II L’Examen

Le lendemain, la matinée était déjà bien avancée, lorsque Jean descendit de sa chambre, et parut sur le perron, bâti en pierre rouge de Saverne comme toute la maison, qui ouvrait sur le parc ses deux escaliers à marches longues. Il était vêtu d’un costume de chasse et de promenade qu’il affectionnait, jambières de cuir noir, culotte et vareuse de laine bleue, et coiffé d’un chapeau de feutre mou, au ruban duquel il piquait une plume de coq de bruyère. Du haut du perron, il demanda :

– Où est mon père ?

L’homme auquel il s’adressait, le jardinier occupé à ratisser l’avenue, répondit :

– Monsieur est au bureau de la scierie.

La première chose que vit Jean Oberlé, en levant les yeux, ce furent les Vosges, vêtues de forêts de sapins, avec des traînées de neige dans les creux, et des nuages bas, rapides, qui cachaient les cimes. Il tressaillit de plaisir. Puis, ayant suivi du regard les dernières pentes des montagnes, celles des vignes, puis des prés, comme pour se remettre en mémoire les détails de ces lieux qu’il retrouvait après une longue absence, et surtout qu’il retrouvait avec une intention de séjour, il fixa les toits rouges de la scierie, qui barrait tout le fond de la propriété des Oberlé, les cheminées, le bâtiment surélevé où étaient les turbines, à droite, sur le cours du torrent d’Alsheim, et, plus près, le chantier où s’approvisionnait l’usine, les amoncellements d’arbres de toute espèce, de poutres, de planches, de débris, qui se dressaient en pyramides et en cubes énormes au delà des allées tournantes et des massifs, à deux cents mètres de l’habitation. Des jets de vapeur blanche, en plusieurs endroits, s’échappaient du toit de la scierie, et se couchaient au vent du nord, comme les nuages de là-haut.

Le jeune homme se dirigea vers la gauche, traversa le parc, autrefois planté et dessiné par M. Philippe Oberlé et qui commençait à devenir un coin de nature plus libre et plus harmonieuse, et, tournant ensuite les piles de troncs de chênes, d’ormes et de sapins, alla frapper à la dernière porte du long bâtiment.

Il entra dans le pavillon de verre qui servait de cabinet de travail au patron. Celui-ci lisait les lettres de son courrier. En voyant apparaître son fils, il posa aussitôt les papiers sur la table, fit un signe de la main, qui signifiait : « J’attendais ta visite, assieds-toi, » et, déplaçant son fauteuil d’un quart de cercle :

– Eh bien ! mon garçon, qu’as-tu à me dire ?

M. Joseph Oberlé était un homme sanguin, alerte et autoritaire. À cause de ses lèvres rasées, de ses favoris courts, de la correction toujours un peu recherchée de ses vêtements, de la facilité de son geste et de sa parole, on l’avait souvent pris pour un « ancien magistrat » français. L’erreur ne venait pas de ceux qui jugeaient ainsi. Elle avait été commise par les circonstances, qui avaient écarté M. Joseph Oberlé, malgré lui, de la voie où il s’engageait et qui devait le conduire à quelque fonction publique, dans la magistrature ou l’administration. Le père, le fondateur de la dynastie, Philippe Oberlé, issu d’une race de paysans propriétaires, avait fondé à Alsheim, en 1850, cette scierie mécanique qui avait rapidement prospéré. Il était devenu, en très peu d’années, un riche et un puissant, très aimé parce qu’il ne négligeait aucun moyen de l’être, influent par surcroît et sans aucune prévision des événements qui pouvaient l’entraîner à mettre un jour cette influence au service de l’Alsace.

Le fils de cet industriel, à la fin du Second Empire, ne pouvait guère échapper à l’ambition d’être fonctionnaire. C’est ce qui arriva. Son éducation l’y avait préparé. Éloigné de bonne heure de l’Alsace, élève pendant huit années au lycée Louis-le-Grand, puis étudiant en droit, il était, à vingt-deux ans, attaché au cabinet du préfet de la Charente, lorsque la guerre éclata. Retenu pendant plusieurs mois par son chef, qui croyait être agréable à son ami le grand industriel d’Alsace, en mettant le jeune homme à l’abri derrière les murs de la préfecture d’Angoulême, puis incorporé tardivement, sur sa demande, dans l’armée de la Loire, Joseph Oberlé marcha beaucoup, se retira beaucoup, souffrit beaucoup du froid, et se battit bien, en de rares occasions. Quand la guerre fut finie, il eut à opter.

S’il n’avait consulté que ses préférences personnelles, il fût demeuré Français, et il eût continué à suivre la carrière administrative, ayant le goût de l’autorité et peu d’opinions personnelles sur la qualité d’un ordre à transmettre. Mais son père le rappelait en Alsace. Il le suppliait de ne pas abandonner l’œuvre commencée et prospère. Il disait : « Mon industrie est devenue allemande par la conquête. Je ne peux pas laisser périr l’instrument de ma fortune et de ton avenir. Je déteste le Prussien, mais je prends le seul moyen que j’ai de continuer utilement ma vie : j’étais un Français, je deviens un Alsacien. Fais de même. J’espère que ce ne sera pas pour longtemps. »

Joseph Oberlé avait obéi avec une répugnance véritable, répugnance à subir la loi du vainqueur, répugnance à vivre dans ce village d’Alsheim, perdu au pied des Vosges. Il avait même commis, à cette époque, des imprudences de langage et d’attitude qu’il regrettait à présent. Car la conquête avait duré, la fortune de l’Allemagne s’était affermie, et le jeune homme, associé avec son père et devenu patron d’une usine, avait senti se nouer et se resserrer autour de lui les mailles d’une administration semblable à l’administration française, mais plus tracassière, plus rude, mieux obéie. Il s’était aperçu, à ses dépens, qu’en toute occasion, sans aucune exception, les autorités allemandes lui donneraient tort : les gendarmes, les magistrats, les fonctionnaires préposés à des services publics dont il usait quotidiennement, la voirie, les chemins de fer, le service des eaux, les forêts, les douanes. La mauvaise volonté qu’il rencontrait, de tous les côtés et dans toutes les régions de l’administration allemande, bien qu’il fût devenu sujet allemand, s’aggrava encore et devint tout à fait dangereuse pour la prospérité même de la maison d’Alsheim, lorsque, en 1874, M. Philippe Oberlé, abandonnant à son fils la direction de la scierie, eut cédé aux instances de tout ce pauvre pays délaissé, qui voulait faire de lui et qui en fit bientôt le représentant de ses intérêts au Reichstag, et l’un des députés protestataires de l’Alsace.

Cette expérience, la lassitude d’attendre, l’éloignement de M. Philippe Oberlé, qui passait une partie de l’année à Berlin, modifièrent sensiblement l’attitude du jeune chef d’industrie. La première ferveur, pour lui et pour d’autres, diminuait. Il voyait les manifestations anti-allemandes des paysans alsaciens se faire de plus en plus rares et prudentes. Il ne faisait presque plus d’affaires avec la France ; il ne recevait plus de visites de Français, même intéressées, même commerciales. La France, si voisine par la distance, était devenue comme un pays muré, fermé, d’où rien ne venait plus en Alsace, ni voyageurs, ni marchandises. Les journaux qu’il recevait ne lui laissaient guère de doute, non plus, sur le lent abandon que certains politiciens français conseillaient sous le nom de sagesse et de recueillement.

En dix années, M. Joseph Oberlé avait usé, jusqu’à n’en plus trouver trace en lui-même, tout ce que son tempérament lui permettait d’opposer de résistance à un pouvoir établi. Il était rallié. Son mariage avec Monique Biehler, désiré et préparé par le vieil et ardent patriote qui votait au Reichstag contre le prince de Bismarck, n’avait eu aucune influence sur les dispositions nouvelles, d’abord secrètes, bientôt soupçonnées, puis connues, puis affirmées, puis scandaleusement affichées de M. Joseph Oberlé. Celui-ci donnait aux Allemands des gages, puis des otages. Il dépassait la mesure. Il allait au delà de l’obéissance. Les contremaîtres de l’usine, anciens soldats de la France, admirateurs de M. Philippe Oberlé, compagnons de sa lutte contre la germanisation de l’Alsace, supportaient mal l’humeur du nouveau maître et la blâmaient. L’un d’eux, dans un accès d’impatience, lui avait dit un jour : « Croyez-vous qu’on soit si fier que ça de travailler pour un renégat comme vous ? » Il avait été renvoyé. Aussitôt des camarades avaient pris son parti, intercédé, parlementé, menacé de la grève. « Eh bien ! faites-la, s’était écrié le patron ; j’en serai ravi ; vous êtes de mauvaises têtes ; je vous remplacerai par des Allemands ! » Ils n’avaient pas cru à la menace, mais M. Joseph Oberlé l’avait exécutée un peu plus tard, dans un nouveau moment de crise, pour ne pas être taxé de faiblesse, ce qu’il craignait plus que les injustices, et parce qu’il pensait aussi trouver quelque avantage à remplacer des Alsaciens, volontiers frondeurs, par des Badois et des Wurtembergeois, plus disciplinés et plus souples. Un tiers du personnel de la scierie avait été renouvelé de la sorte. Une petite colonie allemande s’était établie au nord du village, dans des maisons construites par le patron, et les Alsaciens qui restaient avaient dû céder devant l’argument du pain quotidien. Cela se passait en 1882. Quelques années encore, et on apprenait que M. Oberlé éloignait de l’Alsace, pour le faire élever en Bavière, au gymnase de Munich, son fils Jean. Il écartait de même sa fille Lucienne, et la confiait à la directrice de l’institution la plus allemande de Baden-Baden, la pension Mündner. L’opinion s’émut de cette dernière mesure plus que de toutes les autres. Elle s’indigna contre ce désaveu de l’éducation et de l’influence alsaciennes. Elle plaignit madame Oberlé séparée de son fils et surtout privée, comme si elle en eût été indigne, du droit d’élever sa fille. À tous ceux qui le blâmaient, le père répondit : « C’est pour leur bien. J’ai perdu ma vie ; je ne veux pas qu’ils perdent la leur. Ils choisiront leur route, plus tard, quand ils auront comparé. Mais je ne veux pas qu’ils soient malgré eux, dès leur jeunesse, catalogués, désignés, inscrits d’office sur la liste des Alsaciens parias. » Il ajoutait quelquefois : « Vous ne comprenez donc pas que tous les sacrifices que je fais, je les épargne à mes enfants ? Je me dévoue. Mais cela ne veut pas dire que je ne souffre pas ! »

Il souffrait, en effet, et d’autant plus que la confiance de l’administration allemande était longue à gagner. La récompense de tant d’efforts ne semblait pas enviable. Les fonctionnaires commençaient bien à flatter, à attirer, à rechercher M. Joseph Oberlé, conquête précieuse dont plusieurs « kreisdirectors » s’étaient vantés en haut lieu.

Mais on le surveillait en le comblant de prévenances et d’invitations. Il sentait l’hésitation, la défiance à peine déguisée, souvent même lourdement affirmée par les maîtres nouveaux auxquels il voulait plaire. Était-il sûr ? Avait-il pris son parti de l’annexion, sans arrière-pensée ? Admirait-il suffisamment le génie allemand, la civilisation allemande, le commerce allemand, l’avenir allemand ? Il fallait tant admirer, et tant de choses !

La réponse devenait cependant de plus en plus affirmative. C’était le désir avoué de faire entrer Jean, son fils, dans la magistrature allemande, c’était la continuation systématique de cette sorte d’exil imposé au jeune homme. Après ses études classiques terminées et son examen de sortie passé avec succès, à la fin de l’année scolaire 189o, Jean faisait sa première année de droit à l’université de Munich ; il partageait sa seconde entre les universités de Bonn et de Heidelberg ; puis achevait sa licence à Berlin où il subissait le Referendar Examen. Enfin, après une quatrième année où il était entré comme stagiaire chez un avocat, à Berlin, après un long voyage à l’étranger, le jeune homme revenait à la maison paternelle pour s’y reposer avant d’entrer au régiment. En vérité, la méthode avait été maintenue jusqu’au bout. Durant les premières années de sa vie d’étudiant, ses vacances même, sauf quelques jours donnés à la famille, avaient été employées à voyager. Pendant les dernières, il n’avait même pas paru à Alsheim.

L’administration avait fini par ne plus douter. Un des grands obstacles à un rapprochement public entre les fonctionnaires de l’Alsace et M. Joseph Oberlé avait, d’ailleurs, disparu. Le vieux député protestataire, atteint déjà du mal qui ne l’avait plus lâché, s’était retiré de la vie politique en 1890. De ce moment dataient, pour son fils, les sourires, les promesses, les faveurs longtemps sollicités. M. Joseph Oberlé reconnaissait, au développement qu’avaient pris ses affaires dans les pays rhénans et même au delà, à la diminution des procès-verbaux dressés contre ses employés ou contre lui-même en cas de contravention, aux marques de déférence que lui prodiguaient les plus petits fonctionnaires, autrefois les plus arrogants, à la facilité avec laquelle il avait réglé des questions litigieuses, obtenu des autorisations, tourné les règlements sur divers points, à ces signes et à bien d’autres, il reconnaissait que l’esprit gouvernemental, présent partout, incarné dans une multitude d’hommes de tout galon, ne lui était plus hostile. Des avances plus positives lui étaient faites. L’hiver précédent, pendant que Lucienne, revenue de la pension Mündner, jolie, spirituelle, séduisante, dansait dans les salons allemands de Strasbourg, le père causait avec les représentants de l’Empire. L’un d’eux, le préfet de Strasbourg, comte von Kassewitz, agissant probablement d’après des ordres supérieurs, avait laissé entendre que le gouvernement verrait, sans déplaisir, M. Joseph Oberlé se porter candidat à la députation dans l’une quelconque des circonscriptions d’Alsace, et que l’appui officieux de l’administration ne ferait pas défaut au fils de l’ancien député protestataire.

Cette perspective avait transporté de joie M. Oberlé. Elle avait ranimé l’ambition de cet homme qui s’était trouvé, jusque-là, médiocrement payé des sacrifices d’amour-propre, d’amitiés, de souvenirs, qu’il avait dû faire. Elle redonnait des forces, des exigences, un but précis, à ce tempérament de fonctionnaire opprimé par les circonstances. M. Oberlé y voyait, sans pouvoir le révéler, sa justification. Il se disait que, grâce à son énergie, à son mépris de l’utopie, à sa vue claire de ce qui était possible et de ce qui ne l’était pas, il pouvait espérer pour lui-même un avenir, une participation à la vie publique, un rôle qu’il croyait réservés à son fils. Et, désormais, ce serait la réponse qu’il se ferait à soi-même, si jamais un doute lui revenait à l’esprit, sa revanche contre l’injure muette de quelques paysans arriérés, qui oubliaient de le reconnaître dans les chemins, et de certains bourgeois de Strasbourg ou d’Alsheim, qui le saluaient à peine ou qui ne le saluaient plus.

Il allait donc accueillir son fils dans une disposition d’esprit très différente de celle du passé. Aujourd’hui qu’il se savait en pleine faveur personnelle auprès du gouvernement d’Alsace-Lorraine, il tenait beaucoup moins à ce que son fils exécutât à la lettre le plan qu’il avait tracé primitivement. Jean avait déjà servi son père, comme Lucienne le servait. Il avait été un argument, et l’une des causes de ce revirement longtemps attendu de l’administration allemande. Sa collaboration continuait sans doute d’être utile, mais elle cessait d’être nécessaire, et le père, averti par certaines allusions et certaines réticences dans les dernières lettres écrites de Berlin par son fils, ne se sentait plus aussi irrité, lorsqu’il songeait que, peut-être, celui-ci ne suivrait pas la carrière si soigneusement préparée de la magistrature allemande, et renoncerait à ses trois dernières années de stage et à ses examens d’État.

Telles étaient les réflexions de cet homme dont le plus pur égoïsme avait conduit la vie, au moment où il s’apprêtait à recevoir la visite de son fils. Car il avait aperçu Jean et l’avait regardé venir à travers le parc. M. Oberlé s’était fait bâtir, à l’extrémité de la scierie, une sorte de cage, ou de passerelle de navire, d’où il pouvait tout surveiller à la fois. Une fenêtre ouvrait sur le chantier, et permettait de suivre les mouvements des hommes occupés à l’arrimage ou au transport des bois ; une autre, composée d’un double châssis vitré, mettait sous l’œil du maître les teneurs de livres, rangés le long de la muraille, dans une chambre semblable à celle du patron, et par la troisième, c’est-à-dire par la cloison de verre qui le séparait de l’atelier, il prenait d’enfilade tout l’immense hall où des machines de toute espèce, scies en lanières, roues dentées, foreuses, raboteuses, coupaient, perçaient, polissaient les troncs d’arbres que des glissières leur amenaient. Autour de lui, des boiseries basses, peintes en vert d’eau, des lampes électriques en forme de violettes, des boutons d’appel disposés sur une plaque de cuivre qui servait de fronton au bureau de travail, un téléphone, une machine à écrire, des chaises légères et peintes en blanc, disaient son goût pour les couleurs claires, les innovations commodes et les objets d’apparence fragile.

En voyant entrer son fils, il s’était tourné vers la fenêtre qui ouvrait sur le parc ; il avait croisé les jambes, et avait posé le coude droit sur le bureau. Il examinait curieusement le grand et joli homme mince, son fils, qui s’asseyait en face de lui, et il souriait. À le voir ainsi, renversé dans son fauteuil et souriant de cette façon toute physique et impertinente qui était la sienne, à ne consulter que ce visage plein, encadré de deux favoris gris, et que le geste de la main droite, relevée, touchant la tête et jouant avec le cordon d’un lorgnon, il eût été facile de comprendre l’erreur de ceux qui prenaient M. Joseph Oberlé pour un magistrat. Mais les yeux, un peu bridés à cause de la grande lumière, étaient trop vivants et trop rudes pour appartenir à un autre qu’à un homme d’action. Ils démentaient le sourire mécanique des lèvres. Ils n’avaient aucune curiosité scientifique, mondaine ou paternelle : ils cherchaient tout simplement une route, comme ceux d’un patron de barque, afin de passer. À peine M. Oberlé eut-il demandé : « Qu’as-tu à me dire ? » qu’il ajouta :

– As-tu causé avec ta mère, ce matin ?

– Non.

– Avec Lucienne ?

– Pas davantage ; je sors de ma chambre.

– Cela vaut mieux. Il est meilleur que nous fassions nos plans tous deux, sans que personne s’en mêle… J’ai permis ton retour et ton séjour ici, précisément pour que nous puissions préparer ton avenir. D’abord, ton service militaire au mois d’octobre, avec la volonté bien arrêtée, n’est-ce pas ? – il appuya sur les mots, – de devenir officier de réserve…

Jean, immobile, le buste droit, le regard droit, et avec la gravité charmante d’un homme jeune qui parle de son avenir, et qui met à répondre une sorte d’application et de retenue qui ne lui sont pas tout à fait naturelles, dit :

– Oui, mon père, c’est mon intention.

– Le premier point est donc réglé. Et après ? Tu as vu le monde. Tu connais le peuple au milieu duquel tu es appelé à vivre. Tu sais que tes chances de réussir dans la magistrature allemande ont augmenté depuis quelque temps, parce que ma situation, à moi, s’est considérablement améliorée en Alsace ?

– Je le sais.

– Tu sais également que je n’ai jamais varié dans mon désir de te voir suivre cette carrière, qui eût été la mienne, si les circonstances n’avaient été plus fortes que ma volonté.

Comme si ce mot eût subitement exalté en lui la force de vouloir, les yeux de M. Oberlé se fixèrent, impérieux, dominateurs, sur ceux de son fils, comme des griffes qui ne lâchent plus ; il cessa de jouer avec son lorgnon, et dit rapidement :

– Tes dernières lettres indiquaient cependant une hésitation. Réponds-moi. Seras-tu magistrat ?

Jean pâlit un peu, et répondit :

– Non.

Le père se pencha en avant, comme s’il allait se lever, et, sans quitter des yeux celui dont il pesait et jugeait en ce moment l’énergie morale :

– Administrateur ?

– Pas plus. Rien d’officiel.

– Alors, tes études de droit ?

– Inutiles.

– Parce que ?

– Parce que, dit le jeune homme en tâchant d’assagir sa voix, je n’ai pas l’esprit allemand.

M. Oberlé ne s’attendait pas à cette réponse. Elle était un désaveu. Il sursauta, et, instinctivement, regarda dans l’atelier, pour s’assurer que personne n’avait entendu, ou deviné de pareils mots. Il rencontra les yeux levés de plusieurs ouvriers, qui crurent qu’il surveillait le travail, et se détournèrent aussitôt. M. Oberlé revint à son fils. Une irritation violente s’était emparée de lui. Mais il comprenait qu’il ne devait pas la laisser voir. De peur que ses mains ne montrassent son agitation, il avait saisi les deux bras du fauteuil où il était assis, penché comme tout à l’heure, mais considérant de la tête aux pieds, à présent, dans son attitude, son costume et son air, ce jeune homme qui formulait gravement des idées qui ressemblaient bien à une condamnation de la conduite du père. Après un moment de silence, la voix étranglée, il demanda :

– Qui t’a poussé contre moi ? Ta mère ?

– Mais, personne ! dit vivement Jean Oberlé. Je n’ai rien contre vous, rien. Pourquoi prenez-vous cela ainsi ? Je dis simplement que je n’ai pas l’esprit allemand. C’est le résultat d’une longue comparaison : pas autre chose.

M. Joseph Oberlé vit qu’il s’était trop découvert. Il se replia, et, prenant cette expression d’ironie froide qui lui servait à masquer ses vrais sentiments :

– Alors, puisque tu refuses de suivre la carrière à laquelle je te destinais, tu en as choisi une autre ?

– Sans doute, avec votre assentiment.

– Laquelle ?

– La vôtre. Ne vous méprenez pas sur ce que je viens de vous dire. J’ai vécu sans querelle, depuis dix ans, dans un milieu exclusivement allemand. Je sais ce qu’il m’en a coûté. Vous me demandez le résultat de mon expérience : eh bien ! je crois que je n’ai pas le caractère assez souple, assez heureux, si vous voulez, pour faire davantage et pour devenir un fonctionnaire allemand. Je suis sûr que je ne comprendrais pas toujours, et que je désobéirais quelquefois. Ma décision est irrévocablement prise. Et, au contraire, votre industrie me plaît.

– Tu t’imagines qu’un industriel est indépendant ?

– Non, mais qu’il l’est plus que d’autres. J’ai fait mon droit pour ne pas refuser de suivre sans réflexion, sans examen, la voie que vous m’indiquiez. Mais j’ai profité des voyages que, chaque année, vous me… proposiez…

– Tu peux dire que je t’imposais. C’est la vérité, et je vais t’en expliquer les raisons.

– J’en ai profité pour étudier l’industrie forestière partout où je l’ai pu, en Allemagne, en Autriche, dans le Caucase. Je ne suis pas aussi neuf que vous le supposez à ces questions-là. Et je désire vivre à Alsheim. Me le permettez-vous ?

Le père ne répondit pas tout d’abord. Il tentait, sur son fils, une expérience à laquelle il soumettait volontiers les hommes qui venaient traiter avec lui une affaire importante. Il se taisait, au moment où des paroles décisives lui étaient demandées. Si l’interlocuteur, troublé, se détournait, pour échapper à ce regard dont il semblait qu’on sentît sur soi l’oppression, ou s’il renouvelait l’explication déjà faite, M. Joseph Oberlé le classait parmi les hommes faibles, ses inférieurs. Jean soutint le regard de son père, et n’ouvrit pas la bouche. M. Oberlé en fut secrètement flatté. Il comprit qu’il se trouvait en présence d’un homme complètement formé, d’un esprit résolu et probablement inflexible. Il en connaissait de semblables, autour de lui. Il appréciait secrètement leur indépendance d’humeur et il la redoutait. Avec la rapidité de combinaison et d’organisation qui lui était naturelle, il aperçut, très nettement, l’industrie d’Alsheim dirigée par Jean, et le père de Jean, Joseph Oberlé, siégeant au Reichstag, admis parmi les financiers, les administrateurs et les puissants du monde allemand. Il était de ceux qui savent tirer parti de leurs déceptions comme on tire parti des déchets d’usine. Cette vision nouvelle l’attendrit. Loin de s’emporter, il laissa se détendre le visage ironique qu’il s’était fait pour parler du projet de son fils. D’un geste de la main, il désigna l’immense atelier où, sans arrêt, avec un ronflement qui secouait très faiblement les doubles vitres, les lames d’acier entraient au cœur des vieux arbres des Vosges, et dit, d’un ton de gronderie affectueuse :

– Soit ! mon enfant. Cela fera la joie de mon père, de ta mère et d’Ulrich. J’accepte que tu me donnes tort sur un point vis-à-vis d’eux, mais sur un point seulement. Il y a quelques années, je ne t’aurais pas permis de refuser la carrière qui me paraissait pour toi la meilleure et qui nous mettait tous à l’abri de difficultés que tu ne saurais mesurer. À ce moment-là, tu ne pouvais pas juger par toi-même. Et, de plus, je trouvais mon industrie, ma situation trop précaire et trop dangereuse pour te la passer. Cela s’est modifié. Mes affaires se sont étendues. La vie est devenue possible pour moi, et pour vous tous, grâce à des efforts et à des sacrifices peut-être, dont on ne m’est pas assez reconnaissant autour de moi. Aujourd’hui, j’admets que le métier a quelque avenir. Tu veux m’y succéder ? Je t’ouvre la porte tout de suite. Tu vas faire ton apprentissage pratique dans les sept mois qui te restent avant l’entrée au régiment. Oui, je consens, mais, à une condition…

– Laquelle ?

– Tu ne feras pas de politique.

– Je n’en ai pas le goût.

– Ah ! pardon, reprit en s’animant M. Oberlé, il faut que nous nous entendions bien, n’est-ce pas ? Je ne pense pas que tu aies pour toi-même une ambition politique ; tu n’as pas l’âge, ni peut-être l’étoffe. Et ce n’est pas cela que je t’interdis… Je t’interdis de faire du chauvinisme alsacien ; de t’en aller répétant, comme d’autres, à tout propos : « La France ! La France ! » de porter sous ton gilet une ceinture tricolore, d’imiter les étudiants alsaciens de Strasbourg, qui, pour se reconnaître et pour se rallier, sifflent, aux oreilles de la police, les six notes de la Marseillaise : « Formez vos bataillons ! » Je ne veux pas de ces petits procédés, de ces petites bravades et de ces grands périls, mon cher ! Ce sont des manifestations qui nous sont défendues, à nous autres industriels qui travaillons en pays allemand. Elles sont en contradiction avec notre effort et notre intérêt, car ce n’est pas la France qui achète. Elle est très loin, la France, mon cher ; elle est à plus de deux cents lieues d’ici, tout au moins on le dirait, au peu de bruit, de mouvement et d’argent qui nous en vient. N’oublie pas cela ! Tu es, par ta volonté, industriel allemand ; si tu tournes le dos aux Allemands, tu es perdu. Pense ce que tu voudras de l’histoire de ton pays, de son passé et de son présent. J’ignore là-dessus tes opinions. Je ne veux pas essayer de deviner ce qu’elles seront dans un milieu aussi arriéré que le nôtre, à Alsheim, mais, quoi que tu penses, sache te taire, ou bien fais ton avenir ailleurs.

Sous les moustaches relevées de Jean, un sourire s’ébaucha, tandis que le haut du visage demeurait grave et ferme.

– Vous vous demandez, j’en suis sûr, ce que je pense de la France ?

– Voyons ?

– Je l’aime.

– Tu ne la connais pas !

– J’ai lu attentivement son histoire et sa littérature, et j’ai comparé, voilà tout. Cela suffit, quand on est soi-même de la race, pour deviner beaucoup de choses. Je ne la connais pas autrement, c’est vrai : vous aviez pris vos précautions…

– Tu dis bien, quoiqu’il y ait peut-être une intention blessante…

– Nullement.

– Oui, j’ai pris mes précautions pour que vous fussiez affranchis, ta sœur et toi, de cet esprit d’opposition néfaste qui eût, dès le début, stérilisé votre vie, qui eût fait de vous des mécontents, des impuissants, des pauvres, des gens de cette espèce trop nombreuse en Alsace, et qui ne rendent aucun service ni à la France, ni à l’Alsace, ni à eux-mêmes, en fournissant perpétuellement à l’Allemagne des raisons de se fâcher. Je ne regrette pas que tu m’amènes à m’expliquer sur le système d’éducation que j’ai voulu pour vous, et que j’ai été seul à vouloir. J’ai voulu vous épargner cette épreuve que j’ai connue, moi, et dont je viens de parler : manquer sa vie. Il y avait aussi une autre raison. Ah ! je sais bien qu’on ne me rendrait pas cette justice-là. Et je suis obligé de me louer dans ma propre famille. Mon enfant, il n’est pas possible d’avoir été élevé en France, d’appartenir à la France par toutes ses origines, et de ne pas aimer la culture française…

Il s’interrompit un moment pour voir l’impression que produisait cette phrase, et il ne put rien apercevoir, pas un tressaillement, sur le visage impassible de son fils, qui, décidément, était un homme fortement trempé. L’implacable besoin de justification qui dominait M. Oberlé le fit continuer :

– Tu sais que la langue française est mal vue ici, mon cher Jean. En Bavière, tu as eu une formation littéraire, historique, meilleure à ce point de vue que tu ne l’aurais eue à Strasbourg. J’ai pu recommander, sans que cela te nuisît dans l’esprit de tes maîtres, qu’on te fit donner de nombreuses leçons supplémentaires de français. En Alsace, toi ou moi, nous en aurions souffert. Voilà les motifs qui m’ont guidé. L’expérience dira si je me suis trompé. Je l’ai fait, en tout cas, de bonne foi, et pour ton bien.

– Mon cher père, dit Jean, je n’ai pas le droit de juger ce que vous avez fait. Ce que je puis vous dire, c’est que, grâce à cette éducation que j’ai reçue, si je n’ai pas le goût, ou l’admiration sans réserve de la civilisation allemande, j’ai, du moins, l’habitude de vivre avec des Allemands. Et je suis persuadé que je pourrai vivre avec eux en Alsace.

Le père eut un haussement de sourcils qui disait : « Je n’en sais rien. »

– Mes idées, jusqu’ici, ne m’ont fait aucun ennemi en Allemagne, et il me semble qu’on peut diriger une scierie, en pays annexé, avec les opinions que je viens de vous exposer.

– Je l’espère, dit simplement M. Oberlé.

– Alors, vous m’admettez ? J’entre chez vous ?

Pour toute réponse, le patron appuya le doigt sur un bouton électrique.

Un homme monta les marches qui conduisaient, du hall des machines, au poste d’observation que s’était fait construire M. Oberlé, ouvrit la porte-tambour, et, dans l’entrebâillement, on vit une barbe blonde carrée, de longs cheveux et deux yeux comme deux gemmes bleues.

– Guillaume, dit le patron en allemand, vous mettrez mon fils au courant de la fabrication, et vous lui expliquerez les achats que nous avons faits, depuis six mois. À partir de demain, il vous accompagnera dans les visites que vous ferez aux coupes exploitées pour notre compte.

La porte se referma.

Le jeune, l’enthousiaste, l’élégant Jean Oberlé était debout devant son père. Il lui tendit la main, et dit, tout pâle de joie :

– Me voici redevenu quelqu’un d’Alsace ! Que je vous remercie !

Le père serra la main de son fils avec une effusion un peu voulue. Il pensait : « C’est le portrait de sa mère ! Je retrouve l’esprit, les mots, l’enthousiasme de Monique. » Il dit tout haut :

– Tu vois, mon enfant, que je n’ai qu’un but : vous rendre heureux. Je l’ai toujours eu. J’accepte que tu prennes une carrière toute différente de celle que j’avais rêvée pour toi. Tâche, à présent, de comprendre notre situation, comme ta sœur la comprend…

Jean sortit, et son père, quelques instants plus tard, sortit aussi. Mais, tandis que M. Joseph Oberlé se dirigeait vers la maison, ayant hâte de revoir sa fille, l’unique confidente de ses pensées, et de lui rapporter la conversation qu’il venait d’avoir avec Jean, celui-ci traversa le chantier en obliquant à gauche, passa devant la porterie et prit la route de la forêt. Mais il n’alla pas loin, à cause de l’heure du déjeuner qui approchait. Par le chemin qui montait, il atteignit la région des vignes d’Alsheim, au delà des houblonnières qui étaient encore des champs dénudés, d’où s’élevaient çà et là des perches réunies et formant des faisceaux. Il avait l’âme en fête. Quand il fut arrivé à l’entrée d’une vigne qu’il connaissait depuis sa petite enfance, où il avait vendangé dans les jours très lointains, il monta sur un talus qui dominait la route et les rangs de ceps alignés en contre-bas. Malgré la lumière triste, malgré les nuages et le vent, il trouva belle, divinement belle, son Alsace qui descendait en pente très douce devant lui, et devenait bientôt une plaine tout unie, avec des bandes d’herbes et des bandes de labours d’où les villages, çà et là, levaient leurs toits de tuile et la pointe de leur clocher. Des arbres ronds, isolés, transparents à cause de l’hiver, ressemblaient à des chardons secs. Quelques corneilles volaient, aidées par le vent du Nord, et cherchaient un ensemencé nouveau. Jean leva les mains, et les étendit comme pour embrasser l’étendue, depuis Obernai, qu’il apercevait dans les derniers vallonnements à sa gauche, jusqu’à Barr, à demi enseveli, à droite, sous l’avalanche des sapins descendant de la montagne : « Je t’aime, Alsace, et je te reviens ! » dit-il. Il regarda le village d’Alsheim, la maison de pierre rouge qui s’élevait un peu au-dessous de lui, et qui était la sienne, puis il fixa, à l’autre extrémité de l’amas des maisons d’ouvriers et de paysans, une sorte de promontoire de futaie, qui s’avançait dans la plaine rase. C’était une avenue terminée par un gros bouquet d’arbres dépouillés, gris, entre lesquels on apercevait les pentes d’un toit. Jean arrêta ses yeux longuement sur la demeure à demi cachée, et dit : « Bonjour, l’Alsacienne ! Peut-être vais-je pouvoir t’aimer ! Ce serait si bon, avec toi, de vivre ici ! »

La cloche qui sonnait le déjeuner chez les Oberlé le rappela. Elle n’avait qu’un son grêle et misérable, qui montrait l’immensité de l’espace libre où s’évanouissait le bruit, et la force de la marée de vent qui l’emportait au-dessus des terres d’Alsace.

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