XVI Dans la forêt des minières

La nuit venait. Jean n’était point encore sorti des forêts allemandes. Jean dormait, épuisé de fatigue, couché sur la mousse et sur les aiguilles de sapin, et M. Ulrich veillait, attentif au danger possible, encore ému de celui auquel il venait d’échapper. Les deux hommes occupaient la partie basse d’un étroit espace laissé par des bûcherons entre deux piles de fagots. On avait éclairci une sapinière. Les branches encore vertes, redressées par la sève, hérissaient les pentes et les arêtes des deux remparts de bois abattu, et rendaient plus sûr l’abri de l’angle aigu qu’ils formaient. Tout autour, les futaies inclinées de la montagne ouvraient leurs larges plis au vent d’orage qui soufflait. Aucun autre bruit ne montait jusqu’à ces hauteurs.

Il y avait deux heures environ que M. Ulrich et son neveu avaient dû se réfugier là.

Lorsque le train était arrivé à la station de Russ-Hersbach, l’oncle Ulrich avait tout de suite compris et dit que le moment était passé, pour Jean, de quitter son uniforme. Trop d’attentions eussent été frappées de ce menu fait, dans cette région frontière, qui est peuplée d’observateurs visibles et invisibles, où les pierres entendent et les sapins regardent. Avec un juron, il avait jeté la valise au cocher du landau de louage commandé depuis trois jours à Schirmeck.

– Voilà un bagage inutile ! avait-il grommelé. Il n’est pas lourd, heureusement. Menez vos chevaux bon train, cocher !

Les chevaux avaient pris la route qui traverse le pauvre village, atteint la ville de Schirmeck, et quitté là la vallée principale, pour monter, à droite, par l’étroite et sinueuse vallée qui conduit à Grand-Fontaine. Aucun symptôme ne révélait une défiance particulière ; mais le nombre des témoins connus de la prétendue promenade augmentait. Et cela était grave. Bien que Jean fût appuyé contre le siège du cocher, et caché en grande partie par les rideaux du break et par une couverture que M. Ulrich avait jetée sur la tunique trop éclatante de son neveu, l’uniforme du 9ehussards avait été certainement aperçu par les deux gendarmes croisés dans les rues de Schirmeck, par les ouvriers de la carrière de pierre que le chemin longe au sortir de la ville, par le douanier qui fumait et avait continué de fumer si tranquillement sa pipe, assis sous les arbres, à gauche du premier pont de Grand-Fontaine. M. Ulrich se disait, de plus, à chaque instant : « L’alarme va être donnée ; elle l’est peut-être, et quelqu’un des innombrables agents de l’État va s’avancer, nous interroger et nous faire suivre, quoi que nous répondions. » Il ne communiquait point ses craintes à Jean, qui était tout autre que la veille, et que le sentiment de l’aventure exaltait.

La voiture, malgré la pente et les cailloux de la route, montait vite le long du torrent, et s’engageait entre les maisons de Grand-Fontaine. Les hêtrées du Donon, veloutées et dorées, et couronnées de sapins, se levaient en avant. Il était deux heures quinze minutes lorsque les chevaux s’étaient arrêtés au centre du village, sur l’espèce de place inclinée où l’eau d’une source coule dans une grande auge de pierre. Les voyageurs étaient descendus de voiture, les chemins n’étant plus carrossables.

– Allez nous attendre à l’auberge de Rémy Naeger, avait dit M. Ulrich. Nous ferons notre promenade, et, dans une heure, nous reviendrons… Doublez la ration d’avoine pour les chevaux, et prenez une bouteille de vin de Molsheim à mon compte.

Aussitôt, M. Ulrich et Jean, laissant à droite le sentier qui monte au Donon, s’étaient dirigés tout à fait à gauche, par l’étroit sentier, bordé de maisons, de jardins et de haies, qui unit Grand-Fontaine au dernier village de la haute vallée, celui des Minières.

À peine avaient-ils fait deux cents mètres, qu’ils aperçurent le garde forestier de la Mathiskopf qui descendait vers eux. L’homme, coiffé du chapeau tyrolien, vêtu de la vareuse verte, couleur de barbe de sapins, sortait de sa maison, en haut des Minières, et gagnait le sentier où il devait nécessairement rencontrer les deux voyageurs.

M. Ulrich eut peur.

– Jean, dit-il, voilà un uniforme que je préfère rencontrer plus tard. Prenons par la forêt !

La forêt était à gauche. C’étaient les sapinières de la Mathiskopf, et plus loin celles de la Corbeille, pentes très couvertes, qui s’élevaient de plus en plus, et où les abris ne manqueraient pas.

Jean et son oncle franchirent la haie, quelques mètres de prairie, et entrèrent dans l’ombre des sapins.

Il était temps. L’alarme venait d’être donnée par le gouvernement militaire de Strasbourg ; on avait téléphoné au poste de douane de Grand-Fontaine, et à tous ceux des environs, d’empêcher la désertion du volontaire Oberlé. Le garde forestier, qui n’avait reçu aucune consigne, ne reparut pas, mais Jean et M. Ulrich, – celui-ci avec la vieille lunette d’Iéna, – remarquèrent promptement des allées et venues inquiétantes. Dans la tranquille vallée, il y eut bientôt des douaniers et des gendarmes en vue. Ils se jetèrent, eux aussi, dans la forêt de la Mathiskopf.

Et la fuite commença.

M. Ulrich et Jean ne furent pas rejoints, mais ils furent aperçus ; ils furent traqués, de futaie en futaie, pendant plus d’une heure, et empêchés de gagner la frontière, car il aurait fallu traverser à découvert le fond de la vallée. L’idée qu’avait eue M. Ulrich de grimper au sommet d’une des piles de bois et de se laisser couler, avec Jean, dans la fente laissée entre les fagots amoncelés, avait sauvé les deux fugitifs. Les gendarmes, ayant rôdé quelque temps dans la sapinière, s’étaient éloignés dans la direction du Glacimont.

Jean s’était endormi, et la nuit venait. Le vent amoncelait les nuages, et hâtait l’ombre. Un vol de corbeaux glissa, rasant la cime des arbres. Au frémissement de leurs ailes, M. Ulrich sortit de la rêverie où le plongeait la contemplation de son neveu, vêtu d’un uniforme de cavalier allemand, et étendu sur la terre d’Alsace. Il se leva, et, prudemment, monta jusqu’au sommet de la tranchée verte.

– Eh bien ! oncle Ulrich, demanda Jean qui s’éveillait, que voyez-vous ?

– Aucun casque de gendarme, aucun bonnet de douanier, souffla M. Ulrich en se penchant. Je les crois dépistés. Mais avec eux, il faut toujours se défier.

– La vallée des Minières ?

– A l’air abandonnée, mon ami. Personne dans les deux chemins, ni dans les prés autour du village. Le garde-chasse lui-même a dû rentrer et se mettre à table, car la fumée s’échappe à présent de la cheminée… Te sens-tu vaillant, mon petit ?

– Si nous sommes poursuivis, vous allez le voir !

– Nous ne le serons pas. Mais l’heure est venue, mon enfant…

Il ajouta, après un petit intervalle, où il feignit d’écouter :

– Monte, pour que nous fassions le plan de bataille.

Quand il eut près de son épaule la tête de Jean, dépassant les branches des fagots et tournée vers l’ouest :

– Tu vois, dit M. Ulrich, le village des Minières en bas ?

– Oui.

– Malgré la nuit et la brume, tu peux te rendre compte que, de l’autre côté, la montagne est moitié sapins et moitié hêtres.

– Je devine.

– Nous allons faire un demi-cercle pour éviter les jardins et les prés des Minières, et quand nous serons là-bas, juste en face, tu n’auras pas deux cents mètres à descendre, et tu seras en France…

Jean ne répondit rien.

– C’est l’endroit que j’ai reconnu pour toi. Il faut que tu te rappelles bien : là-bas, autour de Raon-sur-Plaine, les Allemands se sont réservé toutes les forêts ; ils ont laissé à la France toutes les terres nues. Il y a précisément devant nous, sur l’autre pente, une grande pointe de prairie française… J’y ai même vu une ancienne ferme abandonnée, quelque chose d’avant la guerre, je suppose… Je vais partir devant…

– Pardon, moi devant.

– Non, je t’assure, mon petit, que le danger est égal en arrière. Et il faut bien que je te serve de guide… Je te précède donc, nous évitons les sentiers, et je te conduis, prudemment, jusqu’à un point où tu n’auras qu’une chose à faire : prendre ta course et traverser une route, puis quelques mètres de taillis, en droite ligne. Au delà du taillis, l’herbe est française…

Dans l’ombre, M. Ulrich embrassa Jean. Il ne voulut pas prolonger l’adieu, de peur de s’émouvoir lui-même, en ce moment où il fallait être parfaitement maître de soi.

– Viens, dit-il.

Ils se glissèrent sous le couvert des grands sapins, qui commençaient près de là. La pente était hérissée d’obstacles contre lesquels Jean ou son oncle se heurtaient souvent, pierres éboulées et couvertes de mousse, troncs brisés et pourris, branches tendues dans l’ombre comme des griffes. Toutes les minutes, M. Ulrich s’arrêtait pour écouter. Il se retournait aussi, fréquemment, et, derrière lui, il ne manquait point d’apercevoir la haute silhouette de Jean, dont il ne voyait plus le visage. Quelquefois Jean disait :

– Ils seront bredouilles, mon oncle !

– Tais-toi, mon Jean. Nous ne sommes pas encore sauvés.

Les deux compagnons descendirent en tournant jusqu’à la lisière des prés des Minières, et remontèrent un dernier contrefort des Vosges, mais sans quitter le couvert.

Lorsque M. Ulrich fut arrivé au sommet, il s’arrêta, huma le vent qui venait d’en face, plus librement parce que les arbres étaient plus jeunes, et, malgré le danger qu’il y avait à parler, murmura :

– Sens-tu les chaumes de France ?

Il y avait une plaine en avant, mais invisible. On ne pouvait qu’entrevoir des fumées immobiles qui étaient les bois descendants, et d’autres fumées rapides, au-dessus, qui étaient les nuages.

M. Ulrich se mit à descendre avec plus de précaution encore, l’oreille attentive. Un hibou s’envola. Il y eut trente pas à faire dans de mauvais buissons qui s’accrochaient aux vêtements. Et tout à coup, en avant, une voix cria dans la futaie :

– Halt !

M. Ulrich se baissa, mit la main sur l’épaule de Jean, et, rapidement :

– Ne bouge pas ! Moi je vais les attirer du côté des Minières. Dès qu’ils seront après moi, tu te lèveras, et tu franchiras le chemin, puis le petit taillis. Cours droit devant toi ! Adieu !

Il se releva, fit quelques pas avec précaution, puis, à travers la futaie, partit au trot.

La voix, qui s’était rapprochée, cria de nouveau et deux fois de suite :

– Halt ! Halt !

Un coup de feu raya l’ombre. Quand le bruit eut cessé de sonner sous les branches, on entendit la voix de M. Ulrich, déjà loin, qui répondait :

– Raté !

En même temps, Jean Oberlé s’élança du côté de la frontière. Tête baissée, sans rien voir, les coudes levés, la poitrine fouettée par les branches, il courait de toutes ses forces. Il dut passer à peu de distance d’un homme embusqué. Les feuilles s’agitèrent. Un appel de sifflet retentit. Jean précipita sa course. Il déboucha inopinément sur la route. Aussitôt un second coup de carabine éclata. Jean roula au bord du taillis. Des clameurs, en même temps, s’élevèrent :

– Le voilà ! Le voilà ! Venez !

Jean se releva aussitôt. Il crut avoir butté contre une ornière. Il sauta dans le taillis. Mais ses jambes étaient faibles. Il sentait grandir l’angoisse d’une défaillance inévitable. Les cris de ceux qui le poursuivaient lui sonnaient dans le dos. Les arbres tournaient. Enfin, il eut une sensation de lumière, de vent froid, d’espace libre, et il ne vit plus rien.

* * * * * * * *

Tard dans la nuit, il s’éveille de son évanouissement. La forêt est secouée par l’orage. Il est dans une chambre de ferme abandonnée, sans meuble, éclairée par une petite lanterne. On l’a couché sur des branches vertes. Un homme se penche au-dessus de lui. Jean le regarde. Il reconnaît un douanier français. La première impression d’effroi se dissipe. La figure est avenante.

– A-t-on tiré d’autres coups ? demande-t-il.

L’homme répond :

– Non, pas d’autre.

– Tant mieux. L’oncle Ulrich est sauvé ;… il m’avait accompagné jusqu’à la frontière… Vous voyez, j’étais au régiment ;… je viens pour être soldat chez nous…

Il voit que sa tunique a été enlevée ; qu’il y a du sang sur sa chemise… Il respire mal.

– Qu’est-ce que j’ai ?

Le douanier, un homme à grosses moustaches roulées, qui pleurerait s’il n’avait pas honte, répond :

– L’épaule traversée, mon ami. Ça guérira… Heureusement que nous faisions notre ronde par ici, quand vous êtes tombé dans le pré. Mon camarade est allé en bas, chercher le médecin. Au petit jour, ils seront montés… Ne vous faites pas de chagrin… Qui êtes-vous ?

Dans le demi-rêve, Jean Oberlé répond :

– L’Alsace…

À peine s’il peut parler. La pluie d’orage s’est mise à tomber. Elle martelle les toits, les planches des portes, les feuillages, les roches, toute la forêt qui enveloppe la maison. Les cimes se tordent et roulent comme des chevelures d’algues dans les eaux de la mer. Un murmure immense, où des millions de voix sont unies, monte le long des Vosges et s’élève dans la nuit. Le blessé écoute. Qu’a-t-il compris ? Il est faible. Il sourit.

– C’est la France qui chante ! murmure-t-il.

Et il retombe, les yeux clos, en attendant l’aube.

FIN

Share on Twitter Share on Facebook