VIII Chez Carolis

À l’entrée de la rue de Zurich, et donnant sur le quai des Bateliers, l’une des reliques du vieux Strasbourg, il y a une maison étroite, beaucoup plus basse que ses voisines, coiffée d’un toit à deux étages comme les pagodes chinoises. La façade, autrefois réjouie par le dessin de ses poutrelles peintes, est aujourd’hui recouverte d’un enduit blanc, où se lit cette inscription : « Jean, dit Carolis, Weinstube ». Ce débit de vins, que rien d’extérieur ne désigne à la curiosité du passant, n’est pas cependant un lieu quelconque, ni un cabaret ordinaire. L’endroit est historique. Les habitants de Zurich y abordèrent en 1576, ou du moins les meilleurs tireurs d’entre eux, pour prendre part au grand concours de tir auquel Strasbourg avait convoqué l’Empire et les États confédérés, ils apportaient avec eux une marmite de bouillie de millet. Et, à peine furent-ils descendus de leur bateau, qu’ils firent constater par les Strasbourgeois que la bouillie était encore chaude. « Nous pourrons donc aisément vous porter secours, nos voisins, dirent-ils ; par le Rhin et par l’Ill, la distance est courte entre nos villes. » La parole donnée en 1576 fut tenue en 1870, ainsi qu’en témoigne l’inscription gravée tout près de là, sur la fontaine de Zurich. Au moment où Strasbourg assiégé était dans la plus pénible situation, les Zurichois intervinrent et obtinrent, du général de Werder, la permission de faire sortir de la ville les femmes, les vieillards et les enfants. Une autre notoriété vint à cette maison, grâce au méridional qui y établit, vers 1860, un débit de vins du Midi. Jean dit Carolis ressemblait étrangement à Gambetta. Il le savait et copiait le geste du tribun, et ses toilettes, et la coupe de sa barbe, et le son de sa voix. Son commerce fut assez florissant avant la guerre, mais il devint prospère dans les années qui suivirent, et un certain nombre d’officiers allemands prirent l’habitude de venir boire là les vins noirs de Narbonne, de Cette et de Montpellier.

Un matin de la fin d’avril, Jean Oberlé, qui se rendait chez le fonctionnaire de l’administration des forêts qu’il avait depuis longtemps promis d’aller voir, passait sur le quai des Bateliers, lorsqu’une femme d’une quarantaine d’années, vêtue de noir, Alsacienne évidemment, sortit du café, traversa la rue, et, s’excusant :

– Pardonnez-moi… Si monsieur voulait bien venir… Un de ses amis le demande.

– Qui cela ? dit Jean étonné.

– L’officier, le plus jeune, là-bas.

Elle désignait, du doigt, l’ombre confusément animée que formait, sous le store de toile baissé, l’intérieur de la salle avec ses groupes de clients.

Jean, après avoir hésité un instant, la suivit, et fut surpris, – car, n’étant pas Strasbourgeois, il ignorait la réputation et la clientèle de ce cabaret, – de rencontrer là six officiers, dont trois du régiment de hussards, assis devant des tables couvertes de nappes à damier rouge et bleu, causant haut, fumant, et buvant le vin de Carolis. Le premier regard qu’il jeta, en arrivant de la pleine lumière dans cette demi-obscurité, lui fit connaître que la salle était petite, – quatre tables seulement, – décorée de peintures allégoriques dans le goût allemand, d’un singe, d’un chat, d’un jeu de cartes, d’un paquet de cigarettes, mais ornée surtout d’une glace semi-circulaire, occupant un enfoncement dans la muraille de gauche, et autour de laquelle pendaient les photographies encadrées des habitués de la maison, anciens ou présents. Jean cherchait encore qui avait bien pu l’appeler, lorsqu’un très jeune cavalier, dont la beauté corporelle éclata dans le simple mouvement qu’il fit, mince dans sa tunique bleu de ciel à ganses d’or, se leva au fond de la salle à gauche. Près du lieutenant qui se levait, et autour de la même table, un capitaine et un commandant étaient restés assis. Les trois officiers devaient revenir d’une longue route : ils étaient couverts de poussière ; ils avaient le front en sueur, les traits tirés et les veines des tempes en relief. Le plus jeune avait même rapporté de cette course à la campagne une branche d’aubépine, qu’il avait glissée sous l’épaulette plate, du côté du cœur.

L’Alsacien reconnut le lieutenant Wilhelm von Farnow, Prussien, de trois années plus âgé que lui, et qu’il avait vu autrefois, pendant sa première année de droit, à Munich, où Farnow était alors sous-lieutenant dans un régiment de uhlans bavarois. Depuis lors, il ne l’avait pas revu. Il savait seulement qu’à la suite d’une altercation entre officiers bavarois et prussiens, au casino du régiment, quelques-uns des officiers compromis avaient été déplacés, et que son ancien camarade était du nombre.

Non, le doute n’était pas possible. C’était bien Farnow : c’était la même façon élégante et hautaine de tendre la main, le même visage blond, imberbe, trop ramassé et trop plat, avec les lèvres fortes, le nez petit, un peu relevé, impertinent, et des yeux admirables, bleu d’acier, d’un bleu dur, où vivait l’orgueil de la jeunesse, du commandement, d’une humeur batailleuse et brave. Le corps était taillé pour faire plus tard un cuirassier solide et massif. Mais il était très mince encore et si bien proportionné, si agile, si évidemment aguerri et nerveux, et juste en ses mouvements, que la réputation de beauté avait été acquise à M. de Farnow, bien qu’il n’eût pas la beauté du visage, de sorte qu’on disait à Munich, tantôt « le beau Farnow », et tantôt « Farnow Tête de Mort ». Avec une paire de moustaches rousses, des sourcils broussailleux et un casque accentuant l’ombre de ses yeux, il eût été effrayant. Mais, à vingt-sept ans à peine, il donnait l’impression d’un être guerrier, violent, vainqueur de sa propre nature, discipliné jusqu’en sa politesse parfaite et apprise.

Jean Oberlé vit qu’en se levant, Farnow parlait au commandant, son voisin immédiat, un soldat robuste, aux yeux lents et fermes. Il expliquait quelque chose, et l’autre approuvait encore, d’une inclination de tête, au moment où le lieutenant présentait :

– Monsieur le commandant me permet-il de lui présenter mon camarade Jean Oberlé, le fils de l’industriel d’Alsheim ?

– Parfaitement, monsieur… un Alsacien intelligent… très répandu…

La seconde présentation amena, de la part du capitaine, – un homme encore jeune, au profil busqué, d’éducation évidemment raffinée et d’humeur non moins évidemment hautaine, – les mêmes expressions flatteuses à l’adresse de l’industriel d’Alsheim : « Oui vraiment, M. Oberlé est bien connu,… un esprit des plus éclairés ;… j’ai eu le plaisir de l’apercevoir ;… vous me rappellerez au souvenir de M. Oberlé… »

Jean se sentit humilié par les prévenances des deux officiers. Il avait l’impression qu’il était l’objet d’attentions exceptionnelles, lui civil, lui bourgeois, lui Alsacien, lui que, de toute façon, ces hauts personnages devaient tenir pour leur inférieur. « Ce qu’a fait mon père est donc de grande importance, pensait-il, pour qu’on le paye de la sorte ?… Ni sa fortune, ni son train de maison, ni sa conversation, ne méritent cette notoriété à un homme qui n’habite pas Strasbourg et ne remplit aucune charge… »

Un signe du commandant, presque tout de suite, mit fin à ce malaise, et rendit leur liberté aux deux jeunes gens, qui allèrent s’asseoir à la table la plus éloignée de la fenêtre, dans le fond de la salle.

– C’est absolument par hasard que vous me rencontrez ici, dit Farnow avec une ironie où perçait l’orgueil du lieutenant prussien… Mon régiment y fréquente peu… Ce sont plutôt les officiers d’infanterie… Moi, je vais d’habitude à la Germania. Mais nous venons de faire une reconnaissance, comme vous le voyez, et mon commandant avait très chaud… Vous me pardonnez, mon cher Oberlé, de vous avoir envoyé chercher…

– C’est très amical, au contraire. Vous pouviez difficilement quitter vos chefs.

– Et je désirais renouer connaissance avec vous… Depuis si longtemps, depuis Munich, nous ne nous sommes pas revus… À peine aviez-vous dépassé l’angle de la maison là-bas, que j’ai dit à la servante : « C’est un de mes amis ! Courez chercher M. Oberlé. »

– En vérité, vous m’en voyez très heureux, Farnow.

En parlant, les deux jeunes gens s’étudiaient, avec la curiosité de deux êtres qui cherchent à combler des années d’inconnu : « Quelle vie a-t-il menée ? Que pense-t-il de moi ? Quelle confiance puis-je avoir ? »

– Il me semble, reprit Farnow, que vous êtes tout nouvellement arrivé ?

– En effet, depuis la fin de février.

– On m’a assuré, dans le monde, que vous faisiez, au 1eroctobre, votre volontariat dans les hussards ?

– C’est exact.

– Saviez-vous, Oberlé, que j’avais eu l’honneur de rencontrer votre père dans le monde, l’hiver dernier ? Je me suis fait présenter…

Pardonnez-moi, je suis si nouveau encore…

Les conversations étaient assez languissantes, en ce moment, chez Carolis, et Jean observa que les deux tuniques bleues se tournaient vers lui ; que le commandant et le capitaine examinaient la physionomie du futur volontaire. Ils achevaient de boire le vin qu’on leur avait apporté dans une bouteille cachetée comme le bordeaux.

– Je serai heureux de vous voir plus longuement, dit Farnow en baissant la voix. Désormais, j’espère que nous pourrons nous rencontrer…

– Vous connaissez Alsheim ?

– Oui, nous y sommes passés plusieurs fois, en manœuvre…

Visiblement, le lieutenant cherchait à savoir jusqu’où il pouvait s’avancer. Il était en pays annexé, beaucoup d’incidents de la vie quotidienne le lui avaient appris. Il ne se souciait pas de renouveler l’expérience. Il tâtait sa route… Pouvait-il promettre une visite ? Il l’ignorait encore. Et cette incertitude, si contraire à sa nature énergique, cette précaution blessante pour son orgueil, lui faisaient dresser la tête, comme s’il allait être obligé de relever un défi. Jean, de son côté, se sentait troublé. Cette chose si simple, recevoir un camarade d’autrefois, lui semblait, maintenant, un problème délicat à résoudre. Personnellement, il eût incliné vers l’affirmative. Mais ni madame Oberlé, ni le grand-père, n’admettraient une exception à la règle jusqu’à présent si fermement maintenue : ne pas ouvrir à des Allemands, en dehors des relations d’affaires, banales et rapides, la maison du vieux député protestataire. Ils ne consentiraient pas… Cependant, il était dur, pour Jean, de se montrer, à Strasbourg, moins tolérant qu’il ne l’avait été à Munich, et, dès la première rencontre en terre alsacienne, d’offenser le jeune officier qui venait à lui et lui tendait la main. Il tâcha de mettre quelque cordialité dans le ton du moins de sa réponse.

– J’irai vous voir, mon cher Farnow, avec beaucoup de plaisir.

L’Allemand comprit, fronça le sourcil, et se tut. Évidemment, d’autres lui avaient refusé même une visite. Il ne rencontrait pas, chez Oberlé, cette hostilité systématique et complète… Sa colère ne dura pas, ou ne se montra pas. Il avança sa main fine, dont le poignet avait l’air d’un paquet de fils d’acier recouvert de peau, et, du bout des doigts, toucha le pommeau de son épée, qui n’avait pas quitté son côté.

– Je serai charmé moi-même, dit-il enfin.

Il fit apporter une bouteille de bourgogne, et, ayant rempli le verre de Jean et le sien :

– À votre retour à Alsheim ! dit-il.

Puis, buvant d’un trait, il reposa le verre sur la table.

– Je suis vraiment satisfait de vous retrouver. Je vis assez seul, et vous connaissez mes goûts. En dehors de mon métier, que j’adore, au-dessus duquel je ne place rien, sinon Dieu qui en est le grand juge, j’aime surtout la chasse. Je trouve que l’homme est fait pour courir dans les larges espaces, pour affirmer sa force et sa domination sur les bêtes, quand il n’a pas l’occasion de le faire sur ses semblables. C’est un plaisir pour moi non pareil… À ce propos, il me semble que M. Oberlé a été évincé de son droit de chasse ?

– Oui, fit Jean, il a renoncé, à peu près complètement…

– Si cela vous plaît de faire un tour chez moi ? J’ai loué une chasse près de Haguenau, moitié bois et moitié plaine ; j’ai des chevreuils qui me viennent de la Forêt, l’antique Bois sacré ; j’ai du lièvre et du faisan, des bécassines aux moments des passages ; et, si vous aimez les lucioles, j’en ai qui volent sous les pins, et qui brillent comme les lances de mes hussards.

La conversation continua un peu de temps sur ce thème. Puis Farnow acheva de vider, avec Jean, la bouteille de bourgogne de Carolis, et, enlevant le brin d’aubépine qui fleurissait son épaulette et le laissant tomber à terre :

– Si vous le permettez, Oberlé, je vous accompagnerai quelques pas. Dans quelle direction allez-vous ?

– Du côté de l’Université.

– C’est la mienne.

Les deux jeunes gens se levèrent ensemble. Ils étaient presque de même taille et de type énergique tous deux, quoique différents d’expression, Oberlé soucieux d’atténuer ce qu’il y avait d’un peu trop grave dans son visage quand il était au repos, Farnow exagérant la rudesse de toute sa personne. Le jeune lieutenant tira le bas de sa tunique, pour effacer les plis, prit sur une chaise sa casquette plate, que décorait, en avant, la petite cocarde aux couleurs prussiennes, et, marchant le premier, avec une raideur voulue, à demi tourné vers la table où se trouvaient le commandant et le capitaine, les salua d’une inclination du corps à peine sensible et plusieurs fois répétée. La camaraderie respectueuse de tout à l’heure n’était plus de saison. Les deux chefs inspectaient par habitude ce lieutenant qui sortait de chez Carolis. Gentilshommes eux-mêmes, très jaloux de l’honneur du corps, ayant présents à l’esprit tous les articles du code du parfait officier, ils s’intéressaient à tout ce qui pouvait être, dans la conduite, l’attitude, la tenue ou les propos d’un subordonné, l’objet d’un jugement public. L’examen dut être favorable à Farnow. D’un geste de la main, amical et protecteur, le commandant lui donna congé.

À peine dans la rue :

– Eh bien ! demanda Farnow, ils ont été parfaits, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Comme vous dites cela ! Vous ne les avez pas trouvés prévenants ? Quand vous les aurez vus dans le service…

– Ils ont été trop aimables, au contraire, interrompit Jean. Je m’aperçois, de jour en jour davantage, qu’il a fallu que mon père s’humiliât beaucoup, pour être si honoré en haut lieu… Et cela me blesse, Farnow !

L’autre le fixa gravement, et répondit :

– Franzosenkopf ! Tête de Français ! Quel étrange caractère que celui de ce peuple, qui ne peut pas prendre son parti d’avoir été conquis, et qui se croit déshonoré quand les Allemands lui font une avance !

– C’est qu’ils n’en font pas de gratuites, répliqua Oberlé.

Le mot ne déplut pas à Farnow. Il lui parut une sorte d’hommage au tempérament rude et utilitaire de sa race. Le jeune lieutenant ne voulait pas, d’ailleurs, s’engager dans une discussion où il savait que les amitiés sont exposées à périr. Il salua une jeune femme qui venait en sens contraire, et la suivit des yeux.

– C’est la femme du capitaine von Holtzberg. Jolie, n’est-ce pas ?

Puis, désignant à gauche, au delà du pont, les quartiers de la vieille ville qu’éclairait la lumière humide de cette matinée de printemps, il ajouta, comme si les deux pensées se liaient naturellement dans son esprit :

– J’aime ce Strasbourg d’autrefois. Comme il est féodal !

Au-dessus de la rivière aux eaux salies par les usines et les égouts, s’enlevaient les toits aux longues pentes et aux longues lucarnes, le flot tombant des tuiles de tous les rouges, la pourpre médiévale de Strasbourg, rapiécée, trouée, tachée, lavée, violette par endroits, presque jaune à côté, rose en de certaines pentes, orangée sous certains reflets, royale partout, étendue comme un merveilleux tapis de Perse, aux soies fanées et souples, autour de la cathédrale. La cathédrale elle-même, bâtie en pierre rouge, avait été et semblait être encore, vue de ce point, le modèle qui avait décidé de la couleur du reste, l’ornement, la gloire et le centre de tout. Une cigogne, les ailes ouvertes, ramant dans l’air à larges coups, les pattes horizontales prolongeant le corps et servant de gouvernail, le bec un peu relevé en proue, oiseau de blason, volait dans le bleu, fidèle à Strasbourg comme toute sa race ancienne, protégée, sacrée comme elle, et retrouvant les mêmes nids en haut des mêmes cheminées. Jean et Farnow la virent qui inclinait vers la flèche de l’église maîtresse, devenait, vue de dos, en raccourci, un oiseau quelconque battant l’air de ses plumes en arc, et disparaissait.

– Voilà des habitants, dit Farnow, que ni la fumée de nos usines, ni les tramways, ni les chemins de fer, ni les palais récents, ni le régime nouveau n’étonnent !

– Ils ont toujours été Allemands, dit Jean avec un sourire. Les cigognes ont toujours porté vos couleurs : ventre blanc, bec rouge, ailes noires.

– En effet, dit l’officier en riant.

Il reprit son chemin, le long des quais, et, presque aussitôt, cessa de rire.

Devant lui, et venant du côté des quartiers neufs de la ville, un soldat du train conduisait deux chevaux, ou plutôt se laissait conduire par eux. Il était ivre. Placé entre les deux chevaux bruns, tenant les brides dans ses mains relevées, il allait, titubant, heurtant de l’épaule l’une ou l’autre des bêtes, et, pour ne pas tomber, tirait parfois sur l’une d’elles qui résistait et s’écartait.

– Qu’est-ce que c’est ? grommela Farnow. Un soldat ivre, à cette heure-ci !

– Un peu trop d’eau-de-vie de grain ! fit Oberlé. Il n’a pas l’ivresse gaie.

Farnow ne répondit pas. Les sourcils froncés, il observait l’attitude de l’homme qui venait, et qui n’était plus qu’à une dizaine de mètres de l’officier. À cette distance, l’homme aurait dû, d’après le règlement, marquer le pas et tourner la tête dans la direction de son supérieur. Non seulement il avait oublié toutes les théories, et continuait de rouler péniblement entre les deux chevaux, mais encore, au moment où il allait croiser Farnow, il murmura quelque chose, une injure sans doute.

C’en était trop. Un frisson de colère secoua les épaules du lieutenant, qui marcha droit au soldat, dont les chevaux reculaient, effrayés. L’officier était humilié pour l’Allemagne.

– Halte ! cria-t-il. Tiens-toi droit !

Le soldat le regarda, hébété, fit un effort, et réussit à se tenir immobile, à peu près droit.

– Ton nom ?

Le soldat dit son nom.

– Tu auras ton compte à la caserne, brute ! Et, en attendant mieux, voilà ce que je te donne pour déshonorer, comme tu le fais, l’uniforme !

Il étendit le bras droit de toute sa longueur, et, de sa main gantée, dure comme l’acier, il gifla l’homme. Le sang jaillit au coin de la bouche ; les épaules se rejetèrent en arrière ; les bras se raccourcirent comme pour boxer. Le soldat dut avoir la tentation furieuse de riposter. Jean vit les yeux égarés de l’ivrogne qui, de douleur et de colère, tandis qu’il était ainsi rejeté en arrière, faisaient tout le tour de l’orbite. Puis ils se fixèrent en bas, sur les pavés, domptés par un souvenir confus et terrifiant de la puissance de l’officier.

– Marche à présent ! cria Farnow. Et ne bronche pas !

Il était au milieu du quai, redressé, botté, d’une tête plus grand que sa victime, enveloppé de soleil, les yeux fulgurants, le dessous des paupières et le coin des lèvres creusés par la colère, et tel enfin qu’avaient dû l’entrevoir ceux qui l’avaient surnommé Tête de Mort.

Les badauds accourus pour être témoins de cette scène, et qui formaient cercle, au commandement du lieutenant s’écartèrent, et laissèrent passer le soldat qui s’appliquait à ne pas trop tirer sur les brides. Puis, comme un certain nombre d’entre eux demeuraient encore attroupés, silencieux d’ailleurs ou murmurant à peine leur avis, Farnow les regarda les uns après les autres, en tournant sur les talons et en croisant les bras. Le petit commis de banque fila le premier en rajustant ses lunettes ; puis la laitière avec son pot de cuivre sur la hanche et qui leva les épaules, toute seule, en reluquant Farnow ; puis le boucher accouru de la boutique voisine ; puis deux bateliers qui tâchèrent de paraître indifférents, bien qu’ils eussent tous deux beaucoup de sang aux pommettes ; puis des gamins, qui avaient eu envie de pleurer, et qui se poussaient le coude, à présent, et s’en allaient avec un éclat de rire. L’officier se rapprocha alors de son compagnon de route, demeuré sur la gauche, près du canal.

– Vous avez été loin, ce me semble, dit Oberlé : ce que vous venez de faire est défendu par des ordres formels de l’Empereur. Vous risquez d’avoir une histoire…

– C’est la seule manière de traiter ces brutes-là ! répondit Farnow, les yeux encore flambants. D’ailleurs, croyez-moi, il a déjà rendu ma gifle à ses chevaux, et, demain, il aura tout oublié.

Les deux jeunes gens marchèrent côte à côte, jusqu’aux jardins de l’Université, sans plus rien se dire, réfléchissant à ce qui venait de se passer. Farnow mettait une paire de gants neufs pour remplacer l’autre, probablement souillée par la joue du soldat. Il se pencha enfin du côté de Jean, et, gravement, avec une conviction évidente, il reprit :

– Vous étiez bien jeune quand je vous rencontrai, mon cher. Nous aurons quelques confidences à nous faire avant de connaître exactement nos opinions respectives sur bien des points. Mais je m’étonne que vous n’ayez pas encore aperçu, vous qui avez séjourné dans toutes les provinces de l’Allemagne, que nous sommes nés pour la conquête du monde, et que les conquérants ne sont pas des hommes doux, jamais, ni même des hommes parfaitement justes.

Il ajouta, après quelques pas :

– Je serais désolé de vous avoir déplu, Oberlé ; mais je ne peux pas vous cacher que je ne regrette pas ce que j’ai fait. Sachez seulement qu’au fond de mes colères, il y a la discipline, la hiérarchie, la dignité de l’armée dont je fais partie… Ne rapportez pas l’incident, chez vous, sans dire l’excuse… Ce serait trahir un ami… Allons, au revoir !

Il tendit la main. Ses yeux bleus perdirent, pour un moment, quelque chose de leur indifférence hautaine :

– Au revoir, Oberlé ! Vous êtes à la porte de votre bureaucrate des forêts.

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