XV L’Entrée au régiment

À sept heures moins un quart, Jean Oberlé, en jaquette et coiffé d’un chapeau rond, longeait les écuries bâties en brique de l’ancienne caserne française de Saint-Nicolas, construite sur l’emplacement d’un couvent et que les Allemands appellent aujourd’hui « Nikolaus Kaserne ». Il arriva devant la grille doublée de tôle qui sert d’entrée, et dont la partie centrale était seule ouverte, salua le sous-officier chef de poste, échangea quelques mots avec lui, s’avança vers un groupe d’une douzaine de jeunes gens, volontaires d’un an, qu’on apercevait à l’extrémité de la cour, à peu près sous l’horloge de l’immense façade à trois étages, au pied des murs qui sont peints en vert d’eau. Des cavaliers en petite tenue, tunique bleu ciel à passepoils jaunes, pantalon noir, bonnet plat, traversaient en tous sens le vaste terrain poussiéreux et uni. Un détachement à cheval, la lance à l’épaule, rangé à gauche le long d’une écurie, attendait, pour se mettre en route, le commandement de l’officier.

– Herr Sergeant, dit Jean, en abordant le sous-officier à l’air prétentieux et protecteur, recherché dans sa mise et vulgaire de visage, qui l’attendait en avant du groupe des volontaires, je suis un des volontaires de l’année.

Le gradé, qui avait de très longues moustaches noires qu’il étirait et relevait perpétuellement entre le pouce et l’index, lui demanda ses nom et prénoms, et les collationna, avec les nom et prénoms portés sur la liste qu’il tenait à la main.

En même temps, cambré dans son uniforme, secrètement intimidé par la fortune présumée de ceux qu’il recevait, désireux de leur plaire et jaloux de ne pas le leur montrer, il toisait de bas en haut le volontaire qui lui parlait, comme s’il eût cherché le défaut corporel, la tare, la verrue, ce qu’il pouvait y avoir de ridicule pour des yeux de sous-officier dans ce civil alsacien. Quand il eut achevé son examen, il prononça :

– Mettez-vous avec les autres.

Les autres étaient, pour la plupart, des Allemands, qui devaient venir, à en juger par la variété des types, de tous les points de l’Empire. Ils avaient fait toilette, au moment de revêtir l’uniforme, afin de bien montrer, à leurs camarades du volontariat et aux soldats de la caserne, qu’ils étaient dans la vie civile des jeunes gens de familles riches. Ils portaient des bottines vernies, des gants de peau glacés, jaunes ou rouges, des cravates nouées avec élégance et piquées d’épingles de prix. Chacun se présentait soi-même aux futurs camarades, en disant : « Permettez-moi de me présenter à vous ; mon nom est Fürbach ; mon nom est Blossmann ». Jean n’en connaissait aucun. Il se contentait de s’incliner, mais sans se nommer. Que lui importait, à lui qui ne devait être leur compagnon que pour cette seule journée ?

Et il se tint sur la gauche du groupe, l’esprit bien loin de cette caserne Saint-Nicolas, tandis qu’autour de lui, la même question était chuchotée plusieurs fois : « Quel est celui-là ? Un Alsacien, n’est-ce pas ? » Il y eut des sourires de bons vivants faciles à épanouir ; il y eut aussi des mises en garde, des rivalités muettes de races, des tailles qui se redressèrent, des yeux bleus et durs qui fixèrent le nouveau venu, sans un clin de paupière.

Deux volontaires arrivèrent encore. L’heure sonna, et le sergent, précédant les quinze jeunes gens, entra par la grande porte cintrée qui s’ouvre au milieu de la caserne, et monta dans une salle du second étage, où devait avoir lieu la visite médicale. À huit heures, les volontaires étaient de nouveau réunis dans la cour, non plus groupés selon leur fantaisie, mais alignés sur deux rangs et surveillés de plus près par le sergent. On attendait le colonel. Jean avait pour voisin de gauche un fils d’industriel de Fribourg, grand, imberbe, avec des yeux vifs et des joues d’enfant blond, mais tailladées par deux cicatrices, l’une près du nez, l’autre près de l’œil droit, souvenirs de duels d’étudiant. Voyant Jean Oberlé très réservé et songeur, il le crut intimidé par la nouveauté de ce milieu, et se proposa aussitôt comme guide. Tandis que l’Alsacien, les bras derrière le dos, son pâle et solide visage levé vers la grille, regardait, dans le soleil d’octobre, le peuple de Strasbourg qui traversait la rue, son voisin s’efforçait de l’intéresser aux détails et aux personnages de la caserne.

– Vous avez eu tort de ne pas faire comme moi ; je me suis arrangé pour me faire présenter à quelques officiers. Je connais même plusieurs maréchaux des logis chefs. Tenez, le wacht-meister qui sort de l’écurie, là-bas, c’est Stübel, gros buveur, gros mangeur, bon enfant ; l’autre qui nous contemple du bout de la cour, la petite moustache rousse, vous voyez ? s’appelle Gottfried Hamm, un vilain type… Vous le connaissez ?

– Oui.

Attention ! commanda le sergent. Fixe !

Lui-même se porta vivement à dix pas en avant, et s’arrêta la tête haute, les deux bras le long du corps, la main gauche tenant le sabre au-dessous de la garde.

Il venait d’apercevoir, arrivant d’un pas délibéré, un officier enveloppé de son manteau gris, et dont le seul aspect avait mis en fuite une vingtaine de hussards qui erraient au soleil le long des murailles. Le colonel s’arrêta devant la première ligne que formaient les jeunes gens, espoir de la réserve de l’armée allemande. C’était un homme sanguin et remuant, très bon cavalier, très énergique, qui avait des jambes grêles, le buste gros, les cheveux presque noirs et des yeux généralement terribles dans le service.

– Monsieur le colonel, dit le sergent, voici les volontaires d’un an.

Le colonel fronça aussitôt les sourcils, et dit, en fixant, l’une après l’autre, chacune de ces têtes jeunes avec la même sévérité :

– Vous êtes des privilégiés, votre instruction vous permet de ne faire qu’un an. Montrez-vous-en dignes. Soyez l’exemple des autres soldats. Pensez que vous serez plus tard leurs chefs. Et, pas d’infraction à la discipline ! Pas de fantaisie dans l’uniforme ! Pas une minute de vêtements civils ! Je punirais ferme !

Il se fit donner la liste des volontaires. Quand il lut le nom de Jean, il l’associa, en esprit, à celui du lieutenant von Farnow, et appela :

– Volontaire Oberlé ?

Celui-ci sortit du rang. Le colonel, sans atténuer en rien la rudesse de son regard, le tint attaché, quelques secondes, sur le visage du jeune homme. Il pensait que c’était là le frère de cette Lucienne Oberlé qu’il avait permis au lieutenant de demander en mariage.

– C’est bien ! fit-il.

Il porta deux doigts, rapidement, à sa casquette, et se détourna, grossi par le vent du Nord qui se mit aussitôt à souffler dans l’ouverture du manteau gris.

À peine avait-il disparu, qu’un lieutenant en premier, très bel homme, d’une correction militaire et mondaine parfaite, et qui remplissait les fonctions d’adjudant-major aux hussards rhénans, vint se placer devant le front des volontaires rassemblés, et lut un ordre qui affectait chacun d’eux à telle compagnie de tel escadron. Jean se trouvait dans la troisième compagnie du deuxième escadron.

– Pas de chance, murmura son voisin : c’est la compagnie de Gottfried Hamm.

Désormais, les quinze volontaires étaient vraiment « incorporés », ils avaient leur place marquée dans cette multitude ordonnée, leurs chefs responsables, le droit de demander des vêtements militaires à tel magasin et un cheval à telle écurie. C’est à quoi ils s’occupèrent aussitôt. Jean et son camarade de hasard, fils d’un libraire de Leipzig, montèrent au dernier étage de la caserne, et pénétrèrent dans le magasin d’habillement, où ils reçurent leurs effets de grande et de petite tenue, et en laissèrent quelques-uns, manteaux de cavalerie et paires de bottes, que le kammer-sergeantvoulut bien accepter pour lui-même, à titre de bienvenue, ou se charger de remettre à d’autres sous-officiers de la compagnie. La séance fut longue. Elle ne prit fin qu’après dix heures. Une visite dans la chambre où logeait le premier brosseur, et où se trouvait la petite armoire de bois blanc dont l’usage serait commun désormais entre le volontaire et le soldat ; une autre au sergent d’écurie, chargé de désigner le cheval et le second brosseur ; une autre au tailleur du régiment : il était plus de midi lorsque Jean put s’échapper de la caserne, et déjeuner à la hâte.

Les volontaires, pour cette première journée, étaient dispensés de rentrer à une heure. Ils ne firent qu’après le pansage leur apparition dans la cour du quartier, tous ensemble, – ils s’étaient donné le mot, – superbes dans leurs uniformes flambants neufs, très regardés par les cavaliers, par les sous-officiers surtout qui examinaient, au passage et jalousement, la coupe et la finesse de l’étoffe, la façon des cols et des parements, le lustre des bottes vernies. Un seul de ces jeunes gens demeura étranger au plaisir d’amour-propre que les autres éprouvaient. Il songeait à un télégramme qu’il aurait dû trouver déjà chez lui, et dont les termes convenus flottèrent devant les yeux de Jean, toute l’après-midi. Cela seul l’occupait. L’inquiétude de ne pas recevoir l’avis de départ de l’oncle Ulrich, l’énervement, et quelque chose comme un défi que sa jeunesse lançait, pour le lendemain, à toute autorité aujourd’hui obéie, empêchèrent le jeune homme de sentir l’extrême fatigue de cette journée. Après les exercices d’assouplissement, le manège, le service d’écurie, à huit heures et demie du soir seulement, il fut libre. Quelques-uns des volontaires étaient si las qu’ils préférèrent gagner leur lit sans souper. Jean fit comme eux, pour une raison différente. Il rentra immédiatement rue des Balayeurs.

Sur le seuil de la maison, la logeuse l’arrêta :

– Monsieur Oberlé, il est arrivé pour vous un télégramme.

Jean monta au premier, alluma sa bougie, et lut les trois mots sans signature qu’il attendait : « Tout va bien. »

Cela signifiait que tout était prêt pour le lendemain, que M. Ulrich avait fait le nécessaire. Désormais le sort en était donc jeté : Jean quitterait la caserne et l’Alsace le 2 octobre, dans quelques heures. Bien qu’il n’eût pas eu un instant d’hésitation, le jeune homme éprouva une émotion poignante à la lecture de cette sorte de mise en demeure. La réalité des séparations définitives s’imposa plus fortement à son esprit, et, la fatigue aidant, il pleura. Il s’était jeté tout habillé sur son lit. La tête cachée dans l’oreiller, il songeait à chacun de ceux qui continueraient d’habiter l’Alsace, tandis qu’il s’exilerait à jamais ; il les entendait se plaindre ou s’emporter à son sujet, lorsque la nouvelle parviendrait à Alsheim ; il revoyait celle qu’il aimait, l’Odile joyeuse de la vigile de Pâques, devenue désespérée, à l’heure du départ, devinant tout et demandant, suppliante, une réponse qu’il avait fallu ne pas lui donner… Tout cela était nécessaire, tout cela était irréparable. Les heures de la nuit passaient. La rue était devenue silencieuse. Jean comprit qu’il aurait besoin, bientôt, de toute son énergie morale. Tâchant d’écarter de lui ces regrets et ces visions qui l’épuisaient, il se répéta à lui-même, vingt fois de suite, ce qui avait été convenu, dans une dernière entrevue entre son oncle et lui, trois jours plus tôt, et ce qu’il devait accomplir point par point, aujourd’hui.

Oui, aujourd’hui, car les coqs chantaient déjà dans les cours voisines. Il n’était pas possible de partir par un train du matin. Le rendez-vous des volontaires à la caserne était fixé à quatre heures. Or, le premier train quittait Strasbourg, dans la direction de Schirmeck, à cinq heures quarante-huit minutes ; il n’arrivait à Russ-Hersbach qu’après sept heures, et le prendre, c’était s’exposer grandement. Trois heures ne s’écouleraient pas, en effet, sans que l’absence d’un volontaire fût remarquée, sans que l’alarme fût donnée. L’oncle Ulrich et Jean étaient tombés d’accord que le moyen à peu près infaillible de passer la frontière sans éveiller de soupçon, consistait à monter dans le train qui part de Strasbourg à midi dix, c’est-à-dire pendant le déjeuner des volontaires.

« J’ai fait le trajet, pour me rendre compte, avait dit M. Ulrich. Je suis sûr de mes chiffres. Tu arrives à Russ-Hersbach à une heure vingt et une minutes ; une voiture nous monte en un quart d’heure à Schirmeck. Nous tournons à droite, et nous sommes à Grand-Fontaine trente minutes plus tard. Là, nous laissons la voiture, et, grâce, à de bonnes jambes comme les tiennes et les miennes, nous pouvons être en France à deux heures quarante-cinq minutes ou deux heures cinquante. Alors, je te quitte, et je reviens. »

Il importait de ne pas manquer le train de midi dix, et cela serait facile, les volontaires se trouvant libres, d’ordinaire, à onze heures.

Jean finit par s’endormir, mais pour bien peu de temps. Avant quatre heures du matin, il repassait la grille de la caserne Saint-Nicolas.

Le peu de repos qu’il avait pris lui avait rendu toute sa vigueur de volonté. Comme la plupart des énergiques, Jean se troublait à l’avance ; mais, devant la nécessité d’agir, il retrouvait la pleine possession de soi-même. Durant le pansage des chevaux, puis au manège, puis à l’exercice jusqu’à près de onze heures, il fut parfaitement calme. Il y avait, dans son attitude même, quelque chose de moins indifférent, de moins réservé que la veille. Son camarade, le Saxon, l’observa et lui dit : « Vous voilà déjà habitué, n’est-ce pas ? » Jean sourit. Il considérait à présent ces bâtiments, ces officiers, ces soldats, cet appareil de la force allemande, de la même façon et avec le même sentiment que l’écolier libéré qui regarde les murs, les professeurs et les élèves de son collège. Il se sentait déjà détaché de cet ensemble ; il observait, avec une curiosité à demi amusée, les scènes et les figures que plus jamais il ne reverrait.

Vers onze heures, il aperçut, à la tête d’un peloton de hussards, superbe de jeunesse, de raideur militaire et de volonté disciplinée, le baron de Farnow rentrant à la caserne. Les chevaux, pour avoir trotté plusieurs heures dans le polygone de Neudorf, revenaient crottés jusqu’au poitrail ; les hommes, harassés, se laissaient aller en avant, et n’attendaient que le signal de la halte pour maudire la corvée du jour. Farnow, nullement las, dirigeait son alezan à travers la cour avec le même plaisir que s’il venait d’être invité à une chasse à courre, et partait pour le rendez-vous. Jean songea : « Voilà celui qui sera le mari de ma sœur. Nous ne nous rencontrerons plus. En cas de guerre, il sera mon ennemi. » Il eut la vision d’un futur grand chef de cavalerie, chargeant dans la poussière d’une plaine, criant, haut sur les étriers, la bouche et les narines ouvertes. Farnow ne se douta pas qu’il donnait des distractions de cette espèce au jeune volontaire qu’il effleura d’un seul regard de ses yeux bleus. Il s’éloigna, suivi des hommes, vers le fond de la cour. On entendit un commandement bref, en voix de tête, un cliquetis d’armes heurtées, et puis plus rien. L’exercice d’assouplissement prolongé par le zèle de l’instructeur dura encore trente minutes. À onze heures et demie, Jean, inquiet, sachant qu’il avait à peine le temps de se rendre à la gare pour le train de midi dix, remontait en toute hâte l’escalier qui conduisait à la chambre de son brosseur, lorsqu’un des hommes de la compagnie lui cria :

– Revue d’uniformes de service pour la 3e du 2, à midi ! C’est le capitaine qui l’a fait dire. Vous n’avez pas le temps de sortir !

Jean continua de monter sans même accorder un moment d’attention à cet obstacle qui se dressait in extremis devant lui. Il était décidé. Il allait partir. Il allait trouver, à Russ-Hersbach, son oncle Ulrich qui l’attendrait avec une voiture à l’arrivée du train. Jean ne pensait qu’à une chose : sortir et courir à la gare. Il reprit en hâte sa tenue de ville et ses bottes vernies, descendit dans la cour, et, se mêlant à un groupe de volontaires qui appartenaient à d’autres compagnies et n’avaient aucune raison de rester à la caserne, franchit la grille sans difficulté.

Lorsqu’il fut dans la rue, à quelques mètres du poste, sur le trottoir de la rue des Balayeurs, il se mit à courir. L’horloge, en arrière, disait midi moins dix-sept minutes. Le temps de parcourir les trois cents mètres qui le séparaient de la maison meublée, de monter dans sa chambre et de remplacer l’uniforme par des vêtements civils, n’était-ce pas trop déjà ? Serait-il possible de prendre le train de midi dix ? Car il y avait toute la ville à traverser. Et, d’autre part, c’eût été une grave imprudence d’essayer de passer la frontière en uniforme. Jean réfléchit, tout en courant, qu’il pouvait aisément emporter une valise, et qu’il changerait de costume soit dans le train, soit à Russ-Hersbach. En pénétrant dans le couloir, il appela la logeuse, et, essoufflé :

– J’ai une course très pressée, dit-il. Veuillez arrêter une voiture de place. Je redescends.

Trois minutes plus tard, il avait enfermé dans une valise le pantalon, la jaquette, le chapeau qu’il avait eu la précaution de préparer et de disposer dès le matin sur son lit, et il sautait dans un fiacre, en ayant soin de donner seulement comme adresse : « Rue de la Mésange. » Mais au plus prochain détour, il se releva, et commanda :

– Cocher, à la gare, et à toute vitesse.

Il arriva à la dernière minute, prit un billet pour Russ-Hersbach, et monta dans un compartiment de première, avec deux autres voyageurs. Un instant encore, et le train s’ébranla, glissa sur les rails, s’enfonça dans le tunnel qui traverse les fortifications, reparut à la lumière, et, coupant la plaine d’Alsace, roula vers l’ouest.

* * * * * * * *

À la même heure exactement, le capitaine qui passait, dans la cour, la revue des effets de service, ayant aperçu l’un des deux volontaires affectés à sa compagnie, demandait au wachtmeister :

– Où est l’autre ?

– Je ne l’ai pas vu, monsieur le capitaine, répondit Hamm.

Et, se tournant vers le jeune Saxon, camarade d’Oberlé :

– Vous savez où il est ?

– Il est sorti après l’exercice, monsieur le wachtmeister, et n’est pas revenu.

– Pour une fois, grommela le capitaine, je ne punirai pas ; il n’a pas compris, sans doute ; mais vous lui ferez l’observation, de ma part, quand il rentrera, Hamm, et vous n’y manquerez pas.

L’incident n’eut donc pas de suites immédiates. Mais, quand les hommes eurent été réunis de nouveau pour le pansage, qui avait lieu chaque après-midi de une heure à deux, l’absence de Jean ne put pas ne pas être remarquée. Tout le long des murs des écuries, à l’extérieur, les chevaux étaient attachés à des boucles de fer. Les cavaliers maniaient la brosse, et, parmi eux, les volontaires arrivés de la veille, et qui prenaient une leçon de pansage sous la direction de leur deuxième brosseur. Les sergents surveillaient nonchalamment, lorsque le wachtmeister de la troisième compagnie sortit de son bureau, et se dirigea du côté sud de la cour, où Oberlé aurait dû se trouver. Ses grosses lèvres mordaient sa moustache rousse. Il parcourut la file du regard.

Oberlé n’est donc pas rentré ? fit-il.

Le même camarade répondit :

– Il courait en sortant de la caserne et en se dirigeant vers sa chambre.

– L’avez-vous vu au restaurant ?

– Il n’a pas déjeuné avec nous.

– Cela suffit, dit le wachtmeister.

Hamm se détourna rapidement. Il eut une moue accompagnée d’un roulement de ses yeux fauves, qui montrait qu’il jugeait grave la situation. Il la jugeait grave pour Oberlé, mais sérieuse également pour lui-même. Ni le capitaine, ni le lieutenant n’étaient à ce moment à la caserne. S’il y avait une histoire, par hasard, le capitaine ne manquerait pas de dire : « Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu ? » Hamm traversa la cour, dans toute la longueur, songeant à ce qu’il devait faire, et se rappelant un propos du père Hamm, le brigadier d’Obernai. Celui-ci n’avait-il pas dit textuellement, lorsque Gottfried s’était rendu à Obernai, voilà quinze jours : « Tu vas avoir dans ton régiment le fils de M. Oberlé. Tiens-le à l’œil. Je serais bien étonné qu’il ne fît pas parler de lui. C’est tout le portrait du grand-père, un enragé, qui déteste les Allemands, et qui est bien capable d’un coup de tête. »

Mais il fallait aller aux renseignements avant de faire du zèle. Ce n’était pas difficile. La rue des Balayeurs s’ouvrait en face de la grille. Hamm épousseta sa tunique bleue en la frappant avec le bout des doigts, obliqua vers la porte de la caserne, et se rendit chez la logeuse de Jean, dans la grande maison à gauche, aux contrevents verts. Il reçut cette réponse :

– Parti en voiture, avant midi, avec une valise.

– Quelle adresse a-t-il donnée ?

– Rue de la Mésange.

– Pas de numéro ?

– En tout cas, je n’ai pas entendu. Je ne sais pas.

Le soupçon se précisa dans l’esprit de Hamm. Le wacht-meister n’avait plus à hésiter. Il courut chez le capitaine, qui logeait dans les nouveaux quartiers, jusque dans la Kerderstrasse.

Le capitaine n’était pas chez lui.

Désappointé, et le sang échauffé par la marche qu’il venait de faire, Hamm rentrait à la caserne, et coupait, au plus court, par les jardins de l’Université, lorsqu’il pensa que tout près, là, derrière le bloc de maisons de la Germania, rue Grandidier, habitait le lieutenant Farnow. Celui-ci n’appartenait pas au 2eescadron. Mais Hamm connaissait les fiançailles de l’officier. On en avait parlé entre gradés. Il monta au premier, dans la superbe maison construite en blocs de pierre réguliers et saillants. Et l’ordonnance, interrogée, répondit :

– Monsieur le lieutenant s’habille.

Le lieutenant von Farnow s’habillait, en effet, pour faire quelques visites et se rendre au Casino des officiers. En culotte et en chemise, penché au-dessus d’une table-toilette à glace biseautée, tout un service de brosses et les ustensiles de son onglier étalés autour de lui, il se lavait le visage. La pièce sentait l’eau de Cologne. Il tourna vers le maréchal des logis sa face toute trempée d’eau, et dit, en saisissant une serviette :

– C’est vous, Hamm ? Qu’y a-t-il ?

– Monsieur le lieutenant, je me suis permis d’entrer, parce que je ne trouve pas chez lui mon capitaine, et que le volontaire Oberlé…

– Oberlé ? Qu’a-t-il fait ? interrompit Farnow, qui eut une secousse nerveuse.

– Il n’a pas reparu depuis onze heures et demie.

Farnow, qui s’épongeait la figure, jeta la serviette sur la table, violemment, et s’approcha du sous-officier. Il se souvenait des craintes de madame Oberlé. Et Hamm pensa : « Il a la même idée que moi. »

– Comment ! pas reparu ? Avez-vous été rue des Balayeurs ?

– Oui, monsieur le lieutenant : il a quitté la maison en voiture à midi moins dix.

Le jeune lieutenant sentit le froid de la mort lui toucher le cœur. Il ferma les yeux une seconde, fit un effort violent pour garder l’apparence d’un homme maître de soi, et il y parvint. Il était blême, mais pas un muscle de son visage ne bougeait, quand il dit :

– Vous n’avez qu’une chose à faire, Hamm : c’est de prévenir votre commandant. Il s’informera… et fera… ce qui est prescrit en pareil cas.

Farnow eut même la force de consulter du regard la pendule de Saxe fleuri qui ornait son bureau, et d’ajouter :

– Une heure quarante. Il faut vous hâter.

Le wachtmeister salua, et se retira.

L’officier courut aussitôt dans le cabinet de travail contigu, et demanda la communication avec un des agents de surveillance de la gare de Strasbourg. Une dizaine de minutes plus tard, il était appelé, à son tour, par la sonnerie du téléphone, et apprenait qu’un volontaire du 9ehussards, en tenue, arrivé au dernier moment avec une valise, avait pris un billet de première classe pour la station de Russ-Hersbach.

– Non ! cela est impossible ! s’écria Farnow, en se laissant tomber sur le divan de son cabinet. Il y a erreur… Russ-Hersbach, c’est presque la frontière, et Jean ne peut pas déserter, parce qu’il aime… Il est à Alsheim… Il a, en tout cas, voulu revoir Odile… Je vais le savoir !

Il frappa du poing son bureau d’acajou :

– Hermann !

L’ordonnance, un large Germain, calme, entr’ouvrit la porte.

– Selle mon cheval et le tien ! Tout de suite !

Farnow fut rapidement prêt, descendit, trouva les deux chevaux dans la rue, traversa Strasbourg, et dès qu’il eut dépassé le talus des fortifications, se mit à trotter à grande allure sur la route.

À mesure qu’il s’avançait sur Alsheim, la pensée de la désertion possible de Jean s’imposait davantage à son esprit. La conversation avec madame Oberlé lui revenait dans les moindres détails, d’autres raisons encore de croire au malheur, contre lequel son impérieuse volonté luttait péniblement : « Il comprend si peu l’Allemagne ! Il s’en glorifiait chez le conseiller Brausig… Et puis, sa famille désunie, mes fiançailles qui ont accentué les divisions… Cependant, il est fiancé, lui aussi, ou à peu près… Et les natures comme la sienne, les natures françaises doivent se laisser dominer par l’amour… Non… Je vais le trouver là-bas… ou savoir de ses nouvelles. »

Il faisait chaud, sur la longue route sans ombre, ruban de poussière qu’on voyait déroulé, d’un village jusqu’à l’autre, dans la plaine moissonnée. Le ciel, au-dessus des champs, était trouble et cuivré : à l’horizon, derrière les Vosges, il y avait des sommets de nuages immobiles et tout pleins de rayons. Les chevaux en sueur allaient toujours à grande allure. Sous les noyers isolés, parmi les chaumes, des enfants levaient leurs gaules et chantaient au passage des cavaliers.

Hermann pensait : « Monsieur le lieutenant a donc perdu l’esprit ? Il va de plus en plus vite ! »

Farnow sentait grandir en lui l’angoisse à mesure qu’il approchait, « Et si je ne le trouvais pas ? S’il avait, en effet… »

Obernai fut laissé à droite. Un chemin de traverse pointait sur Alsheim. Bientôt le toit bleu des Oberlé apparut et grandit dans la verdure. « Lucienne ! Lucienne ! Lucienne ! »

* * * * * * * *

Dans la maison qu’assoupit la chaleur orageuse de cette journée d’automne, une seule voix rompt le silence, et si faible, si monotone ! C’est celle de madame Monique Oberlé. Près du fauteuil du grand-père, dans la chambre que l’infirme ne quitte plus, madame Oberlé lit, tout haut, le Journal d’Alsace. Car le facteur vient de faire la distribution du soir. On entend le murmure des mots, à cause de la fenêtre ouverte, et cela ressemble à la récitation cadencée du rosaire. Dans la salle de billard, au-dessous de la chambre qui est toujours celle de Jean, M. Joseph Oberlé, assis dans l’ombre du rideau, sommeille à demi, ayant sur les genoux quelques lettres et un numéro de la Strassburger Post. À l’extrémité de la pièce, et dans l’ombre aussi, Lucienne, penchée sur un petit bureau Louis XVI, écrit.

– Monsieur ? Monsieur Oberlé ?

L’industriel sursauta, et, se redressant prestement, ouvrit la porte, entr’ouverte seulement, et rejoignit, dans le vestibule, le concierge qui accourait.

– Pourquoi m’appelez-vous ? Vous savez que je n’aime pas…

Il causa une minute avec l’homme, et rentra épanoui.

– Ma Lucienne, M. de Farnow t’attend à la grille du parc.

Elle était déjà debout, toute rose.

– Lui ? Pourquoi n’entre-t-il pas ?

– Il paraît qu’il est à cheval, très pressé… Peut-être aussi n’ose-t-il pas ?… Va le chercher de ma part, ma chérie, ramène-le… Dis-lui qu’il n’y aura aucun scandale : je me charge d’empêcher toute nouvelle scène.

D’un geste de la main tournant sur elle-même, il montrait qu’il fermerait plutôt les portes, là-haut, d’où venait le bruit monotone de la lecture du journal.

Elle se regarda dans la glace, et releva ses cheveux. Il répéta :

– Va, mon trésor, c’est toi qu’on demande. Si vous ne revenez pas tout de suite, j’irai vous trouver.

Elle passa en saluant. Deux marches à la fois, elle descendit le perron. Elle marchait vite dans l’avenue, heureuse, un peu troublée, les lèvres entr’ouvertes, les yeux cherchant Farnow.

Au bout de l’avenue seulement, lorsqu’elle fut sur le point de tourner vers la porterie, elle vit les deux chevaux tout fumants de sueur qui étaient restés sur la route, tenus en bride par l’ordonnance et, presque en même temps, l’officier qui se dégageait de l’abri du mur, et qui s’avançait.

Mon Dieu ! quel visage rouge il a aujourd’hui, ce pâle Farnow ! quel air préoccupé ! quelle hâte qui n’est pas celle de la joie, car il ne répond rien à Lucienne qui court à moitié, tâchant de rire !

Bonjour, Wilhelm ! Quelle bonne surprise !

Il se découvre, il prend la main qui se tend, mais, au lieu de la baiser, au lieu d’admirer, comme il sait le faire, avec ses yeux durs qui s’enfièvrent, il attire Lucienne du côté des chantiers tout voisins. Les lèvres aiguës de Lucienne s’obstinent à sourire ; elles sont braves ; elles font bonne contenance, tandis que le cœur est déjà serré par l’angoisse.

– Vous m’enlevez donc ? Qu’est-ce que c’est que ce farouche ami, qui ne dit pas même bonjour ? Vous, si correct…

– Venez… Tenez, ici, nous ne serons pas vus…

Ils sont presque au commencement du chantier, dans une sorte de retraite que forment trois piles inégales de planches. Farnow lâche la main de Lucienne.

– Jean est-il ici ? Faites bien attention : est-il à Alsheim ?

Toute l’angoisse et toute l’impérieuse jeunesse qui voulait commander au malheur étaient dans les yeux de Farnow, et guettaient la réponse.

– Mais non, dit simplement Lucienne.

– Vous l’attendez, au moins ?

– Pas plus.

– Alors, nous sommes perdus, mademoiselle ! Perdus !

– Mademoiselle ?

– Oui, s’il n’est pas ici, c’est qu’il a déserté.

– Ah !

La jeune fille se renversa en arrière, comme si elle tombait, et s’appuya aux planches, les bras écartés, les yeux hagards.

– Déserté ?… Perdus ?… Vous voyez bien que vous me tuez, avec des mots pareils… Est-ce que vraiment, Jean ?… Vous êtes sûr ?…

– Puisqu’il n’est pas ici, oui, je suis sûr… Il a pris son billet pour Russ-Hersbach, comprenez-vous, Russ-Hersbach… Il a dû déjà franchir la frontière… Je vous dis qu’il a quitté Strasbourg voilà plus de trois heures…

Il fut secoué par un rire de souffrance et de colère.

– Vous ne vous souvenez donc pas ? Il avait juré à votre mère qu’il entrerait à la caserne. Il y est entré en effet. Mais la promesse expirait aujourd’hui. Et il a déserté… Et à présent…

– Oui… à présent ?

Lucienne ne demandait pas d’autre preuve. Elle croyait déjà. Sa poitrine haletait. Ses mains cessèrent de serrer les planches qu’elle avait saisies, et se joignirent, suppliantes. Elle fut obligée de répéter la question à Farnow immobile de douleur.

À présent qu’allez-vous faire, Wilhelm ?

Farnow, le visage contracté, droit devant elle, dans son uniforme poussiéreux, dit d’une voix faible :

– Vous quitter !…

– Me quitter parce que mon frère déserte ?

– Oui.

– Mais c’est insensé ce que vous dites !

– C’est mon devoir de soldat.

– Mais vous ne m’aimez donc pas ?

– Oh ! si, je vous aime !… Seulement l’honneur ne me permet plus de vous épouser… Je ne peux pas être le beau-frère d’un déserteur, moi officier, moi Farnow !

– Alors cessez d’être officier et continuez de m’aimer ! cria Lucienne, levant les bras vers l’immobile statue bleue. Wilhelm, l’honneur vrai consiste à aimer Lucienne Oberlé ; à ne pas l’abandonner ; à ne pas manquer à la parole qu’on lui a donnée… Laissez mon frère ; qu’il aille où il voudra ; mais ne brisez pas nos deux vies !

Farnow pouvait à peine parler. Il se tut un moment. L’effort de sa volonté gonflait tous les muscles de son cou quand il dit :

– C’est bien pis. Vous devez savoir toute la vérité, Lucienne : je suis obligé de le dénoncer.

– Dénoncer Jean ! Vous ne ferez pas cela ! cria Lucienne, avec un geste de recul. Je vous le défends !

– Je le ferai tout à l’heure. La loi militaire m’y oblige.

– Ce n’est pas vrai. Ces cruautés-là n’y sont pas !

– Je vais vous le faire dire… Hermann !

L’homme se montra, à dix pas de Farnow et de Lucienne, à l’entrée de l’allée, stupéfait et les traits encore tuméfiés par la course.

– Écoute-moi bien. Rappelle-toi l’article du règlement. Que commande-t-il, quand on a connaissance d’un projet de désertion ?

Le soldat réfléchit une seconde, et récita : « Celui qui aurait connaissance, d’une manière digne de foi, d’un projet de désertion, à un moment où il serait encore possible de l’empêcher, et qui n’en prévient pas ses supérieurs, est puni d’emprisonnement jusqu’à dix mois, en campagne jusqu’à trois ans. »

Vite aux chevaux ! dit Farnow, nous partons !

Et, se retournant :

– Adieu, Lucienne !

Elle courut à lui ; elle lui saisit le bras :

– Non, non, cria-t-elle, vous ne partirez pas ! Je ne veux pas !

Il regarda un instant ce visage en larmes, où l’ardent amour et la douleur se mêlaient. Elle répéta :

– Je ne veux pas, entends-tu ?

Alors Farnow l’enveloppa de ses bras, la souleva de terre, la serra contre sa poitrine, et, avec passion, baisa ces yeux qu’il ne voulait plus voir. Et ce fut à la violence désespérée de ce baiser, que Lucienne comprit que c’était bien un adieu.

Il la repoussa brusquement, gagna la grille, sauta en selle, et partit au galop dans la direction d’Obernai.

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