III La première réunion de famille

Jean se dirigea très lentement vers cette cloche qui appelait. Tout lui était joie en ce moment. Il reprenait possession d’un monde qui, après des années, venait de lui être rouvert et désigné comme le lieu d’habitation, de travail et de bonheur. Ces mots se jouaient dans son esprit troublé délicieusement ; ils y passaient et s’y poursuivaient comme une troupe de dauphins, voyageurs de surface, et d’autres les accompagnaient : vie de famille, confortable, autorité sociale, embellissements, agrandissements. La maison se nommait la maison paternelle. Il la regardait avec tendresse en suivant l’allée près du torrent ; il monta avec respect les degrés du perron, se souvenant qu’elle avait été bâtie par l’aïeul, auquel elle appartenait encore, ainsi que tout le domaine, d’ailleurs, sauf la scierie et le chantier. Après avoir suivi le vestibule qui traversait la maison, d’une façade à l’autre, il ouvrit la dernière porte à gauche. La salle à manger était la seule pièce qui eût été « renouvelée » d’après les indications et suivant le goût de M. Joseph Oberlé. Tandis qu’on retrouvait ailleurs, dans le salon, le billard et les chambres, les meubles apportés par le grand-père, les velours d’Utrecht jaune ou vert et les bois d’acajou, « ma création », selon l’expression de M. Joseph Oberlé, se recommandait par une absence complète de lignes. La couleur y remplaçait le style. Les murs étaient revêtus de boiseries en bois d’érable veiné, gris bleu, gris lilas par endroits, gris cendré, gris rosé, qui montaient jusqu’à la moitié de la hauteur de l’étage. Au-dessus, et rejoignant les poutrelles peintes du plafond, quatre panneaux de toile tendue et ornée de dessins de feutre ras, représentaient des iris, des passe-roses, des verveines et des glaïeuls. Partout où cela avait été possible, la ligne droite était sacrifiée. Les moulures des portes décrivaient des courbes qui s’écartaient follement comme des tiges de lianes, sans qu’on vît pourquoi. Les châssis de la vaste fenêtre ondulaient. Les chaises en bois de hêtre plié venaient de Vienne. L’ensemble n’avait pas de caractère, mais un charme de lumière adoucie et d’imitation lointaine du monde végétal. On eût dit la salle à manger d’un jeune ménage heureux.

Les quatre convives habituels que Jean allait rencontrer là ne répondaient guère à cette image de joie, et l’harmonie faisait défaut entre eux et le décor de la salle. Ils s’asseyaient invariablement chacun à la même place, autour de la table carrée, selon l’ordre établi par des affinités et des antipathies profondes.

La première à gauche de la fenêtre, la plus proche des vitres qui versaient sur elle les reflets de leurs contours biseautés, était madame Monique Oberlé. Longue et mince, avec un visage qui avait été plein et frais, qui était à présent pâle, tout plissé et réduit, elle donnait l’impression d’un être habitué à n’entendre qu’un seul mot autour d’elle : « Vous avez tort ! » Ses yeux de myope, très doux, effleuraient les hôtes qu’on lui présentait d’un sourire toujours prêt à se retirer et à s’effacer. Ils ne se posaient que quand ils avaient erré un peu de temps, quand rien ne les avait repoussés ou méconnus. Alors, ils laissaient voir une intelligence claire, un cœur très bon, devenu un peu sauvage et triste, capable encore d’illusion et d’accès de jeunesse.

Nulle n’avait eu une enfance plus insouciante, ni qui semblât moins bien faite que la sienne pour la préparer au rôle qu’elle avait eu plus tard. Elle s’appelait alors Monique Biehler, de la vieille famille Biehler, d’Obernai. Du haut de la maison patrimoniale, qui lève, sur les remparts de la petite ville, son pignon à redan, elle voyait la plaine immense devant elle. Le jardin, tout plein de buis taillés, et de poiriers, et d’aubépines, où elle jouait, n’était séparé que par une grille de la promenade publique établie sur l’ancienne muraille, si bien que la vision de l’Alsace s’imprimait tout le jour dans cette âme d’enfant, et en même temps l’amour de cette patrie alors si heureuse, de sa beauté, de sa paix, de sa liberté, de ses villages dont elle savait les noms, dont elle eût dessiné la grappe rose épandue parmi les moissons. Monique Biehler ne connaissait rien autre chose. Elle ne quittait Obernai, avec tous les siens, que pour aller passer deux mois d’été au logis de Heidenbruch, dans la forêt de Sainte-Odile. Une seule fois il lui était arrivé de franchir les Vosges, l’année d’avant son mariage, pour faire un pèlerinage à Domrémy en Lorraine. Ç’avaient été trois jours d’enthousiasme. Madame Oberlé se souvenait de ces trois jours comme de la plus pure joie de sa vie. Elle disait : « Mon voyage en France. » Elle était demeurée naïve ; elle avait gardé, dans son existence très retirée à Alsheim, les effarements faciles, mais aussi la sincérité, la hardiesse secrète de son affection de jeune fille pour le pays et pour les gens du pays. Elle avait donc souffert plus qu’une autre n’eût fait à sa place, en voyant son mari se rapprocher du parti allemand d’Alsace et y entrer enfin. Elle avait souffert dans sa fierté d’Alsacienne et plus encore dans son amour maternel. Pour la même cause qui la séparait moralement de son mari, on éloignait d’elle ses enfants. Les rides de son visage, fané avant l’âge, auraient pu porter chacune un nom, celui de la douleur qui les avait creusées, ride de la bonté méprisée, ride des prévenances inutiles, ride de la patrie alsacienne injuriée, de la séparation d’avec Jean et Lucienne, de l’inutilité de ce trésor d’amour qu’elle avait amassé pour eux tout le long de sa vie de jeune fille et de jeune femme.

L’amertume avait été d’autant plus vive que madame Oberlé ne se faisait aucune illusion sur les motifs véritables qui guidaient son mari. Celui-ci l’avait bien deviné. Il était humilié par ce témoin auquel il n’en imposait pas, et qu’il ne pouvait s’empêcher d’estimer. Elle personnifiait pour lui la cause même qu’il avait abandonnée. C’est à elle qu’il s’adressait, quand il éprouvait le besoin de se justifier, – et il le faisait à tout propos, – c’est contre elle qu’il s’emportait, contre sa désapprobation muette. Jamais une seule fois, depuis vingt ans, il n’avait pu lui arracher un mot de consentement à ce que l’Alsace fût allemande. Cette timide cédait à la force, mais elle n’approuvait pas. Elle suivait son mari dans le monde allemand ; elle s’y montrait si digne qu’on ne pouvait ni se tromper sur son attitude, ni lui en vouloir. Elle sauvegardait ainsi plus que les apparences. Mère séparée de ses enfants, elle ne s’était pas séparée de son mari. Ils habitaient encore deux lits jumeaux de la même chambre. Ils avaient des scènes continuelles, quelquefois muettes d’un côté, quelquefois aigres et violentes de part et d’autre. Cependant madame Oberlé comprenait que son mari ne détestait en elle que sa clairvoyance et son jugement. Elle espérait n’avoir pas toujours tort. Maintenant que les enfants étaient grands, elle pensait qu’il y aurait des décisions de suprême importance à prendre à leur sujet, et que, par sa longue patience et par de nombreuses concessions, elle aurait peut-être gagné le droit de parler alors et de se faire écouter.

Près d’elle et à sa droite, s’était toujours assis le grand-père, M. Philippe Oberlé. Depuis plusieurs années, cinq minutes avant l’heure des repas, la porte de la salle à manger s’ouvrait, le vieillard entrait, appuyé sur le bras de son valet de chambre, tâchant de marcher droit, vêtu d’un vêtement vague en laine sombre, le ruban rouge à la boutonnière, la tête lasse et penchée, les paupières presque closes, la face gonflée et exsangue. On l’installait dans un fauteuil à oreilles, capitonné de gris ; on lui attachait autour du cou sa serviette, et il attendait, le corps appuyé au dossier, les mains sur la table, ses mains pâles comme de la cire, où se dessinaient et se tordaient les veines bleues. Quand les convives arrivaient à leur tour, M. Joseph Oberlé lui serrait la main ; Lucienne lui jetait un baiser avec beaucoup de mots sonores, dits d’une voix fraîche ; madame Oberlé se penchait, et, sur le front du vieillard, appuyait ses lèvres fidèles. Il la remerciait en la regardant s’asseoir. Il ne regardait pas les autres. Alors, il faisait, seul avec elle, le signe de la croix, étant fils de la vieille Alsace qui priait. Et, servi par cette voisine silencieusement charitable, qui connaissait ses goûts, sa honte de certaines maladresses, et qui prévenait ses désirs, il commençait à manger, lentement, ayant peine à mouvoir le ressort détendu de ses muscles. Sa tête songeuse demeurait appuyée au fauteuil. Elle veillait dans un corps presque anéanti. Elle était le théâtre où passaient, pour le plaisir et la peine d’un seul, les ancêtres de ceux dont les noms étaient cités devant lui. Il ne parlait pas, mais il se souvenait. Quelquefois, il tirait de sa poche une ardoise d’écolier et un crayon, et il écrivait, d’une écriture incertaine, deux ou trois mots qu’il faisait lire à sa voisine : rectification, date oubliée, approbation, refus de s’associer aux paroles qu’on prononçait de l’autre côté de la table. Le plus souvent, on reconnaissait qu’il était intéressé ou ému, au battement de ses paupières appesanties. Ce n’était qu’un instant. La vie retombait aussitôt dans le fond de la prison dont elle avait essayé d’ébranler les barreaux. La nuit se refaisait autour de sa pensée inhabile à se manifester. Et, malgré l’habitude qu’ils en avaient, le spectacle de cette douleur et de cette ruine pesait sur chacun des membres de la famille assemblée. Il était moins pénible aux étrangers qui s’asseyaient un soir à la table d’Alsheim, car l’aïeul, ces jours-là, n’essayait pas de rompre le cercle de ténèbres et de mort qui l’opprimait. M. Joseph Oberlé avait tenu, cependant, jusqu’à ces dernières années, à présenter ses hôtes à son père, jusqu’au jour où celui-ci avait écrit sur l’ardoise : « Ne me présente plus personne, surtout aucun Allemand : ils me salueront ; cela suffît. » Il conservait seulement l’habitude – et c’était là une pensée touchante de cet homme égoïste – de rendre compte des affaires de l’usine, chaque soir, au vieux chef. Après le dîner, en fumant dans la salle à manger, tandis que les deux femmes passaient dans le salon, il racontait le courrier, les expéditions, les achats de coupes. Bien que M. Philippe Oberlé ne fût plus que le commanditaire de l’industrie qu’il avait fondée, il avait l’illusion de conseiller encore et de diriger. Il entendait parler des érables, des pins et des sapins, des chênes et des hêtres parmi lesquels il avait respiré cinquante ans. Il tenait à la « conférence », comme il l’appelait, comme au seul moment de la journée où il s’apparaissait à lui-même quelqu’un dans la vie des autres. Hors de là, il n’était qu’une ombre, qu’une âme muette et présente, qui jugeait sa maison, mais ne disait que rarement son arrêt.

Son fils, sur une question capitale, était en désaccord avec lui. Placé à table juste en face de son père M. Joseph Oberlé pouvait bien affecter de ne s’adresser, tout le temps du repas, qu’à sa femme et à sa fille ; il pouvait bien éviter de voir les doigts qui remuaient d’impatience ou qui écrivaient pour madame Oberlé : il n’était pas homme à écarter les sujets douloureux. Comme tous ceux qui ont eu dans leur vie une grande décision à prendre, et qui ne l’ont pas prise sans un trouble profond de la conscience, il revenait indéfiniment sur la question allemande. Tout lui était prétexte à la reprendre, les éloges, les blâmes, les faits divers, les événements politiques annoncés dans le journal du matin, une carte de visite apportée par le facteur, une commande de planches reçue de Hanovre ou de Dresde, le désir exprimé par Lucienne d’accepter une invitation au bal. Il éprouvait le besoin de se glorifier de ce qu’il avait fait, comme les généraux vaincus d’expliquer la bataille et la nécessité où ils se sont trouvés d’agir de telle et telle façon. Toutes les ressources de son esprit, qui était fécond, s’exerçaient sur ce cas de conscience qu’il déclarait depuis longtemps résolu, et qui n’éveillait plus de discussion, ni de la part de l’aïeul malade, ni de celle de la femme opprimée et décidée au silence.

Lucienne seule approuvait et soutenait son père.

Elle le faisait avec la décision de la jeunesse qui juge sans ménagement la douleur des anciens, les souvenirs et tout le charme du passé, sans comprendre, et comme si c’étaient des choses mortes, livrées à la seule raison. Elle avait vingt ans, beaucoup d’orgueil et de bonne foi en même temps, une confiance naïve en soi, une nature impétueuse, et une réputation de beauté qui n’était qu’à moitié justifiée. Élancée comme sa mère et, comme elle, grande et bien faite, elle tenait de son père des traits plus larges, plus conformes au type habituel de l’Alsace, et une tendance à épaissir. Toutes les lignes de son corps étaient déjà formées et épanouies. Lucienne Oberlé donnait, à ceux qui la voyaient pour la première fois, l’impression d’une jeune femme plutôt que celle d’une jeune fille. Elle avait une physionomie extrêmement mobile et ouverte. Quand elle écoutait, ses yeux, moins grands et d’un vert plus clair que ceux de son frère, ses yeux et sa bouche également aigus quand elle souriait, suivaient la conversation et disaient sa pensée. Elle rêvait peu. Un autre charme encore que la vivacité de son esprit expliquait ses succès mondains : l’éclat incomparable de son teint, de ses lèvres rouges, la splendeur de sa chevelure d’un blond pâle, mêlée de mèches ardentes, et de masse si opulente et si lourde qu’elle brisait les peignes d’écaille, échappait aux épingles, et, pesant en arrière, obligeant à se relever le front qu’elle enveloppait de lumière, creusant un pli dans la nuque qu’elle couvrait d’un reflet doré, donnait à Lucienne Oberlé le port de tête d’une jeune déesse fière. Son oncle Ulrich lui disait en riant : « Quand je t’embrasse, je crois embrasser une pêche de vigne. » Elle marchait bien ; elle jouait bien au tennis ; elle nageait dans la perfection, et, plus d’une fois, les journaux de Baden-Baden avaient imprimé les initiales de son nom dans les articles où ils célébraient « nos meilleures patineuses ».

Cette éducation physique l’avait déjà éloignée moralement de sa mère, qui n’avait jamais été qu’une promeneuse intrépide, devenue une médiocre marcheuse. Mais d’autres causes avaient agi et les avaient plus profondément et plus irrévocablement séparées l’une de l’autre. C’était sans doute l’instruction tout allemande de la pension Mündner, plus scientifique, plus solennelle, plus pédante, plus éparpillée et beaucoup moins pieuse que celle qu’avait reçue sa mère, élevée partie à Obernai, partie chez les religieuses de Notre-Dame, au couvent de la rue des Mineurs, à Strasbourg. Mais c’étaient surtout les relations et le milieu. Lucienne, ambitieuse comme son père, portée comme lui vers le succès, entièrement soustraite à l’influence maternelle, confiée pendant sept ans à des maîtresses allemandes, reçue dans des familles allemandes, vivant parmi des élèves en majorité allemandes, flattée un peu par tout le monde, ici à cause du charme de sa nature, là pour des motifs politiques et de prosélytisme inconscient, avait pris des habitudes d’esprit bien différentes de celles de l’Alsace d’autrefois. Rentrée chez elle, elle ne comprenait plus le passé de sa race et de sa famille. Pour elle, ceux qui défendaient l’ancien état de choses ou qui le regrettaient, sa mère, son grand-père, son oncle Ulrich, étaient les représentants d’une époque finie, d’une opinion déraisonnable et puérile. Tout de suite elle s’était mise du côté du père, contre les autres. Et elle en souffrait. Elle s’attristait de rencontrer, si près de soi, des personnes de cette espèce que toute la pension Mündner et toutes ses relations mondaines de Baden-Baden et de Strasbourg considéraient comme arriérée. Depuis deux ans, elle vivait dans une atmosphère de contradiction. Elle éprouvait pour sa famille des sentiments qui se combattaient, pour sa mère, par exemple, une tendresse véritable et une commisération grande d’appartenir à un monde condamné et comme à un autre siècle. Les confidents lui manquaient. Jean, son frère, en serait-il un ? Inquiète de le voir arriver, presque étrangère à lui, désireuse d’affection, excédée par les luttes familiales, et espérant bien que Jean se rangerait du côté qu’elle avait choisi, qu’il serait un appui et un argument nouveau, elle avait hâte et peur de cette rencontre. Son père venait de lui dire la conversation qu’il avait eue avec Jean. Elle avait dit, crié plutôt : « Merci de me donner mon frère ! »

Ils étaient tous quatre à table, quand le jeune homme entra dans la salle à manger.

Les deux femmes, qui étaient l’une en face de l’autre et dans la lumière de la fenêtre, tournèrent la tête, l’une doucement avec un sourire qui disait : « Que je suis fière de mon enfant ! » l’autre renversée sur le dossier de sa chaise, les lèvres entr’ouvertes, les yeux tendres comme si ç’avait été son fiancé qui entrait, désireuse et sûre de lui plaire, disant tout haut : « Viens te mettre ici, près de moi, au bout de la table. Je me suis faite belle pour te faire honneur, regarde ! » et, tout bas, en l’embrassant : « Mon Dieu, que c’est donc bon d’avoir quelqu’un de jeune à qui dire bonjour ! » Elle savait être agréable à regarder, dans son corsage de surah mauve orné d’entre-deux de dentelles. Elle avait aussi un plaisir véritable à retrouver ce frère qu’elle n’avait pu qu’entrevoir, la veille, avant de prendre le train pour Strasbourg. Jean la remercia d’un coup d’œil ami et heureux, et s’assit au bout de la table, entre Lucienne et sa mère. Il dépliait sa serviette, et le valet de chambre Victor, fils de fermiers alsaciens, au visage de pleine lune, aux yeux de petite fille, toujours tremblant de mal faire, s’approchait de lui, portant un ravier, quand M. Joseph Oberlé, qui achevait d’écrire une note sur son carnet, tira ses deux favoris, et dit :

– Vous voyez bien Jean Oberlé ici présent, vous, mon père, vous, Monique, toi, Lucienne, eh bien ! j’ai une nouvelle à vous annoncer à son sujet. Je lui ai permis d’habiter définitivement Alsheim, de devenir industriel et marchand de bois.

Trois visages se colorèrent à la fois ; Victor lui-même, tremblant comme une feuille, retira son ravier.

– Est-ce possible ? dit Lucienne, qui ne voulait pas avoir l’air, devant sa mère, d’être avertie de l’événement. Il n’achèvera pas son stage de référendaire ?

– Non.

– Après son volontariat, il reviendra ici pour toujours ?

– Oui, pour toujours avec nous.

Le second moment de l’émotion est quelquefois plus énervant que le premier. Les paupières de Lucienne battirent plus vite, et se mouillèrent. Elle riait en même temps, ses lèvres rouges toutes frémissantes de mots tendres.

– Ma foi, dit-elle, tant mieux ! Je ne sais pas si c’est ton intérêt, Jean, mais pour nous, tant mieux !

Elle était vraiment jolie en cette minute, penchée vers son frère, vibrant d’une joie qui n’était pas feinte.

– Je vous remercie, fit madame Oberlé, en regardant gravement son mari pour essayer de deviner à quelle raison il avait obéi ; je vous remercie, Joseph : je n’aurais pas osé vous le demander.

– Mais, vous voyez, ma chère, répondit l’industriel en s’inclinant, vous voyez, quand les projets sont raisonnables, je les accepte. Je suis, d’ailleurs, si peu habitué d’être remercié que, pour une fois, le mot me fait plaisir… Oui, nous venons d’avoir une conversation décisive. Jean sera emmené dès demain, par mon acheteur, dans quelques-unes de nos coupes en exploitation. Je ne perds jamais de temps, vous le savez.

Madame Oberlé vit se tendre vers elle la main maladroite de l’aïeul, elle prit l’ardoise qu’il tenait, et lut cette ligne :

– C’est la dernière joie de ma vie.

Rien n’annonçait le bonheur sur ce visage devenu insensible comme un masque, rien, si ce n’est peut-être la fixité avec laquelle M. Philippe Oberlé considérait son fils, qui avait rendu un enfant à l’Alsace et un successeur à l’industrie familiale. Il s’étonnait, et il se réjouissait. Toute la table faisait comme lui et oubliait de manger. Le valet de chambre oubliait aussi de servir, et songeait à l’importance qu’il aurait, en annonçant à la cuisine et dans le bourg : « Monsieur Jean est décidé à prendre l’usine ! Il ne quittera plus le pays ! » Pendant quelques minutes, dans la salle à manger d’érable gris, chacune des quatre personnes qui se réunissaient là tous les jours eut son rêve différent, son jugement secret ; chacune eut la vision, qu’elle ne communiqua pas, des conséquences possibles ou probables qu’aurait l’événement relativement à elle-même ; chacune ressentit un trouble à la pensée que demain se trouverait tout autre qu’elle ne l’avait prévu. Quelque chose s’écroulait, des habitudes, des projets, un régime accepté ou subi depuis des années. C’était comme un désordre et une déroute mêlée à la joie de la nouvelle.

La plus jeune de tous reprit la première sa liberté d’esprit. Lucienne dit :

– Est-ce que nous n’allons pas déjeuner, parce que Jean déjeune avec nous ? Mon cher, nous ressemblons en ce moment à ce que nous étions avant ton arrivée, non pas tous les jours, mais quelquefois : des êtres muets qui ne pensent que pour eux-mêmes… C’est tout à fait contraire au charme des réunions… Nous n’allons pas recommencer, dis ?

Elle se mit à rire, comme si désormais les mésintelligences avaient disparu. Elle plaisanta avec esprit sur les repas silencieux, sur les soirées d’Alsheim qui se terminaient à neuf heures, les visites rares, l’importance d’une invitation reçue de Strasbourg. Et tout le monde l’encourageait tacitement à médire de ce passé, aboli par la résolution de cet homme pleinement heureux, maître de lui-même, qui observait et étudiait sa sœur avec une admiration étonnée.

– À présent, conclut-elle, tout va changer. D’ici le mois d’octobre, nous serons cinq au lieu de quatre, sous le toit d’Alsheim. Ensuite, tu feras bien ton volontariat, mais ça ne dure qu’un an, et, d’ailleurs, tu auras des permissions ?

– Tous les dimanches.

– Tu viendras coucher, petit ? demanda madame Oberlé.

– Je crois que oui, le samedi soir.

– Et un joli uniforme, sais-tu ? reprit Lucienne, cette tunique Attila couleur de bleuet, soutachée de jaune, ces bottes noires, cette lance,… mais j’aime surtout le colback en peau de phoque de la grande tenue, avec son panache de crin blanc et noir, et les brandebourgs blancs… C’est un des plus jolis uniformes de notre armée.

– Oui, un des plus jolis de l’armée allemande, s’empressa de reprendre madame Oberlé, voulant réparer le mot malheureux de sa fille, car le grand-père avait fait, avec la main, le geste d’effacer quelque chose sur la nappe.

M. Joseph Oberlé ajouta en riant :

– Un des plus chers également. Je te fais un joli cadeau, Jean, en te laissant choisir le régiment de hussards rhénans numéro 9 : je n’en serai pas quitte à moins de huit mille marks !

– Vous croyez ? si cher que cela ?

– J’en suis sûr. Hier encore, chez le conseiller von Boscher, je citais devant deux officiers les chiffres que je croyais exacts, et personne ne me contredisait. Officiellement, un volontaire d’un an, dans l’infanterie, doit dépenser deux mille deux cents marks, il en dépense en réalité quatre mille ; dans le train, il devrait en dépenser deux mille sept cents, il en dépense cinq mille ; dans la cavalerie, l’écart est plus fort encore, et, quand on prétend que vous pouvez vous en tirer avec trois mille six cents marks, on se moque des gens, il faut compter de sept à huit mille marks. Voilà ce que j’avançais, et ce que je soutiens…

– C’est que le régiment est admirablement composé, père, interrompit Lucienne.

– Beaucoup de fortune, en effet…

– Beaucoup de noblesse aussi, mêlée à des fils de riches industriels des bords du Rhin.

Il y eut ici un sourire d’intelligence rapide, entre Lucienne et son père. Jean fut le seul à le remarquer. À peine si la jeune fille avait laissé s’allonger ses deux lèvres aiguës. Elle reprit :

– Les places de volontaires sont si recherchées qu’il faut s’y prendre de bonne heure pour en retenir une.

– Il y a déjà trois mois que j’ai parlé à ton colonel, dit M. Oberlé. Tu seras recommandé à plusieurs de tes chefs.

Lucienne lança étourdiment :

– Tu pourras nous en amener quelques-uns ici ! Ce serait amusant !

Jean ne répondit pas. Madame Oberlé rougit, comme elle faisait souvent, quand une parole de trop était prononcée devant elle. Lucienne riait encore, quand le grand-père cessa de manger, et péniblement, par saccades dont chacune devait être douloureuse, tourna vers sa petite-fille sa tête blanche et triste. Les yeux du vieil Alsacien devaient avoir un langage bien facile à traduire, car la jeune fille cessa de sourire, fit un geste léger d’impatience comme si elle disait : « Ma foi ! je n’ai pas fait attention que vous étiez là ! » et se pencha vers son père pour lui offrir du vin de Wolxheim, en réalité pour échapper au reproche qu’elle sentait peser sur elle. Les trois autres convives, M. Joseph Oberlé, Jean et sa mère, comme s’ils se fussent entendus pour ne pas prolonger l’incident, se remirent à causer du volontariat, de la caserne Saint-Nicolas de Strasbourg, mais avec précipitation, en multipliant les mots, et les marques d’intérêt, et les gestes inutiles. Aucun d’eux n’osait lever la tête dans la direction de l’aïeul. M. Philippe Oberlé continuait de fixer, de son regard implacable comme un remords, sa petite-fille coupable d’une parole étourdie et fâcheuse. La fin du déjeuner fut abrégée par le malaise qui devint tout à fait grand, lorsque M. Philippe Oberlé, prié par sa belle-fille d’oublier le mot de Lucienne, eut répondu non et refusé de continuer à manger.

Dix minutes plus tard, dans les allées du parc, Lucienne rejoignait son frère, qui avait pris les devants, et qui allumait un cigare. En l’entendant venir derrière lui, il se retourna. Elle ne riait plus. Elle n’avait pas mis de chapeau, malgré le vent qui la décoiffait, mais, ayant jeté sur ses épaules un châle de laine blanc, sans plus chercher à plaire, devenue passionnée tout à coup et dominatrice, elle accourait.

– Tu as vu ? dit-elle. C’est intolérable !

Jean aspira cinq ou six bouffées, les mains réunies pour protéger l’allumette enflammée, puis, jetant le tison rouge :

– Sans doute, ma petite, mais il faut savoir supporter…

– Il n’y a pas de petite, interrompit-elle vivement, il y a une grande, au contraire, et qui a besoin de s’expliquer nettement avec toi. Nous avons été trop séparés, mon cher, nous avons besoin de nous connaître, car je te connais à peine, et tu ne me connais pas. Je vais t’aider, sois tranquille, je viens pour ça.

Il eut un regard d’admiration pour cette belle créature, violemment émue, qui venait à lui si délibérément ; puis, sans se départir de son calme, sentant que son rôle et son honneur d’homme lui commandaient de demeurer juge et de ne pas s’animer à son tour, il se mit à marcher près de Lucienne, dans l’allée que bordaient un long massif d’arbres d’un côté et, de l’autre, la pelouse.

– Tu peux me parler, Lucienne, tu peux être sûre…

– De ta discrétion ? Je te remercie, je n’en ai pas besoin ce matin. Je veux t’exposer simplement ma manière de penser sur un point, et je n’en fais pas mystère. Je te répète que c’est intolérable. On ne peut rien dire ici de l’Allemagne ou des Allemands, si ce n’est du mal. Dès qu’un mot d’éloge ou seulement de justice est prononcé à leur endroit, maman se mord les lèvres et grand-père me fait des hontes publiques, devant les domestiques, comme tout à l’heure. Est-ce un crime de dire à un volontaire d’un an : « Tu amèneras des officiers à Alsheim ? » Pouvons-nous empêcher que tu fasses ton service dans un régiment allemand, dans une ville allemande, commandé par des officiers qui, pour être Allemands, n’en sont pas moins des hommes du monde accomplis ?

Elle marchait nerveusement, et, de la main droite, tordait une chaîne d’or qu’elle portait sur son corsage mauve.

– Si tu savais, mon pauvre Jean, ce que j’ai souffert de ce défaut de liberté de la maison, de trouver nos parents si différents de l’éducation qu’ils nous ont donnée ! Car enfin, pourquoi me l’ont-ils donnée ?

Le jeune homme enleva de ses lèvres le cigare qu’il fumait.

– Notre éducation, Lucienne, ce n’est que mon père qui l’a voulue.

– Lui seul est intelligent !

– Oh ! comment peux-tu parler ainsi de ta mère ?

– Comprends bien, reprit-elle sans embarras, je ne suis pas de celles qui taisent la moitié de leur pensée et qui rendent l’autre méconnaissable à force de la fleurir. J’aime beaucoup maman, plus que tu ne le crois, mais je la juge. Elle a l’intelligence du ménage, elle est fine, elle a un petit goût de littérature, mais elle n’a aucune intelligence des questions générales. Elle ne voit pas au delà d’Alsheim. Mon père, lui, a beaucoup mieux compris la situation qui nous est faite en Alsace, il a été éclairé par ses relations, qui sont très étendues et de toute sorte, par son intérêt commercial et par son ambition…

Et, comme Jean faisait un mouvement d’interrogation :

De quelle ambition parles-tu ?

Lucienne reprit :

– Je te surprends ; oui, pour une petite fille, comme tu disais, je te parais audacieuse et même irrévérencieuse. Est-ce vrai ?

– Un peu.

– Mon ami, je ne fais que devancer ton jugement, que t’empêcher de perdre du temps en études psychologiques comparées. Tu arrives, je suis sortie de pension depuis deux ans et demi : je te fais profiter de mon expérience. Eh bien ! il n’y a pas de doute : notre père est ambitieux. Il avait tout ce qu’il faut pour parvenir : une volonté de fer vis-à-vis de ses inférieurs, beaucoup de souplesse avec les autres, de la fortune, une facilité d’esprit qui le rend supérieur à tout ce que nous voyons ici d’industriels ou de fonctionnaires allemands. Je te prédis que maintenant qu’il est en grâce auprès du Statthalter, tu ne tarderas pas à le voir candidat à la députation…

– C’est impossible, Lucienne !

– Peut-être, mais ça sera certainement. Je ne dis pas qu’il se présentera à Obernai, mais quelque part en Alsace ; et il sera nommé, parce qu’il sera très appuyé par le gouvernement et qu’il y mettra le prix… Tu n’as peut-être pas fait entrer cet événement dans tes calculs, lorsque tu te décidais à revenir à Alsheim ? Je devine bien que je te trouble. Tu en verras bien d’autres. Ce qu’il faut que tu saches, mon cher Jean, – elle insista sur le mot « cher », – c’est que la maison de famille n’est pas drôle. Nous sommes divisés irrémédiablement.

Jean et Lucienne se turent un moment, parce que la porterie était toute proche, puis ils tournèrent avec la pelouse, et prirent la seconde allée qui ramenait vers la maison.

– Irrémédiablement ? Tu crois ?

– Il faudrait être un enfant pour en douter. Mon père ne changera pas et ne redeviendra pas Français, parce que ce serait renoncer à tout avenir et à beaucoup d’avantages commerciaux ; maman ne changera pas, parce qu’elle est femme et que, devenir Allemande, ce serait abandonner un sentiment qu’elle croit très noble ; tu n’as pas la prétention de convertir grand-père ? Alors ?…

Elle s’arrêta, et se plaça en face de Jean.

– Alors, mon cher, puisque tu ne peux pas amener la paix par la douceur, amène-la par la force. Ne crois pas que tu pourras rester neutre. Même si tu le voulais, les circonstances ne le permettront pas, j’en suis sûre. Joins-toi à moi et à mon père, même si tu ne penses pas en toutes choses comme nous. J’ai cherché à te voir pour te supplier d’être avec nous. Quand maman comprendra que ses deux enfants lui donnent tort, elle défendra avec moins d’énergie ses souvenirs de petite fille ; elle recommandera au grand-père de s’abstenir de démonstrations comme celles de ce matin, et les repas ressembleront moins à des luttes en champ clos. Nous dominerons. C’est tout ce que nous pouvons espérer. Veux-tu ?… Papa m’a dit, rapidement, ce matin, que tu n’avais pas une tendresse vive pour les Allemands. Mais tu n’as pas d’animosité contre eux ?

– Non.

– Je ne demande que de la tolérance et des égards pour eux, c’est-à-dire pour nous qui les voyons. Tu as vécu dix ans en Allemagne, tu continueras de faire ici ce que tu faisais là-bas : tu ne quitteras pas le salon quand l’un d’eux viendra nous voir ?

– Évidemment. Mais, vois-tu, Lucienne, même si j’agis d’une autre manière que maman, parce que mon éducation m’a rendu supportable ce qui lui est odieux, je ne pourrai pas la blâmer. Je lui trouve des raisons touchantes d’être ce qu’elle est.

– Touchantes ?

– Oui.

– Moi, je les trouve déraisonnables.

Les yeux verts de Jean, les yeux plus clairs de Lucienne s’interrogèrent un instant. Les deux jeunes gens, graves tous deux, avec une expression d’étonnement et de défi, se mesuraient et pensaient : « Est-ce bien elle que j’ai vue tout à l’heure si rieuse et si tendre ? – Est-ce bien lui qui me résiste, un frère élevé comme moi, et qui devrait me céder, ne fût-ce que parce que je suis jeune et qu’il est heureux de me revoir ? » Elle était mécontente. Cette première rencontre mettait aux prises la violence paternelle, dont Lucienne avait hérité, et l’inflexible volonté que la mère avait transmise à son fils. Ce fut Lucienne qui rompit le silence. Elle se détourna pour reprendre la marche, et, secouant la tête :

– Je vois bien, dit-elle : tu t’imagines que tu auras en maman une confidente, une amie à qui on ouvre son cœur tout grand ? Elle est digne de tous les respects, mon cher. Mais là encore tu te trompes. J’ai essayé. Elle est, ou se croit trop malheureuse. Tout ce que tu lui diras lui servira aussitôt d’argument dans sa propre querelle. Si tu voulais, par exemple, épouser une Allemande…

– Non !… ah ! mais non !

– Je suppose… maman irait immédiatement trouver mon père et lui dire : « Voyez cette horreur ! c’est votre faute ! c’est vous ! » Et, si tu voulais épouser une Alsacienne, notre mère s’en prévaudrait et dirait : « Il est avec moi, contre vous ! contre vous ! contre vous ! » Non, mon cher, la vraie confidente, à Alsheim, c’est Lucienne.

Elle prit la main de Jean, elle leva vers lui, sans cesser de marcher, son visage éclatant de vie et de jeunesse.

– Crois-moi, soyons bien francs l’un envers l’autre. Tu ne me connais pas bien, depuis le temps que tu voyages au loin : je t’étonne. Tu verras que j’ai de grands défauts, je suis une orgueilleuse, une individualiste très peu capable de sacrifices, une coquette parfois, mais je n’ai pas de détours. Quand j’attendais ton arrivée, ces jours-ci, je me promettais une joie durable, celle d’avoir ta jeunesse près de la mienne, pour la comprendre. Je te dirai tout ce qu’il y a de grave dans ma vie, tout ce que je serai résolue à faire… Je n’ai personne ici à qui me confier entièrement. Tu ne peux pas savoir ce que j’en ai souffert… Tu veux bien ?

– Oh ! oui.

– Tu me diras ta pensée, mais surtout je t’aurai parlé. Je n’étoufferai pas, comme j’ai souvent fait, dans cette maison… J’aurai bien des choses à te dire… Ce sera un moyen de rattraper l’intimité qui nous a manqué, et de nous faire un peu de fraternité tardive… À quoi penses-tu ?

– À cette pauvre maison.

Lucienne leva les yeux au-dessus du toit d’ardoise, qui se dressait en avant. Elle voulait laisser entendre : « Si tu savais combien elle est triste, en effet ! » Puis elle embrassa son frère, et dit, en se séparant de lui :

– Je ne suis pas si mauvaise que tu peux le penser, frérot, ni si ingrate envers maman. Je vais la retrouver pour causer avec elle de ton retour. Elle a sûrement besoin d’en dire son bonheur à quelqu’un…

Lucienne se sépara de son frère, se détourna encore pour lui sourire, et, prenant sa marche de déesse, abandonnée et savante, repiquant, d’une main, les épingles qui retenaient mal ses cheveux décoiffés par la promenade et par le vent, elle franchit les cinquante pas qui la séparaient du perron, et disparut.

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