VII La vigile de Pâques

Le temps s’était mis au beau. Jean retrouvait la plaine d’Alsace en pleine éclosion de printemps. Cependant, il ne ressentit de ce spectacle, qu’il avait souhaité revoir, qu’une joie faible et mélangée. Il revenait de cette excursion plus troublé qu’il n’osait se l’avouer. Elle lui avait révélé l’opposition de deux peuples, c’est-à-dire de deux esprits, la persistance du souvenir chez beaucoup de pauvres gens, la difficulté de vivre que leur créaient leurs opinions, même prudentes, même cachées. Il sentait mieux à présent combien son propre rôle serait malaisé à remplir dans la famille, dans l’usine, dans le village, dans l’Alsace.

Le plaisir qu’il éprouva, le lendemain matin de son retour, d’être félicité par son père, au sujet du rapport sur les exploitations forestières de la maison Oberlé, ne fut qu’une courte diversion à cet ennui. Jean eut beau s’appliquer à paraître très heureux, il ne trompa que ceux qui avaient intérêt à se tromper.

– Mon Jean, dit sa mère, en l’embrassant au passage, au moment où il allait se mettre à table pour déjeuner, je trouve que tu as une mine magnifique ! Le grand air d’Alsheim te convient, n’est-ce pas ? Et aussi le voisinage de la pauvre maman ?

– Tiens ! répartit Lucienne, moi qui lui trouvais l’air ténébreux !

– Les affaires, expliqua M. Joseph Oberlé en s’inclinant du côté de la fenêtre, où était son fils, le souci des affaires ! Il m’a remis un rapport dont je veux le féliciter publiquement, très bien rédigé, très net, et d’où il résulte que j’aurais de sérieuses économies à réaliser, en quatre endroits au moins, pour le transport de mes arbres. Vous entendez, mon père ?

L’aïeul fit un signe de tête affirmatif. Mais il acheva d’écrire sur son ardoise, et montra à sa belle-fille :

– Est-ce qu’il aurait déjà entendu pleurer le pays ?

Madame Monique, rapidement, effaça la phrase du bout de ses doigts. Les autres convives la regardaient. Et tous ils furent gênés, comme s’il y avait eu entre eux une explication pénible.

Jean connut de nouveau l’intime douleur contre laquelle il n’y avait pas de remède. Toute l’après-midi il travailla dans le bureau de la scierie, mais distrait et songeur. Il songea que Lucienne partirait un jour, et que rien ne serait changé ; que le grand-père pouvait disparaître aussi, et que la division n’en subsisterait pas moins. Tous les projets qu’il avait eus, de loin, l’espoir d’être une diversion, d’apaiser, de faire l’union ou une apparence d’union, tout cela lui parut enfantin. Il vit que Lucienne avait dit vrai, quand elle s’était moquée de ses illusions. Non, le mal n’était pas dans sa famille, il était dans toute l’Alsace. Lors même que personne autre de son nom ne vivrait plus à Alsheim, Jean Oberlé rencontrerait à sa porte, dans son village, parmi ses ouvriers, ses clients, ses amis, la même gêne à certains moments, la même question toujours. Sa volonté, ni aucune volonté semblable à la sienne, ne pouvait délivrer sa race, ni à présent, ni plus tard.

Dans cette tristesse, l’idée de revoir Odile et de se faire aimer d’elle devait revenir et s’imposer plus impérieusement à son esprit. Quelle autre qu’Odile Bastian pouvait rendre acceptable l’habitation à Alsheim, ramener tant d’amis écartés ou défiants, rétablir le nom d’Oberlé dans l’estime de la vieille Alsace ? Il apercevait maintenant en elle beaucoup plus qu’une jolie femme, vers laquelle s’en allait la chanson de son cœur jeune : il voyait la paix, la dignité et la seule force possible dans l’avenir difficile qui l’attendait. Elle était la vaillante et fidèle créature qu’il fallait ici.

Comment le lui dire ? Où trouver l’occasion de lui parler librement, sans risquer d’être surpris et de troubler cette famille disciplinée et jalouse ? Évidemment pas à Alsheim. Mais alors, quel rendez-vous lui donner ? Et de quelle manière l’en prévenir même ?

Jean y songea toute la soirée.

Le lendemain, Jeudi saint, était le jour où, dans toutes les églises catholiques, on orne le Tombeau avec des fleurs, des branches d’arbres, des étoffes, des flambeaux disposés en gradins, et où le peuple des fidèles s’empresse, pour adorer l’Hostie. Il faisait un temps clair, trop clair même pour la saison, et qui appelait la brume ou la pluie. Après qu’il eut causé amicalement avec sa mère et avec Lucienne, dans la chambre de M. Philippe Oberlé, – c’était la première fois qu’il avait une impression vraiment familiale dans sa maison, – Jean se dirigea vers les vergers qui sont derrière les maisons d’Alsheim, et suivit le chemin qu’il avait pris, quelques semaines plus tôt, pour se rendre chez les Bastian. Mais un peu au delà de la ferme des Ramspacher, il tourna avec le sentier qui, jusque-là perpendiculaire à l’avenue, devenait parallèle et aboutissait, comme l’avenue elle-même, à la route du bourg. Il se trouvait là dans un terrain vague, servant de charroyère à beaucoup de fermiers de la plaine. Les champs voisins étaient déserts. La route était presque masquée par un épaulement de terre planté de noisetiers. Jean se mit à longer la haie vive qui bordait le domaine des Bastian, se rapprocha de l’entrée du village, et revint sur ses pas. Il attendait. Il espérait qu’Odile passerait bientôt dans l’allée, de l’autre côté de la haie, pour se rendre à l’église d’Alsheim et prier devant le Tombeau.

D’anciennes rencontres, au même endroit et le même jour, lui étaient revenues à l’esprit et l’avaient décidé. Comme il recommençait le trajet pour la troisième fois, il vit ce que d’abord il n’avait pas aperçu.

– Est-ce admirable ! dit-il à demi-voix. Le chemin est fait pour elle !

À l’extrémité de l’avenue, à plus de deux cents mètres en avant, la barrière, les premiers massifs, un peu du long toit des Bastian, apparaissaient dans un cadre merveilleux. Les vieux cerisiers avaient fleuri, tous ensemble, dans la même semaine où s’ouvraient les amandiers et les poiriers. Les poiriers fleurissent en houppes, les amandiers en étoiles ; eux, les cerisiers de la forêt transplantés dans la plaine, ils fleurissaient en quenouilles blanches.

Autour des rameaux charnus, gonflés et jaspés de rouge par la sève, des milliers de corolles neigeuses floconnaient et tremblaient sur leur queue grêle, toutes si rapprochées qu’on ne voyait plus la branche en maint endroit. Chaque arbre jetait en tous sens ses fuseaux fleuris. D’un bord à l’autre de l’avenue, tant les cerisiers étaient vieux, les pointes des rameaux en fleur se touchaient et se mêlaient. Un peuple d’abeilles les enveloppait d’ailes battantes. Une odeur subtile de miel flottait en écharpes dans l’avenue, et s’en allait au vent de la plaine, sur les guérets, sur les terres à peine vêtues et surprises par ce printemps. Il n’y avait point d’arbres, dans la grande vallée ouverte, qui pussent lutter de splendeur avec ce chemin de paradis. À droite seulement, et tout près, les quatre noyers des Ramspacher commençaient à pousser des feuilles, et semblaient, avec leur lourde membrure, des émaux incrustés dans les murs de la ferme.

Les minutes passaient. Du haut des merisiers, les pétales de fleurs tombaient en pluie.

Et voici que pour ouvrir la barrière, une femme s’est inclinée. C’est elle. Elle se redresse. Elle s’avance au milieu de l’allée, entre les deux bordures d’herbe, tout lentement, car elle regarde au-dessus d’elle. Elle regarde les bouquets blancs qui sont ouverts. L’idée des couronnes de mariées, familière aux jeunes filles, lui traversa l’âme. Odile ne sourit pas, elle n’a qu’un épanouissement de tout le visage, un geste involontaire des mains qui se tendent, réponse et remerciement de sa jeunesse au salut de la terre en joie. Elle continue de descendre vers Alsheim. Sur sa toque de fourrure, sur ses joues levées, sur sa robe de drap bleu, les merisiers versent leurs fleurs. Elle est grave. Elle a, dans sa main gauche, un livre de prières caché à demi par les plis de la robe. Elle se croit seule. Elle va dans la splendeur du jour qui lui parle. Mais il n’y a rien d’alangui en elle. Elle est vaillante ; elle est faite pour la bravoure de la vie. Ses yeux, qui cherchent la cime des arbres, restent vivants, maîtres de leur pensée, et ne s’abandonnent pas au rêve qui la tente.

Elle approchait, elle ne se doutait pas que Jean l’attendait. Le bourg d’Alsheim, les repas dans les maisons étant finis, faisait son bruit habituel, roulements de chariots, jappements de chiens, voix des hommes et des enfants qui appellent, mais tout cela assourdi par la distance, éparpillé dans l’air immense, noyé dans la marée du vent comme l’est le bruit d’une motte de terre qui se détache et coule dans la mer.

Jean, quand elle passa, se découvrit, et se dressa un peu de l’autre côté de la haie. Et celle qui marchait entre les deux murailles de fleurs, bien qu’elle regardât là-haut, tourna la tête, le regard encore plein de ce printemps qui l’avait émue.

– Comment, dit-elle, c’est vous ?

Et elle vint aussitôt, à travers la bande d’herbe où étaient plantés les cerisiers, jusqu’à l’endroit de la haie où se tenait Jean.

– Je ne puis plus entrer librement chez vous, comme autrefois, dit-il. Alors, je suis venu vous attendre… J’ai à vous demander une grâce…

– Une grâce ? Comme vous dites cela sérieusement !…

Elle essaya de sourire. Mais ses lèvres s’y refusèrent. Ils devinrent tous deux pâles.

– J’ai l’intention, reprit Jean, comme s’il déclarait une résolution grave, j’ai l’intention de monter après-demain à Sainte-Odile… J’irai entendre les cloches annoncer Pâques… Si vous demandiez la permission d’y venir, de votre côté…

Vous avez donc fait un vœu ?

Il répondit :

– À peu près, Odile : il faut que je vous parle, à vous seule…

Odile se recula d’un pas. Avec une sorte d’effroi dans le regard, elle chercha à voir sur le visage de Jean s’il disait vrai, si elle devinait bien. Lui aussi, il la considérait avec angoisse. Ils étaient immobiles, frémissants, et si près et si loin l’un de l’autre à la fois, qu’on eût dit qu’ils se menaçaient. Et, en effet, chacun d’eux avait le sentiment qu’il jouait le repos de sa vie. Ce n’étaient point des enfants, mais un homme et une femme de race forte et passionnée. Toutes les puissances de leur être se déclaraient, et rompaient avec la banalité des usages, parce que, dans ces simples mots : « Il faut que je vous parle », Odile avait entendu passer le souffle d’une âme qui se donnait et qui demandait un retour.

Dans l’avenue déserte, les vieux cerisiers levaient leurs quenouilles blanches, et, dans la coupe de chacune de leurs fleurs, le soleil de printemps reposait tout entier.

– Après-demain ? dit-elle. À Sainte-Odile ? Pour les cloches qui vont sonner ?

Elle répétait ce qu’il avait dit. Mais c’était pour gagner du temps, et pour pénétrer encore mieux ces yeux fixés sur elle, et qui ressemblaient aux profondeurs vertes de la forêt.

Il y eut une grande accalmie dans la plaine, dans le village prochain. Le vent cessa de souffler un moment. Odile se détourna.

– J’irai, dit-elle.

Ni l’un ni l’autre ils ne s’expliquèrent davantage. Une carriole roulait sur la route, non loin. Un homme fermait la porte charretière de la ferme des Bastian. Mais, surtout, ce qu’il y avait à dire était dit.

Dans ces âmes profondes, les mots avaient un retentissement indéfini. Elles n’étaient plus seules. Chacune enfermait en soi la minute sacrée de leur rencontre, et se repliait sur elle, comme la terre des sillons quand les semailles sont faites et que la vie va grandir.

Odile s’éloignait. Jean admirait la créature, d’une beauté saine et forte, qui diminuait sur le chemin. Elle marchait bien, sans balancer la taille. Au-dessus de la nuque blanche, Jean plaçait en imagination le grand nœud noir des Alsaciennes qui habitent au delà de Strasbourg. Elle ne levait plus les yeux vers les cerisiers. Ses mains laissaient traîner la robe. L’étoffe courbait l’herbe, faisait voler un peu de poussière et des pétales de fleurs, qui remuaient encore avant de mourir.

* * * * * * * *

Le surlendemain fut lent à venir. Jean avait dit à son père :

– Quelques pèlerins monteront là-haut, le Samedi saint, pour entendre les cloches de Pâques… Je n’y suis jamais allé en cette saison… Si vous n’y voyez pas d’obstacle, c’est une excursion qui me fera plaisir.

Il n’y avait pas eu d’obstacle.

Ce jour-là, en s’éveillant, Jean ouvrit sa fenêtre. Il faisait un brouillard épais. Les champs étaient invisibles à cent mètres de la maison.

– Tu ne pars pas, par un temps pareil ? demanda Lucienne, quand elle vit entrer son frère dans la salle à manger où elle prenait son chocolat.

– Si, je pars.

– Tu ne verras rien.

– J’entendrai.

– C’est donc si curieux ?

– Oui.

– Alors, emmène-moi ?

Elle n’avait aucun désir de monter à Sainte-Odile. Vêtue d’une matinée claire garnie de dentelles, buvant son chocolat à petites gorgées, elle n’avait d’autre intention que d’arrêter son frère au passage et de l’embrasser.

– Sérieusement, tu vas faire une espèce de pèlerinage, là-haut ?

– Oui, une espèce…

Courbée, en ce moment, au-dessus de sa tasse, elle ne vit pas le sourire rapide qui accompagnait ces mots-là. Elle répondit, avec un peu d’amertume :

– Tu sais, je ne suis pas une fervente, moi ; je remplis pauvrement mes obligations de catholique, et les pratiques de dévotion ne me tentent pas… Mais, toi qui as plus de foi, je vais te dire ce que tu devrais demander… Ça vaut bien un pèlerinage, tu peux me croire…

Elle changea de ton, et, de sa voix devenue subitement passionnée, les sourcils relevés, les yeux à la fois volontaires et affectueux, continua :

– Tu devrais demander la femme introuvable qu’il te faudra pour vivre ici… Quand je serai partie, moi, mariée, la vie sera terrible, chez nous… Tu porteras seul le chagrin des divisions familiales et des défiances paysannes. Tu n’auras personne à qui te plaindre… C’est un rôle à prendre… Demande donc quelqu’un d’assez fort, d’assez gai, d’assez belle conscience pour le remplir, puisque tu as voulu vivre à Alsheim… Tu vois, ma pensée est d’une amie.

D’une grande amie.

Ils s’embrassèrent.

– Au revoir, pèlerin ! Bonne chance !

– Adieu.

Jean s’échappa. Il fut bientôt dans le parc, tourna après avoir dépassé la grille, monta le long des houblonnières et des vignes, et entra dans la forêt.

Elle aussi était remplie de brume. Les masses pressées des sapins qui montaient à l’assaut des pentes paraissaient grises du bord d’un torrent à l’autre bord, et, dès que la distance augmentait, se perdaient dans le nuage sans soleil et sans ombre. Jean ne suivait pas le chemin tracé. Il allait allègrement, escaladant les futaies lorsque les terres n’étaient point trop à pic et s’arrêtant quelquefois, pour reprendre haleine et pour écouter s’il ne percevrait pas, en dessus ou en dessous, quelque part dans le mystère de la montagne impénétrable aux yeux, la voix d’Odile ou celle d’un groupe de pèlerins. Mais non ! Il n’entendait que le roulement des eaux, ou, plus rarement, le cri d’un inconnu appelant un chien, ou l’appel timide d’un pauvre d’Obernai, venu au bois mort avec son enfant, malgré le règlement qui ne tolère la quête du bois que le jeudi. Ne fallait-il pas que la marmite bouillît le jour de Pâques ? Et n’était-ce pas une protection divine contre les gardes, cette brume qui cachait tout ? Jean prenait plaisir à cette ascension violente et solitaire. À mesure qu’il montait, c’était la pensée d’Odile qui grandissait en lui, et la joie d’avoir choisi, pour la revoir enfin, ce lieu sacré de l’Alsace et cette date deux fois émouvante. Partout autour de lui, la doradille, cette belle fougère qui tapisse les pentes rocheuses, déroulait ses crosses de velours ; sur les sarments de chèvrefeuille vieux d’un an, il y avait des feuilles tous les demi-pieds ; les premiers fraisiers fleurissaient, et les premiers muguets ; les géraniums, qui sont si beaux en Sainte-Odile, levaient leurs tiges poilues, et le monde des airelles, des myrtilles, des framboisiers, c’est-à-dire des sous-bois entiers, des champs énormes, commençaient à verser dans la brise le parfum de leur sève en mouvement. La brume retenait les odeurs et les maintenait, comme un réseau étendu sur les flancs des Vosges.

Jean passa près de Heidenbruch, regarda les contrevents verts, et continua sa route. « Oncle Ulrich, murmura-t-il, vous seriez cependant heureux de me voir et d’apprendre où je vais, et avec qui, peut-être, je serai tout à l’heure ! » Fidèle aboya, endormi à moitié, mais ne vint pas. La montagne était déserte encore. Une buse criait au-dessus des brumes. Jean, qui n’avait pas fait l’excursion depuis son enfance, jouissait de cette sauvagerie et de ce calme. Il gagna la partie haute, qui est propriété de l’évêché de Strasbourg, et suivit longtemps, pour retrouver d’anciennes impressions d’écolier, le « mur païen » qui enveloppe le sommet dans son enceinte de dix kilomètres.

À midi, ayant passé par le rocher du Männelstein, il entra dans la cour du couvent bâti tout à la pointe de la montagne, couronne de vieilles pierres posées à la cime des futaies de sapins, et là, il trouva non pas la foule, mais plusieurs groupes de pèlerins, des voitures dételées, des chevaux attachés au tronc des antiques tilleuls, poussés, nul ne sait comment, à cette altitude, et qui couvrent de leurs branches presque tout l’espace entre les murs. Jean se souvint de la route. Il se dirigea vers les chapelles qui sont à droite. Il ne fit que traverser la première, qui est peinte, mais il s’arrêta dans la seconde, aux voûtes surbaissées, devant la châsse où l’on voit, couchée, la statue en cire de la patronne de l’Alsace, de l’abbesse sainte Odile, si douce avec son visage rose, son voile, sa crosse d’or, son manteau violet doublé d’hermine. Jean s’agenouilla ; de toute la force de sa foi, il pria pour la maison divisée et triste d’où il éprouvait un contentement de se sentir éloigné, et pour que Odile Bastian ne manquât pas à ce rendez-vous d’amour dont l’heure approchait. Comme il était une âme sincère, il ajouta : « Que notre chemin nous soit montré ! Puissions-nous le suivre ensemble ! Puissions-nous voir se lever les obstacles ! » À la même place, toute l’Alsace, depuis des siècles, s’était agenouillée.

Il sortit alors, et se rendit au réfectoire où les religieuses avaient commencé à servir les premiers visiteurs. Odile n’était pas là. Après le déjeuner, qui fut très long, constamment ralenti par l’arrivée de nouveaux pèlerins, Jean sortit en hâte, descendit au bas du rocher qui porte le monastère, et, retrouvant la route qui vient de Saint-Nabor et passe auprès de la fontaine de sainte Odile, alla se poster dans une partie épaisse de la futaie qui dominait un tournant de la route. Il avait, à ses pieds, le ruban de terre battue, sans herbe, tapissé d’aiguilles de sapins, et qui semblait suspendu en l’air. Car, au delà, la pente de la montagne devenait si raide qu’on ne la voyait plus. Dans les temps clairs, on découvrait deux contreforts boisés, qui s’enfonçaient à droite et à gauche. En ce moment, la vue se heurtait au rideau de brume blanche qui cachait tout, l’abîme, les pentes, les arbres. Mais le vent soufflait et remuait ces vapeurs, dont on sentait que l’épaisseur variait incessamment.

Il était deux heures. Dans une heure, les cloches de Pâques sonneraient. Les curieux qui venaient pour elles devaient ne pas être loin du sommet.

Et, en effet, dans le grand silence, Jean entendit, venant d’en bas, des fragments de voix mêlées, qui frôlaient au vol la courbe de la forêt. Puis une phrase sifflée : « Formez vos bataillons, » avertit Jean que des étudiants alsaciens allaient passer. Deux jeunes hommes, celui qui avait sifflé, rattrapé par un autre, se dégagèrent peu à peu du brouillard, et s’éloignèrent vers l’abbaye.

Puis un jeune ménage monta : la femme habillée de noir, avec un corsage échancré laissant voir la chemise blanche, et coiffée d’une coiffe de dentelle en forme de casque ; l’homme portant le gilet de velours à ramages, la veste à un rang de boutons de cuivre, et la toque de fourrure.

– Paysans de Wissembourg, pensa Jean.

Un peu après, il regarda passer, bavardant, des femmes d’Alsheim et de Heiligenstein, fraîches, mais n’ayant aucune trace de costume alsacien. Parmi elles, se trouvait une femme de la vallée de Münster, reconnaissable à son bonnet d’étoffe sombre, serré comme un foulard de méridionale et orné, sur le front, d’une rosette rouge.

Deux minutes encore s’écoulèrent.

Un pas s’éleva de la brume, un prêtre parut, âgé, pesant, qui s’épongeait le visage en marchant. Deux enfants, la mine éveillée, sans doute les fils attardés d’une des femmes qui venaient de disparaître, le dépassèrent, et, saluant tous deux ensemble, dirent en alsacien :

– Loué soit Jésus-Christ, monsieur le curé !

– Dans les siècles des siècles ! répondit le prêtre.

Il ne les connaissait pas ; il ne leur parla que pour répondre à leur antique et belle formule de salut. Jean, assis près d’un sapin, à demi caché, entendit encore un homme, un ancien, qui dépassait le prêtre, au delà du tournant, et qui disait : « Loué soit Jésus-Christ ! »

Que de fois cette salutation avait résonné sous les voûtes de la forêt !

Jean regarda devant lui, comme ceux qui songent, et qui ne voient plus que des formes vagues, sans y attacher leur pensée.

Et il demeura ainsi un peu de temps. Alors, un murmure à peine perceptible, si faible qu’il n’y a pas un chant d’oiseau qui ne soit plus fort, monta sur les flocons de brume : « Je vous salue, Marie, pleine de grâce, vous êtes bénie entre toutes les femmes… » Un second murmure succéda au premier et termina l’Ave : « Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous… » Et un trouble involontaire, une certitude mystérieuse précéda l’apparition de deux femmes qui montaient.

Elles étaient grandes toutes les deux. La plus âgée était une vieille fille d’Alsheim, qui avait le visage de la couleur de la brume, et qui vivait, petite rentière, à l’ombre de l’église, qu’elle ornait les jours de fête. Elle avait l’air las, mais elle souriait en récitant le rosaire. La plus jeune marchait à droite, au bord du sentier, au ras de la pente, et sa fière tête un peu levée, ses cheveux d’un blond mat comme une belle écorce de pin, tout son corps harmonieux et robuste, se détachaient sur l’écran pâle du nuage qui emplissait la courbe. Jean ne fit pas un mouvement, et cependant la plus jeune le vit et tourna la tête. Odile sourit, et, sans interrompre la prière, d’un signe de ses yeux qui désignèrent le sommet, répondit :

– Je vous attendrai là-haut.

Les deux femmes ne ralentirent pas même leur marche. D’un pas égal, droites, remuant du balancement léger de leur corps le chapelet qu’elles tenaient à la main, elles montèrent, et la vieille futaie les reçut dans son ombre.

Jean laissa s’écouler quelques minutes, et suivit le même chemin. Au détour de la route, quand elle devient droite et traverse la crête pour aboutir au couvent, il revit les deux voyageuses. Elles allaient plus vite, contentes d’arriver, leur ombrelle ouverte, car la brume, qui ne cessait pas, était maintenant tiède, et il y avait des ébauches d’ombre au pied des arbres. Le soleil devait décliner vers les sommets des Vosges, et vers les plaines de France qui étaient au delà.

Les pèlerins qui avaient déjà fait leur pèlerinage à la châsse de sainte Odile, se hâtaient de se rendre aux endroits consacrés par la tradition pieuse ou profane, à la fontaine de sainte Odile, à la fontaine de saint Jean, ou, le long de l’enceinte païenne, par un sentier de chèvre, jusqu’aux rochers du Männelstein, d’où la vue est si belle d’ordinaire, sur les montagnes voisines, sur les cimes de la Bloss et de l’Elsberg, sur les châteaux en ruine levant leurs vieilles tours parmi les sapins, Andlau, Spesbourg, Lands-berg et les autres. Jean vit les deux voyageuses traverser la cour et se diriger vers la chapelle. Il revint alors sur ses pas, jusqu’au commencement de l’avenue balayée par le vent, le long de ce grand bâtiment qui rappelle les ouvrages avancés des forteresses, et que traverse de part en part un porche voûté servant d’entrée.

Dix minutes plus tard, Odile sortait toute seule de la chapelle, et, devinant que Jean Oberlé l’attendait ailleurs que dans cette cour trop pleine de témoins, reprenait le chemin de la forêt. Elle était vêtue comme le Jeudi saint, de la même robe sombre, mais coiffée d’un chapeau de promenade très simple, très jeune et qui lui seyait à ravir : une paille à larges bords, relevée d’un côté et garnie d’une torsade de tulle. Elle portait sur le bras son ombrelle et une jaquette d’été. Odile marchait vite, et avait la tête un peu penchée, comme celles que la route n’intéresse pas, et qui ont encore l’âme en prière ou en songe. Quand elle arriva auprès de Jean, qui se tenait à droite du portique, elle releva le visage, et dit, sans s’arrêter :

– La femme qui m’a accompagnée est à se reposer. Me voici…

– Que c’est bon à vous d’avoir cru en moi ! dit Jean. Venez, Odile.

Il se mit à suivre, près d’elle, l’avenue plantée d’arbres maigres et tordus par les tempêtes de l’hiver. Il éprouvait un tel saisissement de ce rêve réalisé, qu’il ne pouvait penser et dire qu’une seule chose : sa reconnaissance pour Odile, qui allait toute muette, n’écoutant que ce qu’il ne disait pas, et aussi émue que lui.

À l’endroit où la route commence à descendre, ils s’en écartèrent, et prirent, sous la futaie de sapins devenue haute et pressée, un sentier qui tourne autour du monastère. Ils n’avaient plus de témoins, et Jean vit que les yeux couleur de blé, les yeux profonds et graves d’Odile se levaient vers lui. Le bois ne faisait d’autre bruit que celui des gouttes de brume tombant des feuilles. Ils étaient tout près l’un de l’autre.

– Je vous ai demandé de venir, dit Jean, afin que vous décidiez de ma vie. Vous avez été l’amie de ma première jeunesse… Je voudrais que vous fussiez celle de toujours.

Odile, le regard perdu à présent dans le lointain, tremblait un peu en répondant :

– Avez-vous songé ?…

– À tout !

– Même à ce qui peut nous séparer ?

– Que voulez-vous dire par là ? De quoi avez-vous peur ? Serait-ce d’entrer dans une famille désunie ?

– Non.

– Vous la réconcilieriez, en effet, j’en suis sûr ; vous en seriez la joie et la paix. Que craignez-vous donc ? Est-ce l’opposition de mon père ou du vôtre, qui sont devenus ennemis ?

– Cela pourrait se vaincre, dit la jeune fille.

– Alors c’est que votre mère me hait, répartit Jean impétueusement. Elle me hait, n’est-ce pas ? L’autre jour, je l’ai trouvée si dure pour moi, si offensante…

La tête blonde fit un signe de dénégation.

– Elle sera plus lente à croire en vous que ne l’a été mon père, plus lente que je ne l’ai été moi-même. Mais, lorsqu’elle aura vu que votre éducation n’a pas changé en vous l’âme alsacienne, elle reviendra de ses préventions.

Après un instant de silence, Odile ajouta :

– Je ne crois pas me tromper : les obstacles d’aujourd’hui pourront être écartés, ou par vous, ou par moi, ou par tous deux. J’ai peur seulement de ce que je ne connais pas, du moindre incident qui viendrait aggraver, demain, un état si troublé…

– Je comprends, dit Jean, vous redoutez l’ambition de mon père ?

– Peut-être !

– Elle nous a déjà bien fait souffrir. Mais il est mon père ; il tient à me garder ici, il me le dit tous les jours : quand il apprendra que je vous ai choisie, Odile, s’il a des projets personnels qui briseraient notre union, il consentira au moins à les ajourner… N’ayez pas même cette crainte-là. Nous vaincrons.

– Nous vaincrons ! reprit-elle.

– J’en suis sûr, Odile. Vous rendrez douce ma vie, qui serait difficile, peut-être même impossible, si vous n’étiez pas là. C’est pour vous que je suis rentré au pays… Si je vous disais que j’ai bien couru le monde, et que je n’ai trouvé aucune femme qui eût pour moi le charme que vous avez, et qui me donnât la même impression… comment vous dire cela ? de source de montagne, profonde et fraîche ! Toutes les fois que s’éveillait en moi l’idée d’un mariage à venir, votre image aussitôt m’apparaissait. Je vous aime, Odile !

Il prit la main d’Odile, qui répondit, les yeux levés vers la trouée de lumière qui s’ouvrait en avant :

– Dieu m’est témoin que je vous aime aussi !

Et elle eut un frisson de joie, dont Jean sentit trembler sa main.

– Oui, dit Jean, qui chercha le regard des yeux encore fixés au loin, nous serons victorieux de tout ! Nous vaincrons les obstacles multiples nés de la même question terrible : il n’y a qu’elle entre nous…

– Sans doute : il n’y a qu’elle dans ce coin du monde.

– Elle empoisonne tout !

Odile s’arrêta, et tourna vers Jean son visage rayonnant de ce bel amour fier qu’il avait souhaité connaître et inspirer.

– Dites qu’elle agrandit tout ! Nos querelles, ici, ne sont pas des querelles de village. Nous sommes pour ou contre une patrie. Nous sommes obligés d’avoir du courage tous les jours, de nous faire des ennemis tous les jours, de rompre tous les jours avec d’anciens amis qui nous seraient volontiers fidèles, mais qui ne le sont plus à l’Alsace. Nous n’avons presque pas d’acte ordinaire de la vie qui soit indifférent, qui ne soit une affirmation. Je vous assure qu’il y a là une noblesse, Jean.

– C’est vrai, Odile bien-aimée.

Ils s’arrêtèrent tous deux pour jouir de ce mot délicieux.

Leurs âmes étaient tout entières dans leurs yeux, et se regardaient, tremblantes. Et, à voix basse, bien qu’il n’y eût de témoins que les cimes des sapins remuées par le vent, ils parlèrent de l’avenir, comme d’une conquête déjà commencée.

– J’aurai pour moi Lucienne, disait Jean. Je lui confierai mon secret lorsque l’occasion sera bonne. Elle me soutiendra par intérêt et par affection, et je compte beaucoup sur elle.

– Je compte sur mon père, répondait Odile ; car il est déjà bien disposé pour vous… Mais prenez garde de ne faire aucune imprudence qui l’irriterait… N’essayez pas de me voir à Alsheim, ne hâtez pas l’heure…

L’heure délicieuse où vous me serez promise !

Ils se sourirent l’un à l’autre, pour la première fois.

– Je vous aime si profondément, continua Jean, que je ne veux pas vous demander le baiser que vous m’accorderiez sans doute… Je n’en ai pas le droit ; nous ne dépendons pas entièrement de nous-mêmes, Odile… Et puis, il me plaît de vous montrer que vous m’êtes toute sacrée… Dites-moi au moins que j’emporterai avec moi un peu de votre âme ?

Les lèvres voisines murmurèrent : « Oui. » Et, presque aussitôt :

– Entendez-vous là-bas ? C’est la première cloche de Pâques ?

Ensemble, ils se penchèrent, du côté où la futaie descendait.

– Non, ce doit être le vent dans les arbres.

– Venez, reprit-elle. Les cloches vont sonner… Et, si je n’étais pas vue là-haut quand elles sonneront, la vieille Rose qui m’accompagne le raconterait…

Elle l’entraîna, presque sans rien dire, jusqu’au pied du rocher. Là, ils se séparèrent, pour remonter vers l’abbaye par deux sentiers différents.

– J’irai vous retrouver sur la terrasse, dit la jeune fille.

Le jour bleuissait dans le pli des ravins. C’était l’heure où l’attente de la nuit ne semble plus longue, où le lendemain se lève déjà dans l’esprit qui songe.

En quelques minutes, Jean eut retraversé la cour, suivi les corridors du monastère, et ouvert la porte qui donne sur un jardin en angle aigu, à l’est des bâtiments. C’est là que tous les pèlerins de Sainte-Odile se réunissent pour voir l’Alsace, quand le temps est clair. Un mur, à hauteur d’appui, longe la crête d’un bloc énorme de rocher qui s’avance en éperon au-dessus de la forêt. Il domine les sapins qui couvrent les pentes de toutes parts. De l’extrême pointe qu’il emprisonne, comme de la lanterne d’un phare, on découvre à droite tout un massif de montagnes, et la plaine d’Alsace en avant et à gauche. En ce moment, le brouillard était divisé en deux régions, car le soleil était tombé au-dessous de la crête des Vosges. Tout le nuage qui ne dépassait pas cette ligne onduleuse des cimes était gris et terne, et, immédiatement au-dessus, des rayons presque horizontaux, perçant la brume et la colorant, donnaient à la seconde moitié du paysage une apparence de légèreté, de mousse lumineuse. D’ailleurs, cette séparation même montrait la vitesse avec laquelle le nuage montait de la vallée d’Alsace vers le soleil en fuite. Les flocons emmêlés entraient dans l’espace éclairé, s’irradiaient, et laissaient apercevoir ainsi leurs formes incessamment modifiées, et la force qui les enlevait, comme si la lumière eût appelé leurs colonnes dans les hauteurs.

Dans l’étroit refuge ménagé pour les pèlerins et les curieux, il y avait, à l’entrée, un homme âgé, portant le costume des vieux Alsaciens du nord de Strasbourg ; près de lui, le prêtre aux cheveux gris frisés, que les enfants avaient salué le matin, sur la pente de Sainte-Odile ; à deux pas plus loin, le jeune ménage de paysans wissembourgeois, et, à l’endroit le plus aigu, serrés l’un contre l’autre, assis sur le mur, deux étudiants qu’on eût dits frères, à cause de leurs lèvres avançantes, de leurs barbes séparées au milieu et toutes fines, l’une blonde et l’autre châtaine. C’étaient tous des Alsaciens. Ils échangeaient des propos lents et banals comme il sied entre inconnus. Quand ils virent s’avancer Jean Oberlé, plusieurs se détournèrent, et ils se sentirent liés tout à coup par la communauté de race qui s’affirmait dans la commune défiance.

Est-ce un Allemand, celui-là ? dit une voix.

Le vieux qui était près du prêtre jeta un coup d’œil du côté du jardin, et répondit :

– Non, il a les moustaches françaises et un air de chez nous.

– Je l’ai vu se promener avec mademoiselle Odile Bastian, d’Alsheim, dit la jeune femme.

Le groupe, rassuré, le fut davantage encore lorsque Jean eut salué le curé en alsacien, et demandé :

Les cloches d’Alsace seraient-elles en retard ?

Ils sourirent tous, non pour ce qu’il avait dit, mais parce qu’ils se sentaient entre eux, chez eux, sans témoin gênant. Odile vint à son tour, et, à droite du premier groupe, s’appuya au mur. Jean lui faisait pendant de l’autre côté du groupe. Ils souffraient de tant s’aimer, de se l’être dit, et de n’être sûrs que d’eux-mêmes.

Les cloches n’étaient pas en retard. Dans la brume qui montait, leurs voix étaient encloses et serrées. Elles s’échappèrent tout à coup du nuage, et on eût dit que chaque paquet de brouillard éclatait comme une bulle en touchant le mur, et versait à la cime du mont sacré l’harmonie d’un clocher. « Pâques ! Pâques ! Le Seigneur est ressuscité ! Il a changé le monde et délivré les hommes ! Les cieux sont ouverts ! » Elles chantaient cela, les cloches d’Alsace. Elles venaient du pied de la montagne, et de loin, et de bien loin ; voix de petites cloches et voix de bourdons de cathédrales ; voix qui ne cessaient point, et, d’une volée à l’autre, se prolongeaient en grondements ; voix qui passaient, légères, intermittentes et fines, comme une navette dans la trame ; chœur prodigieux dont les chanteurs ne se voyaient point l’un l’autre ; cris d’allégresse de tout un peuple d’églises : cantiques de l’éternel printemps, qui s’élançaient du fond de la plaine voilée de nuages, et montaient pour se fondre tous ensemble au sommet de Sainte-Odile. La grandeur de ce concert des cloches avait rendu silencieux les quelques hommes qui étaient là groupés. L’air priait. Les âmes songeaient au Christ ressuscité. Plusieurs songeaient à l’Alsace.

– Il y a du bleu, dit une voix.

– Du bleu, là-haut, répéta une voix de femme, comme en un rêve.

On l’entendit à peine, dans le mugissement de sons qui soufflait de la vallée. Cependant, tous les yeux à la fois se levèrent. Ils virent que, dans le ciel, dans la masse des brumes galopant à l’assaut du soleil, des abîmes bleus s’ouvraient et se comblaient avec une rapidité vertigineuse. Et, quand ils regardèrent de nouveau en bas, ils reconnurent que le nuage aussi se déchirait sur les pentes. C’était l’éclaircie. Des parties de forêt glissèrent dans les fentes du brouillard en mouvement, puis d’autres, des crevasses noires, des halliers, des roches. Puis, brusquement, les derniers lambeaux de brume étirés, tordus, lamentables, montèrent en tourbillons, frôlèrent la terrasse, la dépassèrent. Et la plaine d’Alsace apparut, bleue et dorée.

Un de ceux qui regardaient cria :

– Que c’est beau !

Tous se penchèrent en avant, pour voir, dans l’ouverture de la montagne, la plaine qui s’élargissait à l’infini. Toutes ces âmes d’Alsaciens s’émurent. Trois cents villages de leur patrie étaient au-dessous d’eux, dispersés dans le vert des moissons jeunes. Ils s’endormaient au son des cloches. Chacun n’était qu’un point rose. Le fleuve, presque à l’horizon, mettait sa barre d’argent bruni. Et au delà, c’étaient des terres qui se relevaient, et dont le dessin se perdait rapidement dans les brouillards encore suspendus au-dessus du Rhin. Tout près, en suivant les pentes des sapinières, on voyait, au contraire, les moindres détails de la forêt de Sainte-Odile. Elle avançait dans la vallée plusieurs caps de verdure sombre, elle recevait entre eux la verdure pâle des premiers prés. Tout cela n’était plus éclairé que par le reflet du ciel encore plein de rayons. Aucune partie éclatante n’attirait le regard. Les terres fondaient leurs nuances en une harmonie, comme les cloches fondaient leurs voix. Le vieil Alsacien qui se tenait aux côtés du prêtre, dit, en étendant le bras :

– J’entends les cloches de la cathédrale.

Il montrait, dans le lointain des terres plates, la flèche célèbre de Strasbourg, qui avait l’air d’une améthyste, haute comme un ongle. Maintenant qu’ils voyaient le rose des villages, ils croyaient reconnaître le son des cloches.

– Moi, dit une voix, je reconnais le carillon de l’abbaye de Marmoutier. Comme il sonne bien !

– Moi, fit un autre, la cloche d’Obernai.

– Moi, celles de Heiligenstein.

Le paysan qui était venu des environs de Wissembourg dit aussi :

– Nous sommes trop loin pour entendre ce que chante le clocher de Saint-Georges de Haguenau. Pourtant, écoutez,… tenez,… à présent ?

Le vieil Alsacien répéta gravement :

J’entends la Cathédrale.

Mais il ajouta :

– Regardez encore là-haut !

Ils virent tous alors que le nuage était monté très haut, jusqu’aux régions où passaient encore les rayons du soleil. Le nuage, informe aux flancs de la montagne, s’était étendu dans le ciel, en travers, et faisait comme une bande de gerbes de glaïeuls jetée au-dessus des Vosges et de la plaine. Il y en avait de rouges comme du sang, et d’autres plus pâles, et d’autres qui étaient comme de l’or en fusion. Et tous les témoins élevés entre les deux abîmes, ayant suivi du regard la longue traînée lumineuse, remarquèrent qu’elle éclairait de son reflet la terre, et que les maisons lointaines de la ville capitale et la flèche de la cathédrale ressortaient, en lueur fauve, de l’ombre qui s’épaississait.

– Cela ressemble à ce que j’ai vu dans la nuit du 23 août 1870, fit le vieil Alsacien. J’étais ici même…

Ils avaient entendu bien des fois citer cette date, même les jeunes. Les regards se fixèrent plus tendrement sur la petite flèche d’où arrivaient encore un peu de lumière et le son des cloches ressuscitées.

– J’étais ici avec des femmes et des filles des villages d’en bas, qui étaient montées parce que le bruit du canon redoublait. Nous entendions le canon comme à présent les cloches. Les bombes éclataient comme des fusées. Nos femmes pleuraient ici où vous êtes. Ce fut cette nuit-là que la bibliothèque prit feu, que le Temple-Neuf prit feu, et le Musée de peinture, et dix maisons du Broglie. Alors, il s’éleva une fumée jaune et rouge, et les nuages ressemblèrent à ceux que vous regardez. Strasbourg brûlait. Ils ont lancé contre elle cent quatre-vingt treize mille obus !

Jeune, un des étudiants tendit le poing.

– À bas ! grommela l’autre.

Le paysan quitta sa toque, et la garda sous son bras, sans rien dire.

Les cloches sonnaient moins nombreuses. On n’entendait plus celles d’Obernai, ni celles de Saint-Nabor, ni d’autres qu’ils avaient cru reconnaître. Et c’étaient comme des lumières qui s’éteignent. La nuit venait.

Jean vit que les deux femmes étaient près de pleurer, et que tous se taisaient.

– Monsieur l’abbé, dit-il, pendant que les cloches sonnent encore la résurrection, faites donc une prière pour l’Alsace.

– C’est bien, mon petit, dit le paysan voisin de l’abbé ; c’est bien, tu es du pays !

En même temps, la face lourde et lasse du prêtre se renouvela. Il y eut quelque chose de brisé dans le tremblement de sa voix ; une très ancienne souffrance, jeune encore, parla par ses lèvres, et il dit, tandis que tous regardaient comme lui Strasbourg, la ville que la nuit effaçait :

– Mon Dieu, voici, que nous voyons, de votre Sainte-Odile, presque toute la terre bien-aimée, nos villes, nos villages, nos champs. Mais elle n’est pas toute ici, et, de l’autre côté des montagnes, c’était aussi la terre de chez nous. Vous avez permis que nous fussions séparés. Mon cœur se fend d’y penser, car, de l’autre côté des montagnes, la nation que nous aimons est celle que vous aimez encore. C’est la plus vieille des nations chrétiennes, c’est la plus proche de l’aménité divine. Elle a plus d’anges dans son ciel, parce qu’elle a plus d’églises et de chapelles, plus de tombes saintes à défendre, plus de poussière sacrée mêlée à ses guérets, à ses herbes, aux eaux qui la pénètrent et la nourrissent. Mon Dieu, nous avons souffert dans nos corps, dans nos biens ; nous souffrons encore dans nos souvenirs. Faites durer nos souvenirs cependant, et que la France non plus n’oublie pas ! Faites qu’elle soit la plus digne de conduire les nations. Rendez-lui la sœur perdue, qui peut revenir aussi…

– Amen !

– Comme reviennent les cloches de Pâques !

– Amen ! firent deux voix d’hommes. Amen ! Amen !

Les autres témoins pleuraient en silence. Il n’y avait plus qu’un son grêle d’une seule cloche, dans l’air froid qui montait du gouffre. Les sonneurs devaient descendre des clochers perdus dans cette ombre qu’était devenue la plaine.

Au-dessus de la haute plate-forme du jardin, le nuage assombri, emporté vers le couchant, ourlait encore d’un violet pourpre la crête des Vosges. Des étoiles s’ouvraient, dans les profondeurs pleines de nuit, comme les premières primevères qui éclosaient, à cette heure même, sous les sapins.

Bientôt, il ne resta plus, sur la terrasse, que trois personnes. Les autres étaient parties lorsque le secret de leurs âmes alsaciennes avait été révélé.

Le vieux prêtre, voyant devant lui les deux jeunes gens près l’un de l’autre, et la tête d’Odile toute proche de l’épaule de Jean, demanda :

– Fiancés ?

– Hélas ! répondit Jean, souhaitez que cela devienne vrai !

– Je le souhaite. C’est bien, ce que vous avez dit, tout à l’heure. Que Dieu vous fasse heureux ! Je vous souhaite, à vous qui êtes jeunes, de revoir l’Alsace française.

Il s’éloigna.

– Adieu, dit Odile rapidement. Adieu, Jean !

Elle tendit la main, et partit sans se détourner. Jean demeura près du mur de la terrasse.

Les oiseaux de nuit, hiboux, orfraies, grands-ducs et moyens-ducs, mêlant leurs cris, descendaient de futaie en futaie. Pendant un quart d’heure, le temps de leur chemin qu’ils faisaient par grands vols, leurs appels retentirent sur les flancs de la montagne. Puis le silence complet s’établit. La paix monta enfin, avec le parfum des forêts endormies.

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