la moindre prudence exige qu’on sache parmi quels hommes on vivra. Il me le dira, lui qui n’a pas eu qu’à se louer, paraît-il, de ses nouveaux concitoyens. Je connais à peu près toutes les accusations qu’il a portées, dans ses lettres, contre eux. Quand je les aurai répétées devant lui, je verrai bien ce qui demeure, de ces colères d’un homme que l’on a toujours dit plus intelligent que moi… Il est plus facile à confesser, en tout cas… Comment se fait-il qu’il ne soit pas encore ici ? Onze heures et demie… Des voitures viennent, tous les matins, de Belfort, apporter le courrier pour l’administration de Masevaux… »

Joseph remettait sa montre dans la poche de son gilet, quand M. Denner frappa à la porte, qu’il entr’ouvrit :

— Monsieur Pierre arrive ! Il veut venir dans les bureaux, nous dire bonjour à tous : j’ai reçu un coup de téléphone de madame Ehrsam.

— Eh bien ! laissez venir !

Joseph ne quitta pas son cabinet de travail, jugeant inutile que ses employés assistassent à la première rencontre des deux frères. Toute sa vie, il avait été fidèle à une de ses maximes : « Je ne donne pas de représentations. » Ému, content du murmure qu’il entendit bientôt, puis des mots qui vinrent jusqu’à lui, il attendit que Pierre eût reçu les compliments des employés aux écritures, du caissier, des trois dactylographes, de Denner dont la voix respectueuse ne cessait de répéter : « La guerre vous va bien, faut croire, monsieur Pierre, quelle bonne mine ! Et l’uniforme ! Ah ! c’est le vrai officier français ! » Puis la porte s’ouvrit, Pierre entra.

Joseph était derrière la porte. Les deux frères s’embrassèrent, s’écartèrent d’un pas, se donnèrent les mains, ne sachant comment se témoigner le plaisir qu’ils avaient, l’un et l’autre, à se retrouver là, dans le domaine paternel, après tant de mois passés, et tant de périls évités.

— Viens près de la fenêtre, Pierre, que je te voie mieux !

En parlant, Joseph avançait deux chaises, près de la fenêtre d’où l’on pouvait apercevoir la maison, là-bas.

— Assieds-toi en face de moi ; oui, en belle lumière… Tu as bonne mine, sais-tu ?

— Toi aussi ; même tu as engraissé. Les Boches vous nourrissaient donc bien ?

— Pas si mal qu’on l’a dit ;… j’ai envie d’ajouter : « Monsieur le lieutenant. »

— Mais non ; chez nous on dit : « Mon lieutenant ; » c’est beaucoup plus chic ; ça veut dire : « Vous me commandez, mais vous êtes mon ami ; si vous êtes digne de vos galons, vous êtes le lien entre les soldats, quelqu’un qui est à tous, à qui on peut dire : « Mon. » Et toi, tu es Fähnrich, à ce qu’on m’a raconté ?

— Oui, de force. J’allais être officier : c’est pour cela que j’ai déserté.

— Pour cela seulement ?

— Comprends : je ne pouvais pas commander de tirer sur des Français, moi, Alsacien.

— Pouvais-tu donc, comme soldat, tirer sur eux ?

Le visage placide de Joseph prit une expression dure :

— Jamais nous ne l’avons fait, ni moi, ni les camarades alsaciens. Je ne fais pas le paladin, moi, mais je suis mon idée : nous mettions la hausse à 500 mètres quand ils étaient à 30.

— Ta colère m’est agréable, mon vieux ; nous nous ressemblons donc ?

— Je suis moi, tu es toi, mais il y a quelque chose de commun, en effet : la haine de l’Allemand.

— Augmentée par dix-sept mois de vie militaire ?

— Jusqu’à l’impossibilité de les voir ou de les entendre. Il faut vraiment qu’il y ait, dans cette nation…

— Laquelle ?

— La France… quelque chose de bien puissant…

— De mystérieux…

— Plus encore…

— Tu as raison. Achevons les litanies de la France : quelque chose de presque divin.

— Quelque chose de divin, en effet, pour que ceux qui, comme moi, ont été pénétrés de son esprit, sans même s’en douter, ne puissent plus être dupes des apparences de civilisation de l’autre pays, l’Allemagne…

Pierre le considéra avec affection, comme un aîné qui ne veut pas avoir l’air étonné d’un changement heureux, et qui tient cependant à marquer le point.

— Eh bien ! reprit-il, tu dois le trouver bon, maintenant, l’air d’Alsace ?

— Exquis.

— Le repos ?

— Oui.

— Le silence ?

— Oh ! oui, encore. Toi-même, ne serais-tu pas content de vivre comme je vis ?

Pierre regarda, à travers les vitres, du côté de la maison.

— C’est le rêve de toutes les minutes où je puis rêver ; la maison, l’Alsace, c’est une espèce de paradis : mais il doit être acheté du prix le plus grand qui puisse être payé par des hommes. Ils meurent, les camarades de chez nous ; ils acquièrent, pour ceux qui survivront, cet air d’Alsace, ou de Bourgogne, ou de Provence, ou de Languedoc, ou de Bretagne. Oui, plus tard, j’espère revenir ici : pas avant de l’avoir mérité.

Sans relever ce qu’il sentait bien qu’il y avait de blessant dans les paroles de Pierre, Joseph répondit, – et il montrait de la main la cloison qui le séparait des employés, puis les bâtiments de la fabrique, tout autour :

— Il y avait besoin que je revinsse. Souviens-toi de ce que je vais te dire : il est absolument nécessaire que l’un des deux patrons veille ici. La chère maman a fait tout ce qu’elle pouvait, et Denner est un brave homme : mais ce n’est ni à une femme, ni à un employé de conduire tant d’ouvriers, d’acheter, de vendre, de prévoir.

— De sorte que tu attendras ainsi la fin de la guerre ?

— Je ne sais pas… Ce sera long sans doute ?

— Non, Joseph, ce sera court, si tu considères l’immensité de la victoire à obtenir, et le fracas que fera l’empire d’Allemagne en croulant.

Joseph frappa de la main sa cuisse :

— Toujours cette imagination qui t’emporte ! Crouler ? l’empire d’Allemagne ?

— Personne n’en doute chez nous.

— Tu es plus sûr que moi de ces choses-là : tu n’as pas vu d’aussi près la puissance allemande. Je me rappelle que naguère tu m’as dit que je ne connaissais pas la France ; toi, tu ignores sûrement le monstre contre lequel tu te bats. Mais admettons que la France soit victorieuse : nous, les Alsaciens, serons-nous heureux, je veux dire pleinement ?

— Oui.

— Tu en as douté, pourtant ?

— C’est vrai ; mais à voir de près le peuple et l’armée de France, une grande espérance est revenue en moi, et maintenant, j’ai une certitude.

— Les vainqueurs vont nous comprendre ? Tu crois cela ? Louis XIV avait eu la manière de nous traiter, celle d’un grand cœur ; il ne calculait pas d’abord les voix des électeurs, il savait ce qu’est l’intérêt commun. Mais qui donc représente cela en France, l’intérêt commun ?

Pierre ne répondit pas.

— Nous serons obligés de faire à nos usines une clientèle nouvelle…

— Tant pis d’abord, tant mieux plus tard.

— Nous serons victimes d’une administration très vieille.

— Eh ! bien, nous conduirons le chœur des mécontents, c’est-à-dire, en cette occasion, des hommes de progrès. Nos institutions, nos fondations, nos usages, seront conservés.

— Veux-tu que je te dise ce que je crains surtout, depuis que je suis rentré ?

— Dis !

— J’ai peur qu’ils ne viennent abîmer les âmes des enfants de chez nous, comme ils ont fait chez eux. Est-ce que tu les vois chassés d’Alsace, nos frères de Marie ? nos religieuses de Ribeauvillé, qui tiennent tant d’écoles ? nos braves instituteurs alsaciens, qui sont loin d’être des athées et qui ont gardé le crucifix à la place d’honneur ? Dans ce doute-là, l’âme alsacienne vit entre l’amour et la crainte. Ah ! mon frère Pierre, toi excepté, l’Alsacien, avec son air bon enfant, est méfiant. Si ce que les Allemands ont toujours dit, que nous serions persécutés à cause de notre religion, le jour où nous serions rattachés à la France, si cela allait être vrai ?

— Non, les Français ne nous feront pas ce cadeau de bienvenue !

— S’ils le faisaient… Nous avons tenu quarante-sept ans contre le Boche : contre ceux qui menaceraient la foi, nous tiendrions cent ans !

— Pas besoin. Ils ont donné leur parole : le Président, Joffre, d’autres encore, des grands.

— Tu te fies aux paroles ?

— À celles-là, oui : c’est la France qui les a dites. Tu pourrais me rappeler bien des mesures de persécution qu’ont prises les hommes qui la mènent. Je sais, je sais : ne t’agite pas inutilement… Ils ont fait du mal, ils n’ont pas compris leur propre pays : mais ils ne l’ont pas plus décatholicisé que les Allemands n’ont défrancisé l’Alsace. Je l’ai connue peu à peu, la France, et, comme il arrive à tous les passants, j’ai aperçu d’abord celle qui n’est pas la vraie. Tu vois comme elle se bat, la France : si tu la voyais prier, et donner ! Tu lui rendras justice, un jour, tu abandonneras même cette idée que la France a bien de la chance de nous reprendre, nous Alsaciens, nous Lorrains.

— L’as-tu assez répété, pourtant ? L’ai-je entendu, ce refrain-là ? Tu te démens.

— Je me corrige. Il y a du vrai là-dedans, mais la plus grande vérité, c’est que l’Alsace et la Lorraine seront trop heureuses de retrouver le cœur de la France, où vivent les mots de la vie éternelle…

— Lesquels ?

— « Je crois en Dieu ! »

— Toujours l’homme enthousiaste !

— Oui, je le suis, parce que je l’ai comprise, celle que les nations ont regardée comme une marchande de modes et de plaisirs, et qui n’est, à vrai dire, qu’une sainte femme mal mariée. Et puis, vois-tu, en triomphant, la France va rentrer dans la voie de son histoire ; elle est faite pour combattre la brute et relever l’idéal. Je ne dis pas que les Français ne se disputeront plus : mais la victoire va changer les thèmes.

Joseph demeura silencieux ; il observait son frère, avec cette attention passionnée qu’il mettait à traiter une affaire, à étudier son adversaire. Bien qu’il s’en fût, jusqu’au bout, défendu, il était trop ému de retrouver Pierre après une longue séparation, et même, et surtout peut-être, de l’entendre parler d’un ton si convaincu, pour que rien n’en parût sur ce visage, discipliné comme celui d’un Anglais. Il s’épanouissait ; ses moustaches, d’ordinaire fondues dans la barbe, s’enlevaient en herse blonde et découvraient les dents ; il pensait : « Tant mieux ! Ce que j’ai résolu de faire, je le ferai à présent de bon cœur ; j’irai en terre de France, comme mon père y allait. » Pierre ne le voyait pas. Il avait soulevé le rideau de mousseline qui voilait les vitres basses, et il considérait la cour de la fabrique, les chemins de charbon pilé, et la maison des Ehrsam, au fond, qui l’attendait, où il reviendrait un jour, dans combien de temps ?… Avec Marie ou sans elle ?… et pour quelle destinée ? Il fut surpris d’entendre Joseph qui disait derrière lui d’une voix pareille à celle d’autrefois, quand on jouait ensemble :

— Mon frère Pierre, quand arrive-t-elle, mademoiselle de Clairépée ?

— Ah ! tu sais donc ?

— C’est l’habitude de maman, de tout nous dire ; ce n’est pas la mienne, malheureusement, de l’imiter.

Pierre se rapprocha de son frère.

— Ce soir, tu la verras… Tout à l’heure !… Je n’ose pas croire que ce soit vrai !… Mademoiselle Marie descendra chez notre amie de la place du Marché… Nous sommes invités à dîner. Elle restera seulement deux jours.

— Comme tu dis : « seulement ! » Ce n’est pas rien, deux jours de ces années-ci ! Le monde pourrait être changé avant la fin du second.

— Tu es vraiment devenu un autre homme, Joseph !

— Tu trouves ?

— Philosophe !

— Je l’ai toujours été un peu. Ne parlons pas de moi. Vous seuls êtes intéressants, qui vous aimez.

— Mais je ne suis pas sûr d’être assez aimé d’elle pour qu’elle consente à vivre ici. Depuis cinq mois, je n’ai aucune nouvelle de l’Abadié, et, de cette jeune fille, je n’ai reçu qu’une lettre, puis un billet où elle m’annonçait sa résolution de ne pas se marier.

— Elle a changé de résolution, voilà tout.

— Non, tu ne peux pas la juger encore. Elle est d’un trop haut mérite pour ne pas exiger de celui qu’elle épousera, quelque condition rare et difficile. Je le pressens, et j’en souffre.

— Réjouis-toi donc, au contraire ! Ce n’est pas pour moi, ce n’est pas pour ma mère qu’elle a entrepris ce grand voyage : et cependant je t’assure que nous sommes très heureux de cette visite.

Il ajouta, détournant ses yeux bleus :

— Tu as dû le voir, quand tu es entré à la maison ?

— Mais non, maman n’est pas aussi heureuse que je l’imaginais… Elle m’a paru troublée…

— Ne l’est-elle pas toujours ?

— Mais c’est gentil ce que tu me dis : il faudra le répéter à mademoiselle Marie.

— Oh ! ne compte pas sur moi pour faire des compliments. Je suis demeuré sauvage. À toi seulement, en confidence, je dirai mon jugement.

— Oui, mon vieil ami, à moi seul, puisque tu le préfères. Allons reformer la famille, là-bas : quelqu’un nous attend.

Se donnant le bras, les deux frères sortirent des bureaux, traversèrent la cour. Madame Ehrsam, debout sur le seuil de la maison, les regardait venir.

— Que vous me plaisez ainsi ! Deux frères qui se rencontrent, pendant cette guerre, c’est une merveille !

— Plus grande dans notre cas que dans tous les autres, car nous étions partis par deux routes opposées.

Pierre, en disant cela, embrassait sa mère. Il lui dit à l’oreille :

— Comme il a changé ! Il a pris en horreur l’Allemagne qu’il n’aimait pas.

— Parfait !

— Il a même conjugué avec moi le verbe : aimer la France…

La mère tressaillit, et tandis que Joseph, passant près d’elle, entrait dans la maison, elle dit à Pierre, très vite :

— Tais-toi là-dessus !… Ne lui en parle pas.

— Que dites-vous ?

— Pas trop.

— Et pourquoi ?

— Parce que, mon enfant, tu pourrais me causer une grande peine.

Il la considéra un moment, hésita, puis la prit par la main, et ils entrèrent.

L’après-midi fut douce pour les deux frères et pour leur mère. Pierre voulut visiter, de nouveau, chaque pièce de la maison, comme font les étudiants au premier jour des vacances : sa chambre et celle de son frère ; le cabinet de travail ; les greniers d’où l’on apercevait, par-dessus le mur de l’enclos et par-dessus les arbres, les pentes des montagnes ; la cuisine ; le salon rouge enfin, qu’Anna, toute la matinée, avait aéré, balayé, épousseté, frotté. Le canapé, les chaises, les fauteuils formant le rond, avaient un air de neuf, tant le palissandre et le velours de coton frappé, sous la housse et dans l’ombre, s’étaient bien conservés. Sur le bloc de marbre vert où le cadran de la pendule se trouvait enchâssé, Pénélope à demi renversée, sévèrement vêtue, les pieds nus dans des sandales un peu longues, continuait de filer sa quenouillée de laine d’or. Pauvres choses qu’on avait aimées, qui dataient, comme les boucles d’oreilles de madame Ehrsam, comme la broche qu’elle ne portait plus, comme l’alliance qu’elle portait encore. Pierre se demanda : « Que va dire mademoiselle de Clairépée ? »

Un peu plus tard, avec sa mère et son frère, il fit un tour dans la ville. La mère, entre ses deux grands fils, jouissait singulièrement de cette promenade ; elle était saluée par les passants, qu’ils fussent ouvriers ou bourgeois, par les boutiquiers qui entr’ouvraient la porte, et, parlant pour la famille assemblée au fond de la boutique, disaient : « Pauvre dame ! elle est contente aujourd’hui : elle a ses deux fils avec elle ? » Des gamins s’arrêtaient de jouer, – ils jouaient à la guerre, bien entendu, – et, au commandement de l’un d’eux, tous bien alignés portaient la main à la tempe droite, la paume ouverte au soleil d’hiver : « C’est le fils de madame Ehrsam ; il est sous-lieutenant dans l’armée : vous voyez son galon d’argent. C’est le premier de chez nous qui soit si haut : saluez, les gars ! » L’heure s’écoula plus vite qu’aucune de celles que madame Ehrsam avait vécues depuis plusieurs années. Elle lui rappelait les anciennes flâneries du dimanche, lorsque, entre Pierre et Joseph comme aujourd’hui, elle descendait le long de la Doller, du côté de « la roche du petit duc Maso », ou remontait la vallée, bordée de maisons d’artisans et de villas qui sont un peu en retraite dans leurs vergers. On ne parlait pas de la guerre, et la mère sentait diminuer l’inquiétude qu’elle avait eue, le matin de ce même jour, car Joseph prenait plaisir à écouter son frère. Les témoins de ce bonheur auraient pu répéter ce qu’ils disaient naguère : « Les fils de nos amis, c’est une vraie comédie : le noiraud dit les paroles et fait les gestes, et le blond en rit. »

Ils rentrèrent au moment où la nuit se faisait, et s’habillèrent pour aller dîner. Ils avaient été prévenus, en arrivant à la fabrique, que mademoiselle de Clairépée se trouvait depuis une heure à Masevaux, et qu’on les attendait.

À six heures, ils entraient donc dans un salon plus élégant que celui de la famille Ehrsam, où étaient disposés, avec goût, de nombreux tableaux ou gravures : portraits d’aïeux authentiques, bourgeois et bourgeoises de la vieille Alsace ; vues du pays ; estampes populaires du temps de Napoléon ; et encore des croix de saint Louis ou de la Légion d’honneur, enfermées dans des cadres précieux, et au-dessous desquelles une légende disait que la décoration avait été portée par « mon oncle, » ou « mon père, » ou « mon arrière-grand-père », de Masevaux, de Guebwiller, de Colmar, de Strasbourg. Presque aussitôt la maîtresse de maison descendit, suivie de mademoiselle de Clairépée, qui était en deuil. Marie salua madame Ehrsam, dont le cœur battait très fort, mais qui, la voyant venir, pensa de nouveau, comme à Saint-Baudile : « De celle-là, je n’ai rien à craindre, » puis, tout de suite après : « Ce pauvre sourire triste ! Comme la jeunesse d’aujourd’hui a souffert ! »

— Madame, dit Marie, me voici donc à Masevaux. Vous aviez raison de l’écrire : c’est une visite qui ne se serait pas faite en d’autres temps.

— Et que je n’aurais pas osé demander à une autre qu’à vous.

— Savez-vous ce qui m’a décidée ?

— Un souvenir, j’espère ?

— Un mot de vous. Dans votre lettre, vous me disiez : « Je suis malheureuse. » Aujourd’hui, nous avons toutes pris l’habitude d’aller à ceux qui souffrent… Je crois que c’est cela.

Elle tendit la main à Pierre, qui disait :

— Il me semble que je vous entends, mademoiselle, dans le salon de l’Abadié…

— Pauvre Abadié ! Vous ne le reconnaîtriez plus ! C’était une maison où l’on riait autrefois. Les choses ont changé. Si vous aviez connu mon Hubert, vous comprendriez…

— Je comprends : je l’ai rencontré.

Elle l’interrogea du regard, rapidement.

— Oui, ils se ressemblent tous, ces hommes qui meurent pour la France. Mais je ne veux pas me plaindre devant vous. Je veux que vous ne trouviez pas trop de différence entre celle que vous voyez, et celle que j’étais. Présentez-moi votre frère : nous avons déjà parlé de lui, plus d’une fois.

Pierre présenta Joseph, qui ne trouva pas un mot à répondre. Le petit cercle se forma, autour de cette fille de Provence, qui apportait sa grâce nouvelle, et comme un parler nouveau dans la vieille maison d’Alsace. Ils l’écoutaient tous avec ravissement, parce qu’elle parlait très bien, sans aucune afféterie, et des choses qu’ils connaissaient ou qu’ils pouvaient imaginer. Elle n’était pas de celles qui cherchent à étonner. Il lui eût été facile de choisir des thèmes qui l’eussent fait briller. Elle prit les plus simples : le voyage de Saint-Baudile à Belfort, l’entrée en Alsace, l’histoire de la vallée, et celle de ces familles, que tout rappelait ici, et dont la fidélité au Roi, à l’Empereur, à la France toujours, avait un sens plus plein qu’ailleurs, et souvent héroïque. Madame Ehrsam et son amie, Pierre, Joseph même, répondaient à ses questions. Aucun ne faisait effort. Elle ne les avait pas violemment tirés hors de leurs habitudes. Ils se disaient, chacun au fond de l’âme : « Il faut beaucoup de bonté pour avoir tant d’esprit. » Les heures du dîner et celles de la soirée furent ainsi familiales. L’hôtesse, que son caractère réservé rendait comme incapable de jugements précipités, dit, par deux fois, à l’oreille de madame Ehrsam : « Il semble qu’elle soit des nôtres, cette jeune fille. » On se fût dit, pour un peu, au temps de paix. Parfois seulement, le grondement lointain du canon dans les Vosges, ou quelque trait raconté par le jeune officier de chasseurs, rappelait à tous la guerre, les adieux, les deuils, la fragilité extrême des projets d’amour que d’autres avaient faits : « Demain, qu’en sera-t-il de celui-ci ? »

Vers la fin de la soirée, Marie de Clairépée, assise près d’une table, feuilletait la collection de la merveilleuse Revue Alsacienne illustrée. Pierre, penché à gauche du fauteuil, soulignait d’un mot les dessins ou les textes.

Il dit, tout bas :

— Je vous remercie de la meilleure joie de ma vie.

Alors celle en qui il n’y avait pas de tromperie, sans le regarder, et continuant de tourner la page qu’elle ne voyait plus, répondit :

— Il m’a semblé qu’en venant ici, je faisais, moi aussi, mon devoir de guerre. Vous avez envoyé à l’Abadié de belles lettres ; vous y avez dit plus d’une chose qui m’a touchée ; je n’ai pas pu vous l’écrire comme je l’aurais voulu : je suis venue vous le dire. Seulement…

— Pourquoi ne vous arrêtez-vous pas sur ces mots-là ?

— Non : soyons bien francs. Je suis venue surtout pour vous mieux connaître : ne me demandez pas plus ; j’ignore où nous allons ; je n’aurais pas assez de liberté d’esprit pour disposer de moi-même…

Au moment où il reprenait, avec sa mère et avec Joseph, le chemin de la fabrique, dans le vent froid qui soufflait de l’est, Pierre demanda :

— Eh bien, Joseph ?

— Ah ! mon ami, amène-la chez nous, et décide-la d’y demeurer toujours ! Sais-tu à qui elle ressemble ? À la plus belle statue que j’aie vue, à la plus fine, à la plus tendre…

— Eh ! que c’est beau !

— À l’Ève de la cathédrale de Reims !

— Dis-le à mademoiselle de Clairépée.

— Je n’oserai jamais. Je suis gauche. Mes compliments sont comme des lièvres en cage, toujours au fond de la niche. Demain, peut-être, j’essaierai.

Il n’en dit pas plus long, mais madame Ehrsam et Pierre comprirent que la conquête était faite, et ils s’en réjouirent.

Le lendemain, jeudi, madame Ehrsam s’était levée de bonne heure, car elle devait recevoir à déjeuner mademoiselle de Clairépée, et, dans les petits pays, un repas qu’on offre est une grande affaire. Elle allait, de la cuisine à la salle à manger, de la salle à manger au salon, et s’étonnait qu’Anna fût encore retenue dans les chambres, par les soins du ménage. Une musique militaire se mit à jouer, sur la route de Rougemont. Joseph, qui allait descendre, et traversait le palier, entra dans la chambre d’ami d’où l’on pouvait voir, à droite et à gauche de la porterie, deux longs fragments de la route de France. Anna était à la fenêtre, montée sur une chaise, penchée, les bras étendus, appuyant contre le mur les volets qu’elle venait d’ouvrir.

Il s’approcha, sans qu’elle l’entendît. Elle disait tout haut :

— Voilà la musique de Remiremont ! voilà le général !

Le général passait, un petit africain, décidé, montant un cheval arabe tout blanc. Puis venaient les Marocains, les hommes aux figures bronzées, habillés de jaune ; ils marchaient comme des félins, qui ont plus d’élan qu’il n’en faut pour le pas ; les fusils d’un même rang ne formaient pas la ligne droite. Compagnie après compagnie, ils défilaient. Entre les arbres, un nouveau groupe d’officiers apparut, puis des soldats vêtus de bleu, qui se sentaient regardés, que l’honneur du métier ordonnait et rendait fiers de visage, troupe de combattants devenus ambassadeurs du vieux pays dans une petite ville reconquise, qu’il fallait maintenant séduire. Anna cria :

— Les nôtres ! Les nôtres !

Elle criait cela d’un cœur si bien donné, que Joseph en fut tout saisi. Il se retira, sans qu’elle se fût doutée qu’on l’avait vue et entendue.

« Comment cette fille, qui ne sait guère que l’alsacien, a-t-elle trouvé ces mots-là : « les nôtres ! » Il n’y a point d’Alsace : il n’y a qu’une France alsacienne ! Toi-même, Joseph, depuis hier surtout, depuis que mademoiselle Marie de Clairépée a passé devant toi, tu peux dire comme ta domestique, après elle, que ceux d’ici qui entrent en France sont revenus chez eux, et que ceux de France qui entrent à Masevaux n’ont pas quitté le pays…

Il descendit ; au bas de l’escalier, il rencontra sa mère, et en fut contrarié.

— Tu vas à la revue, Joseph ?

— Non, j’ai du travail encore à terminer. Vous le savez, chez nous, ce qu’on croit achevé ne l’est jamais. J’ai des lettres à écrire.

— Tu laisses Pierre ? ce matin ?

— Je déjeunerai avec vous.

« Oh ! songea-t-elle, quand elle l’eut embrassé, et qu’elle le vit suivre l’allée martelée et creusée par le pied des ouvriers, le voilà repris de ses idées folles… Je suis sûre, j’y ai pensé cette nuit, que cette visite de mademoiselle de Clairépée lui a mis l’esprit à l’envers… Il s’imagine qu’il va trouver, à la douzaine, là-bas, des Marie de Clairépée… Il veut s’éloigner d’ici, et cependant c’est vers elle qu’il va… Il la regardait, hier soir, comme une apparition… Il osait à peine lui parler, mais s’il avait osé, il lui aurait dit : « Le pays d’où vous venez est le plus beau de la terre… » Pauvre enfant, que l’on croit si rude, et qui est tendre à l’excès ! Les enthousiasmes de son frère n’ont pas prise sur cet homme que toute tentative de persuasion met en défense : mais un regard, un mouvement d’une grâce évidemment rare, un mot courtois dit d’une belle voix prenante, lui fond le cœur. Ils sont tous les mêmes : jusque dans leur amour de la patrie, il y a l’amour d’une femme ! »

Elle demeura cependant à la maison, occupée des choses du ménage. Pierre, étonné de ne pas avoir encore vu son frère, était allé rendre visite à un ami, puis demander à l’administration militaire l’autorisation de se rendre, dans l’après-midi, avec sa mère et mademoiselle de Clairépée, au sommet du Buchberg, d’où l’on pouvait découvrir les tranchées allemandes. Il revint vers onze heures. Madame Ehrsam, ayant téléphoné en vain, entrait, au même moment, dans le bâtiment central où se trouvaient les bureaux de la fabrique, et, à la porte, rencontrait Denner.

— Mais que fait mon fils, depuis deux heures passé qu’il est chez vous ?

— Il écrit madame.

— Quoi ?

— Des lettres, des lettres,… je ne sais trop quoi ; je ne me permets pas…

— Monsieur Denner, vous me cachez quelque chose de grave ! Je le vois dans vos yeux ! Ce n’est pas bien !… Vous en qui j’ai confiance !…

Elle avait l’air si malheureux que l’employé ne put tenir le secret. Il ferma la porte, et là, dans le couloir, sur le paillasson usé, debout près de la patronne, il répondit :

— Vous savez bien quelque chose ?

— À peu près rien.

— Non, non, ma chère dame, ne pâlissez pas comme cela. Ne vous faites pas de peine… monsieur Joseph a des idées de se rendre en France, de s’y engager.

— J’ai tout fait pour le retenir !

— Vous voyez bien que vous saviez… Mais il ne veut pas que vous restiez seule… C’est un fils très bon… Il m’a remis une pétition, qui est signée maintenant par tous les employés, bien sûr, et tous les contremaîtres ;… il n’en manque pas un…

— Une pétition !… des signatures !… Qu’est-ce que c’est que tout ça ? Je veux voir mon fils ! Laissez-moi !

Elle monta les marches, rapidement, passa derrière les tabourets alignés des secrétaires et des dactylographes, sans répondre aux saluts que, d’habitude, elle rendait avec tant de cordialité, et ouvrit la porte du cabinet directorial. Joseph se leva, et, la voyant si pâle, comprit qu’elle savait tout. Il caressait, de la main droite, sa barbe blonde, mais ses yeux regardaient fixement et durement sa mère.

— Tu es décidé à partir, Joseph ? Ne nie pas : on me l’a dit.

— C’est vrai.

— Tu quittes Masevaux ; tu vas t’engager dans l’armée de France ?

— Oui.

— Tu m’as menti, hier matin, par conséquent.

— Je n’avais pas décidé le jour de mon départ.

— Peut-être est-ce cette nuit que cette belle résolution a été prise ?

— Hier soir.

— Très bien : mademoiselle de Clairépée, n’est-ce pas ? Que t’a-t-elle dit ?

— Rien.

— Elles sont si habiles, et vous êtes si faibles ! Je suis sûre qu’après l’avoir vue, tu as juré d’aller te battre pour le pays où elle est née ?

— Cela se peut. Je ne sais pas. Je n’analyse pas, comme mon frère, les raisons et les causes.

— Ton frère ! Oui, il y a encore les histoires et les déclarations de ton frère…

— Il y a autre chose, maman.

— Et quoi donc ?

— Je crois que c’est le sang des Ehrsam qui a remué.

— Et tu quittes Masevaux : dans un mois ? dans quinze jours ?

— Après le déjeuner de famille.

— Aujourd’hui ? Tu oses me dire que dans trois heures d’ici, tu ne seras plus où tu dois être, ici, près de moi, à la fabrique ?

— Aussi vrai que je vous vois, dans trois heures vous ne me verrez plus. Je me suis assuré d’une place dans une automobile qui me conduira d’abord à Thann.

Il mit la main sur des lettres et des papiers, entassés à l’angle de la table.

— Tout est prêt.

Madame Ehrsam se recula.

— Alors je n’ai qu’à me retirer.

Joseph lui barra le chemin de la porte.

— Non, maman. Rien ne me fera céder, mais je tiens au contraire, à vous expliquer ;… je voulais le faire ;… vous m’avez prévenu.

Elle demeura devant lui, les bras le long du corps, les paupières baissées, immobile.

— Explique donc. J’ai déjà souffert par toi : ce ne sera qu’un peu plus.

— Demain, je serai en France, mais, demain aussi, partira d’Alsace, pour le ministère du Commerce, un dossier…

— La pétition, oui, je sais : continue…

— Parfaitement, d’autres pièces encore. Des amis exposeront de vive voix au ministre les raisons graves qui font que notre fabrique ne peut être privée de ses deux chefs à la fois. Puisque je m’engage, je demande que Pierre soit mis en congé renouvelable. Le ministre de la Guerre ne refusera pas cette demande très bien motivée, très appuyée. Il y a des précédents. Et voilà pourquoi je vous ai dit que vous ne resteriez pas seule : Pierre vous reviendra.

— S’il y consent.

— Il y consentira… Lui, il a rempli son devoir envers la France : il a fait, sans y être obligé, dix-sept mois de campagne ; en se retirant de l’armée, il offre un remplaçant. Et moi, j’offre à mon frère, à celle qui, j’espère, sera sa femme bientôt, le bonheur de vivre ici, près de vous…

— Le bonheur qui ne t’a pas suffi !

— Vous êtes dure pour moi ! Vous êtes mère jusqu’à l’injustice.

— Qu’as-tu encore à dire ?

— Que c’est à vous qu’il appartient de faire entendre raison à mon frère. De moi, il n’accepterait pas le sacrifice que je fais. Mais quand j’aurai quitté Masevaux, et que personne ne saura où me retrouver, il prendra son parti d’être heureux. Vous aurez, pour l’y décider, l’éloquence toute-puissante de mademoiselle de Clairépée. Un regard de ses yeux, et il cédera, cet indomptable.

— Tu connais mal ces cœurs-là.

— Ne leur parlez pas avant ce soir ; le plus tard possible. Quand la nuit descendra, je ne serai plus qu’un voyageur inconnu dans un compartiment trop plein ; je n’aurai même plus de nom… Pourrai-je vous écrire ? Êtes-vous si fâchée contre moi que vous deviez rester sans nouvelles ?

La mère releva les paupières qu’elle avait tenues baissées, et quand elle vit que son fils souffrait, elle lui jeta les bras autour du cou, et elle pleura.

Pourtant, ils ne se dirent plus rien. Secouée par les sanglots, madame Ehrsam s’écarta doucement de Joseph, le repoussant d’un geste de ses deux mains dressées, qu’elle inclinait en mesure pour faire entendre :

« Laisse-moi ; je n’ai plus de force ; n’ajoute rien. »

Elle essuya ses yeux, et regarda l’angle de sa maison, à travers les vitres. Un sourire triste, un de ces sourires de misère qui marquent la royauté de l’âme qu’on croyait abattue, tira un peu vers la terre les lèvres silencieuses, et le visage fut éclairé d’une petite aube. Résignation ? souvenir du temps meilleur ? image passant de Pierre et de Marie qu’elle allait revoir ? Elle ouvrit la porte du bureau des employés, salua, cette fois, obligeamment ceux qui la reconnurent, et alla s’asseoir à sa place depuis cinq ans demeurée vide, à gauche du poêle, dans le salon rouge orné de fleurs d’hiver et de feuillages.

Le déjeuner fut bien ordonné, comme l’avait été le dîner de la veille ; la conversation plus aisée encore et plus cordiale, entre les mêmes convives. Madame Ehrsam faisait effort, pour ne pas laisser voir la douleur et la crainte qui grandissaient en elle, à mesure que l’heure approchait où l’un de ceux qui étaient là allait se lever. Elle seule, avec lui, savait qu’il ne reviendrait pas. Elle seule, par instants, songeait, le regard perdu dans le rêve. Deux fois, Pierre avait demandé : « Qu’avez-vous, maman ? Êtes-vous triste ? Oh ! ce n’est pas le jour. Demain, peut-être aurez-vous le droit de l’être. Et encore ? Qui sait ? Ne soyez pas triste, maman. » Et il se remettait à causer, tout haut, avec la jeune femme dont le mari se battait en Champagne. Marie de Clairépée, placée près de Joseph, l’interrogeait sur les forêts des Vosges, sur l’Hartmannswillerkopf que l’artillerie allemande battait depuis la veille ; sur le pèlerinage de Huppach, et sur la chapelle près de laquelle, après le déjeuner, elle devait passer. Joseph, aussi calme en apparence que de coutume, répondait avec la précision qui était dans sa manière. Il regardait Marie, attentivement il l’écoutait, et, comme il riait à toute parole qu’elle disait, la pointe d’or de sa barbe remuait au-dessus de son col.

Ayant tourné la tête vers la pendule, il devint songeur tout à coup.

Deux heures allaient sonner. Les convives se levèrent de table, et Anna servit le café dans le salon.

Mademoiselle de Clairépée était debout, près de la fenêtre ; elle regardait le terrain vague, les bâtiments de la fabrique, des cimes de montagnes par delà la vallée. Celui qui allait partir s’approcha d’elle, et dit tout bas :

— Vous avez entendu Pierre, hier soir et ce matin comme il parle bien, n’est-ce pas ?

— Mon père et moi, en Provence, nous l’écoutions avec plaisir.

— Il est instruit, il devine les choses qu’il ne sait pas, il est enthousiaste…

— Oh ! oui !

— Et si bon ! Quand nous nous sommes retrouvés, hier, nous étions pleinement heureux, comme des enfants, oui, mademoiselle, dans ce temps de douleur, comme des enfants ! Moi qui suis gauche, timide, vous le voyez bien…

— De moins en moins.

— C’est vrai, avec vous je n’aurais plus peur bientôt… Je voudrais vous dire : Pierre est tout à fait admirable, presque digne de vous.

Tournée vers lui, elle souriait, et le sourire disait : « Vous êtes un cœur profond, vous aussi ; je régnerais par amour dans cette maison, si je voulais. »

— Mademoiselle, épousez mon frère, et venez habiter ici… Je dois parler pour lui en ce moment, parce que je ne puis vous accompagner au Buchberg. Il faut que j’aille à Thann, et ailleurs… Ce sont mes adieux…

— Déjà ?

— Mais je ferai pour vous deux une chose qui me coûte un peu… Vous l’apprendrez bientôt… Si vous daignez un jour être ma sœur, vous penserez que ç’a été le premier cadeau de noces.

Sans attendre qu’elle lui répondît, il s’approcha de Pierre, lui répéta qu’une affaire urgente l’appelait dans la vallée de Thann, lui serra la main, salua l’amie de la place du Marché, puis, venant à sa mère, qui était près du poêle, il l’embrassa longuement. Tout le monde avait fait silence. Madame Ehrsam emmena son fils dans l’antichambre. Elle ne fut pas absente plus d’une minute. Mais, quand elle reparut, ses joues étaient aussi pâles que ses mains.

— Étrange garçon ! dit Pierre. Toujours des mystères… Je vois que son voyage vous contrarie, maman… Enfin, j’espère que vous lui avez recommandé de rentrer avant la nuit ?…

— Tu comprends bien que j’ai dit tout ce que je pouvais dire…

— J’ai de l’amitié pour lui, dit Marie.

— Vous faites bien, mademoiselle, répondit Pierre.

— Oui, son silence n’est jamais sans pensée. Il est court de paroles, voilà tout. Où va-t-il ?

— J’ignore. Et vous, mère ?

Madame Ehrsam dit seulement :

— Il m’a fait de la peine, en nous quittant si tôt.

L’amie de la place du Marché, délicate, prompte à s’émouvoir, se sentit gênée, au milieu de cette tragédie de famille qu’elle avait crue dénouée, qui recommençait, et dont elle ne voulait pas être plus longtemps l’inutile témoin. Elle s’excusa de ne pouvoir monter au Buchberg.

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